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Serge Meitinger Rilke entre deux interprétations : phonocentrisme ou «penser poïétique» In: Littérature, N°35, 1979. pp. 35-45. Citer ce document / Cite this document : Meitinger Serge. Rilke entre deux interprétations : phonocentrisme ou «penser poïétique». In: Littérature, N°35, 1979. pp. 35- 45. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1979_num_35_3_2116

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Serge Meitinger

Rilke entre deux interprétations : phonocentrisme ou «penserpoïétique»In: Littérature, N°35, 1979. pp. 35-45.

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Meitinger Serge. Rilke entre deux interprétations : phonocentrisme ou «penser poïétique». In: Littérature, N°35, 1979. pp. 35-45.

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Serge Meitinger

RILKE ENTRE DEUX INTERPRÉTATIONS

phonocentrisme ou « penser poïétique »

Notre questionnement voudrait essayer de situer un point à partir duquel pourrait s'appréhender le rapport entre pensée et poésie.

Il part d'un étonnement devant deux tentatives de réduction de la poésie de R. M. Rilke : celle de Martin Heidegger dans Pourquoi des poètes? (1946) et celle plus récente de Paul de Man dans son introduction au tome II (« Poésie ») des Œuvres au Seuil (1972).

Esthétique figurale et phonocentrisme

Paul de Man constate avec surprise l'extraordinaire « aura » qui nimbe le personnage et la poésie de Rilke et l'attribue à un certain type de rapport au lecteur : « Les lecteurs de Rilke ont reçu cette œuvre comme si elle s'adressait à la partie la plus cachée d'eux-mêmes, révélant des profondeurs qu'ils portaient en eux sans le savoir ou croyant découvrir en leur auteur des faiblesses ou des épreuves qu'ils auraient partagées ou surmontées. » De là Paul de Man passe très vite à l'idée que Rilke promet plus qu'il ne tient et que cette promesse constitue en grande partie, le mythe rilkéen : « L'œuvre de Rilke ose affirmer et promettre, plus que tout autre, une sorte de salut existentiel qui s'accomplirait dans et par la poésie. » Cette promesse annoncée dans les Élégies de Duino serait réalisée dans les Sonnets à Orphée. Paul de Man y voit le passage de l'élégie à l'hymne, de la plainte (Klage) à la louange (Ruhmen) (on pourrait noter un semblable passage chez Hôlderlin).

Donc pour Paul de Man, « les interprètes qui lisent l'œuvre de Rilke comme une mise en demeure visant à transformer radicalement notre manière d'être n'ont pas tort : c'est bien là une dimension thématique centrale de sa poésie ». Mais ce n!est qu'un thème à étudier comme tel, à ne pas prendre comme un message (en ce sens l'interprétation de Heidegger que nous étudierons plus

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loin est considérée ici comme le constat d'échec de la promesse). Ce n'est qu'un thème mais « le sens de l'énoncé et le mode du dire se recouvrent en tous points, et comme ce sens s'avère d'une pénétration philosophique remarquable, pensée et poésie semblent ici être indissolublement unies ». Or, et c'est ici que se situe le renversement décisif accompli par Paul de Man : ce que Rilke affirme à propos de la vie en général ne se trouverait en fait réalisé que dans sa poésie même.

Il faut faire retour par-delà toute paraphrase du sens énoncé, à la pratique signifiante elle-même : à chaque texte évoqué, Paul de Man montre que la revendication de maîtrise qui s'y déploie, n'est réalisée que dans et par le texte, jamais au-delà : c'est ce qu'il appelle le phonocentrisme. « La preuve de la maîtrise revendiquée ne peut être cachée que dans le texte. » Dans la progression concertée de ses éléments matériels et phoniques, sémantiques également (le thème ne relève que de ce seul niveau), le texte ne fait que dire son travail, que célébrer sa réussite finale : sa clôture.

Cette réussite purement textuelle est généralement mise en valeur dans le poème par un « renversement chiasmatique » qui constitue ce que Paul de Man appelle figure après Rilke lui-même. Il s'agit d'un objet ou du mouvement d'un objet qui a pour propriété de se renverser au mitan de sa course, conciliant ainsi les contradictoires de façon exemplaire, les appelant à la complémentarité, à une totalisation sans problème. Cela lui semble être particulièrement le cas dans la plupart des Nouveaux Poèmes : « les objets décrits dans les Nouveaux Poèmes possèdent en commun une structure fondamentale : leur description permet un retournement, un renversement des propriétés catégorielles et ce renversement permet de penser des catégories normalement considérées comme exclusives (dehors/dedans, avant/après, mort/vie, fiction/réalité, silence/ son, etc.) comme complémentaires ».

Prenons ici comme exemple de figure, le poème « La balle » extrait des Nouveaux Poèmes (deuxième partie).

Der Bail

Du Runder, der das Warme aus zwei Hànden im Fliegen oben fortgibt, sorglos wie sein Eignes; was in den Gegenstànden nicht bleiben kann. zu unbeschwert fur sie,

zu wenig Ding und doch noch Ding genug, um nicht aus allem draussen Aufgereihten unsichtbar plôtzlich in uns einzugleiten : das glitt in dich, du zwischen Fall und Flug

noch Unentschlossener, der, wenn er steigt, als hàtte er ihn mit hinaufgehoben, den Wurf entfiihrt und freilàsst —, und sich neigt

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und einhàlt und den Spielenden von oben auf einmal eine neue Stelle zeigt, sie ordnend wie zu einer Tanzfigur,

um dann, erwartet und erwiinscht von alien, rasch, einfach, kunstlos, ganz Natur, dem Bêcher hoher Hànde zuzufallen.

La balle

Toi, rondeur qui prodigue haut dans le vol la chaleur de deux mains, insoucieuse comme c'est son propre; ce qui dans les objets ne peut demeurer, trop peu grave pour eux,

trop peu chose et pourtant encore assez chose, pour ne pas, d'entre tout ce qui au-dehors est rangé invisible soudain glisser en nous : cela glissa en toi, toi entre chute et vol

encore indécise, qui, quand elle monte, comme si elle l'avait élevé avec elle, ravit et libère le jet —, et s'incline et suspend et d'en haut aux joueurs d'un coup indique une nouvelle place, les ordonnant comme pour une figure de danse,

pour alors, attendue et souhaitée de tous, rapide, simple, sans art, toute nature, à la coupe de hautes mains rééchoir.

L'anecdote est futile, il s'agit d'une balle lancée par des enfants (au jardin du Luxembourg en juillet 1907, trouve bon de préciser J. F. Angelloz), elle monte et retombe, les enfants changent de place pour la récupérer.

Type même de poème figurai : l'hyperbole de la balle se trouve phonique- ment et syntaxiquement prise en charge dans la lexie du poème, une seule phrase avec montée, acmé/suspens et chute; au centre le point où ça vire :

« La balle est une version strictement descriptive de la totalité incluant les mouvements contradictoires de la montée et de la chute (Flug und Fall). Cette totalité est évoquée par un objet qui [...] est devenu le dépositaire d'une intériorité distincte de celle du sujet. Le moment du retournement, quand le sujet devient à son tour chose soumise à la volonté d'une chose, est marqué dans le renversement de l'intentionnalite du champ spatial lorsque la balle atteint au zénith de sa trajectoire. [...] Ce renversement conduit à considérer la chute comme un événement auquel le joueur peut acquiescer, marquant bien qu'elle participe, en quelque sorte, à l'ascension joyeuse de la montée qui, elle, par son élan anticipateur, participe déjà au déclin de la chute. Une totalité de caractère cinétique se constitue ainsi par l'entremise du retournement du couple sujet/objet, représenté dans un schéma purement spatial. »

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Mais cela dit, qui est juste et strict du point de vue de la structure la plus générale, il est une foule de détails qui échappent : que faut-il entendre par exemple par « ce qui dans les objets ne peut demeurer »? Paul de Man est conscient d'ailleurs de cette lacune : « II va sans dire que ce mouvement qui s'accomplit dans la phrase " ce qui dans les objets..., cela glissa en toi... " est bien plus complexe dans le poème que nous le présentons ici, obligés de simplifier pour la clarté de l'exposé », place-t-il en note.

La simplification est peut-être abusive et risque de nous voiler pour longtemps l'accès au mystère de ce « ce qui... » : pour Paul de Man, ce ne peut être qu'un ersatz de vouloir subjectif capable d'objectiver l'humain en s'emparant des joueurs devenant ainsi « choses d'une chose ». Mais nous devrons approfondir dans le sens d'une méditation plus radicale c'est-à-dire tournée vers les racines.

Pour Paul de Man le poème reste une totalité close, heureuse, structure rhétorique fermée sur elle-même. C'est ce qu'il appelle phonocentrisme : la réussite dite par le poème est celle du poème et celle-là seule. Or à partir d'une telle définition, l'on ne peut plus interpréter l'œuvre tardive de Rilke, les Élégies de Duino, les Sonnets à Orphée que comme un subterfuge, une ruse thématique pour empêcher le tarissement : la plainte comme l'éloge ne seraient que ruse du signifié pour coller au signifiant.

« II est inévitable que les Élégies soient lues comme promesses de salut : tous leurs énoncés thématiques l'affirment et se trouvent confirmés par la réussite de leur lexie. Pourtant la promesse affirmée par ces textes n'est qu'un jeu d'écriture qui ne peut se produire que parce qu'il a renoncé d'emblée à toute efficacité extra-textuelle. »

De cette façon la promesse rilkéenne est tromperie, dès qu'elle avance hors langage dans des zones mal définies de l'être, tromperie qui toutefois se sait telle, si l'on en croit du moins l'interprétation que donne Paul de Man du fameux sonnet dit « Le cavalier » (Sonnets à Orphée, I, XI) :

« La promesse rilkéenne qu'une critique, attentive jusqu'à la dévotion, a pu décrire dans toute sa complexité et dans toute son exigence, se trouve ainsi placée par le poète dans la perspective dissolvante du mensonge. On aura compris la grandeur de Rilke lorsqu'on saisira à la fois l'urgente nécessité de la promesse et la nécessité non moins urgente, et proprement poétique, du geste qui la retire au moment même où il semble être sur le point de nous l'offrir. »

On voit comment Paul de Man réduisant constamment l'œuvre de Rilke au phonocentrisme, est obligé de supposer on ne sait trop quelle ruse ou mauvaise foi du poème. On sent cette interprétation prise entre deux ordres qu'elle s'acharne à vouloir incompatibles : l'ordre de l'existence où les promesses du poème ne pourraient avoir d'efficace, et l'ordre du poème qui existe en soi et pour soi, émettant un brouillard mensonger et protecteur pour masquer sa gratuité ludique. La question qui se pose alors est celle de la nécessité

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de l'écriture : pourquoi écrire si ce n'est que fausser, mentir et promettre au- delà de ses moyens, — plaisir d'esthète bricoleur sans plus? Il manque dans ce type de compréhension de la poésie, même si la structure figurale « fonctionne » bien, une appréhension plus fine, plus pensée des racines même de l'acte poétique : qu'est-ce qui peut bien lancer le poète dans ce « jeu insensé », dans cette quête sans espoir d'une conciliation, qui ne se révèle bien sûr que phono- centrique? Le problème du phonocentrisme est intrinsèque au travail poétique, il vient après la décision de faire œuvre poétique et reste subordonné à un « primum movere » qui lui est incommensurable. Dans ces conditions, il est difficile de parler de « mensonge », à moins de concevoir la vérité comme l'adéquation d'un texte à un vécu physique ou psychologique, ce qui est ramener l'art poétique à n'être qu'un coupable décalque de la lumineuse réalité, à un reflet de reflet, rendre l'art au décoratif, au superflu de la surcharge.

« Penser poïétique » et dialogue

Martin Heidegger situe d'emblée Rilke dans un contexte historial (c'est- à-dire dans la perspective de l'Histoire de l'être). Il pense Rilke à partir de Hôlderlin. « Pourquoi des poètes en temps de détresse? » (« Wozu Dichter in dùrftiger Zeit? »), interroge Hôlderlin dans l'élégie « Le pain et le vin ». Ce temps de détresse ou d'indigence est celui du Soir des Dieux, temps où les dieux avec la mort de Christ se sont enfuis. Il n'en reste que quelques traces de traces, il appartient au poète de les déceler, de les célébrer en s'avançant lui tout seul, jusqu'à l'abîme (Abgrund, effondrement) ouvert par l'absence divine; sa mission est de préparer le virage à partir de cet abîme pour faire advenir le vrai, non au sens d'adéquation de l'esprit à la chose ou du texte à la vie, mais comme pensée de l'être. La détresse n'étant peut-être qu'oubli de l'être.

La question posée ici par Heidegger est : en quoi Rilke est-il un poète en temps de détresse? En quoi prépare-t-il dans son œuvre poétique le revirement à partir de l'abîme?

Mais Heidegger se montre aussi peu prudent que Paul de Man dans son découpage de l'œuvre :

« Le poème authentique de Rilke se réduit, en un patient rassemblement, aux deux minces volumes des Élégies de Duino et des Sonnets à Orphée. Le long chemin vers ce poème est lui-même un chemin de recherche poétique. Sur ce chemin, Rilke appréhende de manière plus précise l'indigence de l'époque... »

Heidegger, fidèle à son procédé de « dialogue » avec la poésie ou plutôt le « penser poïétique » (das dichtendes Denken), appliqué autrefois avec fruit à Hôlderlin, va se limiter à l'étude de quelques vers, et dans ces vers au décryptage de quelques mots, les pivots du poème qui introduisent dans les

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strates d'une pensée, mais curieusement, les vers qu'il choisit sont plus tardifs encore que les Élégies et les Sonnets. Ses réticences à ce propos sont embarrassées :

« Nous ne sommes pas préparés pour une interprétation globale des Élégies et des Sonnets; car la sphère à partir de laquelle ils parlent n'est pas encore suffisamment pensée — quant à sa constitution et son unité métaphysiques — à partir de l'essence même de la Métaphysique. Or, penser cette sphère reste difficile pour deux raisons : en premier lieu, parce que l'œuvre poétique de Rilke, en son orbite historiale, reste, quant à son ordre et place, derrière celle de Hôlderlin; ensuite parce que nous connaissons à peine l'essence de la Métaphysique et que nous sommes novices dans le dire de l'être.

Pour une interprétation globale des Élégies et des Sonnets nous sommes non seulement non préparés, mais encore non qualifiés : et cela, parce que la région de déploiement d'un dialogue entre la poésie et la pensée ne peut être éclairée, atteinte et pensée qu'à une allure lente et patiente. Qui voudrait, de nos jours, prétendre séjourner familièrement dans la nature véritable de la poésie aussi bien que dans celle de la pensée? Et en outre être assez fort pour faire entrer l'essence intime des deux en l'extrême discorde pour fonder ainsi la concorde de leur accord? »

Le problème que pose Heidegger aux vers tardifs qu'il élit, est : « Comment un dire poétique peut-il être aussi l'œuvre d'une pensée? » A propos de ces vers, Heidegger invite à un exercice de méditation poétique. (Les réticences énoncées ci-dessus montrent à l'évidence qu'il n'est pas question de confondre en quoi que ce soit pensée et poésie, mais seulement d'indiquer, peut-être, en quel point improbable elles font retour à la même source abyssale.)

Nous proposons ici un exercice de ce type sur le poème déjà lu : « La balle », et ce pour deux raisons, d'abord éclaircir ce qui dans l'interprétation figurale, fonctionnaliste de Paul de Man reste « obnubilé », ensuite montrer clairement que contrairement à ce que semble soutenir Heidegger le « penser poétique » est chez Rilke toujours-déjà là et qu'il est faux d'opposer deux périodes, la dernière seule authentique, le reste n'étant que cheminement obscur l.

« La balle », donc : le mouvement de la balle parle aussi de l'homme et de sa situation par rapport à l'être dans l'étant.

La balle jetée — projetée — s'élève et en montant se libère de l'énergie cinétique des mains lanceuses : elle « prodigue haut dans le vol / la chaleur de deux mains » (das Warme aus zwei Hànden / im Fliegen obenfortgibt). L'allemand « im Fliegen » substantivant l'infinitif fait de la balle le sujet actif de son « voler », mais la propulsion dont l'origine lui est extérieure est dépouillée de tout caractère humain, car la balle en est dite « insoucieuse » (sorglos) « comme c'est son propre » (wie sein Eignes), et l'on peut songer ici aux deux incidences du terme souci (et sans souci). Le souci (die Sorge) est d'un grand poids dans la pensée de Heidegger, il est le propre du Da-Sein, il constitue

1. On peut noter ici un fait qui serait à étudier sérieusement dans la pensée de Heidegger : chez les poètes il ne retient que l'œuvre tardive, chez les philosophes l'œuvre de jeunesse, précoce.

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l'humain. La balle n'a rien d'humain et ne sera donc pas un ersatz de son vouloir. De plus la formation de l'adjectif « sorglos » recouvre exactement le mot latin « securus » (sine cura, sans souci), en sûreté : la balle est en sûreté, non risquée (à la différence du vivant), la nature l'accueille, la recueille, lui offre un abri. Un poème tardif nous . confirme cette interprétation : il s'agit de « La tombe (inexistante) de l'enfant à la balle » dans « Écrit au cimetière de Ragaz » :

« Tu la lançais (tu en avais la force) loin dans la nature. Celle-ci l'accueillait et sans crainte laissait l'un peu plus chaude en ses espaces abrités se perdre. »

(Trad. Ph. Jaccottet.)

Dans le départ de son mouvement l'objet répond à sa nature d'objet : il se libère de l'emprise humaine, loi d'entropie, et trouve accueil dans la nature qui l'abrite.

Mais « ce qui dans les objets / ne peut demeurer » (was in den Gegenstàn- den I nicht bleiben kann), oppose déjà « objet » (Gegenstand) à « chose » (Ding). L'« objet » c'est ce qui se tient là contre, là devant, objeté : la balle au sens strict. Toutefois quelque chose advient (was) qui ne peut « demeurer 2 » dans les objets. Que faut-il entendre à travers ce was, ce « ce qui »? Comment demeure-t-il ou pas? Et où?

Il n'habite pas les objets, car « trop peu grave pour eux » (zu unbeschwert fur sie). Trop peu lourd, trop peu attaché à la gravitation, à la gravitude des objets, au sérieux imperturbable de leur nature, de leur mouvoir3.

Ce manque de « poids » a une bonne raison : « Trop peu chose et pourtant encore assez chose » (zu wenig Ding und doch noch Ding genug) : il y a jeu ici entre Gegenstand et Ding. La « chose » recouvre un domaine plus étendu que l'objet. Elle introduit la « causa » latine, idée de ce qui peut provoquer par son mouvoir propre toute une chaîne de mouvements nouveaux. L'être vivant peut donc être dit parfois « chose », pensons à l'usage familier en allemand : das arme Ding, le pauvre petit. Au tribunal aussi, la cause est point de départ du mouvement judiciaire, mise en branle de la procédure. Avec

2. « Demeurer » : rester (au sens du restant) ou habiter, l'ambiguïté ici semble la même que dans le dernier vers de Andenken (Souvenir) de Hôlderlin :

« Was bleibet aber, stiften die Dichter. » « Mais ce qui demeure, les poètes le fondent. »

3. Il y est sans doute aussi associé le sentiment d'une difficulté extrême à comprendre, à saisir intellectuellement et sensuellement, comme dans le début de la première version de Patmos de Hôlderlin encore :

« Nah ist und schwer zu fassen, der Gott. »

« Proche est et grave à saisir le dieu. »

Ceci commence à nous placer ce « was » du côté du « divin ».

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« la chose » nous sortons largement du domaine purement « objectif », du donné objectai.

Le « was » sur lequel nous nous interrogeons est pris entre les deux potentialités du mot « Ding » : trop peu « objectif » pour « demeurer » dans la balle- objet, trop objectif encore (pas assez subjectif) pour « invisible soudain glisser en nous (l'homme) d'entre tout ce qui au-dehors est rangé » (aus allem draussen Aufgereihten I unsichtbar plôtzlich in uns einzugleiten). Ce « was » est entre l'objectif de l'objet et le subjectif de l'être risqué qu'est l'homme, mais il n'a source ni dans l'un ni dans l'autre : il ne peut jamais surgir en nous à partir de l'ordre extérieur du monde, de la configuration de l'étant ordonné. Le terme de « chose » (Ding) permet de penser un peu son essence ambiguë. De plus, il ne peut nulle part séjourner : sa propriété est de « se glisser dans » (eingleiten). Il « glisse » dans certaines configurations de mouvement au moment où l'on est entre objet et chose : ici il « glisse » dans la balle (was est repris par das) au moment précis de son acmé, à l'apogée de son vol, « entre chute et vol » (zwis- chen Fall und Flug).

Le « was » se laisse donc appréhender ici comme « entre-deux » moment de l'ouverture ou du renversement de perspective (donc pas du tout comme vouloir portant sur des objets, mais comme retournement décisif de la situation de chacun dans l'étant). Ce point atteint, renverse le tout de l'étant, et la situation de l'être humain dans ce tout de l'étant : il retourne son regard et son rapport aux « choses », entrebâillement crucial sur quelque « chose » d'autre qui pourrait bien se révéler l'être.

« Noch Unentschlossener » : encore indécise, ce point est celui d'une décision à partir d'un suspens au sommet, acquiescement à la retombée qui va accomplir le vol et donner ainsi sa place essentielle à la culmination renversante. La montée devient rétrospectivement, à partir du retournement, «jet sauvé », le suspens de l'acmé donne sens au jet et l'ouvre, le libère. « Hinauf- gehoben » traduit ici par « élevé » tout simplement (à cause de l'adjonction de « hin »), comprend en lui l'un des verbes les plus riches de pensée de la langue allemande : aufheben. Ce seul verbe complique en lui des sens touffus qui s'entrecroisent : dans le moment de l'acmé la balle « ramasse, conserve, supprime et compense » le jet. « Entfûhrt » et « Freilàsst » en sont une extension, un commentaire sur le double sens de « conserver » et « de supprimer en dépassant » : « ravit et libère ».

Puis « elle s'incline » (sich neigt) et avant la retombée elle ouvre un suspens (einhàlt), minuscule moment d'immobilité au cœur du mouvement même, le petit temps neutre ramassant en soi la possibilité même du mouvoir : entredeux comme dans le battement du cœur, entre diastole et systole, comme l'étalé entre deux flux. L'ouverture retourne le rapport de l'homme à l'étant dans la perspective de l'être : la balle dispose des joueurs, leur « indique d'un coup une nouvelle place » (den Spielenden von oben / auf einmal eine neue Stelle zeigt). Elle les « place », pose comme des choses désormais (stellen), elle

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les « ordonne en figure de danse ». A l'ordre extérieur du donné ou du rangé par l'homme, la balle oppose un ordre propre, celui de l'ouvert, celui d'une figure. Cette figure est dite de danse pour signifier sa gratuité, sa grâce, son absence de gravité, et pourtant elle ouvre, elle retourne essentiellement dans la perspective de l'être.

L'être humain est retourné dans l'Ouvert (das Offerte), il n'est plus celui qui dispose mais désormais il peut acquiescer au tout de l'étant. La malédiction est vaincue qui s'énonçait ainsi au début de la « Huitième élégie de Duino » :

« De tous ses regards le vivant perçoit " l'ouvert "\ Seuls nos yeux à nous sont à l'envers, posés comme piège autour des issues... »

(Trad. Lorand Gaspar.)

Il acquiesce donc à la balle devenue « toute nature » (ganz Natur) qui ne retient plus en elle rien de fabriqué, d'artificiel (kunstlos), qui est devenue « simple » en un mot (einfach). Le sentiment est de louange et d'attente pleine d'espoir, la balle va respecter « l'échéance » (zuzufallen). Elle était destinée à ce retour aux mains, mais ce n'est pas là l'accomplissement sans âme d'une retombée due aux lois physiques de la gravité terrestre, il y a plus : il y a pacte et échéance entre la balle, entre la « chose » et l'être humain. Cette dernière dispose l'homme dans Y « ouvert » et l'introduit ainsi au bonheur d'un rapport nouveau aux choses et au monde alentour. Il peut sembler absurde que la balle retombe aux mains « comme si de rien n'était », mais des mains aux mains, dans l'hyperbole de l'envolée et de la chute, il y a eu « ouverture » et à partir d'un suspens virage par rapport à l'étant ordinairement donné, virage qui semble le point d'appui cherché pour renverser notre regard : les derniers vers de la « Dixième élégie de Duino » ne diront pas autre chose :

« Und wir, die an steigendes Gliick denken. empfânden die Riihrung die uns beinah bestùrzt, wenn ein Gliickliches Fàllt. »

« Et nous, en pensant à la montée du bonheur, nous éprouverions ce remous qui nous bouleverse, presque, quand tombe une chose heureuse. »

(Trad. Lorand Gaspar.)

Virage / pensée / poésie

C'est peut-être à partir de ce « virage » qu'il est permis d'appréhender le mieux le rapport (discord certes) entre pensée et poésie.

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Réduire l'œuvre à sa seule efficace phonique c'est se condamner à ne rien comprendre à « la vocation poétique », à cet appel qui tente de retourner le monde tel qu'il nous est donné pour établir des rapports enfin essentiels. En ce point de départ, la motivation profonde qui met en route, en marche, en chemin, est la même pour le penseur que pour le poète : éclaircir.

Ils s'avancent tous deux vers le même point, celui où virera leur rapport au monde dans la perspective de l'être, à partir de l'abîme dont ils auront sondé la vacuité terrifiante et assumé les risques. Le risque est le même pour tous deux.

Diffèrent seuls les moyens, et là se creuse le gouffre qui sépare pensée et poésie :

« ...und die Liebsten Nah wohnen, ermattend auf Getrenntesten Bergen... »

« et les bien-aimés Demeurent proches, s'épuisant sur Des monts très séparés... »

(Patmos)

Le poète peut se permettre des anticipations et des réussites formelles qui échapperont toujours au penseur qui ne peut tenter qu'une cartographie ingrate de ses « Holzwege ». Il est possible au poète de louer le bonheur de la balle qui retombe avec tout le bonheur d'une expression réussie, le penseur s'acharnera à déconstruire le langage pour y lire des traces de traces, l'endurance de la pensée.

Toutefois le penseur peut être tenté d'annexer parfois les mots du poète, d'emprunter à ce compagnon très éloigné et très proche quelques parcelles de son bonheur. Il risque aussi de n'être sensible qu'à ce qui chez ce dernier lui est le plus proche, c'est-à-dire « le penser poïétique », quand le poème se fait « poème du poème », quand le dire poétique tente de mener au jour ce qui vire en lui :

« Le signe distinctif des « poètes en temps de détresse » consiste en ceci que Pessence de la poésie devient, pour eux, digne d'être mise en question. Car, poétiquement, ils sont sur la trace de ce qui, pour eux, est à dire. Sur la trace du salut, Rilke accède à la question, poétique : quand y a-t-il chant qui, essentiellement, chante? Cette question ne s'est pas posée au début de son chemin poétique, mais lorsque le dire de Rilke est parvenu vraiment à la vocation poétique de la poésie qui correspond au nouvel âge du monde. Cet âge n'est ni déchéance ni déclin. En tant que destiné, il repose en l'être et saisit l'homme en son assignation. »

Nous pensons avoir montré à partir du poème « La balle » extrait des Nouveaux Poèmes (II) que le virage qui ouvre un nouveau rapport au monde et à l'être est chez Rilke toujours-déjà là, qu'il est au principe de sa « voca-

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tion poétique » même s'il n'a pas pris tout de suite la forme non d'un « penser poïétique » (dichtendes Denken) mais plutôt « d'une poésie pensante » (den- kende Dichtung). Tout poème de Rilke dans son cheminement phonique et sémantique est plus et autre chose qu'une « machine textuelle » : mise en œuvre de la vérité.

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