THÉODOSE LE DIACRE La prise de la Crète...

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ACHCByz 52, rue du Cardinal Lemoine – 75005 Paris www.achcbyz.com 2017 ΘΕΟΔΟΣΙΟΥ ΔΙΑΚΟΝΟΥ Ἅλωσις τῆς Κρήτης THÉODOSE LE DIACRE La prise de la Crète (960-961) Introduction, traduction et notes René-Claude Bondoux & Jean-Pierre Grélois (édition bilingue) Illustrations par Lili Mants RUCHEMENT

Transcript of THÉODOSE LE DIACRE La prise de la Crète...

  • ACHCByz52, rue du Cardinal Lemoine – 75005 Paris

    www.achcbyz.com2017

    ΘΕΟΔΟΣΙΟΥ ΔΙΑΚΟΝΟΥ Ἅλωσις τῆς Κρήτης

    THÉODOSE LE DIACRE La prise de la Crète

    (960-961)

    Introduction, traduction et notes René-Claude Bondoux & Jean-Pierre Grélois

    (édition bilingue)

    Illustrations par Lili Mants

    RUCHEMENT

  • Composition et infographieArtyom Ter-Markosyan Vardanyan

    © Association des amis du Centre d’histoire et civilisation de Byzance – 2017www.achcbyz.com

    ISBN 978-2-916716-61-9

    La collection Truchements se propose de jouer un rôle de pas-seur pour des textes peu connus ou négligés à cause de leur ton, de leur sujet, de leur accès difficile : courts, surprenants, variés, ils nous semblent mériter une traduction moderne fondée sur les meilleures éditions, que nous reproduisons pour le lecteur curieux.

  • 1. Les premiers éditeurs ont pris la liberté d’intituler ἀκρόασις ces séances en s’inspirant en particulier des 3 ἀκροάσεις du poème (modèle évident de Théodose) de Georges de Pisidie sur Héraclius et les guerres persiques (cf. Georges de Pisidie, p. 15).2. La Candie des Vénitiens, l’actuelle Hèrakleion.

    INTRODUCTION

    Le poème de 1039 vers dont nous proposons ci-après la première traduction française est connu par un seul manuscrit (Parisinus suppl. gr. 352, ff. 135-140, xiiie siècle). Une suscrip-tion fournit un titre (Prise de la Crète), le nom de son auteur (Théodose, humble diacre), et le nom du dédicataire (Romain, bienveillant et puissant empereur). Composé en trimètres iam-biques (appelés aussi dodécasyllabes byzantins) il est divisé en cinq chants d’inégale longueur : les trois premiers suggèrent une durée de récitation d’une vingtaine de minutes chacun, les deux derniers d’à peine dix minutes. Il s’agit en effet d’une poésie destinée à être déclamée, et qui le fut sans doute, en plu-sieurs séances ou auditions1 successives, au cours d’une même journée de fête. L’œuvre se présente à la fois comme un éloge de l’empereur Romain II (959-963) et une évocation épique de la victoire remportée sous son règne, contre les Arabes (ou Sarrasins) de Crète, par le général Nicéphore Phôkas.

    Nommé à la tête d’une expédition navale en juillet 960 ce général parvint en effet, après 9 mois d’efforts, à s’emparer le 7 mars 961 de la cité de Chandax, capitale de la Crète sar-rasine2 ; la soumission du reste de l’île ne tarda pas. Il s’agis-sait pour les Byzantins d’une reconquête, réussie après plu-

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    3. A. W. Brooks « The Arab Occupation of Crete », The English Histor-ical Review, 1913 p. 431-432 ; H.  Ahrweiler, Byzance et la mer, Paris 1966, p. 38-40 ; 93 ; 111-115.4. Voir Léon le Diacre, trad. franç., p. 219-231. 5. Ibidem, p. 210-211.

    sieurs tentatives infructueuses depuis qu’en 825 ou 8263 l’île était tombée aux mains d’Arabes venus d’Andalousie. Cette victoire concomitante d’autres victoires remportées sur les Arabes de Syrie par Léon Phôkas, frère de Nicéphore Phôkas, sonna le début d’une expansion de l’Empire byzantin à la-quelle Nicéphore, devenu empereur à la mort de Romain II, attacha à jamais son nom.

    De Théodose, auteur de ce poème, nous ne connais-sons rien d’autre que son titre de diacre ; l’information dont il dispose laisse supposer qu’il était membre clergé du Palais impérial, tout comme le sera, une trentaine d’années plus tard, un autre diacre, Léon qui laissa lui aussi un compte rendu dé-taillé de cette glorieuse campagne de Crète dans les deux pre-miers livres de son Histoire. Ces deux diacres possédaient une même culture qui transparaît, chez l’un comme chez l’autre, à travers les très nombreuses citations et allusions empruntées aux auteurs grecs de l’Antiquité classique, grecque et romaine. Le parallèle se renforce si l’on rappelle que Léon le Diacre fut également l’auteur d’un éloge impérial4, discours fleuri pro-noncé en présence de l’empereur Basile II en 989 ou 9905.

    Bien que ces deux éloges, l’un en vers, l’autre en prose, diffèrent par le rythme et la dimension, on y trouve un com-mun souci de redonner vie à des mots ou expressions rares ou recherchés, appréciés sans doute par un auditoire partageant par son éducation les mêmes références et les mêmes goûts

  • 3INTRODUCTION

    6. Théodose, v. 264-272. Voir de même dans l’Éloge de Basile II : « C’est la raison pour laquelle, confiant dans ton indulgence, je me lance dans l’épreuve de ta louange » (Léon le Diacre, trad. franç., p. 220-221, § 4) ; « Voilà les balbutiements des paroles que j’ai tressées pour toi, très puissant empereur » (ibidem, p. 230-231, § 19). 7. Théodose, Lettre à Nicéphore (voir ci-dessous).

    que les diacres écrivains. Il est important en effet de souligner que ces deux morceaux d’éloquence ont été prononcés de-vant l’empereur et la cour à l’occasion de fêtes se déroulant sans doute dans le Palais impérial. Ils correspondaient assuré-ment à ce qui était attendu de l’orateur dans ces circonstances, et Théodose, comme Léon plus tard, usent de formules propi-tiatoires et habilement auto-dépréciatives6 qui trahissent l’im-portance de l’enjeu, pour l’auteur et récitant, de telles séances publiques de déclamation. Il est donc exclu, pour en revenir au seul Théodose, de penser que ce dernier pécherait par excès de pompe et d’amphigourisme dans un exercice dont ce sont là les fondements.

    Mais Théodose a-t-il effectivement eu l’occasion de prononcer devant l’empereur Romain II cet éloge écrit pour lui ? La préface en prose qui précède son poème laisse penser qu’il n’en eut pas le temps et que la mort subite de l’empe-reur Romain II le 15 mars 963, après seulement 3 ans et 4 mois de règne, le priva de la reconnaissance à laquelle il aspirait en tant que poète. C’est donc à Nicéphore qu’il adresse ces « balbutiements » « indignes de son mérite » tout en préci-sant qu’il a composé « prématurément » cette évocation des événements de Crète sans l’avoir « publiée »7. Au moment où Théodose lui adresse cette lettre dédicatoire Nicéphore Phôkas n’est encore que magistre puisqu’il est qualifié de « Soleil des magistres » et non d’empereur, et il est déjà vainqueur d’Alep,

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    8. Ibidem ; ce poème, s’il a jamais été composé, ne nous est pas parvenu.9. Théodose, v. 1036-1039. 10. Léon le Diacre, II, 9-10 ; trad. franç., p. 68-69.11. Ibidem II, 12; trad. franç., p. 3.

    ce qui permet à Théodose de lui demander l’autorisation de chanter la prise de cette cité dans un de ses poèmes ultérieurs8. Il faut donc admettre que le poème intitulé Prise de la Crète a été composé entre la prise de Chandax (7 mars 961) et celle d’Alep (23 septembre 962). Quant à la prise de Tarse, qui in-terviendra 3 ans plus tard (16 août 965), elle n’est, à la fin du poème, qu’envisagée et espérée9.

    Entre septembre 962 et mars 963, il apparaît que Théo-dose n’eut pas l’occasion de présenter son œuvre à Romain II. Et si, dans sa lettre, il s’adresse à Nicéphore en lui donnant le seul titre de magistre c’est qu’il la rédige avant l’annonce de la proclamation impériale de ce dernier par ses troupes à Césarée de Cappadoce, le 2 juillet 963. Mais on imagine mal qu’il ait en-voyé en Cappadoce, accompagnée de sa lettre de dédicace, une copie de ce poème écrit pour être prononcé à haute voix. Mieux vaut considérer que cet envoi a eu lieu, peut-être juste après la cérémonie de déclamation, à Constantinople même, alors que Nicéphore y était présent peu après l’annonce de la mort de Ro-main II. C’est en effet cette annonce qui a incité Nicéphore à ac-célérer son retour vers Constantinople à l’issue de sa campagne victorieuse contre les Arabes de Syrie10. Arrivé dans la capitale, Nicéphore Phôkas, épaulé par le patriarche Polyeucte, prête serment de respecter les droits des jeunes empereurs Constan-tin et Basile, fils de Romain II, et est proclamé par le Sénat gé-néralissime des troupes d’Asie11. D’après Skylitzès c’est en avril 963 qu’il serait revenu à Constantinople sur ordre de l’impéra-

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    12. Skylitzès, p. 254-255 ; trad. franç., p. 215.13. Léon le Diacre, III, 1 ; trad. franç., p. 75 et 76 n. 1 : « Pour un ob-servateur constantinopolitain, Vénus a pénétré dans la constellation du Taureau le 27 mars 963 et l’a quittée le 19 avril. Pendant cette période, cette planète était visible en tout début de soirée ».

    trice veuve, Théophanô, et aurait célébré à l’Hippodrome son triomphe en exposant les butins de Crète et de Syrie12. La Pâque de 963 tomba le dimanche 19 avril et Léon le Diacre écrit que Nicéphore, promu à ce nouveau grade militaire honorifique, « parti de Byzance, prend pied sur la terre opposée, en Asie » pour rejoindre ses troupes alors qu’au « milieu du printemps (…) Vénus infléchissait peu à peu sa course vers le pôle arctique, menant son char aux abords du Taureau »13. Ces informations historiques et astronomiques laissent à penser que Nicéphore a séjourné à Constantinople pendant la première quinzaine d’avril 963, organisant les fêtes de son triomphe avant celles, sacrées, de Pâques. Telle est la courte période pendant laquelle Théodose eut sans doute l’occasion de remettre à Nicéphore, encore magistre, sa lettre de dédicace et de déclamer son poème dont « les premiers iambes semblent », écrit-il, « adressés à notre défunt empereur » mais dont la « somme des louanges » va à son général victorieux… et successeur présumé.

    On pourrait donc dire, en usant d’une expression fami-lière à nos contemporains, que Théodose bénéficiait alors d’un créneau inespéré pour solliciter le succès : en un seul et même poème – sans retouches nécessaires – honorer la mémoire de l’empereur défunt tout en exaltant la gloire du glorieux général que l’impératrice elle-même avait fait venir à Constantinople, constituait une gageure inespérée pour ce diacre, surtout quand on connaît le rôle que joua peu après Théophanô pour renfor-

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    14. Schlumberger, N. Phocas, p. 77-96.

    cer la légitimité de Nicéphore, dont la prise de pouvoir ressem-blait fort à une usurpation. Et il faut ajouter à cela la présence d’un auditoire choisi. Car nul doute que parmi les courtisans qui assistèrent en même temps que Nicéphore à la déclama-tion du poème figuraient nombre d’officiers et de dignitaires impériaux et ecclésiastiques qui avaient participé à la glorieuse campagne de Crète, unique sujet des iambes en question.

    Théodose ne pouvait donc en aucun cas tricher avec une réalité aussi récente que cette expédition. C’est là l’argument qui s’impose nécessairement lorsqu’il s’agit d’apprécier la va-leur de ce poème en tant que témoignage historique. Car tout autant qu’un éloge, dont nous apprécierons plus loin la qualité littéraire, ce poème, composé peut-être au fur et à mesure des événements, et assurément en tout cas dans les mois qui suivirent la chute de Chandax, est le compte rendu le plus détaillé de la campagne de Crète et celui sans doute auquel on peut accorder le plus de crédit du fait de sa proximité temporelle avec celle-ci.

    Contrairement à G. Schlumberger qui a procédé, dans ses célèbres pages14, à une reconstitution brillante des événe-ments en combinant toutes les informations disponibles sans souci de la nature ni souvent de l’époque de leur provenance, nous nous efforcerons ci-dessous de montrer qu’il est possible de dresser un tableau assez net de la succession des épisodes en les dégageant de leur formulation poétique et rhétorique parfois déroutante.

  • 7INTRODUCTION

    Chant I

    1. Après avoir débarqué (v. 45) Nicéphore range ses troupes en ordre de combat (v. 51-52) mais ne livre pas de bataille rangée.

    2. Il ravage le pays environnant Chandax (v. 102-128). Les popu-lations survivantes se réfugient dans Chandax (v. 129-134).

    3. Puis Nicéphore élargit le périmètre de ses attaques, conquérant et détruisant « des villes » (v. 135-137).

    4. De retour auprès de sa flotte (v. 138-140) il fait tirer des navires sur le rivage (v. 141-142).

    5. Il met en ordre sa cavalerie (v. 143-144) et fait construire un camp retranché (une « cité fortifiée ») pour se proté-ger des éventuelles attaques ennemies (v. 145-148, 153-156).

    6. L’attaque par des troupes crétoises des ouvriers construi-sant le camp retranché prouve qu’il avait raison de se mé-fier (v. 157-173). Les ouvriers résistent à l’attaque. Nicéphore ordonne d’épargner 250 prisonniers sarrasins (v. 174-181).

    7. 1er assaut avec de forts effectifs (v.  182-201) : commencé à l’aube, le combat dure toute une journée ; la nuit in-terrompt l’opération ; les Byzantins ne retournent pas dans leur camp et doivent donc veiller toute la nuit, qui dut être pluvieuse (v. 203-223).

    8. L’assaut a apparemment échoué car il faut remonter le moral des troupes qui doivent être stimulées par les hérauts d’armes (v.  223-230). C’est dans ce but que Nicéphore donne l’ordre d’exécuter les prisonniers (v. 231-232), sans doute ceux épargnés plus tôt à dessein.

    9. 1ère sortie des Crétois : indignés par le traitement subi par les prisonniers, ils tentent une sortie, mais l’obstacle du fossé les précipite dans un massacre (v. 233-249).

  • 8 THÉODOSE LE DIACRE

    Chant II

    10. Les vers  273-278 évoquant la canicule dont souffrent les soldats, on peut en déduire que tous les événements précédents se sont déroulés en juillet – août 960.

    Cet assaut avorté puis ce massacre sont considérés comme une première victoire, dont l’annonce à Constantinople réconforte Romain II : il organise une veillée d’actions de grâces avec les moines (v. 273-305).

    11. 2ème assaut lancé par Nicéphore. Durant huit jours il fait combler le fossé pour permettre l’approche des ma-chines de siège. Mais la défense des Crétois est efficace quand il fait avancer les machines (v. 309-327).

    12. Pour remonter le moral des troupes (v.  328-329) Ni-céphore expédie sur la ville assiégée, avec les trébuchets, des têtes d’ennemis (v. 330-345).

    13. 2ème sortie des Crétois, mieux organisée et plus fournie que la première (v. 363-401). Mais Nicéphore, informé du projet (v. 402-406), encourage ses troupes, organise une fausse retraite et prépare des embuscades (v. 407-442). Le piège est efficace : de nombreux Sarrasins sont mas-sacrés (v. 443–509) ce qui est rappelé au chant suivant (v. 588-589).

    Chant III

    14. Cet assaut avorté puis ce massacre sont considérés comme une seconde victoire, dont l’annonce réconforte Romain II : il se met à réciter une prière inspirée des Psaumes (v. 597-609).

  • 9INTRODUCTION

    15. Mais l’armée byzantine trop confiante dans ses victoires relâche sa vigilance et subit des attaques nocturnes qui provoquent chez elle la panique (v. 613-634).

    16. L’armée byzantine se reprend en main et remporte des vic-toires dans les combats nocturnes, occasionnant de lourdes pertes aux Crétois de l’intérieur de l’île (v. 641-669).

    17. Le siège s’étire en longueur provoquant les souffrances des défenseurs de Chandax (v. 676-692). Les tentatives répétées d’assaut (v. 695-699) n’ont pas l’air de porter leur fruit, provoquant l’angoisse de Nicéphore et la démoralisation des troupes byzantines (v. 700-715).

    18. Un officier de Nicéphore, par dérision et provocation, fait expédier avec un trébuchet un âne vivant sur Chan-dax. Cet épisode est symbolique de la disette des Crétois mais aussi du besoin des Byzantins d’un rire réconfor-tant (v. 716-738).

    Les vers 780-782 évoquant le rude hiver et sa froidure dont souffrent les soldats byzantins, on peut en déduire que tous les événements qui précédent se sont dérou-lés en automne ou au début de l’hiver, de septembre à novembre ou décembre 960.

    Chant IV

    19. La résistance des Crétois de l’intérieur n’est pas vaincue : pendant l’hiver (v. 783-784) ils lancent des raids depuis les montagnes vers les côtes (v. 784-816) et l’émir Karamoun-tès réunit une armée de 10 000 hommes (v. 817-834).

    20. Le général (Nicéphore Pastilas), dépêché pour combattre cette armée de secours, meurt au combat (v.  843-889) mais les Crétois sont finalement encerclés et anéantis (v. 890-893).

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    21. Karamountès, vaincu, doit s’enfuir ignominieusement (v. 897-914).

    22. 3ème assaut, victorieux celui-là, et prise de la ville : l’armée, avec joie, « jette les murailles à terre » (v. 915-917).

    Chant V

    23. Les défenseurs sont tués, les femmes capturées, enfants, jeunes gens et vieillards sont massacrés (v.  1002-1020). Chandax regorgeait de richesses (v. 1035).

    Une autre source, elle aussi contemporaine des événe-ments, peut servir de pierre de touche pour évaluer la qualité du témoignage de Théodose : la Continuation de Théophane dont le texte s’interrompt précisément à l’annonce de la prise de Chandax et laisse en suspens la description de son saccage et du butin rassemblé. Bien que moins détaillée elle ne contre-dit en rien l’ordre ni la nature des événements rapportés par Théodose, mais elle mentionne deux faits passés sous silence par ce dernier :

    a) l’arrivée d’ambassadeurs arabes venus d’Espagne et d’Afrique à la demande de l’émir de Crète ; introduits secrètement dans la ville assiégée ils concluront à l’im-possibilité d’envoyer une armée de renfort ;

    b) l’envoi par Romain II d’un convoi pour ravitailler l’ar-mée byzantine épuisée par les privations et le froid.

    D’autres sources plus tardives, également moins détail-lées, ne se signalent que par des différences mineures : Léon le Diacre, postérieur d’une trentaine d’années, et Michel Atta-liate, postérieur de plus d’un siècle. Voici la liste des différences afférentes aux divers épisodes énumérés plus haut :

  • 11INTRODUCTION

    Episode n° 1 : Léon le Diacre (I, 3, trad. franç. p. 51.) est le seul à évoquer une bataille rangée immédiatement après le dé-barquement des troupes byzantines, bataille victorieuse pour Nicéphore Phôkas qui a placé l’enseigne de la Croix en tête de ses troupes.

    Episode n° 4 : Selon Léon le Diacre (I, 3, trad. franç. p. 51) Nicéphore Phôkas, après le débarquement, rechercha de bons mouillages pour sa flotte et organisa un blocus maritime de l’île.

    Episode n° 5 : Léon le Diacre (I, 5, trad. franç. p. 54) est le seul à mentionner, outre le camp retranché, la construction par les Byzantins d’un mur de circonvallation pour bloquer tout accès à la ville et toute sortie. Michel Attaliate quant à lui (p. 1648-10), précise que le camp retranché est constitué de fossés entourant les navires halés à terre.

    Episode n° 12 : Léon le Diacre (I, 8, trad. franç. p. 57), ainsi que Michel Attaliate (p. 16527– 1663), situent cet épisode après la défaite de l’armée de secours crétoise, c’est-à-dire après l’épisode n° 20 de Théodose : les têtes envoyées seraient celles des vaincus de ce combat. Pour Léon le Diacre aussi cet épisode terrifiant est lié à un assaut qui échoue.

    Episode n° 20 : Léon le Diacre (I, 4, trad. franç. p. 53) si-tue la mort héroïque du général Nicéphore Pastilas en début de campagne et explique que Nicéphore Phôkas en tire une leçon de prudence pour ses troupes.

    Episode n° 23 : Léon le Diacre est le seul à décrire lon-guement (II, 7, trad. franç. p. 65) les travaux de sape qui abou-tissent à l’écroulement d’une portion des murailles de Chan-dax et permettent la ruée des soldats byzantins à travers cette brèche. Michel Attaliate se contente d’évoquer les « multiples ruses et stratagèmes » employés par Nicéphore Phôkas pour se rendre maître de la ville (p. 1666-9).

  • 12 THÉODOSE LE DIACRE

    15. Théophane continué, p. 47423 – 4751.

    On peut certes s’étonner de l’extrême rapidité (les trois derniers vers du chant IV, v. 915-917) avec laquelle Théodose rend compte de l’assaut final et de la prise de Chandax, alors qu’on pourrait imaginer qu’il en eût fait le point d’orgue de son poème épique. Il préfère en effet consacrer les 122 vers de son cinquième et dernier chant à magnifier les armes du vainqueur et à propager au monde entier et aux terres arabes plus parti-culièrement – Sicile, Syrie, Égypte – l’écho de cette victoire. De même on s’attendrait à ce que l’évocation du butin amas-sé après le pillage de la ville (un demi-vers, v. 1035) contribuât davantage à l’éclat de l’éloge. Mais peut-être faut-il voir dans cette pseudo-omission la confirmation de l’ombre qui s’abattit sur la gloire de Nicéphore, soupçonné du désir d’usurpation, du fait d’une rumeur à laquelle fait expressément allusion le Continuateur de Théophane : « celui qui conquerrait la Crète règnerait et détiendrait les sceptres de l’Empire romain15 ». La rumeur s’est confirmée, mais Théodose ne pouvait ni le sa-voir à l’époque de sa composition, ni même le suggérer, sur-tout dans un poème dédié à l’empereur régnant, Romain II. Quant à l’ignorance de la visite secrète des ambassadeurs arabes elle peut s’expliquer par le fait qu’elle n’avait peut-être pas encore filtré hors des bureaux impériaux au moment où il composa son poème. Seul reste difficile à expliquer son silence sur l’expédition de ravitaillement envoyée par l’empe-reur, occasion pourtant idéale pour célébrer la bienveillance de l’empereur envers son armée. Toutefois, il peut ne s’agir là que d’une ignorance technique, voire d’un certain dédain du poète pour les conditions matérielles de l’application de cette vertu impériale entre toutes, la « philanthropie », qui figure

  • 13INTRODUCTION

    16. Théodose, v. 279-287. 17. Ibidem, v. 288-289. 18. Ibidem, v. 211-223 et 635-640.

    expressément dans la suscription du poème. D’ailleurs Théo-dose ne se fait pas faute, au chant II, de souligner le souci ma-nifesté par son empereur vis-à-vis des soldats en campagne qui enduraient la chaleur ardente en plus du danger des armes16. Les mêmes peines, Romain s’en souvenait, n’avaient-elles pas contribué à la défaite de l’expédition précédente sous le règne de son père en 94917 ? Et, sous une forme plus épique – celle d’une apparition mystérieuse voire miraculeuse – Théodose ne manque pas, par deux fois18 de mettre en scène la participation active de l’empereur aux épreuves de ses soldats.

    Compte tenu de ces dissonances et de leurs explications possibles, il convient désormais de mettre en relief l’originalité du témoignage de Théodose, en constatant que non seulement il confirme mais il enrichit notablement les connaissances que nous sommes plus habitués à puiser chez les chronographes et les historiens à propos de la campagne de Crète de 960-961. L’aspect le plus important semble être l’insistance sur la suc-cession de victoires et de revers que connut l’armée byzantine au cours de cette campagne lancée contre un territoire assez limité, mais suffisamment accidenté pour faciliter une résis-tance acharnée de la part des Sarrasins.

    Léon le Diacre, dans son compte rendu, laisse entendre qu’après une première victoire dès le débarquement, puis une défaite subie dans l’intérieur du pays par les troupes de Nicéphore Pastilas, l’élimination, lors d’une bataille nocturne, de l’armée de secours arabe rassemblée dans l’intérieur du

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    19. La présence inopinée et l’effectif énorme (40 000 hommes) de cette armée ne fait l’objet d’aucune explication chez Léon le Diacre (Léon le Diacre, I, 7 ; trad. franç., p. 56).20. Théodose, v. 856.21. Ibidem, v. 816.22. Léon le Diacre, I, 7 ; trad. franç., p. 56.23. Théodose, v. 620-621.

    pays19 avait ensuite permis une longue guerre de siège com-posée d’un premier assaut sans succès puis, après l’hiver, d’un second, aboutissant à la prise de la ville. Théodose, lui, nous informe de plusieurs tentatives de contre-attaque de la part des Sarrasins, et l’on n’est pas forcé de douter du nombre de sept défaites essuyées, selon lui, par ceux-ci avant la défaite décisive de leur armée de secours20. Il est le seul à mentionner l’attaque des ouvriers construisant le camp retranché, auquel il donne le nom de Phoinikia (que nous avons traduit par Purpurine), ainsi que les deux tentatives de sortie. Ensuite il nous informe de l’existence d’un émir nommé Karamountès et de ses efforts pour organiser et entraîner l’armée de secours recrutée dans l’intérieur de l’île : celle-ci est forte, selon lui, de « dix fois mille hommes »21, ce qui est plus crédible que l’effectif de 40 000 donné par Léon le Diacre22, et, détail important, elle s’appuie sur des postes fortifiés formant une seconde ligne de défense extérieure aux murailles de la ville, disposition que nous avons reconnue dans l’examen attentif du vers 821. Un autre examen attentif, du vers 788 cette fois, permet de comprendre que cette armée de secours était composée d’hommes soit trop jeunes, soit trop vieux pour porter habituellement les armes. Théodose nous renseigne également sur les raids opérés par les Sarra-sins dans le territoire de l’île pendant le siège : descendant des montagnes où ils se sont réfugiés et tendant des embuscades23,

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    24. Théodose, v. 798-799 et 849.25. Ibidem, v. 789 et n. 206.26. Ibidem, v. 137.27. Théophane continué, p. 47518-20.28. Théodose, v. 375. L’étrange expression numérique employée par Théodose « trois fois sept cinquantaines » renvoie-t-elle à des habitudes linguistiques arabes, ou à une commodité prosodique ?29. Ibidem, v. 375-376. Nous laissons de côté l’effectif de 10 000 hommes pour l’armée de secours sarrasine, qui représente une mobilisation de la der-nière chance.

    ils ravagent les zones côtières, vallées et lieux abrités24 propices à l’habitat et aux cultures. Il nous laisse comprendre à cette oc-casion que la population crétoise comportait sans doute encore, 145  ans après la conquête par les musulmans, des communau-tés chrétiennes qui furent victimes des raids en question : sinon quel besoin Théodose avait-il de préciser que les Sarrasins, dans ces occasions, s’en prenaient « même à leurs concitoyens25 ». C’est grâce à Théodose enfin que nous apprenons l’existence, même trop vague, d’autres villes crétoises, qui ont pâti des at-taques byzantines26.

    Ce sont également les renseignements donnés à propos des Sarrasins qui nous permettent d’apprécier les effectifs en présence. Les nombres donnés par le Continuateur de Théo-phane concernant l’escadre byzantine (2 000 navires avec du feu liquide, 1 000 dromons, 307 navires de charge27) peuvent laisser le lecteur d’aujourd’hui perplexe, même à raison d’un faible corps de combattants par navire. Semblablement la pro-position de l’émir de Chandax, dans son discours aux siens, d’opposer aux Byzantins 1050 cavaliers28 et 180 000 fantassin (6 fois 30 000)29 semble relever davantage de la rhétorique de l’encouragement que de la réalité. En revanche un effectif de

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    30. J. F. Haldon, « Theory and Practice in the 10th Century Military Administration », TM 13, 2000, p. 308.31. Ibidem, p. 306.32. Théophane continué, p. 4781-5.33. Théodose, v. 782, 844.34. Ibidem, v. 620-62535. Ibidem, v. 635-640.36. Ibidem, v. 630-632.

    50 000 hommes (cinq myriades) avancé par Théodose (v. 190) pour décrire la « phalange » byzantine est crédible. Cet ef-fectif est comparable à celui de l’expédition malheureuse de 911 (environ 47 000 h.30) et largement supérieur à celui de l’ex-pédition, malheureuse elle aussi, de 949 (environ 12 000 h.31), que Théodose, nous l’avons vu, rappelle de manière allusive.

    Quant aux fluctuations du moral des troupes byzan-tines, même si le Continuateur de Théophane32 décrit les soldats épuisés par le froid et la disette, « tomb[ant] dans la torpeur et voul[ant] rentrer chez eux » , elles nous semblent rapportées beaucoup plus véridiquement et sans fard par Théodose qui, outre les effets du froid33, n’hésite pas à décrire la terreur qu’inspirent dès la nuit tombée les Sarrasins se cou-lant tels des serpents hors de leurs repaires et transformant le terrain en coupe-gorge34. Et si, dans le premier cas, un discours de Nicéphore Phôkas, suffisait à relever le moral des soldats transis et affamés, dans le second cas il ne faut rien moins que l’apparition fantasmatique de l’empereur lui-même, monté sur son destrier35, pour ramener au combat non seulement des soldats mais des officiers qui ne songeaient qu’à trouver refuge dans les cales des navires36. Théodose témoigne égale-ment du découragement des troupes byzantines lorsqu’elles

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    37. Théodose, v. 329.38. En agissant ainsi Nicéphore ne fait finalement qu’imiter Ajax, fils d’Oïlée, qui par défi tranche la tête du Troyen Imbrios et l’envoie dans les rangs adverses rouler aux pieds d’Hector (Homère, Iliade, XIII, 202-205).39. Théodose, v. 700-712.40. Ibidem, v. 716-738.

    constatent que les machines de guerre approchées à grand peine des murailles n’obtiennent pas l’effet escompté à cause de l’opiniâtreté des défenseurs: ils ont beau être surnommés « les ouvreurs de forteresse », les soldats byzantins se trouvent « remplis de doute »37 et, ici aussi, il ne faut rien moins qu’une initiative étonnante et terrifiante de Nicéphore pour ranimer leur fougue : la projection des têtes d’ennemis décapités sur leurs congénères38. Léon le Diacre rapporte bien cet épisode mais, pour lui, il ne s’agit que de terrifier l’adversaire et non de remédier à une perte de confiance des Byzantins envers leur général. Ce dernier d’ailleurs est lui-même en proie au doute : il mobilise toutes ses capacités pour trouver une issue à cette situation bloquée et met simultanément en éveil ses cinq sens comme s’il était habité d’une énergie surnaturelle qui lui insuffle une agitation frénétique39. Les vers 713-715, bien que difficiles à interpréter, ne laissent malgré tout aucun doute sur le profond souci ressenti par Nicéphore Phôkas pour le moral de ses troupes. C’est alors qu’une diversion détend l’atmosphère.

    Il est impossible en effet de conclure cette présentation de l’originalité de Théodose, critère de sa véracité, sans s’attar-der sur l’épisode le plus connu de son poème, l’épisode de l’âne volant40. Étant donné les circonstances, évoquées plus haut, de la déclamation de ce poème, il est difficile d’y voir une affabu-

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    41. Cf. P. E. Chevedden, The Invention of The Counterweight Trebu-chet : A Study of Cultural Diffusion, DOP 54, 2000, p. 84.42. Théodose, v. 720.43. Ibidem, v. 155-156.44. Cet hapax peut être rapproché du mot ἀντελιγμὸς évoquant un tour-noiement en sens contraire ou une résistance au tournoiement.

    lation poétique à simple fonction satirique. Expédier un âne vivant au moyen d’un trébuchet par-dessus les murailles de la ville assiégée pouvait paraître surprenant, mais non impossible à l’esprit des auditeurs, ce qui nous informe accessoirement sur la puissance de ces machines de jet : il faut les considérer capables de projeter un poids de 100 voire 200 kg41 à une dis-tance de 50 à 100 m, distance minimale de sécurité par rapport aux assiégés qui, rappelons-le, disposent aussi de machines de jet. Et il fallait que la poche du trébuchet libère l’âne au mo-ment exact où la perche, brusquement redressée, atteignait sa position optimale de largage, d’où le recours à des  spécia-listes des nœuds42. Pour rester dans le domaine des machines de jet, Théodose nous informe également que ces machines, désignées sous le terme générique de μάγγανον, nécessitaient une base stable constituée d’empierrements43. Et il nous four-nit dans la même phrase un très rare sinon unique témoi-gnage sur le fonctionnement de ces machines en évoquant les mouvements tournants (στροφαί) de certaines pièces appelées ἀντελίγματα44 (ressorts ?) ; ce type de mouvement est confirmé par l’emploi du mot στροφουργίαι (que nous avons traduit par « détente des trébuchets ») au vers 973. Étendant son éloge, à la fin de son poème, aux armes qui ont permis la victoire – casques, cuirasses, boucliers, javelots, épées à double tranchant, flèches trilobées - il se garde d’oublier les béliers, les tortues,

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    45. Théodose, v. 325-327, 696.46. Ibidem, v. 326, 973.47. Ibidem, v. 332, 696, 718.48. « Nicéphore Phôkas (…), envoyé contre les Sarrasins de Crète (…), ayant livré pendant sept mois de nombreux combats aux barbares et mené contre leurs villes toute une machinerie de siège (πᾶσαν πολιορκητι-κὴν [...] μηχανήν), il se les soumit, puis s’empara de leur métropole » (Zonaras, III, XVI, 23, 7, Bonn, p. 490-491).49. Le Continuateur de Théophane (p. 4819) n’use — et une seule fois — que du terme classique « hélépole » (ἑλεπόλις)  ; Léon le Diacre (I, 9 ; trad. franç., p. 58) emploie le même terme en l’assimilant expressé-ment au bélier et ajoute les expressions génériques « engins pour battre les murailles » (εἰς τειχομαχίαν ὄργανα), « machines de jet » (ἀφετηρίαι μηχαναί) et « lance-pierres » (πετρόβολα : ibidem II, 7) ; Michel Attaliate (p. 16417 et 1661) utilise à deux reprises l’expression « engins lance-pierres » (πετρόβολα ὄργανα), mais il faut relever également l’expression « pierre envoyée par une fronde » (σφενδονηθεῖσα πέτρα) (ibidem p. 16413) dans un passage où il décrit Nicéphore qui, voyant ses soldats effrayés par le siffle-ment d’une pierre expédiée par un trébuchet ennemi installé sur la muraille de Chandax, les met en garde contre la portée inhabituelle de ces engins — toutefois il s’agit d’une pierre suffisamment légère pour que le général puisse la soulever aisément avec sa main.

    les échelles articulées45 et, bien entendu, ces πετρόπομποι σφεν-δόναι46 – appelées souvent simplement σφενδόναι47 – sous lesquelles on reconnaît les trébuchets. En ce qui concerne les machines de siège – dont l’importance dans cette campagne de Crète fut telle qu’elles continuent de figurer dans le très court paragraphe que Zonaras48 lui consacre 200 ans plus tard  – force est donc de constater que Théodose, dans son poème épique, donne davantage de précisions sur leur dési-gnation, leur fonction et leurs conditions d’emploi, au cours de cette expédition, que tous les historiens contemporains ou postérieurs réunis49.

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    50. Panagiôtakis, Θεοδόσιος, p. 29.51. Ibidem p. 9.52. Serikoff, Séiépph, p. 83-85.

    Pourtant l’intention première de Théodose n’est assuré-ment pas d’informer son auditoire mais de chanter les louanges de l’empereur sous une forme digne de son rang, c’est-à-dire poétique et épique.

    La perfection de la métrique importe autant que le choix du vocabulaire. C’est d’ailleurs ce grand respect, de la part de Théodose, des règles de composition du trimètre iam-bique qui a conduit les éditeurs récents, Panagiôtakès d’abord, Criscuolo ensuite, à proposer des corrections qui, allant systé-matiquement dans le sens de cette perfection, permettent de résoudre de manière satisfaisante nombre de difficultés déce-lables dans l’unique manuscrit copié presque trois siècles après la date de composition. Un exemple remarquable de cette fi-délité aux règles les plus strictes de la métrique iambique est fourni par l’observation de Panagiôtakès concernant les deux vers les plus intrigants du poème (v. 349-350), qui sont censés transcrire les paroles prononcées en langue arabe par les assié-gés indignés et désespérés par la projection sur eux des têtes de leurs congénères exécutés : ces vers sont eux-mêmes stricte-ment métriques50 ! Ces deux vers posent par ailleurs question : faut-il y voir, comme Panagiôtakès51 et Serikoff 52, la preuve que Théodose savait l’arabe, soit qu’il fût originaire d’une région de l’empire limitrophe des territoires arabophones, soit même qu’il ait acquis cette compétence en participant personnelle-ment à tout ou partie de l’expédition militaire contre la Crète ? Dans la deuxième hypothèse pourrait aussi se trouver l’explica-tion de la qualité détaillée de son information ; mais il faudrait

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    53. Théodose, v. 296-305 et 599-609.54. Voir Léon le Diacre, trad. franç., p. 23.55. Voir P. Lemerle, Le premier humanisme byzantin, Paris 1971, p. 252-256.

    qu’il ait été également présent à Constantinople à certains moments pour pouvoir témoigner des cérémonies d’action de grâces organisées par Romain II à l’annonce des premières victoires53.

    En l’absence de réponse sûre aux hypothèses précédentes nous en sommes réduits à fonder nos analyses sur la virtuosité avec laquelle Théodose use de la langue grecque et exploite la culture qui y est liée. Nous ne nous attarderons pas sur l’abon-dance des citations d’auteurs anciens, essentiellement pro-fanes : l’exemple de Léon le Diacre qui, lui aussi, parsème son Histoire de multiples citations de ce genre54 suffit à prouver que Théodose, dès la génération précédente, profitait déjà des bien-faits de la réouverture à Constantinople des écoles, au moins d’enseignement moyen, par Constantin Porphyrogénète, et du renouveau de l’encyclopédisme qui en découla55. Nous préférons souligner, d’une part la déviation de l’emphase épique vers une apparente dérision du grand maître du genre, Homère, d’autre part un goût surprenant à première vue pour la peinture de la cruauté et du malheur, et enfin l’attirance de plus en plus mar-quée à la fin du poème pour les jeux de mots, attirance qui semble apparemment détonner avec le sublime, loi du genre épique.

    La principale ligne directrice du poème est la rivalité avec Homère, rivalité ambiguë que l’on aurait tort de prendre à la lettre en accusant, par réaction, Théodose d’un orgueil déplacé. Une première inconséquence frappe à la lecture de la lettre de dédicace à Nicéphore Phôkas. Comment Théodose

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    56. Par exemple v. 953-954.57. Cette réminiscence épique (Homère, Iliade, VII, 436-441 et XII, 440-472) n’est peut-être pas fortuite et confirmerait alors l’information transmise par le seul Michel Attaliate concernant le camp retranché consti-

    peut-il solliciter la bienveillance de Nicéphore en lui promet-tant d’assurer sa renommée future à l’instar d’Homère grâce à qui, dit-il, « Achille est toujours chanté et célébré », et dé-nigrer à la première occasion ce même poète qui « tambou-rine […] à grand bruit pour magnifier les petits faits » et n’a que « paroles trompeuses » (v. 19-20) ? De même que dans les autres occasions où il réitère ses apparentes critiques à l’égard du vénérable aède56, Théodose ne fait là qu’user d’un artifice rhétorique dont l’auditoire est prêt à pardonner les excès, puisqu’il n’a pour fonction que de magnifier au plus haut point le souverain devant qui sont prononcés ces vers. Cette connivence de moquerie, que Théodose essaie de provoquer chez ses auditeurs en prétendant par exemple s’écrouler de rire à la vue des insignifiants bastions qui émergent encore de ce que tous considèrent être les ruines de l’antique Troie (v. 24-26), n’est pas destinée à porter ombrage à la gloire du maître de tous les poètes. Elle n’est qu’une invitation qui lui est faite à chanter comme elle le mérite, et par-delà les siècles, la gloire militaire de Romain II au même titre que celle des héros de l’Iliade. En feignant de dénigrer Homère Théodose fait re-jaillir sur son souverain l’éclat de l’épopée, à laquelle il présente un sujet enfin digne d’elle.

    Selon le même principe, le camp retranché construit par Nicéphore dépasserait prétendument de loin, en force et en solidité, le rempart que les Achéens avaient élevé au-tour de leurs nefs (v. 149-152)57. On peut même pénétrer plus

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    tué d’un fossé entourant les navires halés sur le rivage, voir ci-dessus plus haut à propos de l’épisode n° 5.58. Théodose, Lettre à Nicéphore et v. 256-258, 750, 766, 770, 775.59. Georges de Pisidie, II, 1-3, p. 88 : Δημόσθενες, πρόελθε σὺν παρ-ρησίᾳ / λόγοι κρατοῦσι· μὴ ταράττου νῦν φόβῳ· / Φίλιππος οὐ πάρεστι, ἀλλ’ ὁ δεσπότης.

    avant l’extrême ambiguïté de ces critiques adressées à Homère lorsque Théodose, décernant à celui-ci le titre magnifique de « source des discours » (πηγὴ τῶν λόγων), ajoute : « toi qui du combat t’es tenu éloigné/ mais qui écris comme si tu y avais assisté » (v. 527-528) : ne serait-ce pas lui-même, Théodose, qui, placé dans une situation semblable, se compare à Homère sans vergogne aucune cette fois ? Enfin, dernière et suprême équivoque, Théodose ne peut s’empêcher de faire appel aux étudiants qui, dit-il, se consacrent en son temps à l’étude d’Homère, pour feindre de les mettre en garde contre les « charmes » redoutables de ce magicien du verbe (v. 950-954). On aura compris que l’aura du poète suprême ne risque guère de souffrir des égratignures du diacre et que l’admiration de ce dernier reste intacte en dépit de ses dires. Tout l’auditoire était complice de cette affabulation critique développée pour la plus grande gloire du prince. Il en va de même pour l’apparente fa-miliarité que le poète semble entretenir avec d’autres grands auteurs de l’époque classique –  Xénophon, Démosthène, Plutarque, Dion Cassius58 – qu’il n’hésite pas à apostropher et à contredire. Théodose ne fait en cela que suivre l’exemple d’un de ses maîtres, Georges de Pisidie, dont la deuxième akroasis du poème dédié à Héraclius sur les guerres persiques commence par une apostrophe à Démosthène considéré comme un éternel contemporain59 : « Avance-toi, Démosthène,

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    60. Léon le Diacre, Bonn, p. viii.61. Schlumberger, N. Phocas, p. 84, note 2.62. K. Krumbacher, Byzantinische Literaturgeschichte II, New York 19702, p. 730.

    parle sans contrainte ! / Le pouvoir appartient aux discours, n’éprouve aujourd’hui nulle crainte ! Ce n’est pas Philippe qui est devant toi, mais notre souverain ». Il n’y a donc de la part de Théodose aucun manque de respect : ce ne sont que procédés rhétoriques qui ont pour nous le mérite d’illustrer le sentiment d’étroite continuité culturelle, d’intimité même, que ce diacre, ainsi que son auditoire, entretient avec le monde grec pré-chrétien.

    Ces choix rhétoriques sont peut-être à l’origine des juge-ments fortement dépréciatifs que de grands savants accolent à son nom depuis trois siècles. Le préfacier de l’édition de Bonn le qualifie de « putidum scriptorem »60. Schlumberger parle d’un « récit verbeux » dans lequel, « tourmenté par de déplorables souvenirs classiques, le pauvre diacre s’est presque constam-ment perdu en déclamations ampoulées vides de faits, en consi-dérations prétentieuses sur les faits et gestes des Anciens. »61. Krumbacher lui reproche de se lancer dans une polémique confuse (krause Polemik) contre Homère – nous venons de voir ce qu’il convient d’en penser – et, tout en lui reconnaissant cer-taines réussites attrayantes, retient surtout de lui une emphase laborieuse62. Bref ces critiques modernes regrettent de ne pas avoir sous les yeux un panégyrique mesuré et de « bon ton » correspondant à leur goût, et à celui de leur époque.

    Seraient-ce alors certaines scènes particulièrement san-glantes ou macabres qui indisposeraient les commentateurs

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    63. Panagiôtakis (Θεοδόσιος, p. 31 n. 82 et 83) relève, plus près de nous, les jugements tout aussi défavorables (fulsome : « écœurant, excessif ») de St. Runciman (The Byzantine Civilisation, Londres, 1936, p. 251) et d’Elisabetta Colonna : « lo stile solo raramente é sobrio ed elegante, più sovente é fiacco, uniforme e retorico » (Gli istorici bizantini dal IV al XV secolo, Naples 1956 p. 128).64. L’auditeur cultivé reconnaissait la référence aux expressions homé-riques récurrentes ῥέε δ’αἵματι γαῖα (Homère, Iliade, IV, 451 et passim) ou αἵματι δὲ χθὼν δεύετο πορφυρέῳ (ibidem, XVII, 360).

    susnommés63 ? La Crète évidemment est noyée dans des « flots de sang » (v. 43)64, les soldats s’y baignent (v. 89-91), la terre s’en imprègne (v. 126), les pierres mêmes en sont imbi-bées au point que la chaux qu’elles servent à fabriquer en prend la couleur pourpre  (v. 170-173) ! Mais il est plus rare de voir des blessés décapités tenter de « nager dans la flaque de leur sang » (v. 497). On peut ressentir également une certaine sur-prise à lire qu’un ennemi touché aux reins est pris de vertiges et « sans avoir auparavant appris les mouvements des dan-seurs se pren[d] à danser malgré lui sous le coup du javelot » (v. 492-493) ou qu’un autre, au « ventre insatiable défon-cé, ret[ient] dans ses mains l’écheveau de ses entrailles (…) [comme] un boucher, un tripier débutant » (v. 503-505). Plus que l’horreur des blessures c’est la présence d’un humour macabre qui pourrait susciter un mouvement de retrait fon-dé sur le respect d’Homère. Mais ce serait faire peu de cas du réalisme cru de la description « épique » des blessures dans l’Iliade. Sans compter les multiples guerriers qui, frappés à la nuque mordent le bronze d’abord puis, en s’écroulant, mordent la terre de leurs dents, on peut se souvenir de Diorès qui, transpercé par le nombril – tout comme le cavalier crétois gigantesque abattu par Nicéphore (v. 510-516) – choit sur le

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    65. Homère, Iliade, IV, 522-526.66. Ibidem, XX, 419-420.67. Ibidem, XXI, 180-181.68. Ibidem, XIII, 651-655, tr. P. Mazon.69. Ibidem, XIII, 442-444, tr. P. Mazon.70. Ibidem, XIII, 614-618, tr. P. Mazon.71. Ibidem, XIV, 465-468.

    dos dans la poussière en étendant les deux bras et répand ses en-trailles toutes à terre65 (tout comme Polydore66, frère d’Hector, et Astéropée67 tué par Achille). Souvenons-nous aussi d’Har-palion qui, blessé mortellement d’une flèche lui traversant la vessie, s’affaisse et « gît là comme un ver allongé sur le sol » tandis que « son sang noir coule et va trempant la terre »68. Quand Idoménée frappe Alcathoos en plein cœur, le cœur du blessé « en palpitant fait vibrer le talon de la lance »69 ! Quand Ménélas atteint de sa hache le front de Pisandre, au-dessus de la racine du nez, « les os de l’homme crient, ses yeux sanglants tombent à ses pieds sur le sol dans la poussière »70. Quand Théodose décrit un Sarrasin qui, « blessé en haut de l’épine dorsale, baiss[e] involontairement la tête » comme s’il se prosternait devant l’armée de l’empereur (v. 498-499), il ne fait que reprendre l’observation anatomique déjà exploi-tée par Homère : la rupture des tendons du cou provoque une brusque flexion de la tête comme chez Archéloque, fils d’An-ténor, atteint par Ajax fils de Télamon71. Et pour ce qui est de la dérision, rappelons que Pénéléos, après avoir ôté la pru-nelle d’un œil d’Ilionée et poussé sa lance à travers jusqu’à la nuque, de son glaive décapite son adversaire, la « forte lance toujours fixée à l’œil », et « lève en l’air cette tête comme une tête de pavot » avant d’adresser aux Troyens un discours

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    72. Homère, Iliade, XIV, 493-500, tr. P. Mazon.73. Ibidem, XVII, 61-67 et 654-664.74. Ibidem, XVI, 156-163, tr. P. Mazon.

    triomphant72. Après de tels exemples on trouvera tout naturel que chez Théodose pères et enfants, après la prise de la ville, « ensemble inond[en]t l’épée de leur sang jaillissant comme une source » (v. 1010) et que les petits enfants contemplent leurs mères « alignées pour le massacre ».

    Les reproches d’emphase laborieuse ne peuvent être dus non plus aux longues comparaisons développées par Théodose, qui sont de règle dans le genre épique. Les lions, et surtout les loups, y sont à l’honneur. Les lions de Théodose, « nourris dans les montagnes » (v. 103) font écho, un peu fai-blement, aux lions d’Homère s’attaquant sans vergogne aux plus belles vaches du troupeau ou reculant avec déplaisir et regret sous le harcèlement des hommes et des chiens73. En re-vanche ses loups soutiennent vaillamment la comparaison avec ceux auxquels Homère compare les Myrmidons « crachant le sang du meurtre, ventre oppressé, mais cœur toujours intrépide dans la poitrine »74 : l’évocation de ces bêtes « rapaces, avides de larcin [qui] s’unissent en meute, (…) harcèlent les bergeries et font violence aux chiens » (v. 195-198) constitue un tableau impressionnant, tout comme celle, beaucoup plus longue, peignant les Sarrasins crétois qui, descendus de leurs montagnes, « toujours en quête de quoi se rassasier le ventre, marchent en colère, le ventre creux, la gueule grande ouverte en attendant leur proie » (v. 800-809). Et la comparaison dont bénéficie le général Nicéphore Pastilas défendant désespérément sa vie tel « un très grand loup qui, riche d’années et d’expériences, rapace et pilleur de troupeaux, affamé, s’introduit dans la ber-

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    75. Homère, Iliade, XV, 343-345, tr. P. Mazon.76. Il faut bien sûr comprendre « des Sarrasins ». 77. Homère, Iliade XI, 161-162, tr. P. Mazon, voir aussi ibidem 394-395.

    gerie avec audace et lacère les chiens jusqu’à ce que les hommes s’en emparent et l’égorgent » (v. 871-879) est dans son exten-sion une indéniable réussite poétique.

    D’autres passages un peu étonnants qui pourraient jus-tifier la réserve trouvent aussi leurs fondements chez Homère. Nous avons vu que les Crétois, tentant leur première sortie, trouvent leur malheur dans une confusion créée par la présence de leur propre fossé. Théodose s’attarde à décrire leurs allers et retours désespérés (v. 236-242). Or ce n’est que la reprise de l’affolement des Achéens repoussés par les Troyens contre le fossé et le rempart qu’ils ont installés pour protéger leurs nefs : « les Achéens se heurtent au fossé ouvert, à la palissade ; lors fuyant en tout sens, bon gré mal gré il leur faut passer le mur »75. Quant à l’étrange formulation faisant des cadavres des Scythes76 « gisant sur le sol » l’objet du « désir des chiens plutôt que [de] celui des femmes et des enfants » (v. 592-593), elle n’est que la reprise d’un vers d’Homère décrivant les Troyens victimes des assauts d’Agamemnon « qui gisent là, sur le sol, moins chers à leurs épouses désormais qu’aux vau-tours »77. Les vautours d’ailleurs ne sont pas de reste chez Théodose, mais ils ont la particularité d’évoquer en plus, par leur nom (γύπες en grec), celui de la nation musulmane honnie, celle des Égyptiens.

    Cette paronomase nous permet d’aborder l’aspect le plus inattendu de Théodose, son affection pour les jeux de mots. Toute tentative pour rendre en traduction ce type

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    78. Comme le précise Théodose dans sa lettre de dédicace ainsi que dans son poème (vers 50).79. Léon le Diacre, I, 4 et 6 ; trad. franç., p. 53 et 55.

    de plaisanterie étant, par définition, au pire impossible, au mieux décevante, nous demandons par avance l’indulgence du lecteur pour les lignes qui vont suivre. Il nous a semblé primordial en effet, dans une traduction, de ménager la sur-prise du lecteur, plutôt que de viser une exactitude absolue éteignant le plaisir de la découverte sous le poids des notes explicatives. Nous avons vite renoncé bien sûr à modifier le prénom du général Nicéphore, second dédicataire du poème mais premier artisan de la victoire78, en celui de Victor, pour rendre à une oreille française le sens qui sonnait aux oreilles et à l’esprit de tout auditeur byzantin : « porteur de victoire ». Mais il est sûr que cette coïncidence n’en était pas une pour les auditeurs de l’époque et ce prénom prédestiné répété huit fois au cours du poème, dont quatre fois accompagné du titre « général en chef », leur rappelait opportunément cette divine conjonction du prénom et de la fonction glorieuse. On remarquera d’ailleurs que ni le nom ni le prénom du vaillant général qui trouve la mort en héros en combattant l’armée de secours des Crétois (v. 858-893) ne sont cités par Théodose ; son identité, Nicéphore Pastilas, ne nous est connue que par le récit de Léon le Diacre79. On peut sans excès d’interprétation penser que seul le général en chef, Phôkas, était jugé digne de porter le prénom Nicéphore.

    C’est dans le cinquième et dernier chant du poème que Théodose, peut-être libéré des contraintes d’une nar-ration liée à la succession des événements, se permet, dans l’euphorie de la célébration de la victoire, quelques plaisan-

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    80. Sophocle, Œdipe à Colone, 1376, 1384.81. Cf. Léon le Diacre, Bonn, p. 423-424 (note de Hase).

    teries fondées sur des assonances. En l’espace de dix vers (v. 936-945) il concentre sur les nations musulmanes, en-nemies séculaires de Byzance, des railleries fondées sur une déformation ou une extrapolation « étymologique » volontaire de leurs noms.

    D’abord l’Afrique, dont le nom suggère le frissonne-ment, le frémissement, le hérissement de peur, qu’exprime en grec verbe φρίσσω (frissonner). Ensuite la cité de Tarse, qui sera l’objet de deux attaques successives de Nicéphore Phôkas en 964 et 965 (date de sa prise) et dont Théodose anticipe la chute en déclarant que la ville des Tarsiotes est « terrassée de peur », ce qui ne pouvait sonner que comme une heureuse prémonition aux oreilles de son auditoire pour qui le verbe employé, ταράσσω (terrasser), évoque aisément le nom de la cité. Puis vient le tour des Arabes dont le nom semble nécessairement renvoyer à la malédic-tion (ἀρά, « ara ») que lançaient des divinités vengeresses, les Arai, confondues avec les Erinyes80 ; nous avons essayé de renforcer cette assonance en maudissant leur « race ». Il faut supposer que Théodose n’est pas l’inventeur de cette assez facile plaisanterie. La métamorphose linguistique suivante est un peu plus difficile à expliquer, et à rendre, et suppose chez les auditeurs de Théodose une étonnante connaissance des dénominations ethniques. Toutefois ces Délémites dont il va être question venaient de défrayer l’actualité puisque le nom de cette peuplade, originaire des montagnes bordant au sud la mer Caspienne81, est cité pré-cisément en décembre 962 par Yaḥyā d’Antioche à propos

  • 31INTRODUCTION

    82. YaḤyā d’Antioche I, p. 787. Cette coïncidence temporelle intéressante ne peut cependant pas nous servir de preuve pour situer la composition du poème juste après décembre 962, car les Délémites peuvent être connus aupa-ravant des Byzantins en tant que guerriers d’élite qu’ils ont déjà eu à affronter.83. Il s’agit d’une haplographie de la forme Χαμβδᾶς plus souvent utilisée, mais plus difficile à utiliser comme base de ce jeu verbal. Sur ces variantes voir Léon le Diacre, Bonn, p. 415 (note de Hase à la p. 177).

    de la prise d’Alep par Nicéphore82. Théodose joue donc sur le nom de cette peuplade guerrière ennemie en modifiant la consonne initiale pour suggérer qu’elle tombera sous le trait (βέλος, « bélos ») de l’empereur. Devenus Bélémites ces ennemis tomberont pour nous sous le « bel élan » du trait de l’empereur. Nous passerons rapidement sur les vautours égyptiens évoqués plus haut, qui, du moins Théodose l’es-père-t-il, broieront les chairs de ce peuple dont ils portent en filigrane le nom. Et nous terminerons sur le personnage cé-lèbre de Sayfaddawla Abū l-Ḥasan b. ‘Abdallāh b. Ḥamdān, émir d’Alep (944-967), appelé aussi Chambdan par les By-zantins, que Théodose désigne à la vindicte de son auditoire sous le nom de Chaudas (Χαυδᾶς)83. Cet émir, d’abord com-battu et mis en fuite par Léon Phôkas, frère de Nicéphore, le 8 novembre 960 pendant que ce dernier assiégeait Chandax, avait repris les armes, et c’est contre lui que Nicéphore était envoyé en avril 963 par le Sénat avec le titre de généralissime des troupes d’Asie (voir plus haut) au moment même où, croyons-nous, Théodose déclama son poème. Les moqueries que Théodose développe à partir de son nom étaient donc tout à fait appropriées à la situation. Il faut, pour les comprendre, examiner les deux vers où il les développe :

    Χαυδᾶς, ὁ χανδὸν γῆν ὅλην λαβεῖν θέλων,χανὼν ἄναυδος συμφορᾷ Κρήτων μένει.

  • 32 THÉODOSE LE DIACRE

    On remarque aisément les allitérations et assonances des mots Χαυδᾶς, χανδὸν, χανὼν et ἄναυδος qui jouent sur la notion de béance de la bouche (radical grec χαν- d’où pro-viennent le participe χανών et l’adverbe χανδόν) et sur l’absence de voix (l’adjectif ἄναυδος, « sans voix, muet » dérivant du verbe épique et tragique αὐδῶ « dire à haute voix, parler »). L’émir porte donc dans son nom même l’inexprimable frayeur qu’il doit ressentir à la vue des armées impériales, ce que nous avons essayé de rendre, en jouant sur les sonorités françaises :

    Chaudas, chaud du désir de s’emparer du monde entier, perd toute audace, laissé sans voix par le malheur des Crétois.

    Après ce bouquet, Théodose lance une dernière fusée destinée à ridiculiser le prophète Mahomet (vers 981-989) en jouant sur la finale des mots et en qualifiant ce « prophètès » (prophète) de « planètès » (c’est-à-dire « celui qui erre, qui dérive », dans tous les sens du terme). Une permutation qua-si-contrapétique française nous permet de faire de ce « pro-phète » …un « faux prêtre ». Et le sacrilège verbal se développe en une série de contradictions où s’opposent deux à deux des termes présentés comme antinomiques : la tunique du prophète considérée comme sacrée par les musulmans est en réalité trem-pée d’obscénités (αἰσχρουργίαις) dont on laisse imaginer l’ori-gine, de sorte que ce que ses fidèles croient immaculé (ἄσπιλον) n’est que macules (ἐσπιλωμένον), et ce qu’ils croient pur (ἄχραν-τον) n’est qu’impur (ἐγκεχραμμένον) ; ainsi ces êtres qui ne sont que souillures nées de miasmes (ἐκ μιασμάτων ἄγη)se leurrent-ils en appelant pur (ἄχραντον) ce qui n’est que souillures (ἄγη).

    Avant de faire la moue devant ces redondances et jeux de mots inattendus dans un panégyrique, il convient de se souvenir que ces acrobaties verbales participent de la scansion iambique au même titre que les envolées les plus lyriques qui

  • 33INTRODUCTION

    84. Liutprand de Crémone, Œuvres, présentation, traduction et commentaire par F. Bougard, Paris 2015, p. 366-367.

    les précèdent et les suivent. Elles ne devaient donc pas paraître si incongrues à l’empereur et au parterre aulique. En tout cas Théodose ne les a pas jugées susceptibles de le desservir auprès de celui ou ceux dont il attend une reconnaissance. Ne nous conduisons pas comme Liutprand de Crémone, ambassadeur du roi Hugues de Provence, faisant la fine bouche devant le vin qui lui est servi à Constantinople en 949 et qu’il prétend imbuvable, « car il est mêlé de poix, de résine et de plâtre »84. Mettons une sourdine à nos préjugés et à nos goûts culturels et accordons au diacre la liberté de langage (παρρησία) qu’il implore de l’empereur Romain alors que le tourmentent « les aiguillons de la timidité » (v. 264-268).

    Éditions

    Le poème de Théodose le Diacre a fait jusqu’à présent l’objet de six éditions :

    1. F. Cornelio, Creta sacra I, Venise 1755, p. 269-327; 2. N. M. Foggini, Nova appendix Corporis historiæ Byzantinæ, Rome 1777,

    p. 351-390 ;3. F. Jacobs dans Leo Diaconus, Corpus Scriptorum Historiae Byzanti-

    nae, vol 11, Bonn, 1828, p. 259-306 (édition établie à partir des deux précédentes, et reprise dans Patrologia Graeca CXIII, Paris 1864, col. 987-1060) ;

    4. N. M. Panagiôtakis, Θεοδόσιος ὁ διάκονος καὶ τὸ ποίημα αὐτοῦ « Ἄλωσις τῆς Κρήτης », Hérakleion, 1960 ;

    5. H. Criscuolo, Theodosius Diaconus. De Creta capta, Leipzig 1979. 

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    Traductions

    L’édition Cornelio est accompagnée d’une traduction latine. Foggini en a composé une autre qui a servi de base à celle de l’édition Jacobs.

    Panagiôtakis accompagne son édition de très nombreuses notes suggérant des traductions en grec moderne, très utiles, mais ne propose au-cune traduction continue.

    Nous avons eu accès à la traduction italienne inédite de Luisa Andriollo (Pise 2007/2008), à laquelle nous témoignons ici toute notre gra-titude.

    Pour le présent ouvrage, nous nous sommes fondés sur l’édition Criscuo-lo et le compte rendu détaillé de P. Eleuteri et E. Livrea (Scripto-rium 39, 1, 1985, p. 181-184).

    Études

    Luisa Andriollo, Il De Creta capta di Teodosio Diacono fra epos storico ed encomio imperiale, Rivista di Studi bizantini e neoellenici, n. s. 47, 2010, p. 31-56.

    Ambra Maria Collesi, Per il testo della Presa di Creta di Teodosio Diacono, Annali della Facoltà di Lettere della Università di Macerata I, 1968, p. 217-239.

    Ugo Criscuolo, Aspetti letterarî e stilistici del poema Ἅλωσις τῆς Κρήτης di Teodosio Diacono, Atti della Accademia Pontaniana 28, 1979.

    Nikolaj Serikoff, ΣΕΙΕΠΦ ΕΧΕΙΜΑΤ ΙΣΧΑΡΟΠ ΚΑΙ ΤΗΝ ΡΑΣΤΑΝ, JÖB 47, 1997, p. 81-86.

    Comptes rendus de l’édition Criscuolo

    Paolo Eleuteri – Enrico Livrea, Scriptorium 39, 1, 1985, p. 181-184.

    Jean Schneider, Revue des études grecques 94, 1981, p. 282-283.

    Jean Schwartz, Revue belge de philologie et d’histoire 59, 1, 1981, p. 203-204.

  • 35INTRODUCTION

    Nous avons pris la décision de présenter une traduction respectant la disposition des vers afin de préserver, aux yeux du lecteur, la nature du texte. Sauf exceptions, très peu nom-breuses, nous avons respecté la syntaxe des vers de telle sorte qu’à chaque vers grec corresponde sa traduction dans le vers français portant la même numérotation. Quand cela s’avé-rait impossible nous n’avons jamais réparti le sens de deux vers grecs unis par leur syntaxe sur plus de deux vers français, de sorte que la traduction comprend le même nombre de vers que l’original.

    S’agissant d’un poème écrit en vers de 12 syllabes il nous a semblé naturel de tenter, dans la mesure du possible, de fa-voriser dans notre traduction la cadence de l’alexandrin fran-çais, mais l’exactitude du sens a toujours primé sur la confor-mité aux règles de ce dernier. La disposition en vers possède en outre l’immense avantage d’autoriser les tours stylistiques (apostrophes, inversions de compléments, enjambements, etc.) propres à la poésie française, et plus précisément la poésie tra-gique, et nous espérons que le lecteur français trouvera natu-relle en ces vers telle tournure, telle formulation, qui peut-être surprendrait dans une traduction en prose. Enfin, un tel parti pris relève nécessairement le niveau de langue employé pour rendre compte du style de Théodose, qui utilise les armes mê-lées de la pompe héroïque et de la satire.