Detienne La « Demonologie » d'Empedocle

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Marcel Détienne La « démonologie » d'Empédocle In: Revue des Études Grecques, tome 72, fascicule 339-343, Janvier-décembre 1959. pp. 1-17. Résumé Étude des stratifications qui composent une représentation religieuse, et en même temps recherche sur l'importance des démons dans la conscience religieuse d'Empédocle. La notion de δαίμων dans la pensée de ce poète philosophe recouvre diverses significations : d'abord, elle signifie l'âme incarcérée dans un corps humain ; c'est le δαίμων μακραίων, ainsi nommé parce qu'il peut muter en θες. Puis, la représentation des δυνάμεις ψυχοπομποί, chargées de conduire l'âme démonique sur cette terre, conçue comme un Enfer. Enfin, les διτταί... μοϊραι κα δαίμονες qui tiennent compagnie durant la vie à la même âme démonique. En dernier lieu, δαίμων peut recouvrir la notion de φύσις, comme, dans Parménide, elle est une expression d'νάγκη. L'A. insiste en conclusion sur l'ambiguïté fondamentale de δαίμων et sa polyvalence dans la pensée religieuse. Citer ce document / Cite this document : Détienne Marcel. La « démonologie » d'Empédocle. In: Revue des Études Grecques, tome 72, fascicule 339-343, Janvier- décembre 1959. pp. 1-17. doi : 10.3406/reg.1959.3567 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1959_num_72_339_3567

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Marcel Détienne

La « démonologie » d'EmpédocleIn: Revue des Études Grecques, tome 72, fascicule 339-343, Janvier-décembre 1959. pp. 1-17.

RésuméÉtude des stratifications qui composent une représentation religieuse, et en même temps recherche sur l'importance des démonsdans la conscience religieuse d'Empédocle. La notion de δαίμων dans la pensée de ce poète philosophe recouvre diversessignifications : d'abord, elle signifie l'âme incarcérée dans un corps humain ; c'est le δαίμων μακραίων, ainsi nommé parce qu'ilpeut muter en θες. Puis, la représentation des δυνάμεις ψυχοπομποί, chargées de conduire l'âme démonique sur cette terre,conçue comme un Enfer. Enfin, les διτταί... μοϊραι κα δαίμονες qui tiennent compagnie durant la vie à la même âme démonique.En dernier lieu, δαίμων peut recouvrir la notion de φύσις, comme, dans Parménide, elle est une expression d'νάγκη. L'A. insisteen conclusion sur l'ambiguïté fondamentale de δαίμων et sa polyvalence dans la pensée religieuse.

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Détienne Marcel. La « démonologie » d'Empédocle. In: Revue des Études Grecques, tome 72, fascicule 339-343, Janvier-décembre 1959. pp. 1-17.

doi : 10.3406/reg.1959.3567

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1959_num_72_339_3567

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Figure étrangement romantique (1), Empédocle fait revivre en plein milieu du ve siècle un type de prophète et de magicien dont E. Rohde a esquissé la caractérologie et défini le rôle décisif dans la crise religieuse du vie siècle (2). Son œuvre, d'une grande force poétique, offre, on le sait, l'énigme d'une contradiction que les nombreuses exégèses tissées par les modernes entre les fragments de ses deux poèmes n'ont pu que dénoncer, sans souvent comprendre pareille incohérence (3).

Si la dualité de la pensée d'Empédocle est un fait d'évidence, il reste que, dans un même poème, en l'occurrence les Purifications, un seul concept peut revêtir diverses acceptions parfois contradictoires, tel celui de δαίμων que nous voudrions analyser dans ces quelques pages. Nous pourrons ainsi découvrir les diverses stratifications qui composent une représentation religieuse, et en même temps mesurer la place que les démons tenaient dans la conscience religieuse d'Empédocle. Profit double pour notre connaissance de la démonologie grecque.

Si les témoignages directs sont en nombre limité, nous aurons recours, pour les prolonger, à d'autres qui nous viennent des Anciens,

(1) Cet aspect d'Empédocle a particulièrement été souligné par W. Kranz, Empedokles. Antike Gestalt und romanlische Neuschôpfung, Zurich, 1949.

(2) E. Rohde, Psyché10 (tr. fr.), p. 404 sqq. Cf. L. Gernet et A. Boulanger, Le génie grec dans la religion, Paris, 1932, p. 384.

(3) Citons quelques exemples : Th. Gomperz, Les penseurs de la Grèce, I, Paris, 1908 (tr. fr.), pp. 264-265 ; E. Zeller, Die Philosophie der Griechen, Is, 1869, p. 653 sqq. ; U. Wilamowitz, Die Kalharmoi des Empedokles, Sitz. Preuss. Akad. Wiss., 1929, pp. 626-631 ; J. Souilhé, L'énigme d'Empédocle, Archives de Philosophie, IX, 3, 1932, pp. 1-23. En dernier lieu, les pages de W. Jaeger, Die Théologie der frùhen griechischen Denker, Stuttgart, 1953, p. 147 et suiv., et de E. R. Dodds, The Greeks and the Irrational, Boston, 1957, p. 145 sqq.

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à qui leur connaissance de l'œuvre entière doit valoir un crédit particulier.

Le fragment capital pour la « démonologie » empédocléenne est un long extrait que nous a révélé la découverte des Philoso- phoumena ou Réfutation contre les Hérésies d'Hippolyte (1) : « II est un oracle de la Nécessité, un antique décret des dieux, Éternel, scellé par de larges serments (2). Si jamais quelqu'un souille criminellement ses mains par un

[meurtre, Celui, également, qui dans la Haine a failli en jurant de faux

[serments (3), Ceux-là, parmi les démons qui ont obtenu très longue vie, Doivent errer trois fois dix mille saisons loin des bienheureux, Naissant sous toutes les formes des mortels dans le cours du temps, Échangeant un dur sentier de vie pour un autre. Car la puissance de l'air les chasse dans la mer, Et la mer les vomit sur le seuil de la terre, la terre à son tour dans

[les rayons Du brillant soleil, et celui-ci enfin les rejette dans le tourbillon

[de l'air. L'un les reçoit de l'autre, mais tous les ont en horreur. Et moi, je suis maintenant l'un d'eux, vagabond, banni de chez

[les dieux » (4).

Le dernier vers trahit le sens de tout le passage : Empédocle est

(1) Hipp., Réf., VII, 29, p. 212 Wendland (= Diels7, 31 Β 115). L'attribution à Hippolyte de cet ouvrage que son auteur appelle « Κατά πασών αιρέσεων έλεγχος » a été contestée par P. Nautin, de qui on lira La controverse sur l'auteur de VÊlenchos, Bévue d'histoire ecclésiastique, t. 47 (1952), pp. 5-43. Thèse qui n'a pas convaincu tout le monde. Cf. J. Quasten, Initiation aux Pères de VÊglise (tr. fr.), Paris, II, 1957, p. 199.

(2) Cf. J. Bollack, Styx et serments, Rev. Éludes grecques, t. LXXI, 1958, pp. 1-35.

(3) L'interprétation de ces vers ainsi que des deux suivants pose quelques problèmes, sur lesquels nous espérons revenir ailleurs. Soulignons seulement que la notion de Dieux pécheurs est clairement attestée par Hésiode, Théog., 218 : « (Moires et Kères) αϊ τ' ανδρών τε θεών τε παραιβασίας έφέπουσιν ». L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Paris, 1917, p. 316, n. 32 avait déjà en citant ce texte marqué le sens du fragment 115.

(4) Nous suivons dans cette traduction le version de J. Zafiropulo, Empédocle d'Agrigente, Paris, 1953, p. 290.

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un de ces démons, exilé de sa condition divine. Une interprétation semble s'imposer : les démons sont des âmes tombées dans la génération.

Pour cette équivalence du démon et de l'âme, nous avons des textes aussi catégoriques qu'un article du « Catéchisme des Acousmatiques » précisé par un passage des Mémoires pythago- riques utilisés par Alexandre Polyhistor (1). Ouvrons une brève parenthèse, car ce recoupement nous contraint à prendre position devant la double origine de cette représentation de l'âme : orphique ou pythagoricienne? (2). Faux problème, car si les tenants de l'une et de l'autre hypothèse produisent d'aussi bons arguments, c'est, nous semble-t-il, la preuve que cette conception est antérieure au pythagorisme, ce qui est sûr (3), et à l'orphisme, ce qui est vraisemblable (4). Elle vient d'une couche de pensée religieuse qui

(1) Jambl., Γ. P.. S2 p. 47, 20 éd. L. Deubner (= Aristote, Περί των Πυθαγορείων. Cf. A. Delatte, Éludes sur la littérature pythagoricienne, Paris, 1915, p. 280 sqq.) et Alexandre Polyhistor ap. Diogène Laërce, VIII, 32 p. 130, 5-6 éd. A. Delatte (cf. son commentaire, p. 223). Cf. Xénocrale et la démonologie pythagoricienne. Rev. Éludes anciennes, t. LX, 1958, pp. 273-274.

(2) La thèse du pythagorisme a trouvé son principal défenseur en Rostagni. // verbo di Pitagora, Turin, 1924, p. 183 sqq. Rathmann, Quaesliones Pylhagoreae, Orphicae Empedocleaeque, Diss. Halle, 1933, pp. 130-137 a défendu l'orphisme d'Empédocle. C'est aussi la tendance de K. Reinhardt, Empedokles, Orphiker und Physiker, Class. Philology, XLV, 1950, pp. 170-179. Un historien comme W. Jaeger, Die Théologie der frùhen griechischen Denker, Stuttgart, 1953, p. 147 sqq., qui semble singulièrement prévenu à l'égard du pythagorisme (son chapitre V, Der Ursprung der Lehre von der Gôttlichkeit der Seele, le mentionne à peine), parle volontiers d'orphisme chez Empédocle. Mais E. Zeller dans le chapitre qu'il avait consacré au prophète d'Agrigente avait plutôt cherché à préciser ses rapports avec la secte pythagoricienne ; orientation qui paraît plus juste et plus conforme à toute la tradition antique.

(3) Ou plus exactement que cette représentation de l'àme a été élaborée dans le pythagorisme en même temps que dans d'autres milieux. A côté de cette image de l'âme, devait très tôt s'en développer une autre, fonctionnelle, celle-là, et somatique, en opposition apparente à la première qui est mystique. Rostagni, // verbo di Pitagora, Turin, 1924, chapitre VI : Melempsicosi e mela- cosmesi, p. 108 sqq. en a fait la démonstration pour Alcméon de Crotone. Philolaos et d'autres pythagoriciens. Cf. aussi Th. Gomperz, Les penseurs de la Grèce, I, Paris, 1908 (tr. fr.), pp. 264-266.

(4) Notons que les textes qui attribuent cette conception de l'âme à l'orphisme sont peu nombreux, et que certains érudits vont même jusqu'à dénier aux orphiques une doctrine comme celle que suppose l'équivalence σώμα- σήμα. Tels E. R. Dodds, The Greeks and the Irrational, Boston, 1957, p. 169, n. 87 et, avec lui, L. Moulinier, Orphée et Vorphisme à l'époque classique, Paris, 1955, pp. 24-29.

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a donné naissance au grand mouvement mystique du vie siècle, dont l'orphisme n'est qu'une expression, comme le pythagorisme, en tant que secte religieuse, en est une autre. Si nulle part dans les fragments d'Empédocle nous n'avons une preuve formelle de l'équivalence ψυχή-δαίμων, nous trouvons chez les Anciens confirmation de l'interprétation qui nous paraît s'imposer : tel Hippolyte, qui affirme qu'Empédocle appelle Jes âmes, des démons (1). Aussi, rares sont les exégètes modernes qui ont élevé des doutes sur ce point.

Certains cependant, comme R. Heinze (2) et après lui P. Decharme (3), ont rejeté cette exégèse obvie, en alléguant qu'à côté de ces δαίμονες μακραίωνες le même Empédocle emploie l'expression θεοί δολιχαίωνες (4) qui, selon eux, n'en est qu'un doublet. Δαίμων, prétend R. Heinze (5), n'a pas dans la pensée d'Empédocle un sens différent de son acception homérique la plus fréquente (6) : c'est une puissance surnaturelle, et non pas un être distinct des dieux et tenu pour inférieur à ceux-ci.

Une même épithète toutefois ne doit pas abuser. Si les dieux sont appelés δολιχαίωνες, c'est en conformité avec la représentation physique qu'Empédocle se faisait du monde ; les dieux, en effet, sont le produit de la Haine comme de l'Amour : « De ceux-ci provient tout ce qui fut, qui est et qui sera ; les arbres et les hommes et les femmes aussi, et les bêtes et les oiseaux et les poissons qui habitent dans les eaux, ainsi que les dieux qui vivent longtemps,

(1) Hipp., Réf., VII, 29 p. 212 Wendland (= Diels, F V S7, I, p. 356, 12) : δαίμονας τας ψυχας λέγων.. Cf. en particulier Ε. Rohde, Psyché10 (tr. fr.), 411 sqq. et H. W. Thomas, ΕΠΕΚΕΙΝΑ, Diss. Munich, 1938, p. 115 sqq.

(2) R. Heinze, Xenokrales, Leipzig, 1891, p. 86. (3) P. Decharme, La critique des traditions religieuses chez les Grecs, Paris,

1905, p. 61. (4) Θεοί δολιχαίωνες est un hapax chez Empédocle : il apparaît dans le

fragment 21, 12 (Diels, I7, p. 320, 7). Sur quoi l'on verra en dernier lieu l'intéressante discussion d'E. des Places, Les religions de la Grèce antique (dans VHistoire des Religions de Brillant et Aigrain, t. III, 1956), pp. 193-194.

(5) R. Heinze, ibid. (6) Sur les sens de δαίμων chez Homère, on verra le copieux travail, fort

bien documenté, de G. François, L'emploi au singulier des mots ΘΕΟΣ et ΔΑΙΜΩΝ et le problème du monothéisme, Liège-Paris, 1957, Appendice I. On pourra se reporter aux pages excellentes de P. Chantraine, Le divin ei les dieux chez Homère, dans : La notion du divin depuis Homère jusqu'à Hésiode, Genève-Vandoeuvres, 1952, p. 51 sqq.

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en honneur les plus riches » (1). Par conséquent les dieux participent du sort réservé à tous les êtres vivants ; à chaque révolution, lors du rétablissement de l'unité primitive, ils périssent (2).

Les démons au contraire, ne semblent pas faire partie de l'univers du Περί φύσεως : il n'est pas question, dans les fragments que nous avons de l'un et de l'autre poème, de leur substance physique. Autrefois, nous est-il dit, ces démons ont versé le sang, ils se sont parjurés, et maintenant ils expient. Nous ne sommes plus dans un monde physique, mais dans un univers de valeurs religieuses. C'est une autre dimension, sans plus. C'est ce passage d'une dimension physique à une dimension religieuse qui crée l'impression d'un gouffre de contradiction. Contradiction toutefois qui n'est pas plus flagrante que celle qui existe chez un grand nombre d'esprits religieux contemporains entre une foi et une science, entre un ensemble de croyances et des notions scientifiques qui jamais ne se recoupent, parce qu'elles évitent de se rencontrer.

La conception des δαίμονες μακραίωνες est un fragment d'une pensée religieuse certainement antérieure à Empédocle et vraisemblablement extérieure à sa pensée. Si tentant que soit le problème de l'origine d'une telle croyance religieuse, nous ne pouvons nous égarer dans cette recherche (3). Soulignons seulement l'exceptionnelle importance de ce fragment 115 d'Empédocle, qui faisait dire à Hippolyte que ce philosophe « avait beaucoup écrit sur la nature des démons » (4) : il nous livre presque à l'état pur la doctrine de l'âme-démon.

Cependant, si l'épithète μακραίων, qui qualifie les démons comme

(1) Diels, F V S7, I, p. 320, 9 sqq. « εκ τούτων γαρ πάνθ5 όσα τ'ήν όσα τ' εστί και εσται δένδρεά τ'έβλάστησε και άνέρες ήδέ γυναίκες, θήρες τ'οίωνοί τε και ύδατοθρέμμονες ίχθΰς, καί τε θεοί δολιχαίωνες τιμήισι φέριστοι ».

(2) Cf. Ε. Zeller, Die Philosophie der Griechen, I, 2" (1920), p. 1000 sqq. — Th. Gomperz, Les penseurs de la Grèce2, Paris, 1908, I (tr. fr.), p. 268. — Bignone, Empédocle, Turin, 1916, p. 413 (note) et J. Zafiropulo, Empédocle d'Agrigente, Paris, 1953, p. 130.

(3) Nous y avons consacré quelques pages dans une étude sur La notion de ΔΑΙΜΩΝ dans le pythagorisme ancien.

(4) Hipp., Réf., I, 3 (= Doxographi graeci, p. 558 éd. Diels) = Diels, FVS1, I, p. 288,35 : Εμπεδοκλής δε μετά τούτους γενόμενος καί περί δαιμόνων φύσεως εϊπε πολλά κτλ.

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les dieux (1), prend auprès de ces derniers une valeur purement temporelle, quelle est sa signification lorsqu'elle qualifie les δαίμονες ? Ces démons par hasard mouraient-ils?

Si la mort pour un δαίμων, entendu au sens homérique, paraît impossible, nous savons qu'Hésiode déjà connaissait des Nymphes sujettes à la mort (2) et dont il évalue l'âge d'après un comput très ancien fondé sur l'âge des animaux. L'Hymne homérique à Aphrodite, que l'on date souvent de la fin du vne siècle (3), témoigne aussi de l'existence de Nymphes qui meurent après un certain temps. Ces êtres divins ne sont plus immortels. Distincts des Olympiens ainsi que des héros, ils paraissent appartenir à la catégorie des δαίμονες.

Toutefois, les démons d'Empédocle ne mouraient pas comme les Nymphes d'Hésiode. En effet, Empédocle affirme qu'il est lui-même un démon (4) vivant, mais qu'il est arrivé au terme de ses réincarnations : n'a-t-il pas revêtu la triple qualité de « prophète, chantre et médecin », qui fait de lui un de ces hommes prêts à s'évader du cercle de la nécessité, de ces hommes dont il a dit : « Mais, pour finir, ce sont des prophètes, des chantres et des médecins et des princes qu'ils deviennent pour les hommes habitant cette terre » (δ). Ces démons, dont la métensomatose touche à sa fin, « renaissent ensuite comme dieux, en honneur les plus riches » (6). Empédocle lui-même, dans un moment d'exaltation, anticipe sur son état divin et proclame (7) qu'il n'est « plus (ούκέτι) mortel mais dieu

(1) Δολιχαίων semble en effet avoir le même sens que μακραίων. (2) Notre informateur est Plutarque, De orac. defectu, llp. 415 D. Notons

que, selon Démocrite ap. Sextus Empiricus, IX, 9, les démons qu'il appelle εΐδωλα sont « δύσφθαρτα μεν ούκ άφθαρτα δέ ».

(3) Hymne hom. à Aphrodite, (I). vers 256 sqq. éd. Humbert (qui, à la page 146, opine pour une date 630/610) : « Ces déesses (les Nymphes) on ne les compte ni parmi les êlres mortels, ni parmi les immortels ; elles vivent longtemps, goûtent à l'aliment divin (Aï ρ'οΰτε θνητοΐς οΰτε άθανάτοισιν έπονται) ».

(4) II dit en tout cas expressément qu'il est exilé de sa condition divine, comme l'un de ces démons dont il dépeint le sort : cf. Diels, FVS1, I, p. 358,13 : των και εγώ νυν είμι, φυγάς θεόθεν και αλήτης.

(5) Diels, FVS7, I, p. 370,1 : « εις δέ τέλος μάντεις τε και ύμνοπόλοι και ίητροί και πρόμοι άνθρώποισιν έπιχθονίοισι πέλονται ».

(6) Diels, FVS7, I, p. 370, 3 : «ένθεν άναβλαστοϋσι θεοί τιμήισι φέριστοι ». (7) Diels, FVS7, I, p. 354,17 : « εγώ δ'ύμΐν θεός όίμβροτος, ούκέτι θνητός ».

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immortel », c'est-à-dire qu'il s'imagine ne plus être déjà un δαίμων μακραίων (et cependant mortel), qualité qui est la sienne d'après le fameux fragment 115. Devenu dieu, il ne sera pas un de ces dieux « physiques » qui se dissolvent périodiquement — - sa qualité d'immortel suffit à le prouver, — mais un dieu qui appartient au même univers que les démons.

Nous croyons que dans la « démonologie » d'Empédocle, il y avait passage de la qualité de démon à celle de dieu (1) : le fragment 146 nous invite à cette conclusion. Peut-être cette interprétation paraîtra-t-elle trop rigoureuse et objectera-t-on que le poète n'a pas voulu en parlant de δαίμων signifier une condition distincte et inférieure à celle de θεός. D'une telle mutation de démon en dieu, nous pouvons sans doute chercher confirmation dans les célèbres tablettes d'or trouvées en Grande Grèce, en particulier celles de Thourioi (2). Ne témoignent-elles pas que, à une époque légèrement postérieure, la même croyance était dans la société de l'Italie du Sud un espoir fort répandu? Dans les sectes mystiques qu'elles nous font connaître, et qui ont des points communs avec les Orphiques et les Pythagoriciens (3), la qualité de dieu est promise

(1) L. Delatte, Les Traités de la royauté de Diologène, Ecphante et Slhénidas, Paris, 1942, p. 128, comprend les vers d'Empédocle dans le sens sur lequel nous insistons. A. Diès, Le cycle mystique, Paris, Thèse, 1909, p. 83 sqq. émet des doutes sur la distinction dans la pensée d'Empédocle entre un dieu et un démon. Mais certain texte dont nous avons fait état doit lever cette hésitation. Notons les réflexions très nuancées de U. Wilamowitz, Die Kalharmoï des Empedokles, Silz. Phil.-hisl. klass. Berl. Akad., 1929, p. 659, n. 1 : « Θεός nennt er sich 112, λυο er die Erhôhung vorfuhlt, δαίμονες heissen die Gôtter, die sich versiindigen. Oualitativ ist es dasselbe aber es klingt anders. Denn, der in einen Baum oder Fisch steckt, wird man δαίμων, nicht leicht θεός nennen. Θεοί sind μακάρες. Der Gefallene scheint nur ein δυνάμει θεός ».

(2) Diels, FVS7, I, p. 16, 17 : «"Ολβιε και μακαριστέ, θεός δ'εση αντί βροτοϊο » et Diels, FVS7, I, p. 17,13 : « Θεός δ'έγένου εξ άνθρωπου ». La seconde inscription mentionne le passage de la condition humaine à celle de dieu ; mais l'homme n'est dans l'esprit de ces confréries mystiques qu'un δαίμων déchu. Notons que l'on retrouve la même croyance dans les derniers vers des Χρύσα "Επη

« ην δ'άπολείψας σώμα ες αίθέρ' ελεύθερον έλθης Ισσεαι αθάνατος θεός άμβροτος, ούκέτι θνητός »

Cf. A. Delatte, Éludes sur la littérature pythagoricienne, Paris, 1915, p. 77. Nous pouvons alléguer également le témoignage de Plutarque, De def. orac, c. 16, p. 418 E, qui notait — peut-être d'après des exégètes plus anciens des œuvres d'Empédocle — que les démons du sage d'Agrigente finissaient par mourir.

(3) Ce qui ne permet pas de les qualifier avec certitude orphiques ou pythagoriciennes.

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solennellement à l'initié, qui pourra de cette façon échapper au cercle de la nécessité, c'est-à-dire à sa condition de δαίμων. « Alors tu seras dieu ! » (1).

Nul doute que la pensée d'Empédocle même totalement explicitée n'ait présenté quelque obscurité. Ses adversaires eurent sans doute beau jeu de lui adresser des critiques. Tels les Épicuriens, qui cherchèrent à mettre le poète en contradiction avec lui-même, et lui objectèrent que les démons ne pouvaient être μακραίωνες et μακάριοι, alors qu'ils avaient commis des fautes et qu'ils étaient « φαύλοι και άμαρτητικοί » (2). Objection qui porte vraisemblablement sur un passage comme le fragment 115, mais que nous ne saisissons plus parfaitement dans la mesure où elle porte sur la lettre même d'un texte. Mise à part l'intention maligne de l'objection, il reste que l'actuel interprète en reprendrait volontiers le principe, s'il pouvait en espérer quelque nouvel éclaircissement. Ainsi dans le célèbre fragment 115, Empédocle ne semble pas faire une loi générale de cette souillure ou de ce parjure des démons : « si quelqu'un... », dit-il (εύ τέ τις...). Une question surgit alors immédiatement : si certains ne commettaient pas cette faute première et par conséquent n'étaient pas, comme Empédocle et tant d'autres, φυγάδες θεόθεν, le poète leur reconnaissait-il la qualité de démons, admettait-il une catégorie de démons, qui, «purs esprits», n'avaient jamais connu l'incarnation? Dans les fragments que nous avons conservés du poème d'Empédocle, aucune réponse ne se dessine à une question qui n'avait peut-être pas de sens pour l'auteur des Καθαρμοί... (3). Nous n'avons plus pour comprendre sa pensée le contexte du système où elle s'inscrivait. Toutefois, dans la lettre même du poème une autre catégorie

(1) « Θεός δ'εση », dit la tablette de Thourioi ap. Diels, FVS7, I, p. 16, 17. Il y avait des variantes, naturellement ; ainsi, Diels, FVSi, I, p. 15, 11 sqq. : « καΐ τότ1 επειτ' α<λλοισι μεθ' > ήρώεσσι άνάξεις ».

(2) Plutarque, De defectu oraculorum, 20 p. 420 D : « δ μέντοι μόνον άκήκοα των Επικούρειων λεγόντων προς τους εισαγόμενους υπ' Εμπεδοκλέους δαίμονας, ώς ού δυνατόν έστι φαύλους και άμαρτητικούς δντας μακάριους καΐ μακραίωνας είναι, πολλήν τυφλότητα της κακίας έχούσης καΐ το περιπτωτικον τοις άναιρετι- κοϊς, εΰηθές έστιν ».

(3) Pas de sens, en tout cas, si l'on rejette l'interprétation du frgt. 11 que nous avons adoptée.

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démonique se laisse reconnaître : ce sont les δυνάμεις ψυχοπομποί dont nous parle Porphyre (1).

Pour éclairer cette catégorie de démons, nous devons reprendre tout un pan du poème d'Empédocle, depuis le fragment 118 jusqu'au fragment 124.

Nous raisonnerons donc dans l'ordre que de multiples recherches ont réussi à déterminer : c'est celui d'H. Diels dans ses Fragmente der Vorsokratiker (2). Après une allusion aux diverses formes humaines ou animales qu'il a successivement revêtues (3), Empédocle exhale une plainte fort pathétique : « Je pleurai, je criai à la vue de cet endroit auquel je n'étais pas habitué » (4). Quel était cet ασυνήθης χώρος? Si on relie le fragment 118 aux suivants jusqu'à 121, trois interprétations paraissent possibles. La première est celle que défend Proclus dans son Commentaire à la Bèpublique (5), lorsqu'il rapproche la λειμών du fragment 121 de la plaine de Lachésis où les âmes, selon Platon (6), se rassemblent avant la réincarnation. Explication qui n'a trouvé que peu d'écho chez les exégètes modernes (7). La seconde interprétation est celle, par exemple, d'E. Zeller (8) : il y voit une allusion aux Enfers où les âmes subissent un châtiment avant leur existence terrestre. Quant à la troisième, qui est la plus probable, elle voit dans Γάσυνή- θης χώρος une allusion à la terre, considérée comme le pire des Enfers, puisque pour un démon le pire châtiment est une incarnation : c'est ainsi que l'entendent le néoplatonicien Hiéroclès (9) et le philosophe Plotin (10) et, après eux, Rostagni (11),

(1) Porphyre, De antro Nijmpharum, 8 p. 61, 19 Nauck (= Diels, F\'S7, I, p. 360, 1).

(2) Que nous citons d'après la 7e édition, revue par W. Kranz (1954;. (3) Diels, FVS7, I, p. 359. 1-2.

« ήδη γαρ ποτ' έγώ γενόμην κοΰρός τε κόρη τε θάμνος τ'οίωνός τε και εξαλος ^λλοπος ιχθύς ».

(4) Diels, FVS\ I, p. 359, 10 : « κλαΰσά τε και κώκυσα ΐδών άσυνήθεα χώρον ».

(5) Proclus, In Rempublicam, II, 157, 24 Kroll. (6) Platon, Rép. 614 Ε et 616 Β. (7) Ε. g. H. W. Thomas, ΕΠΕΚΕΙΝΑ Diss. Munich, 1938, p. 123 qui se

fonde sur certaines indications données par Wilamowitz, Die Kathartnoi des Empedokles, Sitz. Preuss. Akad. Wiss., 1929, p. 638.

(8) Zeller, Ie, p. 549. (9) Hiéroclès, In carm. aur., 24 cité par Diels, FVS7, I, p. 360, 4 sqq. Cf.

F. Cumont, Lux perpétua, Paris, 1949, p. 201. (10) Plotin, Ennéades, IV, 8, 1 éd. E. Bréhier t. IV, p. 217, 33-34. (11) A. Rostagni, II verbo di Pitagora, Turin, 1924, p. 211.

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Wilamowitz (1) et Jaeger (2). Ce cri est donc proféré au moment de la naissance, et le fragment 119 lui fait suite, où Empédocle se plaint de la chute et en mesure la hauteur.

Diels a ensuite enchaîné par un vers transmis par Porphyre en ces termes : « Et en effet chez Empédocle les δυνάμεις ψυχοπομποί disent : Nous sommes venues dans cet antre souterrain » (3). Ce sont ces « puissances, guides de l'âme » qui vont retenir notre attention. W. Kranz (4) a proposé l'interprétation obvie en les comparant au δαίμων ψυχοπομπός du Phédon de Platon (5). Ce sont de toute évidence des démons. Mais nous devons soigneusement les distinguer des δαίμονες du fragment 115, qui sont, nous l'avons vu, des âmes, tandis que ces «puissances» sont, elles, les «guides des âmes ». Il s'agit donc d'une autre catégorie démonique. Lorsque Diels rattache ce fragment 120 aux deux précédents, à savoir 118 et 119, il semble comprendre que ces démons sont ceux qui ont été chargés de conduire l'âme d'Empédocle sur cette terre, appelée « antre souterrain ». Nous nous expliquons alors que ces démons prononcent de telles paroles.

Dans ses recherches sur les Présocratiques, qui ont plus d'un siècle d'existence, le prédécesseur d'H. Diels, Karsten (G) avait cru faciliter l'intelligence de ce fragment 120 en le rattachant au fragment 122 : « Simulac natus sit obtingere diversos genios ut ψυχοπομποί δυνάμεις quorum hi ad bona illi ad mala eos impellant ». Or le fragment 122 est introduit par Plutarque en ces termes : « Mais plutôt, comme dit Empédocle, c'est une double fortune, ce sont deux quelconques démons qui nous prennent en charge dès le moment de notre naissance et qui commandent à chacun d'entre nous » (7). Suit alors le passage d'Empédocle :

(1) U. v. Wilamowitz, Die Kalharmoi des Empedokles, Siiz. Preuss. Akad. Wiss., 1929, p. 637 sqq.

(2) W. Jaeger, Die Théologie der friihen griechischen Denker, Stuttgart, 1952, p. 170.

(3) Diels, Fl'S7, I, p. 360,1 sqq. : «παρά τε γαρ Έμπεδοκλεΐ αϊ ψυχοπομποί δυνάμεις λέγουσιν : ήλύθομεν τόδ' ύπ' άντρον ύπόστεγον ».

(4) W. Kranz, dans Η. Diels, FVS7, I, p. 501,5. (5) Platon, Phédon, p. 107 sqq. (6) Karsten, Philosophorum graecorum velerum praesertim qui ante Platonem

floruerunl, operum reliquiae, II, Amsterdam, 1838, p. 506 sqq. (7) Plutarque, De iranquillitate anim., 15 p. 474 Β : άλλα μάλλον, ως

Εμπεδοκλής, διτταί τίνες εκαστον ημών γινόμενον παραλαμβάνουσι και κατάρχονται μοίρα ι δαίμονες κτλ.

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LA « DÉMONOLOGIE » d'eMPEDOCLE 1 1

« Là se trouvaient la Déesse des Enfers et celle du Soleil dont la vue [s'étend au loin.

La Discorde sanglante et l'Harmonie au regard grave, La Beauté et la Laideur, la Hâte et la Lenteur, L'aimable Vérité et l'Incertitude à la noire chevelure » (1).

que prolonge le fragment 123 : « La Croissance et le Dépérissement, le Sommeil et la Veille, Le Mouvement et l'Immobilité, la Majesté aux riches couronnes Et la Souillure, le Silence et la Parole » (2).

L'interprétation de Karsten est insoutenable, parce qu'elle confond délibérément les ψυχοπομποί δυνάμεις dont parle Porphyre (frgt. 120) et les διτταί μοΐραι ... και δαίμονες que mentionne Plutarque (frgt. 122). H. Diels semble considérer que cette longue description de divinités allégoriques, qui, comme le note Jaeger (3), rappelle certains passages de la Théogonie hésiodique, s'insère à la suite du fragment 121 : « où la Mort et la Haine, ainsi que d'autres génies du trépas (κήρες), Avec les fléaux qui dessèchent, les putréfactions et les liquides

[qui en résultent, Errent dans l'obscurité sur les prairies d'Até » (4).

(1) Diels, FVS7, I, p. 361,3 sqq. : « ενθ1 ήσαν Χθονίη τε και Ήλιόπη ταναώπις, Δήρις θ'αίματόεσσα και Άρμονίη θεμερώπις, Καλλιστώ τ' Αισχρή τε, Θόωσά τε Δηναίη τε, Νημερτής τ'έρόεσσα μελάγκουρός τ' 'Ασάφεια ».

(2) Diels, FFS7, Ι, ρ. 361,13 sqq. : « Φυσώ τε Φθιμένη τε, και Εύναίη καΐ Έγερσις Κινώ τ' Άστεμφής τε, πολυστέφανός τε Μεγιστώ και Φορύη, Σωπή τε και Όμφαίη - - ».

(3) W. Jaeger, Die Théologie der friihen griechischen Denker, Stuttgart, 1952, p. 171. Le même auteur les compare aussi aux allégories de VÉnèide, VI, 273 sqq. et pense qu'Empédocle s'est inspiré d'une κατάβασις orphique où les figures allégoriques jouaient un certain rôle. Sur ces figures dans l'imagination religieuse d'Empédocle, on verra H. Schwabl, Zur « Théogonie » bei Parmenides und Empedokles, Wiener Sindien, t. LXX, 1957, pp. 278-289.

(4) Diels, FVS\ I, p. 360,17 sqq. : « . . . άτερπέα χώρον ένθα Φόνος τε Κότος τε και άλλων έ'θνεα κηρών αύχμηραί τε Νόσοι και Σήψιες έργα τε ρευστά "Ατής άν λειμώνα κατά σκότος ήλάσκουσιν ».

Sur la complexité de cette notion α'Άτη, on peut voir les pages de L. Gernet, Recherches sur la pensée juridique et morale en Grèce, Paris, 1917, p. 321 sqq.

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Nous serions donc, selon Diels, dans le même « lieu funeste » (fr. 121) qui semble, selon lui, ne pas différer de Ράντρον ύπόστεγον du frgt. 120 ni de Γάσυνήθης χώρος du frgt. 122 : c'est ce que faisaient déjà Karsten et Bignone (1). Ce qui est fort invraisemblable ; car comment peut-on admettre que « l'antre souterrain » où les « puissances psychopompes » déclarent être arrivées soit le même endroit que le « lieu funeste » où les mêmes puissances, appelées ici « μοΐραι και δαίμονες», sont dites se trouver?

Si Diels ne semble pas se soucier d'une telle incohérence, c'est sans doute qu'il attachait peu d'importance aux réflexions que les Anciens faisaient sur le poème d'Empédocle. Nous croyons au contraire que, mieux informés que nous, ils sont les guides les plus sûrs que nous ayons. C'est ce qui nous invite à dénoncer la difficulté du classement de Diels. Rostagni avait déjà pensé à placer, après le fragment 120, le 118, suivi de 121 jusqu'à 123. Mais à nouveau il évitait la difficulté majeure, il ne tenait pas compte des « διτταί μοΐραι και ... δαίμονες » dont parlait Plutarque, alors qu'il attachait grande importance aux « δυνάμεις ψυχοπομποί » de Porphyre (2). Dans sa célèbre étude sur les Καθαρμοί d'Empédocle, Wilamowitz s'efforce de résoudre la difficulté que nous venons de dénoncer. Il relie le frgt. 118 au frgt. 121, c'est-à-dire qu'il voit dans le «lieu inhabituel » le même endroit que la « région funeste où (sont) la Mort et la Haine ainsi que d'autres génies du trépas ». Vient alors le frgt. 120, où les puissances psychopompes prennent la parole. C'est ensuite que Wilamowitz place les frgt. 122 et 123 qui dépeignent les étranges divinités allégoriques (3). Le savant allemand a très nettement marqué la coupure entre le frgt. 121 et le frgt. 122 ; il note en particulier que dans le premier, Empédocle emploie le présent (ήλάσκουσιν) tandis que dans le second, il fait usage d'un imparfait (ήσαν) (4).

Nous avons donc affaire à deux descriptions différentes. Mais

(1) Karsten, Op. laud., ibid, et Bignone, Empédocle, Turin, 1916, p. 492. (2) A. Rostagni, II verbo di Pilagora, Turin, 1924, p. 211. (3) U. Wilamowitz, Die Katharmoi des Empedokles, Silz. phil. hist. Klasse

Preuss. Akad. Wiss., 1929, pp. 636-640. (4) Id., ibid., p. 639.

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Wilamowitz est pris de court lorsqu'il s'agit de préciser la référence du frgt. 122 : « cela se passe, dit-il, dans la caverne, mais non pas dans la prairie d'Até » (1).

Un point reste donc obscur ; mais il est clair, du moins, que les δυνάμεις ψυχοπομποί chargées de conduire l'âme-démon dans la génération, sur cette terre, ne s'identifient pas aux μοΐραι και δαίμονες qui, elles, semblent, comme le dit Plutarque, tenir compagnie à la même âme, pendant toute la durée de son incarnation (2).

Dans les premiers démons, nous reconnaissons le « démon psychagogue » qui a pour mission de guider l'âme dans les Enfers : ne s'agit-il pas en effet d'une κατάβασις, toute symbolique, il est vrai, puisque l'Enfer est dans l'esprit d'Empédocle la condition humaine? Dans les seconds, nous voyons plutôt — notre seule source est Plutarque - — une sorte de démon personnel ou d'« ange gardien », qui aurait la remarquable particularité d'être double. Nous recevrions donc à notre naissance deux démons, l'un bon, l'autre mauvais. Nous n'avons aucune précision sur leur rôle, mais nous pouvons peut-être nous le représenter en écoutant Empédocle s'écrier : «0 misérable race des mortels!... De quelles luttes, de quels gémissements vous êtes le produit ! » (3). Nous pourrions même penser que cette curieuse théorie des deux démons personnels, si elle n'apparaît chez Empédocle qu'à peine esquissée, lui était

(1) Id., ibid., p. 639 : « Das geschiht in der Hôhle, nicht auf der Wiese der Ate ».

(2) Du rôle de ces δυνάμεις ψυχοπομποί, l'on peut rapprocher Hermès Trismégiste, fragt. XXVI, éd. Nock-Festugière, t. IV, p. 81 (= Stob, I, 49, 69 éd. W., t. I, p. 463) : « Car il y a là-haut les gardes de corps (οί δορυφόροι), deux en nombre, de la Providence universelle; l'un est le contrôleur des âmes, l'autre leur conducteur, le contrôleur des âmes veille sur les âmes, non incarnées encore. Le psychopompe est celui qui envoie les âmes et les distribue selon leurs postes au fur et à mesure de leurs incarnations ». La notion de δυνάμεις ne doit pas faire illusion sur l'époque de cette conception empédocléenne. Outre qu'on la trouve déjà dans un fragment de Cléarque cité par Proclus, In Bern publicam Platonis, II, 114, 17 sqq. éd. G. Kroll (δαιμονίαι δυνάμεις), elle n'est qu'une traduction dans la langue de Porphyre d'une réalité du poème d'Empédocle.

(3) Diels, FVS7, I, p. 361, 19-20 : « ώ πόποι, ώ δειλόν θνητών γένος, ώ δυσάνολβον τοίων εκ τ' ερίδων εκ τε στοναχών έγένεσθε ».

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étrangère et qu'elle était, comme le pense M. P. Boyancé (1), un emprunt à la démonologie pythagoricienne (2).

La découverte de ces démons psychagogues et de ce double démon personnel n'a pas encore épuisé la « démonologie » d'Empédocle.

Nous avons encore un autre témoignage, celui du frgt. 126, que nous devons à Porphyre : « En effet la loi de cette « métacosmèse » et l'ordre naturel sont appelés par Empédocle δαίμων : «c'est elle qui revêt» les âmes «d'une tunique de chair qui leur est étrangère » (3).

Gomment faut-il entendre ce mot « δαίμων », qui semble faire partie de la citation d'Empédocle, transmise par Porphyre ? L'équivalence que posait Empédocle entre Γείμαρμένη ou φύσις et le δαίμων ne peut qu'évoquer un passage fameux où Parménide place au centre du monde ΓΆναγκή «ή πάντα κυβερνά» (4), qu'il appelle δαίμων. Si ce rapprochement est fondé, ce δαίμων doit se traduire par « divinité » et désigner une puissance surnaturelle qui préside à la métensomatose et à la répartition des « tuniques de chair ». Nous aurions alors chez Empédocle un emploi du mot δαίμων en son sens homérique le plus commun (5). Toutefois, certains savants ont soutenu une interprétation différente. Tel Wilamowitz, qui retrouve là un « démon » très proche des δυνάμεις ψυχοπομποί ; ce qu'explique la place qu'il assigne à ce fragment 126,

(1) P. Boyancé, Les deux démons personnels dans l'antiquité grecque et latine, Rev, Philol., 1935, p. 199 sqq.

(2) D'autres exégètes avaient déjà noté qu'Empédocle distinguait bons et mauvais démons dont les uns cherchent notre perte et les autres nous apportent leur aide ; tel Sturz, Empedocles Agrigentinus, I, Leipzig, 1805, p. 299 qui suit Érasme, Ad Terent. Phorm., I, 2, 24 ; Pfannerus, Systema Theologiae genlilis, p. 176 (que nous n'avons pu consulter) et Tiedemann dans Fabricius, Bibliolheca graeca, I, p. 810.

(3) Diels, FVS1, I, p. 362,6 sqq. : αυτής γαρ της μετακοσμήσεως ειμαρμένη και φύσις ύπο 'Εμπεδοκλέους δαίμων άνηγορεύται : «σαρκών άλλογνώτι περιστέλλουσα χιτώνι » και μεταμπίσχουσα τας ψυχάς.

(4) Parménide, frgt. 12,3 Diels. L'on verra l'étude d'O. Gilbert, Die δαίμων des Parmenides, Archiv fiir Geschichte der Philosophie, Berlin, 1907, t. XX, pp. 25-45. E. Pfeiffer, Studien zum anliken Sternglauben, ΣΤΟΙΧΕΙΑ, II, 1916, p. 126 rattache cette définition parménidienne de ΓΆναγκή à un sens « orphique » du mot δαίμων.

(5) Cf. Andres, s. ν. Δαίμων in R.-E. (1918), Suppl. Band, III, c. 279 sqq. et G. François, L'emploi au singulier des mots ΘΕΟΣ et ΔΑΙΜΩΝ et le problème du monothéisme, Liège-Paris, 1957, Appendice I.

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immédiatement après le fragment 120 où il est question des démons psychagogues (1). Diels semble comprendre le passage de la même façon, lorsqu'il traduit : « Ein weiblicher Daimon der die Seelen mit fremdartiger Fleischeshiille umkleidet » (2). Ce serait donc une espèce de génie, chargé d'attribuer une enveloppe corporelle aux démons déchus, comme les puissances psychopompes avaient pour fonction de guider les mêmes démons jusqu'à cette terre, conçue comme un Enfer. Mais si cette interprétation s'insère sans diiïicultés dans le contexte du poème, elle offre l'inconvénient de ne pas tenir compte des données de Porphyre, qui identifie sans ambiguïté le destin à un δαίμων, c'est-à-dire à une « puissance surnaturelle » qui n'est pas précisée.

Tels sont donc les différents aspects de la « démonologie » d'Empédocle. Cette recherche précise les critiques que nous avions adressées au Xenokrates de R. Heinze, puisqu'elle nous permet d'entrevoir dans le seul poème d'Empédocle trois espèces de démons : d'abord la catégorie des âmes-démons, ensuite le groupe des démons fonctionnels, personnels ou psychopompes, enfin le démon qui est puissance surnaturelle indéterminée. Si les deux premières comprennent des démons qui sont des êtres divins, distincts des dieux et tenus pour inférieurs à ceux-ci, la troisième espèce appartient à une couche de pensée religieuse où la notion de δαίμων ne s'est pas encore définie par rapport à celle de θεός. Nous ne trouvons donc pas chez Empédocle une « démonologie » à proprement parler, mais le témoignage, historiquement précieux, de plusieurs dimensions du concept δαίμων, qui composent cette représentation dans la conscience religieuse du poète.

Empédocle est le garant d'une triple valeur de la notion de δαίμων, et, si nous avions de meilleures citations littérales, nous

(1) Wilamowitz, Die Kalharmoi des Empedokles, Silz. phil. hisl. Klass. Preuss Akad, 1929, p. 638. « Das Wort δαίμων gehôrt dem Empedokles, der also die Natur nicht selbst die Einkleidung vornehmen liess, sondern einem dienenden Geiste dies Geschiift zuwies ».

(2) Diels, FVS\ I, p. 362.

REG, LXXII, 1959, n»' 339-343. 3

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pourrions peut-être écrire qu'un seul signifiant recouvre dans son poème trois signifiés qui appartiennent à des couches de pensée religieuse différentes. Dans la conception générale et indéfinie (1) du δαίμων ont été découpées plusieurs acceptions à des niveaux de pensée distincts. L'exemple d'Empédocle en outre est particulièrement instructif sur le travail « morphologique » de la pensée grecque, puisqu'il témoigne que, malgré la carence des poèmes homériques (2), les principales dimensions de la démonologie étaient, à son époque, déjà déterminées.

La contradiction que nous dénoncions au début de ces pages entre les diverses acceptions du « concept » δαίμων n'était qu'une expression fort impropre de la polyvalence d'un morphème fondamental dans la pensée religieuse des Grecs. Le principe de contradiction en effet n'existe pas dans la pensée religieuse archaïque, et l'on ne peut mieux l'exprimer qu'en parlant, avec circonspection toutefois, de « loi de participation ».

L'examen des divers passages d'Empédocle, nous a démontré avec netteté l'ambiguïté fondamentale de δαίμων : ainsi que l'a compris avec une rare clairvoyance L. Gernet (3), « le δαίμων est à la fois hors de l'individu et en lui ». Pour saisir la signification de ces δαίμονες par quoi Empédocle désigne les « criminels » du fragment 115, il faut se souvenir qu'un même individu peut à la fois être possédé par un démon qui le pousse à commettre un crime et qui s'identifie à lui — si bien que le coupable devient δαίμων, — et en même temps être distinct de ces puissances mythiques qui sont la cause de son crime — et ces dernières puissances se défi-

(1) II me souvient ici de telle phrase des admirables Recherches sur la pensée juridique et morale en Grèce (Paris, 1917, p. 318) de L. Gernet.

(2) L'effort constructeur des poèmes homériques a porté surtout sur la notion « θεός » et n'a pas tenu compte des croyances d'autres couches de la société, souvent plus anciennes, relatives aux δαίμονες sur lesquelles un Hésiode nous apprendra beaucoup plus ! Notons, pour finir, que le sage d'Agrigente devait, de « démonologue » qu'il était, devenir démon lunaire : ainsi, selon Lucien, Icaroménippe, 13 éd. Iacobitz, II, p. 409 (και νυν εν τη σελήνη κατοικώ).

(3) L. Gernet, Recherches sur la pensée juridique el morale en Grèce, Paris, Thèse, 1917, p. 319. Les pages 316-321 sont fondamentales pour l'étude de la démonologie ; et ce sont les plus remarquables que Ton ait écrites sur ces dilliciles problèmes. Il en ressort notamment que δαίμων, dans une portion de son histoire, ne peut être isolé d'autres morphèmes, comme Κήρες, Ερινύες, άλάστορες, etc..

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nissent alors dans des fonctions diverses relatives à cet individu : ce sont les δαίμονες ψυχοπομποί, c'est aussi le démon personnel, etc.

La définition des δαίμονες comme des ψυχαί n'est donc que la précision d'une dimension de ce morphème polyvalent qu'est δαίμων. Et c'est la même ambiguïté première qui rend compte des multiples aspects de la « démonologie » d'Empédocle, laquelle prend ici valeur exemplaire.

Marcel Détienne.