il y a de la différence - Cixous
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« Il y a de la différence » : Hélène Cixous et la différence sexuelle
La différence sexuelle a été analysée par Hélène Cixous, tout
particulièrement dans des essais parus dans les années 1970 (Le Rire de la
méduse, La Venue à l�’écriture, Sorties, etc.), et la réédition de certains d�’entre
eux en 2010 a inspiré l�’hommage à Cixous essayiste dans le cadre duquel
s�’inscrit cette contribution.1 Si j�’insiste sur des dates, c�’est parce que, en me
penchant sur la conférence « Contes de la Différence sexuelle » prononcée par
Cixous dans le cadre du colloque Lectures de la Différence sexuelle en octobre
1990, et publiée en 1994, je voudrais d�’une part la rapporter à certains de ces
essais fondamentaux sur la différence sexuelle, en montrant combien
l�’insuffisance conceptuelle de la différence oppositionnelle qu�’elle a toujours
dénoncée fait place à une pensée de la différence toujours plus différenciée et
différente d�’elle-même. Ce faisant, je voudrais rappeler au passage le rapport
complexe au temps que l�’écriture féminine ou l�’explication de Cixous avec la
différence sexuelle entretenait, entretient et entretiendra, en prenant en compte
l�’urgence d�’essais qui sont à la fois datés et en différance. « Mais écrire ! Etablir
un contrat avec le temps » (La Venue 24). Enfin, je mettrai l�’accent sur le lien
crucial entre l�’essayiste et l�’auteur de fiction qu�’est Cixous, ce qu�’elle appelle
souvent fiction ou poésie étant une autre partie de son �œuvre qui doit être prise
en compte simultanément. Ces axes de lecture se télescopent. En effet, ce que
�’il est toujours urgent de repenser la limite, la réflexion montre Cixous c�’est qu
1 La réflexion d�’Hélène Cixous sur la différence sexuelle a donné lieu à de nombreuses études, parmi lesquelles je voudrais signaler parmi tant d�’autres les travaux de Verena Andermatt Conley (Hélène Cixous. Writing the Feminine et Hélène Cixous), Susan Sellers (Hélène Cixous, Live Theory), ainsi que le numéro de Rue Descartes consacré à « Obstétriques de la littérature. Poétiques des différences sexuelles autour du séminaire de Hélène Cixous ».
débordement qui est à l
sur une dé-limitation des oppositions qu�’elle opère en écrivant sur la différence
sexuelle s�’accompagnant de l�’interrogation d�’autres limites métaphysiques,
comme celle entre l�’humain et l�’animal, qui se retrouve (entre autres et par
exemple) dans La Venue à l�’écriture et la fiction Messie. « La �‘limite�’ est-ce
que ça existe ? » (La Venue 42). Cette reprise ou cette annonce de vecteurs
d�’analyse propres à l�’essai dans son �œuvre poétique est particulièrement
remarquable chez Cixous. De même, il y a dans ses essais, trop souvent reçus
comme des manifestes ou des textes à thèse, une déconstruction active de la
limite essai/fiction. En effet, le parti-pris et l�’affirmation invariables de la poésie
de la part de Cixous permettent non seulement d�’aborder l�’impensé du
phallocentrisme ou de le court-circuiter, mais aussi de refuser la distribution
assignée de part et d�’autre d�’une frontière délimitante stable.
Le Rire de la méduse par exemple, publié en 1975 dans un numéro
spécial de la revue L�’Arc consacré à Simone de Beauvoir (« Simone de
Beauvoir et la lutte des femmes »), tout en ne mentionnant jamais directement le
nom ou l�’�œuvre de Beauvoir, commence par cette célèbre injonction qui fait
arriver l�’écriture féminine à l�’avenir : « Je parlerai de l�’écriture féminine : de ce
qu�’elle fera » (37).2 L�’écriture féminine ne se laisse ni théoriser ni définir, elle
demeure une pratique qui ne tient pas en place (50), ou, pour annoncer un motif
du colloque Lectures de la différence sexuelle, a « des fourmis dans les
membres » (Le Troisième corps 23). Ainsi l�’écriture féminine est marquée par
un excès temporel et spatial (« elle a et aura lieu ailleurs » [Rire 50]),
�’�œuvre dans les textes mêmes de Cixous par l�’entremise
2 Les références des citations du Rire de la méduse renvoient à la nouvelle édition.
d�’un discours inclassable qui change plusieurs fois de ton et de genre. Et de fait,
les essais de Cixous ne sont pas tant autres que théoriques que théoriques
autrement, ou « demi-théoriques » pour paraphraser les « semi-approaches » de
Peggy Kamuf (par exemple lorsqu�’il est question du complexe de castration
dans Le Rire de la Méduse). D�’où écrit-elle ? « D�’où ? Je n�’en savais rien. Je
n�’en ai jamais rien su. D�’une région dans le corps. Je ne sais pas où elle est »
(La Venue 18). Dans son �œuvre, Cixous concasse bel et bien l�’espace comme le
temps.
Car en même temps, la femme doit s�’écrire maintenant, au présent. Il y a
urgence : « Hâtons-nous » (Rire 54). Séparera-t-on ici les textes de fiction de
Cixous de textes comme Le Rire de la Méduse ? Pas nécessairement, et en tout
cas ce ne sera pas l�’urgence qui départagera les uns des autres. Cixous indique
dans son introduction à la nouvelle édition du Rire : « J�’ai crié. Allons. Une
bonne fois. J�’ai fait date. Une fois. L�’ai-je calculé ? Non. C�’était l�’heure. Une
urgence. Une dislocation » (28). Cixous a remarquablement analysé l�’urgence,
par exemple dans Vivre l�’orange : ce que l�’urgence met en jeu c�’est une
obligation venue de l�’autre à laquelle je doit impérativement se rendre, une
interruption absolue qui ne souffre aucun retard: « il faut le faire » (23), sans
calcul ni prévision. La logique à l�’�œuvre n�’est pas non plus celle d�’une
obligation-dette. L�’arrivée du chat chez la femme nous en donne une formule
limpide dans Messie : « Il y a eu une obligation absolue. Je l�’ai acceptée parce
que jamais je ne l�’aurais acceptée » (65). Avec cela, l�’obligation défie la
satisfaction de la bonne conscience. Dans l�’introduction au Rire, Cixous écrit à
bon droit : « Je ne suis pas auteur de manifestes » (30), et dans Photos de
racines, alors qu�’elle explicite pourquoi elle a écrit des textes reçus comme tels,
lui revient « l�’urgence d�’un moment du discours général portant sur la
�‘différence sexuelle�’ » (15): « Tout d�’un coup je me suis vue obligée de
m�’engager pour défendre un certain nombre de positions » (15). C�’est alors à ce
stade que Cixous prend en compte la responsabilité, « la question éthique du
politique » (15), politique dont elle a si souvent montré que s�’il interrompt
l�’�œuvre en un sens, il est plus exact de dire qu�’il la ponctue, c�’est-à-dire qu�’il
n�’est pas simplement extérieur à l�’�œuvre quoiqu�’il puisse paraître la menacer.
C�’est toujours une question de vol (perte aussi bien qu�’envol), et de
déplacement qui empêche d�’assujettir le texte à une catégorie générique ou
spatiale déjà prête. « Mondial mon inconscient, mondial mon corps. Ce qui se
passe à l�’extérieur se passe à l�’intérieur. Je suis moi-même la terre,�… » (La
Venue 58).
D�’emblée, Cixous s�’oppose dans Le Rire de la méduse ou Sorties (essai
republié dans l�’édition du Rire de 2010) à la formulation même de la question
de la différence sexuelle. Il s�’agit alors de repenser une question mal posée et
ses conditions de possibilité. La démonstration qui s�’ensuit d�’une impasse de la
réflexion en cours sur la différence sexuelle vise alors aussi dans une large
mesure un type de discours ou de savoir (d�’une certaine psychanalyse, comme
d�’un certain féminisme).3 Ce discours, mimé et victime de l�’ironie dévastatrice
3 En ce qui concerne la critique d�’un certain féminisme, voir par exemple l�’introduction au Rire : �“[J]e défendais la psychanalyse freudienne contre les rejets des féministes du continent nord-américain dont l�’idéologie procédait, dans les années 1970, par oppositions et exclusions�….�” (28). Dans un entretien avec Laura Cremonese en mai 1991, Cixous indique également: �“[J]e
de Cixous, cède dans les mêmes textes à une écriture performative, à une
poétique qui coupe court aux programmes trop connus du phallogocentrisme.4
Ici point de recours à la répétition paralysante, à ce qu�’elle nomme la litanie, au
même : « [O]n ne peut parler d�’une sexualité féminine, uniforme, homogène, à
parcours codable, pas plus que d�’un inconscient semblable » (Rire 38).
L�’écriture féminine conteste la différenciation telle qu�’elle a toujours pu
s�’énoncer, comme opposition sexuelle, pour promouvoir une autre bisexualité
(Rire 52) c�’est-à-dire la « non-exclusion de la différence ni d�’un sexe » (52), ou
comme il est écrit dans l�’Introduction du Rire pour mettre les points sur les i et
faire enfin comprendre qu�’il n�’est question ni de l�’Un ni du Deux, « l�’être à plus
d�’une sexualité » (29). Il faut donc rendre justice à une multiplicité de parts qui
ne se laissent pas totaliser ou ne reviennent pas à l�’Un, et surtout qui
s�’échangent ou changent de position, ce que le binarisme ne peut penser ou
représenter.5 Une des impasses de la pensée de la différence sexuelle est en
me suis dit que toute femme qui écrit a été portée, poussée par une instance paternelle. Je me suis dit ça dans les années 70, aussi en rapport avec l�’état de l�’agitation féministe de l�’époque, quand les femmes féministes s�’imaginaient qu�’il n�’y avait pas de père, qu�’on pouvait être sans père, �…�” (136). 4 Il faut aussi noter que dans un essai écrit à la même époque sur Freud, Cixous est attentive aux lieux où le discours scientifique de Freud n�’est pas rigoureusement opposé à la littérature mais relève d�’une sorte de fiction : « Indeed, Freud�’s text may strike us to be less a discourse than a strange theoretical novel » (« Fiction and Its Phantoms » 525) ; « What in one instance appears a figure of science seems later to resemble some type of fiction » (526), etc. La poétique de Cixous n�’est donc pas tant opposée à la psychanalyse qu�’à certaines de ses positions, tout en demeurant acquise au mouvement et aux passages entre fiction et science que Cixous décèle dans sa lecture de Freud. 5 Voir dans Rencontre terrestre cette précision de Cixous : « Dès qu�’on est alerté à la fatalité de ces oppositions et de ce binarisme dans la pensée courante et dans le discours ordinaire, on ne sait plus comment sauver l�’indépendance de ces composantes du sujet, ces parts sans commencement ni fin de féminin et masculin en chaque être ; et c�’est de cette difficulté à respecter le flottement, l�’échange, la danse, la transe, difficulté assumée et relancée textuellement, que naissent certaines inventions grandioses en littérature�…. » (94). En tant qu�’insecte, la fourmi, que nous avons déjà évoquée et sur laquelle nous allons revenir, témoigne exemplairement de la part et de la partition, de la divisibilité/multiplicité, et met en jeu la différence sexuelle, comme le relève Jacques Derrida : « D�’abord insecta, le mot latin pour
effet qu�’elle est structurée par des oppositions binaires hiérarchisantes (telles
que masculin/féminin, activité/passivité, etc.) (Sorties, Rire 103). Réagissant de
même contre l�’essentialisme, Cixous insiste sur le fait que « la différence ne se
distribue pas, bien sûr, à partir des �‘sexes �‘ déterminés socialement » (104). Le
féminin est ce qui est ouvert à l�’altérité, sans calcul et sans appropriation, se
donnant sans retour. Si Cixous privilégie l�’écrire femme, c�’est parce
qu�’historiquement la femme n�’a pas pu écrire sa propre « économie libidinale »,
son corps, sa jouissance, ce qui déconstruira efficacement ce qui s�’entend par
différence sexuelle, et fera arriver une autre histoire. On a assigné à la femme la
position de marqueur de différence (Contes, Lectures 41), et pourtant, plutôt
qu�’être récusée, cette position doit être affirmée différemment. Cixous attribue
aux poètes et au langage poétique en général la capacité d�’écrire l�’impensé,
l�’imprévisible, qui excède le phallogocentrisme, « parce que la poésie n�’est que
de prendre force dans l�’inconscient, et que l�’inconscient�…est le lieu où
survivent les refoulés » (Rire 45). Dans ce sens, non seulement le poétique
déploie une pensée nouvelle, il accomplit aussi des effets historiques et
politiques débordant l�’ordre phallocentrique, qui n�’est donc jamais
hermétiquement clos.
En 1990, lors du colloque Lectures de la différence sexuelle, Hélène
Cixous, Jacques Derrida et d�’autres encore réfléchissent sur la différence
sexuelle comme acte de lecture ou d�’interprétation, et Cixous explique qu�’elle
insecte est un neutre (toujours au pluriel�….). Et ce neutre pluriel, insecta, ne veut pas dire insécable, indivisible, atomique. Il vient au contraire, dit-on, de inseco, qui signifie couper, disséquer�…..En tant que insecta, cette sorte de genre,�….la fourmi est un invertébré coupé�… » (Fourmis, Lectures 75).
répond à nouveau à une urgence. S�’il était urgent dans les années soixante-dix
de repenser la différence sexuelle comme non duelle, autre qu�’une distribution
stable et automatique entre hommes et femmes, ou entre masculin et féminin
(comme Cixous le précise encore dans son entretien avec Alice Jardine et Anne
Menke [47-48]), ce qu�’elle critique dans Contes ce sont les positions prises
contre la différence même : ce qu�’il faut donc prendre en compte au moment de
l�’écriture de Contes de la différence sexuelle, c�’est, en amont de la question, qu�’
« Il y a de la différence » (36). Analysant ce « qu�’est » la différence sexuelle,
Cixous est ainsi amenée à se demander quelle sorte de preuve ou d�’évidence
serait requise pour témoigner d�’une différence qui se donne, mais qui ne se
donne pas à voir, et au-delà, quel régime de la preuve il faudrait mettre en jeu
dans une autre approche de la différence.6 En retraçant l�’argument de cet essai
et les conclusions qu�’il donne à lire, il est possible de relancer autrement la
question de la différence. Ici mon propos consistera à repérer la nécessité des
convergences qui s�’opèrent entre différence, fiction, et aveuglement.
« Je dis tout de suite : j�’ai peur. Mon premier chapitre s�’appelle : �‘Avoir
peur pour commencer�’ » (Contes 32). Ainsi lisons-nous dans l�’un des incipits
des Contes de la différence sexuelle d�’Hélène Cixous. La conférence de Cixous
précédait l�’intervention de Jacques Derrida, Fourmis, et toutes deux
dialoguaient avec l�’�œuvre de l�’autre, parmi d�’autres encore. Dans les deux
6 Dans Photos de Racines, Cixous insiste d�’autre part sur la problématique du don dans sa reprise du motif de la différence qui « se donne », ainsi que sur la polyvalence du « se » qui se retrouve également dans Contes de la différence sexuelle, polyvalence que je mentionne plus loin : « [E]lle [=la différence sexuelle] se donne (sans se donner)�….Si elle [=la d.s.] ne �‘se�’ donne pas, elle nous donne à moi par toi, depuis toi. Elle nous donne la jouissance de notre propre corps, de notre propre sexe et notre propre jouissance plus l�’autre » (64).
rit ) dans Le Rire de la
conférences, il est dit qu�’il n�’y avait pas d�’accord préalable entre les
intervenants, excepté en ce qui concernait qui précédait l�’autre, et pourtant la
question de la différence sexuelle a été posée dans les deux cas au moyen
d�’approches comparables, convergence remarquable de pensée concernant la
différence et l�’espace différentiel. En premier lieu, la question du genre
grammatical, auquel Cixous s�’est si souvent confrontée dans son �œuvre, est
reprise par Derrida qui discute l�’un des rêves de Cixous dans lequel le mot
féminin « fourmi » devient masculin dans le rêve.7 La grammaire est mobilisée
par Cixous au début de Contes de la différence sexuelle lorsqu�’elle signale la
polyvalence du pronom « se », qui au pluriel peut être, selon le contexte,
réfléchi ou réciproque, mais aussi dans l�’écriture les deux en même temps,
figurant ainsi une différence interne irréductible : par exemple, « les
personnages se demandaient » (31) est clarifié ainsi par Cixous par l�’énoncé
grammaticalement impossible : « se demandaient à l�’autre ». Lorsque Cixous
écrit : « J�’ai peur�…Avoir peur pour commencer », manière de relancer
autrement le motif de l�’effroi et de la menace de castration dont elle a ri (ou éc-
méduse, la peur en question concerne une requête et un
7 Dans une section intitulée « Le fourmi. Fourre m�’y » de Photos de racines, qui revient sur l�’intervention de Derrida, Cixous rappelle son propre rapport à la grammaire, là où la langue est à la fois une loi incontournable et ce qui induit une résistance (72). Dans La Venue à l�’écriture, « la mère que je parle n�’a jamais été assujettie à grammaire le loup » (32), mais ce contournement de la loi est d�’abord motivé par le fait que la langue de la mère ne revient pas chez Cixous à la langue maternelle, ce qui n�’est pas sans incidence sur l�’appréhension même de la différence sexuelle : « Comment la différence sexuelle ne serait-elle pas troublée quand, dans ma langue, c�’est mon père qui est gros de ma mère ? » (32). « Jouter » et « jouer » avec la langue (32, 33), c�’est tout de même se rendre à la loi, mais en y obéissant autrement : en notant que « Les effets grammaticaux sont précieux », ou que « la langue me résiste, me gêne » (Photos 72), Cixous montre qu�’il ne s�’agit pas de corriger la grammaire ou la langue, mais d�’y inscrire une différence elle-même incorrigible, ou, comme le dit Derrida, de « faire arriver quelque chose » à la langue (Le Monolinguisme 85), et faire en sorte qu�’elle « n�’en revienne pas » (80).
inventaire, à savoir retracer l�’ « histoire » entre guillemets de la « différence
sexuelle » entre guillemets (35), ou de la « D.S. » entre guillemets, initiales qui
font aussi par homonymie une déesse de la différence sexuelle.
Cette peur rejoint, confirme et amplifie les scènes de conférence qui
émaillent l�’�œuvre de Cixous, où l�’intervenante trahit l�’attente et le dispositif
même du savoir incarné et autorisé à l�’adresse d�’un auditoire silencieux, voire
médusé. A titre d�’exemple, signalons trois textes où les limites de la conférence
sont mises en évidence parce que le féminin ou l�’écrire femme ne s�’y trouve
pas. Le Rire de la méduse parle de surdité, puisque ce que dit la femme est
inaudible: « Toute femme a connu le tourment de la venue à la parole orale »
dans la prise de parole publique, tourment accentué par la conscience que cette
transgression est immédiatement refoulée ou déniée : « Double détresse, car
même si elle transgresse, sa parole choit presque toujours dans la sourde oreille
masculine, qui n�’entend dans la langue que ce qui parle au masculin » (46). La
Venue à l�’écriture mime et détourne, mais pourrait-on aussi dire hérite en la
transformant de la conférence de Freud sur « la féminité ». Freud la commençait
ainsi : « Mesdames, Messieurs, tout le temps pendant lequel je me prépare à
parler avec vous, je lutte contre une difficulté intérieure » (150). Répétition et
différence de la part de Cixous dans sa « Requième Conférence sur
l�’Infiminité » : « Messieurs-messieurs, Mesdames-messieurs, Tout en me
préparant à vous inquiéter, je ne cesse de lutter contre vos difficultés
intérieures » (La Venue 45). Freud : « Je ne me sens pour ainsi dire pas sûr de la
licence que je prends » (150). Cixous : « et je me sens en quelque sorte,
d�’avance, dans mon bon tort » (45). Freud : « J�’ai toujours le sentiment que ces
conférences n�’ont pas leur raison d�’être. Aux analystes, je dis trop peu, et
absolument rien de nouveau, mais à vous, trop�…. » (151). Cixous : « Mes écrits
n�’ont réellement aucune raison d�’être, folie, folie ! En effet je ne sais rien: Je
n�’ai à écrire que ce que je ne sais pas. Je vous écris les yeux fermés » (45).
Dans la fiction Messie, livre d�’affirmation (comme l�’homonymie Messie/« Mais
si ! » l�’indique peut-être), de seuils, et de problématisations infimes de la
différence, Cixous décrit la scène de la conférence comme une épreuve
inhumaine transformant l�’intervenante en « une bête et sans intelligence », parce
que les conférences exigent des réponses à des questions inaugurales, comme
celle de l�’être ou du qu�’est-ce que, pour la philosophie : «C�’est ma vérité
profonde, c�’est mon destin�….dès qu�’un membre de la société civile a le malheur
involontaire de me demander de répondre à une question qui commence par
« qu�’est-ce que »--ou de m�’inviter à prendre la parole dans une scène circulaire,
autre façon d�’attendre de moi que je réponde à un Qu�’estceque » (109). 8 Cette
scène finit par les mots : « Non non ! Pas de conférence ! Jamais ! » (116).
Dans Messie comme dans La Venue à l�’écriture, le savoir ne passe pas par ce
type de réponse à cette forme de question, il s�’écrit bien plutôt par une irruption
8 Sur la question de l�’affirmation, voir par exemple le développement qui y est consacré dans Le Rire de la Méduse: « Nous n�’avons aucune raison de femme de faire allégeance au négatif », etc. (53), et Conley (Hélène Cixous 11-12). Derrida met en lumière, par exemple parmi tant d�’autres textes dans De l�’esprit, « le privilège du questionnement » (25) et met au contraire l�’accent sur une affirmation avant toute question, sur « la dissymétrie d�’une affirmation, d�’un oui avant toute opposition du oui et du non » (147). De même, on pourrait dire que la réticence de Cixous envers la conférence vient non seulement d�’un certain mode de questionnement qu�’elle récuse, mais de façon plus générale d�’une réaction à la question même qui sous-tend la conférence. Les textes de Cixous éludent la question, ne s�’y situent pas, c�’est-à-dire qu�’ils se tiennent dans un autre espace, celui de l�’affirmation. Par exemple : « Ils me posent la question de la Féminité/Je me tiens dessous mais debout » (Portrait du Soleil 86).
qui coupe le souffle et qui traverse les corps à l�’aveuglette.9 Contes de la
différence sexuelle le confirme, la conférence est « une scène d�’examen » où
l�’oratrice doit « prouver » (35), démontrer et fournir les pièces à conviction à un
public qui serait ainsi en mesure d�’évaluer la vérité de l�’énoncé. Cixous a
tendance à fuir de telles scènes. Plus exactement, elle ne s�’en absente pas, mais
les habite autrement. Question de jouissance, et question de justesse, ainsi
qu�’elle l�’observait déjà dans Sorties : [F]aire usage de la rhétorique adéquate,
c�’est�…aussi à quoi nous ne trouvons pas notre plaisir�….On demande à l�’orateur
qu�’il déroule un fil sec, maigre, raide. Nous aimons l�’inquiétude, le
questionnement. Il y a du déchet dans ce que nous disons. Nous avons besoin de
ce déchet » (127).
L�’écriture venant pour Cixous de l�’inconscient ou de l�’intérieur, la
preuve externe de la différence, s�’il y en a, ne se présente pas ou ne se laisse pas
représenter : Nous écrivons « ce que nous ne savons pas de nous-mêmes »
(Contes 59). Contes de la différence sexuelle opère alors un glissement, et
propose de mettre en fiction (par la référence explicite au conte) une histoire de
la différence sexuelle : « la question c�’est-à-dire la peur, cette �‘histoire�’ de la
�‘différence sexuelle�’. Ou bien c�’est un conte ? » (35). Caractéristiquement,
Cixous ne propose pas de restituer la différence, qui n�’est donc ni un objet, ni
un thème, mais plutôt de peindre « cette caverne que j�’habite depuis que je
pense à ce colloque » (36). La caverne donnera à penser l�’intérieur, ce qui n�’a
9 D�’une édition à l�’autre (La Jeune Née en 1975, Le Rire de la Méduse et autres ironies en 2010), la différence la plus frappante de l�’essai Sorties est celle de la ponctuation, beaucoup plus hachée (par des demi-points, des tirets, etc.) dans la première édition, rythmant ou essoufflant ainsi tout autrement les deux versions de ce texte.
l�’impossible moi-autre,
rien à voir avec la présentation de preuves: « Il y a le monde mais il est à
l�’intérieur » (63). En effet comment pourrait-on donner des preuves de la
« D.S. » ou d�’une différence qui ne tient pas en place, qui passe à toute vitesse
(comme la Gradiva, « femme en marche » dans Le Troisième corps [57]], et qui
ne peut pas être simplement dessinée ou photographiée (35) comme un objet
extérieur pour le regard et pour la pensée ? A la différence peut-être d�’un sexe
masculin, la « D.S » ne peut pas être photographiée. Cixous renvoie à un
passage de « Circonfession » de Derrida (car entre autres choses, Contes de la
différence sexuelle est aussi une profonde lecture de « Circonfession ») :
« Projet : décrire mon sexe à travers des millénaires de judaïsme,
microscopiquement, photographiquement, stéréophototypiquement, etc. » (50).
Et elle se demande : « Voilà un projet qui ne peut être que d�’homme, me dis-je,
au premier abord, c�’est-à-dire de sexe d�’homme descriptible,
photographiquement, stéréophototypiquement ,etc. » (50).10 Pour « nous qui
nous disons femmes, avons-nous une s/cène du sexe ? », poursuit-elle (50). Or
la « D.S. » n�’est ni un objet ni un projet, elle est vélocité et mouvement : « La
« D.S. »-- n�’est pas une région, ni une chose, ni un espace précis entre deux, elle
est le mouvement même, le réfléchissement, le Se [c�’est-à-dire, comme nous
l�’avons vu, un pronom aussi bien réfléchi que réciproque, où le soi est donc
ouvert à et par l�’autre, BWA], la déesse négative sans négativité, l�’insaisissable
qui me touche, qui venant du plus proche me donne par éclairs à moi-même
fait surgir le tu-que-je suis, au contact de l�’autre »
10 Cf « Circonfession » (145). Et La Tête de Méduse de Freud: « L'exhibition du pénis -- et de tous ses succédanés-- veut dire : je n'ai pas peur de toi, je te défie, j'ai un pénis ».
(56).11 La « D.S. » n�’est pas externe, ou ne se laisse pas projeter à l�’extérieur.
Certes, Cixous prend en compte le fait que dans « Circonfession » (et ailleurs)
Derrida expose ou écrit son corps, celui du « dernier des Juifs » comme il l�’écrit
dans la même période (passage cité par Cixous, Contes 44), qui aura eu comme
rapport au judaïsme « une alliance rompue », mais comme il l�’ajoute
immédiatement, « avec peut-être une gloutonne intériorisation, et sur des modes
hétérogènes » (« Circonfession » 145). Cixous interprète l�’affirmation de cette
hétérogénéité et de cette intériorisation en notant que si la femme « travaille au
corps et texte, �…travaille (de) l�’intérieur » (Contes 51), Derrida est celui qui
transforme le « montrer-voir-décrire » (50) en « risqu[ant] son corps en activité
dans le texte » (51). Dans sa conférence, Cixous reconnaît plus d�’une fois sa
proximité à Derrida, tout en soulignant avec rigueur des différences infimes et
cependant cruciales, qu�’il faut savoir lire avec patience. La différence entre eux
« opère toujours comme une (im)possibilité de ressemblance » (54). Par
exemple ainsi : « Le circoncis est explicitement différent. Donc �‘se sent
différent�’�…. Mais différent malgré lui ; alors qu�’ « Une femme se sent comme
différente�…. Une femme entre en scène comme ayant cette différence étrange
qu�’elle ne peut décrire que dans cet espace différentiel�…Où commence le sentir
la différence ? » (41). Entre se sentir différent et se sentir comme différente, la
différence est le féminin et le « comme », qui place un intervalle entre la femme
et la différence, mais aussi une comparaison, qui renvoie à l�’attribution au
11 Dans Photos de racines, Cixous insiste aussi sur la différence comme mouvement (61-62), et précise qu�’il faudrait penser la différence sexuelle comme « le milieu », mais un milieu sans lieu : « elle n�’est pas le troisième terme, elle n�’est pas un bloc entre deux blocs : elle est l�’échange même » (62).
féminin du marqueur de la différence, ou encore figure une feinte, une
appropriation ludique. La discussion par Cixous du sentir et du se sentir est liée
à l�’approche de l�’intérieur s�’éprouvant comme ce qui ne peut être vu mais qui
peut être goûté et senti (50). Le féminin, « mon sexe », serait donc aussi à
l�’écoute de ceci : « il y a de l�’intérieur » (51).
Par conséquent, la « D.S. », parce qu�’elle n�’est pas une pièce à
conviction externe sur laquelle on aurait droit de regard, tient plutôt de
l�’invisible, de la fiction, du conte, ou du conte de fées.12 « Et moi est-ce que je
la vois ou est-ce que je l�’invente, la « D.S. » ? Ou est-ce que je la
« vois » ? » (34). Dans Le Rire de la méduse, Cixous relève la lecture par Freud
de la tête de Méduse comme figure des organes génitaux féminins, et son
interprétation de l�’effroi ou de la menace de castration explicitement rattachés
par Freud «à quelque chose qu�’on voit » ; « La vue de la tête de Méduse rend
rigide d�’effroi, change le spectateur en pierre » (La Tête de Méduse).13 Au
contraire, Cixous dissocie le voir de la pétrification ou de la terreur, de même
qu�’elle dissocie la mort et le sexe féminin : « Il suffit qu�’on regarde la Méduse
en face pour la voir : et elle n�’est pas mortelle. Elle est belle et elle rit » (Le Rire
54). Dans Sorties, elle écrit également que « La différence sexuelle n�’est pas
simplement déterminée par le rapport fantasmé à l�’anatomie, qui repose en
grande partie sur une prise de vue, donc sur une importance étrange accordée à
12 Sur la femme comme fée, voir Le Rire de la méduse (45). D�’autre part, l�’extrême myopie, ou l�’état presque aveugle que rapporte Cixous dans Savoir reçoit aussi le même nom : « ma pauvre fée, ma myopie » (19). 13 Freud continue ainsi : « Devenir rigide signifie érection, donc, dans la situation originelle, consolation apportée au spectateur. Il a encore un pénis, il s�’en assure en devenant lui-même rigide ».
l�’extériorité, et au spéculaire dans l�’élaboration de la sexualité » (108).
Radicalisant cette position, elle peut indiquer que « le visible ne fait pas la
différence » (Photos 62). La dédramatisation du voir et de ses conséquences
induit d�’une part la prise en compte de ce qui échappe à l�’ordre du visible,
permettant ainsi d�’appréhender, d�’habiter et d�’interpréter le corps par
l�’entremise d�’autres sens (le goût, le toucher, etc.), préalablement à l�’écriture
d�’autres inconscients.14 « Comment ça [la jouissance féminine] s�’inscrit au
niveau de son corps, de son inconscient ? Et alors comment ça s�’écrit ? » (108).
D�’autre part, de façon générale, Cixous dissocie le voir du savoir, par exemple
dans Savoir qui, en examinant le passage de l�’aveuglement à la vision, retient ce
qui peut être enseignement du non-voir ou de « l�’invu » (16) autant que du voir,
l�’analyse se concentrant ensuite sur la notion même de passage. La « D.S » n�’est
pas de l�’ordre du visible, ou du connaissable comme visible, mais elle est
lisible : « Heureusement qu�’il y a les textes. La « D.S. », c�’est là qu�’elle laisse
des traces assez durables pour que nous ayons le temps, que nous n�’avons pas
au vif de la réalité, de les relever » (Contes 58).
Dans Fourmis, la conférence prononcée par Derrida à la suite de celle de
Cixous, on observe un remarquable accord quant à l�’espace différentiel.15 Tout
14 Ou bien, position symétrique et non contradictoire, le corps aimé de l�’autre devient aspiration à l�’engouffrement. Le désir de voir est dans ce cas un autre nom pour le désir de l�’intérieur. Par exemple dans Le Troisième corps : « Mes yeux nouveaux étaient, je l�’ai dit, pénétrants. Ils s�’engouffraient partout avec un si grand appétit de voir le dedans que par l�’engouffrement se construisaient, arquées, et creuses, toutes ces cavités qui nous servaient de lits... » (15). 15 Relevons au passage un autre signe de complicité et de profonde lecture entre Cixous et Derrida. Après avoir mentionné la formule « le dernier des Juifs » (Contes 44), que Derrida s�’applique et qui peut se lire au moins de deux façons contradictoires à penser en même temps (le dernier comme le moins important, mais aussi le seul qui reste, à la fois le moins juif et le plus juif des Juifs), Cixous revient sur la déclaration « naturelle » de Derrida quant à l�’ordre de leurs interventions lors du colloque Lectures de la différence sexuelle. Elle montre que parler en
d�’abord, Derrida note à propos du rêve non grammatical de Cixous sur le mot
fourmi au masculin qu�’ « une fourmi se voit peut-être mais déjà pour vous
mettre au défi d�’identifier le sexe de ce petit vivant noir » (Fourmis, Lectures
72). C�’est encore un bien autre défi lorsque le mot fourmi « se masculinise » :
« nous le voyons à la fois soustrait au voir, voué au noir de l�’aveuglement mais
promis par là même à la lecture » (72). D�’ailleurs, la « façon de voir » de
Cixous ne s�’apparente-t-elle pas à une « approche de fourmi scrutatrice »,
comme elle le souligne dans Photos de racines (98) ? Remarquons à ce titre que
l�’�œuvre de Cixous fourmille de fourmis, mettant en relation la fourmi avec une
multiplicité de corps et de sens (cette multiplicité est ce qui arrive à « fourmi »
ou ce qu�’elle/il occasionne, comme le montre Derrida [Fourmis 72]). De même,
les animaux/animots textuels de Cixous déploient exemplairement l�’autre
bisexualité (signalant le plus d�’un comme le plus de deux, n�’étant en vérité ni
l�’un ni l�’autre, ou ni « lune » ni l�’autre comme elle l�’écrit parfois) qu�’elle
invoque dans Le Rire et autres ironies. Dans La Venue à l�’écriture, elle y va de
cette Confession qui déconcerte les certitudes de la « grammaire loup » et ruine
l�’opposition masculin/féminin tout en s�’attaquant à d�’autres limites
métaphysiques, comme celle entre l�’humain et l�’animal : « J�’ai une animâle.
C�’est une espèce de chamoi, un moiseau ou une moiselle. Elle m�’habite, elle fait
dernier, c�’est non seulement se placer en deuxième position, voire en position secondaire, après l�’autre, mais aussi avoir ou risquer de vouloir avoir le dernier mot. Par conséquent l�’évidence de la priorité de l�’oratrice sur l�’orateur dans un colloque sur la différence sexuelle peut toujours s�’inverser dans la mesure où parler en premier implique ne pas avoir le dernier mot: « J�’apprends donc qu�’il veut avoir le dernier mot. �‘Le dernier mot, tu veux l�’avoir ?�’ me demandai-je, juste avant le colloque, lorsque, au cours d�’une brève conversation, tu me dis, très naturellement : �‘c�’est toi qui commenceras, naturellement.�’ Il s�’est agi, donc, pour aujourd�’hui, d�’emblée, de premier, de dernier, mot, et de qui l�’aura » (45). La suite du texte montre encore qu�’il n�’est pas simple de déterminer où se situe le dernier mot, à distinguer du mot de la fin.
son nid, elle fait ma honte dans son nid�….» (44). Le Troisième corps met de son
côté en circulation la mouche ou le mouche, qui n�’est jamais bien loin d�’une
fourmi. Dans le Troisième corps, je avale une mouche, la mouche ou le mouche
(elle ou il), et ne la recrache pas (21). « La mouche (ou le) revient�….Un critique
a dit qu�’il y avait dans mon dernier livre �‘le fourmillement des notations
précises sur les choses de la vie quotidienne�’ » (23). La mouche est quotidienne,
et elle fait fourmiller de sens Le Troisième corps, car, en refusant de la recracher
« et de la commenter en des circonstances non quotidiennes�…. je choisissais
d�’admettre l�’existence matérielle de mon corps sans lui donner le privilège de
l�’intervention, qui n�’aurait pas manquée d�’être envahissante, fourmillante,
alourdissante » (24). A l�’écoute de l�’intérieur, du corps, laissant en suspens la
démonstration théorique, le corps touche le monde, concrètement autant que
poétiquement. « [C]ar tout ce qui existe, y compris les fourmis et les mouches,
les chiffres et les mots, nous intéresse » (25). L�’important est que ce contact
passe par le corps, mais non pas de façon privilégiée par le regard.
Derrida est proche de cette analyse dans Fourmis. Il reprend le titre du
colloque, Lectures de la différence sexuelle, en soulignant que « Si la différence
sexuelle s�’offre ainsi à des lectures�…., elle n�’est jamais d�’abord et de part en
part visible. Elle ne se donne pas à voir (savoir ou percevoir), seulement à lire »
(95). La différence sexuelle se lit sans être vue ni connue. Derrida dira que la
différence sexuelle, « moment aboculaire » (96), relève plutôt du témoignage
que de la preuve (95). Or en lisant ou interprétant la différence sexuelle, nous
sommes aussi lus par elle : comme le dit Cixous, une telle scène « nous
regarde » (Contes 50), dans le double sens où elle nous observe et nous
concerne, sans pour cela que nous la voyions. Déterminer « des positions de
corps-en-écriture » (59) permet ensuite à Cixous de réaffirmer la priorité de
l�’oreille, du goût, ou de l�’intériorité qui s�’éprouve dans cette survenue de la
différence. C�’est aussi pour cela que le rêve, un peu comme le conte, est pour
Cixous un des lieux d�’où la question inaugurale ou le « qu�’est-ce que » peut être
relancée autrement. Dans cette approche, la question ne sera plus : « qui suis-
je ? », mais « Qui sont-je ? » (57). Non seulement il ne faut surtout pas de
conférence, comme elle le demandait dans Messie, c�’est-à-dire pas de question
ou de réponse à la question « qu�’est-ce que », mais il faut éviter de songer à
retracer l�’ « histoire » ou l�’Histoire de la différence sexuelle. A la place, semble-
t-elle dire dans Contes, il faudrait (se) raconter des histoires de différences
(sexuelles), ou alors comme elle l�’indique dans un autre texte, inventer l�’histoire
et la faire arriver dans le sens où l�’écriture cheminerait « de la scène de
l�’Inconscient à la scène de l�’Histoire » (« De la scène�… » 15). Ainsi la « D.S. »
ou le corps peut se rêver autrement, se raconter comme « ensembles » (57) ou
comme différences au pluriel. Il y a toujours un peu de Rêve je te dis dans
l�’approche par Cixous de ces différences, à la fois comme injonction et comme
diction au plus près et au plus juste de la différence. En effet, tout comme elle a
pu en témoigner à propos de la différence sexuelle, Cixous est requise par le
mode plus que par l�’être du rêve, et c�’est autour de ce mode qu�’elle tourne et sur
lequel elle écrit. Le rêve, dit-elle, se récite dans une langue « entre chat et loup »
et il s�’écrit « avant tout jour, avant toute heure » (Rêve 11), témoignant
exemplairement d�’une dictée ou irruption de l�’inconscient qui se joue de la
censure et désenclave la limite, par exemple celle de la mort et de la vie (17),
mais aussi, quand le rêve se donne et se note les yeux fermés, à l�’aveuglette et à
tâtons, celle entre l�’intérieur et l�’extérieur, entre le corps et le papier, entre une
garde qui tient en réserve et un débordement qui se confie sans mesure. N�’était-
ce pas dès Le Rire de la Méduse l�’injonction urgente de Cixous ?
« Ecris ! L�’écriture est pour toi, tu es pour toi, ton corps est à toi, prends-le»
(39). Au terme de cette lecture de Cixous, concluons donc avec elle que s�’ « Il
y a de la différence », comme elle en fait la démonstration dans Contes de la
différence sexuelle, il ne suffit pourtant pas de l�’affirmer, mais aussi, ainsi
qu�’elle ne manque pas de le souligner dans Le Rire de la méduse, dans Contes,
et dans ses autres écrits, d�’écrire pour, advenue bienvenue et toujours inouïe ou
invue de la différence.
Brigitte Weltman-Aron
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