Roger Caillois Meduse

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Transcript of Roger Caillois Meduse

  • : ROGER CAILLOIS

    MDUSE ET Cie -

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    GALLIMARD 5, rue Sbastien-Bottin, Paris

  • Il a t tir de t dition originale de cet ouvrage vingt-cinq exemplaires sur vlin pur fil Lafuma Navarre numrots de 25.

    Tous droits d'adaptation, de reproduction et de traduction rservis pour tous pays, y compris V UM.S.S.

    i960 Librairie Gallimard,

  • LE PROBLME

  • SCIENCES DIAGONALES

    Le progrs de la connaissance consiste pour une part carter les analogies superficielles et dcouvrir des parents profondes, moins visibles peut-tre, mais plus importantes et significatives. Au xvrne sicle, il parat encore des ouvrages de zoologie qui classent les animaux par le nombre de leurs pattes et qui mettent, par exemple, le lzard ct de la souris. Aujourd'hui, il entre sous la mme rubrique que la ^couleuvre qui n ' a pas de pattes du tout, mais qui, comme lui, est lovipare

    I et recouverte d'cailles. Ces caractres ont apparu juste titre de plus de consquences que celui qui avait frapp d'abord : le nombre des pattes. De la mme manire, on sait bien que, malgr l 'apparence, la baleine n'est pas un poisson, ni la chauve-souris un oiseau.

    J 'a i pris dessein un exemple lmentaire et incontestable. Mais ds qu'on tudie, mme trs sommairement, l'histoire de la constitution des sciences, on s'aperoit du nombre presque infini de piges que les savants ont d sans cesse viter

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    pour identifier les distinctions utiles, celles qui dlimitent le champ de chaque discipline.

    Ces piges, ces apparences trompeuses, ne sont d'ailleurs pas de simples feintes, vrai dire ne sont mme pas des apparences. Ce sont des ralits auxquelles est finalement attach un coefficient d'importance moindre que celui qui est accord certaines autres. Il est exact que le lzard ou la tortue ont quatre pattes comme ces mammifres qu'ils ne sont point, et que la chauve-souris, qui n'est pas un oiseau, a des ailes.

    Glassifier, c'est donc faire le meilleur choix possible entre des caractres dstinctifs. Les caractres limins ne sont pas fallacieux proprement parler; ils correspondent seulement des classifications qui aboutiraient vite, ou plus vite, des difficults, des incohrences ou des contradictions.

    Il reste que, selon le point de vue, ces classifications subsidiaires ou laisses pour compte peuvent soudain redevenir essentielles. Si j ' a i l'intention d'tudier le fonctionnement des ailes, il est clair que je dois cette fois runir les chauves-souris aux oiseaux et mme aux papillons, faire le dnombrement de toute la gent aile, quelles que soient les raisons (dcisives, je le reconnais) qui ont conduit en rpartir les membres en espces diffrentes : lpidoptres invertbrs, oiseaux vertbrs, etc. A supposer que je veuille examiner un

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    aspect particulier de ce fonctionnement des aies, le vol au point fixe par exemple, c'est--dire le maintien du corps immobile, suspendu dans l'air la mme place par des battements vibratiles, je ne pourrai faire autrement que de recourir des illustrations qui n'appartiennent pas des espces proches ; l'oiseau-mouche et le sphingide macro-glosse, qui pareillement se suspendent au-dessus d'une fleur pour s'y nourrir distance l'aide d'une trompe ou d'un long bec effil.

    Chacun admet la lgitimit, la ncessit mme de la dmarche. A y regarder de plus prs, je remarque toutefois que celle-ci n'est tolre qu 'autant qu'elle reste dans les limites d'une mme science ou d'un mme rgne. Les sciences en effet correspondent aux rgnes et leur systme forme le meilleur dcalque des divisions fondamentales de la nature. D'o l'interdiction tacite de rapprocher des phnomnes appartenant des rgnes diffrents et qui, partant, relvent de sciences diffrentes. Une sorte de rflexe pousse le savant tenir pour sacrilge, pour scandaleux, pour dlirant, de comparer, par exemple, la cicatrisation des tissus vivants et celle des cristaux. Cependant, il est de fait que les cristaux comme les organismes reconstituent leurs parties mutiles accidentellement et que a rgion lse bnficie d 'un surcrot d'activit rgnratrice qui tend compenser le dommage, le dsquilibre^ la dissymtrie

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    cre par la blessure1 . N 'y a-t-l l qu'analogie trompeuse ? que mtaphore pure et simple ? Toujours est-il qu 'un travail intense rtablit la rgularit dans le minral comme chez ranimai . J e sais, comme tout le monde, l 'abme qui spare la matire inerte de la matire vivante. Mais j ' ima-

    i gine aussi que l'une et l 'autre pourraient prsenter des proprits communes, tendant rtablir l'intgrit de leurs structures, qu'il s'agisse de matire inerte ou vivante. J e n'ignore pas non plus qu 'une nbuleuse qui comprend des milliers de mondes et la coquille scrte par quelque mollusque marin dfient la moindre tentative de rapprochement.

    I. Cf. Mmoire de Pasteur en 1857 dans les Annales de Chimie et de Physique {3e srie, X L X , pp. 5-31) : Il rsulte de l'ensemble de ces observations (accroissement des cristaux de bimalate d'ammoniaque) que, quand un cristal a t bris sur l 'une quelconque de ses parties et qu 'on le lepace dans son eau-mre, en mme temps qu'il s'agrandit dans tous les sens par un dpt de part-cufes crisfaines, un travail trs actif a reu sur la partie brise ou dforme; et en quelques heures il a satisfait non seulement la rgularit du travail gnral sur toutes les parties du cristal, mais au rtablissement de la rgularit dans la part ie mutile. De faon trs significative, Pasteur aperoit le rapprochement possible avec la cicatrisation des plaies, mais sa prudence le conduit noter ie fait, sans prendre parti : Beaucoup de personnes aimeront rapprocher ces faits curieux de ceux que prsentent les tres vivants lorsqu'on leur a fait une blessure plus ou moins profonde. La partie endommage reprend peu peu sa forme primitive, mais le travail de reformation des tissus est, en cet endroit, bien plus actif que dans les conditions normales ordinaires. Cit par J , NIGOLLE : La Symtrie dans la Nature et les Travaux des Hommes, Paris, 1955, p . 75.

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    Pourtant, je les vois toutes deux soumises la mme loi de dveloppement spiral. Qui plus est, je ne m'en tonne pas, car la spire constitue par excellence la synthse de deux lois fondamentales de l'univers, la symtrie et la croissance; elle compose l'ordre avec l'expansion. Il est presque invitable que le vivant, le vgtal ou les astres s'y trouvent galement soumis.

    L'opposition de la droite et de la gauche se retrouve dans tous les rgnes, depuis le quartz et l'acide tartrique jusqu' la coquille de l'escargot, toujours dextrogyre de rarissimes exceptions prs, et jusqu' la prminence de la main droite chez l 'homme. Ce contraste permanent, qui apparat dans la structure intime de la madre, comme dans Panatomie des tres vivants, Pasteur en 1874 songeait l'expliquer par quelque influence cosmique ou par le mouvement de la terre. L'nigme est demeure sans solution. Il reste qu'il est aprs tout vraisemblable de conjecturer que cette solution, quelle qu'elle soit, est la mme pour tous ces cas disparates qui intressent la chimie, la cristallographie, la zoologie, la sociologie, l'histoire des religions, et mme celle de l'art et du thtre, car, sur la scne et dans un tableau, la droite et la gauche ne sont pas non plus quivalentes. De faon analogue, une loi d'conomie identique doit expliquer la symtrie rayonne des oursins, des astries et des fleurs. Sur le clavier entier de la

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    nature apparaissent ainsi de multiples analogies dont il serait tmraire d'affirmer qu'elles ne signifient rien et qu'elles sont seulement capables de flatter la rverie sans pouvoir inspirer la recherche rigoureuse.

    L'homme, au prix de mille triomphes, de mille victoires sur les plus spcieuses embches, a sans doute rparti les donnes de l'univers selon le systme classificatoire le plus fcond, le plus cohrent, le plus pertinent. Mais cette perspective n'puise certes pas les diverses combinaisons possibles. Elle

    ! laisse de ct les dmarches transversales de la nature, dont on constate l'empire dans les do-i maines les plus loigns et dont je viens de donner quelques pauvres exemples. De telles dmarches chevauchent les classifications en vigueur. La

    . science pouvait d'autant moins les retenir qu'elles sont par dfinition interdisciplinaires. Elles exigent d'ailleurs, pour apparatre, le rapprochement de donnes lointaines dont l'tude est mene par des spcialistes vivant ncessairement dans l'ignorance mutuelle de leurs travaux. Toutefois, on ne saurait exclure que ces coupes transversales remplissent un rle indispensable pour clairer des phnomnes qui, isols, paraissent chaque fois aberrants, mais dont la signification serait mieux perue si l'on osait aligner ces exceptions et si l'on tentait de superposer leurs mcanismes peut-tre fraternels.

  • Chacun le dit et dplore que la science se soit diversifie l'extrme, tout en se rendant compte que c'tait l, pour elle, la premire condition - et la ranon de son progrs. Il est inutile de rcriminer contre un tat de fait dont la reconnaissance est aujourd'hui le point de dpart invitable de toute tentative de rvolution. Les esprits qui travaillent tendre le savoir n'ont plus de communications entre eux et, parfois, ne disposent mme pas d'une ouverture suffisante sur le champ de leurs propres recherches pour replacer dans le

    contexte souhaitable le dtail qui les droute. Les cheminements de la science furent toujours et

    V devaient tre centrifuges. L'heure est venue d'es- ; sayer de joindre par les raccourcis ncessaires les \ nombreux postes d'une priphrie dmesurment tendue, sans lignes intrieures, et o le risque s'accrot sans cesse que chaque ouvrier ne finisse par creuser son secteur en taupe aveugle et obstine. Dans certains cas, il semble que je devrais ajouter : obstine parce qu'aveugle.

    Les donnes rapprocher ne sont pas apparentes. Il est clair qu'il ne saurait s'agir de retourner aux analogies superficielles et qualitatives dont les sciences ont d s'affranchir pour instituer un systme de connaissances mthodiques, contrles, perfectibles. A ce point de vue, les ambitions des philosophes du Moyen Age et des savants de la Renaissance constituent un leurre d'autant plus

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    redoutable que, rpondant un besoin permanent de l'esprit, aujourd'hui particulirement tenu en lisire, elles paraissent vite offrir une solution fascinante des esprits sduits d'avance. Les tables de concordances o un Paracelse distribue les quai-

    ts des phnomnes nesontplus de mise, ni mme la science analogique, essentiellement visuelle, dont rva unJLaerd^ dessinant une chevelure comme une rivire, une montagne comme une draperie. Il ne voulait pas, note un commentateurx, tablir des relations entre des grandeurs mesures, mais, comme il Ta dit, transmutarsi nella mente ai naiura3 se mettre la place de la nature pour savoir comment ellt procde. De sorte qu'il conoit un nouveau modle d'organe la manire dont un technicien inventerait une machine. Or, les insectes seuls, obissant prcisment aux lois d'un autre rgne, ont su insrer en leurs corps des organes quivalents des machines. Mcanique et vie ressortissent des principes opposs entre les-

    , quels aucun dcalque n'est possible, mais o des corrlations doivent normalement apparatre, car outil et organe sont destins s'acquitter des mmes travaux. Tout le gnie de Lonard que ce soit pour cette raison ou pour quelque autre n'a pu crer une seule machine capable de fonc-

    v tlonner : ses avions ressemblent trop des oiseaux . 33.0Bvr KisiN : Postface La Civilisation de la Renaissance

    en Italie, de JACOB .;., Paris, 1958, p . 30.

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    et ses submersibles ont presque des branchies. Il n'a pas song remplacer l'aile, organe, par Th-lice, engin. Lonard, comme plus tard Gcethe, ! recherchait les archtypes des phnomnes. Il avait ^ lort de les rechercher avec les sens, et d'abord avec la vue, le sens le plus aisment victime des apparences. C'tait faire uvre de peintre, de pote, non de savant; car, pour ce dernier, la vraie tche consiste au contraire dterminer des correspondances souterraines, invisibles, inimaginables pour le profane. Ce sont trs rarement celles qui semblent videntes, logiques ou vraisemblables. Ces rapports indits articulent, au contraire, des phnomnes qui paraissent d'abord n'avoir rien de commun. Ils unissent les aspects inattendus que prennent, dans des ordres de choses peu compatibles entre eux, les effets d'une mme loi, les consquences d'un mme principe, les rponses un mme dfi. Des solutions htrognes dissimulent efficacement l'investigation nave les dmarches disparates d'une conomie profonde dont le principe, cependant, demeure partout identique lui-mme. C'est lui qu'il importe de dcouvrir.

    Les rudits, qui savent beaucoup dans un domaine restreint, se trouvent rarement en mesure de percevoir un genre de relations que, seul, un savoir polyvalent est apte tablir. La plupart du temps, il n'est que le hasard, joint une certaine

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    | tmrit d'imagination, pour mettre sur la voie ! de cette espce de dcouvertes. Des rencontres de

    savants appartenant des disciplines dfinies, mais inquiets du dveloppement des autres, anxieux d'en confronter les rsultats, les mthodes, les impasses, devraient galement multiplier les occasions de surprendre les connivences que laissent dchiffrer ce que j 'a i appel l'instant les dmarches transversales de la nature. Enfin, il est probable qu'un petit nombre de chercheurs attachs spontanment l'tude de phnomnes qui enjambent les cadres traditionnels des diverses sciences, se trouvent les mieux placs pour reprer des corrlations ngliges, mais propres complter le rseau des rapports tablis.

    Il est temps d'essayer la chance de sciences diagonales.

  • COURTE NOTE SUR L'ANTHROPOMORPHISME

    A peu prs tous les raisonnements de ce petit ouvrage peuvent tre rcuss d'un seul mot : anthropomorphisme. On appelle ainsi la tendance douer les tres et les choses des motions, des sentiments, des ractions, des proccupations, des ambitions, etc., propres aux hommes. Il est clair qu'il s'agit l d'une dangereuse tentation et qu'il faut s'en garder avec soin. Il me semble toutefois qu'une telle prcaution n'est pas sans inconvnient; peu s'en faut que je ne l'estime mme double tranchant. En effet, si cette mfiance devient systmatique, la moindre analogie avec un comportement humain se trouve aussitt frappe de suspicion, et l'on cherche de parti pris, pour viter le reproche, une explication diffrente, trangre, quoi rien ne rponde dans la nature et les habitudes de l'homme. N'est-ce pas aller loin? N'est-ce pas isoler l'homme indment, sous prtexte de ne pas projeter sur une autre espce ou sur les autres rgnes ce qui semble lui appartenir en propre?

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    L'homme est un animai comme les autres, sa biologie est celle des autres tres vivants, il est soumis toutes les lois de l'univers, celles de la pesanteur, de la chimie, de la symtrie, que sais-je

    j encore ? Pourquoi supposer a prion que prtendre i retrouver ailleurs les proprits de sa nature, ou inversement retrouver en lui les lois qu'on constate | rgir les autres espces, est ncessairement manie,

    / illusion ou mirage? Toutes les chances sont plu-ii tt pour la continuit. Il me parat que, si ce n'est

    anthropomorphisme, c'est encore anthropocentrisme que d'exclure l'homme de l'univers et que

    . de le soustraire la lgislation commune. Anthro-1 pocentrisme ngatif, mais tout aussi pernicieux que l'autre, celui qui le plaait au foyer du monde et qui rapportait tout lui. Deux effets du mme orgueil.

    De sorte que, tout en estimant qu'il convient d'tre circonspect et de prendre garde aux similitudes fallacieuses, qui ne tiennent pas compte du contexte et de la perspective gnrale des choses, je souponne que l'accusation d'anthropomor-

    | phisme aboutit au fond isoler l'homme dans l'univers et refuser que les autres tres lui soient

    \ le moins du monde apparents et fraternels. Il y a : plus d'anthropomorphisme rel, plus de prsomption en tout cas, les analogies superficielles cartes, rcuser d'avance toute correspondance profonde qu' consentir les consquences d'une in-

  • COURTE NOTE SUR l/ANTHROPOMORPHISME 21

    vitable communaut de condition. Celles-ci ne peuvent manquer de se traduire, certes de faon toujours singulire, parfois contraste, mais o il reste possible de dpister les mmes complicits fondamentales.

  • L ' H O M M E R E S T I T U LA NATURE

  • A PROPOS D'UNE TUDE ANCIENNE SUR LA MANTE RELIGIEUSE

    Dans une tude sur la mante religieuse, j 'essayai, il y a presque vingt ans, d'tablir une relation entre certains faits en apparence, et peut-tre en ralit, sans rapport : les murs sexuelles de la mante femelle qui dvore le mle pendant l'accouplement; l'intrt exceptionnel gnralement port par l'homme cet insecte, qu'il tient pour divin ou pour diabolique presque partout o il le rencontre : de la Provence et de la Grce la Rhodsie et au sud de l'Afrique; la frayeur enfin, dont tmoignent de nombreux mythes ou obsessions, qu'une femme dmoniaque n'engloutisse, ne tue ou ne mutile celui qui s'unit elle, au moment et la faveur de cette union mme.

    Le dossier tait fourni; par moment, il paraissait mme convaincant. Je me refusai croire une concidence. Je supposai plutt une correspondance entre le comportement de l'insecte et la croyance de l'homme. J'allai plus loin. Car, si je rcusai l'hypothse d'une rencontre fortuitCj il me fallait proposer des mmes faits une explication

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    plus conomique, plus serre et plus cohrente. Invoquer une concidence n'est jamais qu 'un pis-aller, sinon un aveu d'impuissance. Se rsigner

    " y recourir, c'est un peu abandonner la partie. C'est ! en tout cas constater une anomalie sans porte ni

    signification. Or, je cherchais une loi, une norme, une cl gnrale. J e n'hsitai donc pas, ni ne devais hsiter, expliquer la curiosit trange de l 'homme pour l'insecte par la prescience d'une telle corrlation. Il me semblait que, chez lui,

    f dans le cas prcis, l'imagination remplaait l'instinct, la fiction une conduite, et la terreur projete par une sombre fantaisie le dclenchement automatique, fatal, d 'un rflexe implacable.

    J e me rappelai que la science se reprsente volontiers l 'homme et l'insecte comme les deux points d'aboutissement de l'volution biologique. Les formes prises par la vie deviennent de plus en plus complexes. Elles s'engagent, il est vrai, dans des voies divergentes et incompatibles. Mon postulat informul tait que la complexit mme cre des liens, suscite des parents, implique des rponses parallles des problmes analogues. A extrmit des chanes les plus longues, o les tres vivants apparaissent comme le rsultat d 'une plus grande persvrance dans une mme direction, l se situent, qui s'opposent, le monde humain et l'univers des insectes, les deux seuls en particulier connatre cette sorte de dimension nouvelle pour

  • A F R O f O S 5 TVy& AiSB'JiS'S'S, #)

    i l'espce que constitue l'existence de socits : l'or-! ganisation de la vie en commun avec ses multiples

    servitudes et ses ressources indites, commencer par la ncessit d'un langage, je veux dire, d'une

    faon de communiquer. Ce n'est pas que toute opposition se trouve alors

    abolie. Il s'en faut. D'abord pour le langage : la danse de l'abeille qui informe ses compagnes de la .direction et de la distance du butin repr, constitue sans aucun doute, l'instar du langage, un ensemble de correspondances conventionnelles entre le signe et la donne transmettre. Ces correspondances sont effectivement toujours comme le langage humain utilises et comprises l'intrieur d'une communaut. Pourtant, il ne s'agit jamais que d'un code de signaux, fixes et immuables, qui interdit la rponse, le dialogue, l'quivoque, les combinaisons illimites, changeantes, cratrices des vrais lexiques et des authentiques syntaxes.

    De mme pour la nature des socits : chez les insectes, une fixit millnaire, non seulement statique, mais prompte restaurer aussitt son ternel quilibre par auto-rgulation. Le patrimoine gntique assure la collectivit une inbraruaBT permanence. Les castes sont dtermines par l'alimentation et s'inscrivent dans l'anatoniie. Lorsque la proportion des individus qui les composent se trouve modifie par accident ou par artifice, les

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    larves rebroussent chemin vers un tat moins volu, pour ainsi dire jusqu'au dernier carrefour, puis se dveloppent dans une autre voie, de faon combler les vides et restituer sans retard l'antique et idale, l'inexorable rpartition. Chez les hommes, au contraire, un remue-mnage continu, orient peut-tre, mais o rien n'arrive deux fois. Un mot en rsume l'irrmdiable contingence : l'histoire. Et cette histoire, qui se dveloppe en titubant, mais toujours imprvisible et nouvelle, n'empche pas l'imagination de l'homme d'tre obsde prcisment par l'anxit des cycles, par le cauchemar de l'ternel Retour} par la menace d'un devenir annulaire o tout recommence sans progrs ni fin, et dont les saisons comme les gnrations animales donnent Vimage. . Il faut admettre une diffrence dcisive, laquelle

    d'ailleurs n'a rien d'obscur ni de douteux. Elle est reconnue depuis longtemps : le monde des insectes est celui des instincts, celui des conduites mcaniques et invitables ; le monde de l'homme, celui de l'imagination et, par consquent, celui de la libert, c'est--dire un monde o l'individu a conquis le pouvoir de se refuser obir sur-le-champ et aveuglment la suggestion organique. L'instinct n'y agit plus que par image interpose. Certes une image de cette espce, ce point charge de pouvoir, n'est pas dpourvue d'efficace : elle fascine, a-t-on dit, comme une hallucination

  • A PROPOS D 5 UNE ETUDE ANCIENNE 20,

    naissante. Mais enfin, ce n'est qu'une image, une reprsentation extrieure, qu'il est possible de rcuser, de modifier, de chasser. Aussi despotique qu'elle apparaisse, elle permet au moins l'hsitation, sinon la pense, mme s'il s'agit d'une pense encore terrifie et esclave. Ce qui tait mcanisme absolu, immdiat, n'est plus qu'impulsion ou ide fixe, rminiscence ou phantasme.

    Cette opposition, chacun peut et doit l'accorder sans trop de scrupules. Elle ressort d'ailleurs d'innombrables observations. Mais si sa porte gnrale n'est gure contestable, on ne voit pas bien le moyen d'en tirer des applications utiles. Entre les deux sries de donnes, la distance est trop grande pour une vrification tout fait probante. Aussi le parallle que j 'a i tabli entre les murs de la mante et telles fabulations de l'homme risquait-il d'apparatre 2a plupart comme une pure construction de l'esprit ou une manire de roman honteuse ou sournoise. De fait, l'poque o mon tude a paru, plusieurs ne se sont pas gns pour annoncer qu'ils ne lui attribuaient de valeur qu'autobiographique .

    J 'y consens. D'ailleurs, en n'y consentant pas, je ne ferais que retirer du crdit mon hypothse, car chacun pourrait alors se demander par quel miracle je me trouve prserv de a mythologie hrditaire quejeprtends qui affecte toute l'espce. Au contraire, si l'accusation est juste, elle n'abou-

  • 3Q , . MEDUSE ET G l e

    tit qu' nourrir ma conjecture. Victime, je suis preuve mon tour; mais, indemne, une possible objection. Car il subsiste que je n'ai invent aucun des multiples faits que j 'a i rassembls et dont la convergence n'est pas sans laisser l'esprit plus perplexe qu'il ne voudrait. Cependant, tant que je rie puis procurer qu'un exemple unique de cette sorte de corrlations quasi invrifiables, il m'est difficile de convaincre celui qui prfre le tenir pour simple concidence. Car il existe rellement des concidences : en nombre raisonnable. C'est seulement partir du moment o on en constate trop qu'il devient urgent de penser que les homologies en question ne sont pas de pures rencontres. Je me vois donc contraint de multiplier les exemples analogues celui de la mante, de mme type, de mme signification, complices et se renforant. Sinon, je n'ai pas le moyen de dmontrer qu'il ne peut pas s'agir en effet d'une rverie personnelle ou d'une ressemblance fortuite.

    * ' " * *

    Au thme de la mante, qui affirme l'quivalence de la fabulation chez l'homme et de l'instinct chez

    . l'insecte comme solutions opposes et correspondantes, j'ajoute aujourd'hui deux thmes nouveaux, plus tmraires encore. Le premier, celui des ailes des papillons, est prtexte introduire le

  • A rKurus L> UNI*, UTULH. Awtuiiwwjs 31 problme des rapports entre l'esthtique naturelle et l'art humain. Le second, celui du mimtisme, se prsente sous plusieurs aspects diffrents, qui ont chacun leur harmonique chez l'homme : travesti, camouflage et intimidation. Les mythes de mtamorphose et le got du dguisement rpondent au travesti {mimicry, proprement dite) ; les lgendes de chapeau ou de manteau d'invisibilit au camouflage; la terreur du mauvais il et du regard mdusant, l'usage que l'homme fait du masque, principalement, mais non exclusivement, dans les socits dites primitives, l'intimidation produite

    ' par les ocelles et complte par l'apparence ou la mimique terrifiantes de certains insectes.

    Il s'agit, chaque fois, d'un mme contraste entre l'insecte et l'homme, entre le mcanisme et la. ; libert, entre la fixit et l'histoire. Je veux bien il que ciacun des parallles, considr isolment, j-' apparaisse un de ces dlires rigoureux qui caractrisent les folies raisonnantes. Mais il faut consentir en retour que la convergence des divers dveloppements apporte avec elle quelque doute sur l'exactitude d'un verdict aussi absolu et aussi prcipit. Elle invite en envisager la rvision; elle conseille de gnraliser l'enqute et d'entreprendre une confrontation gnrale du monde des insectes et de celui de l'homme. Je ne me lasserai pas de le dire : l'un et l'autre font partie du mme univers.

  • DESSINS OU DESSEINS

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  • LES AILES DES PAPILLONS

    Les ailes des papillons, leurs dcoupes, leurs dessins, leurs teintes continuent prsenter une sorte d'nigme indchiffrable. Je ne crois pas que personne sache quoi peut servir tant de splendeur. Il est possible que la couleur soit utile, mais non (sauf une exception 1 ) le dessin. Les poumons des papillons sont enferms dans un corselet troit et rigide. On admet que, pour voler, ces insectes ont besoin d'une surface respiratoire additionnelle, que leurs ailes tendues la leur fournissent, et qu'elles servent ainsi absorber oxygne et lumire. Elles les retiennent d'autant mieux qu'elles sont plus sombres. J 'y consens. Mais, de nouveau, pourquoi des dessins? Des ailes unies, de la nuance qui convient l'insecte pour capter l'nergie suffisante, feraient aussi bien, sinon mieux, l'affaire, et, si j'ose dire, moindres irais. On peut, d'autre part, affirmer que les teintes clatantes ou ternes des papillons sont utiles en tous les cas; les couleurs ternes pour les rendre invisibles et les

    . Il s'agit des ocelles, dont je parlerai propos du masque, autre convergence entre l'insecte et l'homme.

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    confondre avec le milieu, les couleurs brillantes agissant comme coloris oblitrant, c'est--dire subsistant dans la rtine du prdateur la fraction de seconde ncessaire la fuite de l'insecte. Mais les dessins n'en demeurent pas moins inexpliqus : une teinte vive, unie, sans dessin, que le fuyard montre, puis clipse instantanment, comme chez certaines sauterelles, est tout aussi efficace. Dans ces conditions, j'ose avancer que les dessins et les teintes des ailes des papillons constituent leur peinture ,

    Ce faisant, je ne soutiens pas qu'un lpidoptre ait quoi que ce soit de commun avec un artiste peintre. J'affirme encore moins qu'un papillon a peint ses ailes, ou qu'un de ses lointains anctres les a conues ou voulues quelque moment de l'volution, comme elles sont restes, comme elles se transmettent immuables au long des sicles. J'attire l'attention sur le fait que je ne souponne mme pas ce que pourraient signifier ici les verbes vouloir ou concevoir. De mme, employant le mot peinture pour des dispositions constantes d'caills microscopiques, j ' a i conscience de commettre un flagrant abus de langage. Je m'efforce de ne ngliger aucune des diffrences qui sparent un tableau et une aile de papillon. Mais je remarque aussi et j 'en ai le devoir que ces diffrences sont prcisment celles qui opposent l'insecte et l'homme, de sorte qu'en un certain sens ces dif-

  • LES AILES DES PAPILLONS , J

    frences sont attendues et qu'elles renforcent le bien-fond du rapprochement. Voici deux espces de surfaces o sont juxtaposes des taches colores, brillantes ou ternes, qui forment un ensemble. Les deux sries sont en outre galement inutiles, luxueuses. Elles sont cependant incomparables. Elles sont d'autant plus homologues.

    Les unes, en effet, ne doivent rien l'intervention de la conscience, de la volont, du libre arbitre, elles rsultent d'un dveloppement organique incontrlable. En elles, il y a dessin, mais non dessein. Elles se retrouvent identiques depuis des millnaires chez tous les individus d'une mme espce : elles paraissent rpondre par l mme l'ide qu'un esprit idalement perspicace aurait pu d'avance se faire de ce que devrait ncessairement devenir la peinture des hommes dans l'univers fixe et inaltrable des insectes.

    En revanche, les autres surfaces les tableaux sont des compositions originales par dfinition. La personnalit de leur auteur se rvle dans chacune d'elles. Il ne les porte pas en lui comme ses ongles ou ses cheveux ou ses yeux (comme la couleur de ses yeux ou de ses cheveux). Il est seul responsable de chaque nuance visible sur la toile. Il a tout dlibr, dessin et peint. Si un tre libre et ingnieux, capable d'oeuvrer en dehors de soi, devait en talant des couleurs sur une surface faire quelque chose qui ressemblt aux ailes des

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    papillons et si on lui donnait carte blanche pour employer les couleurs sa fantaisie, de faon en tirer le meilleur parti possible, il inventerait la peinture, et plus prcisment la peinture non figurative : la dcoration gomtrique des .vanneries, des poteries, des broderies.

    En somme, l'hypothse revient imaginer qu'il existe, chez les tres vivants en gnral, une tendance produire des dessins colors et que cette tendance donne notamment, aux deux extrmits de l'volution, les ailes des papillons et les tableaux des peintres. J 'y insiste : je ne songe pas nier, je souligne plutt les diffrences insurmontables qui sparent le tableau et l'aile, mais j'estime que ces diffrences sont dj impliques dans le fait trop vident que l'aile fait partie du papillon, tandis que le peintre pense et excute le tableau, A partir de cette constatation, il demeure tentant d'essayer de mieux dterminer la singularit dont les consquences assurrent l'homme un destin anormal parmi les tres vivants.

    * -

    On invoque d'ordinaire pour expliquer celui-ci la station debout et le pouce opposable aux autres doigts. Ni l'une ni " l'autre de ces raisons ne paraissent absolument convaincantes. La station debout n'a gure aid le pingouin et le kangou-

  • LUS ALUS BUS S J L S L L C ^ S $ $

    rou. Le homard ou le crabe ne se servent pas beaucoup de leurs pinces pour retenir devant leurs yeux des objets sur lesquels ils s'interrogeraient. Quant aux singes, qui se tiennent debout quand ils veulent et qui disposent de quatre mains, il est clair qu'ils ont peu profit et de ce cumul et de cette abondance. Il faut que les avantages invoqus soient moins dcisifs qu'on ne le prtend.

    Peut-tre convient-il d'aborder le problme en tenant une balance plus exacte des gains et des pertes. L'homme, en adoptant la station debout,

    . renonce la rapidit de course des quadrupdes et devient ainsi une proie plus facile pour les carnassiers vloces. En contrepartie, il libre ses membres antrieurs. La main est dsormais possible. Choisir la main, le pouce opposable, les doigts prhensiles, c'est de nouveau renoncer quelque autre possibilit utile : par exemple le sabot ou la griffe. Tout se passe comme si l'homme, chaque fois, choisissait une solution qui lui nuit dans l'immdiat, mais qui lui mnage bientt un surcrot de pouvoirs. Il semble procder par liminations successives. En quelque sorte, il s'appauvrit, il se dnude l'extrme, mais pour acqurir une plus grande diversit de conduites efficaces. En mme temps, il vite tout organe trop spcialis comme l'aile et la nageoire, merveilleusement adaptes, mais un seul usage.

    Pour se protger du froid, le mammifre in-

  • 40 MDUSE ET G i e

    vente la toison; pour se protger des prdateurs, le crustac invente la carapace et le mollusque la coquille. L'homme invente le vtement et l'armure, qu'il met et dpose tour tour, selon le besoin, et qui sont au principe de toute protection ou fortification. Sa politique consiste ainsi carter les solutions organiques, qui modifient le corps ; elles ont le dfaut d'tre fixes et incompatibles entre elles. L'homme se fabrique des solutions externes et par suite propres une infinit de combinaisons. Ce principe est gnral. La langouste choisit le blindage, l'oiseau les ailes. Mais il n'y a pas de crustacs volants, ni d'oiseau carapace, alors que, pour l'homme, la construction d'un avion cuirass ~ une forteresse volante ne reprsente qu'une difficult surmonter, une relation nouvelle tablir entre le poids accru d'un engin et la puissance du moteur qui le propulse. Le poisson-torpille invente la dcharge lectrique et s'arme d'une sorte d'accumulateur intime. L'homme dispose virtuellement de toutes les applications possibles de l'lectricit.

    Un dernier exemple, non le moindre. L'homme n'a pas la facilit des fourmis ou des abeilles de s'orienter d'une manire pratiquement infaillible : il a invent pour son usage la boussole extrieures qui ne lui sert pas regagner son domicile, mais s'orienter sur la plante entire.

    l n'est pas besoin d'piloguer. On sait assez

  • LES AILES DES PAPILLONS 4 1

    que l'homme diffre des animaux pour fabriquer des outils, des armes, des machines. Il n'a ni griffes ni serres, ni cornes, ni ventouses naturelles, mais il s'en construit d'aussi nombreuses et d'aussi puissantes ou d'aussi dlicates qu'il veut, il s'entoure d'une multitude d'appareils divers qu'il possde la fois et dont il peut se servir tour tour.

    Mais il s'agit du monde des insectes. Je voulais seulement faire sentir par cette brve digression combien ma conjecture est banale, tant qu'on ne l'tend pas au-del des oppositions qui prcdent et qu'on estimera, j 'en ai-peur, plutt videntes et superflues que paradoxales et scandaleuses. Il arrive cependant le contraire, aussitt que j'ose suggrer la moindre correspondance entre les ailes des papillons et les tableaux des peintres. Pourtant, le rapport est le mme. Si l'on y rflchit, il n'est ni plus ni moins acceptable dans l'un et dans l'autre cas. La seule diffrence que je discerne entre les deux sries d'analogies est qu'il s'agit, dans la premire, d'organes, d'engins ou de fonctions utiles; dans la seconde, de supplments somp-tuaires dont l'inutilit est manifeste.

    Je fais un sort aux ailes des papillons titre d'exemple privilgi. J'aurais pu en invoquer d'autres dans tous les rgnes de la nature et insister de prfrence sur les cristaux et les feurs3 le pelage de certains mammifres ou la livre de

  • 4 2 MDUSE ET G i e

    nombreux poissons. Ces rgularits il ne s'agit la plupart du temps de rien d'autre que de rgularits trahissent simplement le principe de distribution qui gouverne la matire vivante. Ainsi la rpartition des graines dans la capsule ou le pentagone toile des astries. D'autres schmes modulent un rythme de croissance : la spire des coquillages. Ces gomtries aisment lisibles plaisent l'homme, qui se trouve alors entran parler de beaut. En fait, il ne constate que des quilibres, des symtries, c'est--dire des gestions habiles. Si les ailes des papillons semblent un cas exceptionnel, c'est, je crois, pour deux raisons : en premier lieu, les contours et les dessins apparaissent, en l'occurrence, comme un ornement luxueux qui s'ajoute arbitrairement l'organisme de l'insecte et non comme la formule mme de sa constitution; ensuite, les motifs sont souvent fort complexes, alors que la symtrie des papillons strictement latrale est rduite sa figure la plus simple, celle que connat aussi bien le corps humain. La gomtrie, cette fois, la simple rgularit, semblent rellement cder le pas une composition plus riche, plus libre, qui n'a pas grand-chose voir avec les lois qui prsident l'heureuse conomie de la matire vivante,

    Convient-il de parler d'art? Au sens humain du terme, certainement pas. Mais un principe nouveau est apparu; qui ajoute la gomtrie. Je

  • LES AILES I>ES I>AI>rz,Loi>rs 4 3

    m'explique : la gomtrie est une proprit permanente de l'univers, lequel sait d'ailleurs admi-

    - rablement la prsenter un niveau rien moins qu'lmentaire. La vie, d'une faon qu'on dirait tout abstraite, dveloppe l'occasion des structures polydriques, analogues aux corps parfaits que Platon, dans le Time, regarde comme seuls dignes d'un architecte divin.

    La srie des radiolaires constitue un remarquable rpertoire de figures sphrques faites de polygones rguliers, souds les uns aux autres, et aux angles ou au centre desquels se hrissent de fines aiguilles acres, qui semblent solidifier un rayonnement immobile. L'album d'E. Hckel en runit lui seul plusieurs centaines d'espces. Je n'en citerai que deux, prises parmi les plus simples, en partie parce qu'elles semblent complmentaires l'une de l'autre. La Circorrhegma dodecahedra (Hckel, pi. 117, 2) aux douze facettes, aux vingt pines, et la Circogonia isocahedra (Hckel, pi. 117, 1), qui inversement prsente vingt facettes et douze pines. Des profondeurs des mers chaudes, elles apportent comme unjeu de modles fragiles, minuscules, antrieurs, aux solides dduits idalement par Platon, qui ne souponna jamais l'existence de ces archtypes naturels.

    Il arrive que la sphre centrale, comme pour

    1. E. HAECKEL : Die Radioiarien, Berlin, 1862-1888, 3 vol. et atlas.

  • 44 MDUSE ET G i e

    Tuscaretta globosa \ reste vide, inhabite : les huit animalcules qui l'ont scrte en commun demeurent suspendus aux parois ajoures de l'habitat composite, rpartis comme les huit sommets d'un cube fantme*

    Il existe ainsi une gomtrie issue spontanment de la vie et singulirement plus dveloppe que celle qui apparat dans la toile de l'araigne, le cercle des ptales, la disposition des feuilles sur la tige, la spire des coquillages ou la carapace des oursins. Je n'ai pas l'intention de m'extasier ici sur les prtendues merveilles de la nature. Il me parat au contraire absolument naturel, je veux dire plus probable et plus prvisible que le contraire, que l'intelligence de l'homme et les phnomnes purement biologiques de calcification chez des organismes infrieurs rvlent, malgr l'abme qui les spare, leur profonde fraternit. Je veux toutefois souligner un seul point : quelle que soit la multitude des modles des radiolaires, c'est la gomtrie organique qui, malgr la souplesse des sves et lymphes, se montre limite, immuable, sans dveloppement possible, et c'est la rigoureuse et implacable dduction de la logique humaine qui est libre de tracer dans un espace sans proprits des figures que l'imagination mme devient vite incapable de se reprsenter et qui ne traduisent plus

    l. VAUENTIK HAECKES. : Tiefses Radiolaren, Iiia, 1908, 4 vol. pi. 129,

  • LES AILES DES PAPILLONS 4 5

    que des ensembles cohrents de relations mathmatiques. En face des prototypes des radiolaires, fixes dans leurs symtries depuis l'origine de Pes-

    , pce, je considre une srie sans fin de modles '

  • 4.6 - ; MDUSE ET c l e

    sont pas de simples teintes tales. Elles sont cour , : ramment rehausses par diverses qualits phy

    siques qui les rendent profondes ou chatoyantes, mtalliques ou moires. Ainsi le velours noir ou

    * mordor des grands ornithoptres, l'azur lectrique des Morpho, les reflets feu et les diaprures des Uranies et des Arcturus, les maux, les nacres et les micas de nombreuses espces, la lumire qui bascule sur la pente des ailes, chaque fois que les minces pellicules qui composent les cailles possdent un indice de diffraction diffrent. Les formes sont effiles, dcoupes, denteles, dchiquetes ou pleines. Des appendices dmesurs, rigides et qui semblent empess, prolongent la voilure des ctias, Chez des Hypolycena, ils sont fins, duveteux et enrouls en volutes 1..I1 y a dans cette dbauche de formes, de motifs et de couleurs une prodigalit d'autant plus surprenante qu'elle apparat presque inverse de la svre comptabilit qui, tout l'heure, rpartissait au mieux une gele prcieuse, frissonnante de vie.

    Cette comptabilit engendrait sans doute une harmonie, mais parce que Y harmonie est proprit commune aux mathmatiques et l'esthtique. Une rosace comme le dessin d'une corolle se trace au compas. En parlant ici de beaut, l'homme joue sur l'quivoque et se contente de dsigner

    . La disproportion entre la voilure et l'appendice efHI est toutefois la plus grande chez .Eudaimoma bracchyusa.

  • LES AILES DES PAPILLONS 4 7

    d'un nom vaste et ambigu une satisfaction qui drive immdiatement d'un partage quitable de l'espace. Il pourrait avec autant de droit (et d'improprit) parler de justice.

    Dans les ailes de papillons, au contraire, il y a vritablement beaut, au sens large du mot, car il y a cration par la biologie de combinaisons heureuses de formes et de couleurs, qui ne s'expliquent pas par la simple conomie. Ds lors, il est permis de parler d'art, et plus prcisment de celui des arts qui intresse les rapports des formes et des couleurs, c'est--dire la peinture. Certes, il importe de se souvenir des contrastes que j 'ai souligns au dbut : d'un ct, des tableaux extrieurs, rsultats de l'invention d'une fantaisie libre, de l'autre des tableaux internes, immuables, ns sans intervention consciente dans la ncrose de la chrysa-

    -hC- lide, quand se dissolvent les tissus et les organes de la chenille, et qui affichent dsormais le blason. de l'espce. Car ce n'est pas l'arbitraire de l'individu qui compte. Ici, le peintre est chaque espce. L tableau, indfiniment rpt, identique lui-mme dans tous les individus qu'elle compte, en perptue chaque saison la livre spcifique.

    Samivel a dfini l'insecte comme un techni-i cien introverti . Ils sont devenus, dit-il, eux-

    mmes leurs propres machines, faonnant tel dtail de leur structure en vue d'un usage parti-

  • 48 MDUSE ET G i e

    culier1 . Ainsi, par le seul fait que la fonction cre l'organe, ce qui n'tait primitivement qu'une patte devient nageoire, arme de guerre, instrument de musique, pelle fouir, moteur ressort, etc. . . Il est certes plus facile d'allonger, la liste que d'en puiser les possibilits. Au contraire, dans un domaine luxueux par dfinition, il ne saurait tre question que la fonction cre l'organe. Chez les papillons, chacun, j'imagine, admet volontiers que le vol dveloppe l'aile, mais il pouvait aussi bien dvelopper l'aile transparente de la libellule ou du bourdon, aile vigoureuse du lucane, du hanneton,

    l du dytique, de la ctoine, qui avec une moindre surface portante enlve un corps beaucoup plus pesant. En outre, dans ce dernier cas, aile discrte, pliante, dissimule sous l'lytre, contrastant avec

    j la vanit du papillon qui joue lentement ouvrir et fermer les siennes sur la fleur, au bord de la flaque d'eau ou sur le caillou du chemin.

    Ds lors, si tant d'insectes apparaissent comme des techniciens introvertis, les lpidoptres ne

    - j seraient-ils pas des artistes, des peintres introvertis? *- Gomme les autres transforment des parties de leurs

    propres organismes en outils spcialiss : crochets, hachoirs, pinces, ciseaux, tarires, seringues ou

    ; . siphons, eux, la faveur de l'inimaginable chimie de la ncrose, produisent sur et en eux-mmes une

    ;,.'; I . S A M I V E I , : Univers gant, P a r i s , 1958, p . 18 .

  • LES AILES DES PAPILLONS 4 9

    apparence somptueuse et distinctive, analogue non | pas tant un tableau, qu' une enseigne ou | des armoiries, mais des armoiries si riches et si

    dtailles qu'elles relveraient moins dans l'univers humain de l'hraldique que de la peinture.

    A mon sens, cette conjecture scandaleuse se heurte deux difficults majeures : la premire a t indique par Samivel propos, dj, des ustensiles et instruments si parfaitement adapts de ces ingnieurs introvertis, lorsqu'il en vient les supposer crs par une dcision mme confuse, un choix mme rudimentaire, une prvision mme obscure de l'insecte technicien : On conoit mal que des tres incapables dans la majorit des cas de modifier un comportement jouissent du pouvoir extraordinaire de modeler volont leur propre structure. D'o une hypothse pour le moins hardie : Si l'on nglige, systmatiquement, en cette occurrence, la thorie de la slection naturelle, peut-on supposer que les insectes, ou certaines espces d'insectes, les fourmis par exemple, furent un moment donn des tres intelligents,

    1 au sens que nous donnons ce terme, c'est--dire { pourvus de mystique, de philosophie, d'arts, de

    sciences et de techniques? Et qu' la suite d'un mystrieux avatar qui sait? peut-tre d'un conditionnement physiologique volontairement provoqu l'aide de mthodes proches des ntres, mais davantage perfectionnes, ils soient devenus,

    4

  • 5 0 MDUSE ET G I e

    en vertu d'un implacable choc en retour, ce qu'ils sont, c'est--dire des mcaniques--survivre : rien de plus, rien de moins1 ?

    *V Ce problme de l'initiative dans la construction de soi-mme, ce problme du choix initial, mme

    "' au sens le plus dilu du terme, s'agirait-il de je ne sais quelles consquences toutes mcaniques pro-

    "- voques par la rptition d'un mme phnomne au niveau cellulaire, n'en demeure pas moins infiniment mystrieux, comme insondable, tel point qu'il est peut-tre absurde de l'voquer, parce qu'il n'a pas de sens pour l'homme, dont les dmarches sont juste l'oppos, car lui, qui peut tout faonner l'extrieur, reste en revanche pratiquement impuissant modifier son propre organisme.

    *Tf La deuxime objection massive vient de l'assi-^ milationjie l'utile et _du_ gratuit. Une doctrine de

    la slection naturelle admet volontiers ou suppose mme la plasticit qui donne la nageoire de l'hydrophile, le harpon dentel del mante,l'excavateur de la courtilire, mais elle se refuse, en vertu de ses mmes postulats, envisager un mcanisme analogue pour le dcor des ailes de papillons. L'opposition du ncessaire et du somptuaire semble ici dcisive. On se persuade que ce qui ne sert rien ne doit pas avoir de force dterminante. L'inutile

    i. SAMIVEL : Vnivers gant, Paris, 1958, p. 21.

  • L E S A - E S &z2s I'yXLL
  • 52 MDUSE ET G I e

    Pexpression en vain . A la fin, la discrimination, je le crains, sera purement humaine. Je souponne l l'ultime erreur de l'anthropomorphisme vritable. Certes, je me doute bien que c'est moi qui serai accus d'anthropomorphisme dlirant : quoi de plus ridicule en effet que d'oser comparer les ailes des papillons aux uvres des peintres? Pourtant, il se pourrait que mon systme de rfrences se rvlt le plus dcentr de tous : car il consiste aussi prsenter les tableaux des peintres comme la varit humaine des ailes de papillons.

    Que peut signifier pareille correspondance, sinon qu'il apparat dans le monde biologique en gn- [ rai un ordre esthtique autonome? Cet ordre, inex- phcable sans doute, manifeste une impossibilit d'aller plus loin dans la chane des causes et des effets, en certains cas une ultime dtermination tout aussi tyrannique et imprieuse que le sacro-s a i n t J ^ f c f e i l S ^ ^ ^ ^ *lue> ^ a n s ^ e s c o tions diffrentes, les cheminements les plus opposs parviennent la mme fin : le jeu des formes et des couleurs. L'insecte et l'homme, ignorant tous deux leur secrte docilit, obissent paralllement la mme loi organique de l'univers. Cette loi, comme la loi d'conomie, partout o elle rgne, rgne absolument, sans partage, du moins quand aucune initiative ne vient la contrarier. Un papillon, qui n'a ni conscience ni discernement, ne peut pas se crer une aile qui serait laide, car il n'a pas

  • LES AILES DES PAPILLONS 53

    pouvoir de faire obstacle en lui ce dveloppement de forces qui produit naturellement l'harmonie et a beaut. C'est trop peu : je devrais dire cet panouissement naturel par quoi se dfinissent rharmonie et la beaut, car l'homme partie intgrante de la mme nature aperoit

    j ncessairement l'harmonie et la beaut, confor-? mment au canevas immense qui dtermine la

    forme des' cristaux, des coquilles, des feuilles, des corolles et qui lui suggre, lui plus sournoisement, les accords o il imagine, non sans prsomption, manifester un gnie personnel.

    L'homme est libre, maladroit, pervers l'occasion. Sans en rien savoir, par Feffet d'une impntrable mtamorphose, le lpidoptre tire des ailes flamboyantes de la pte indistincte qui emplit la nymphe. Entre lui-mme et son uvre, l'homme interpose le risque d'une dcision dlibre, douteuse. Il doit en outre excuter ce qu'il a conu. Il calcule et il ralise. Il risque les deux fois de broncher. Mais il y gagne d'tre vraiment l'auteur de ses tableaux, qui en revanche, par un choix malencontreux ou par l'criture dfectueuse de ce seul tre faillible, peuvent tre de la mauvaise peinture, loigns qu'ils sont des normes millnaires dont les ouvrages indfiniment rpts ne peuvent pas viter une froide et immuable perfection,

  • NATURA PIGTRIX

    NOTES SUR LA PEINTURE FIGURATIVE ET NON FIGURATIVE DANS LA NATURE ET DANS L ' A R T .

    Que l'aile des papillons soit ou non ce qui ressemble le plus un tableau, il faut avouer que l'histoire de la peinture ne rvle aucune prfrence spciale des peintres pour ces surfaces chatoyantes, o leur travail parat tout fait. Ils semblent au contraire les viter et ne les reproduire qu' titre exceptionnel, comme accessoire mineur d'une nature morte. Ils ne s'avisent pas, par exemple, de prendre pour modle un fragment d'aile de quelque papillon, de l'agrandir aux dimensions de la toile, mais en conservant avec la plus soigneuse fidlit motifs, proportions et couleurs. Je constate cette abstention sans la commenter. Je souponne seulement qu'elle vient du fait que l'aile est dj perue comme tableau, de sorte que la peindre serait moins reprsenter la nature que ddoubler une uvre.

    Il semble en tout cas possible d'admettre que les ailes des papillons soient leurs tableaux ou, si

  • NATUR PCTUX 5 5

    l'on veut, l'exact contraire des tableaux humains, dans la mesure o elles apparaissent comme la seule sorte d'oeuvres esthtiques concevables de la part d'tres condamns l'automatisme et ne pouvant produire qu'au niveau de l'espce et non celui de la cration individuelle et libre. Paralllement, les roches fournissent, de leur ct, des dessins naturels dont la ressemblance avec les ouvrages des peintres a si bien frapp l'imagination des observateurs qu'ils ont parfois t amens considrer la nature elle-mme comme une sorte d'artiste.

    Tant que la peinture est reste, comme on dit, figurative, tant qu'elle consistait reprsenter des tres, des scnes, des paysages ou des choses, l'homme a cru reconnatre ces mmes reprsentations dans les dessins des marbres, des jaspes ou des agates. Il s'agit, certes, d'interprtations chimriques, presque entirement arbitraires, mais qui sont d'autant plus significatives que l'analogie suppose apparat plus tnue et plus difficile dchiffrer.

    Au contraire, dans l'art non figuratif contemporain, du fait que les formes y perdent leur nettet et ne reprsentent aucun tre ou objet dfini, la ressemblance des tableaux avec les dessins et les couleurs de certaines roches est parfois si vidente qu'on pourrait croire que le peintre s'est

    J appliqu copier la pierre. Il va de soi qu'il n'en

  • 56 MDUSE ET G i e

    est rien. L'artiste ignore le minral, dont son tableau semble une attentive duplication. D'ailleurs, il se garde d'abord de ne rien reproduire. On dirait plutt que tout se passe comme si son art avait pour but, sans que lui-mme en sache rien, de parvenir crer, en ttonnant et travers mille essais dfectueux, la parfaite quivalence des compositions de motifs et de couleurs issues d'une gologie millnaire, aveuglment soumise des lois gnrales et inflexibles.

    En outre, on constate de multiples croisements, interfrences, falsifications mme, entre les deux ordres, le naturel et artificiel, et qui rpondent des sollicitations opposes, toujours galement tentantes, de sorte qu'il vaut la peine d'examiner de plus prs les divers exemples de connivence ou de concurrence entre la nature et l'artiste, dont le monde minral fournit l'occasion.

    Ds l'antiquit, les hommes se sont ingnis interprter les taches et les veines des pierres, y reconnatre des animaux, des personnages, des paysages, des scnes entires. Pline l'Ancien (Flist.

    nai., XXXVII, 3) rapporte que Pyrrhus possdait une agate reprsentant, sans intervention de 3 Apollon, la lyre la main, accompagn des neuf Muses, chacune avec ses attributs respectifs. On discuta pendant des sicles sur la mystrieuse agate : au xvie sicle, G. Cardano {De Subtilitate, Nuremberg, 1550) pense qu'il s'agt d'une pein-

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    2 . MARBRE CHINOIS SIGN K'AO en AN : HROS SOLITAIRE (p. 64).

    Photo Luc Joiiberl,

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    3- QUARTZ V1D. ART CHINOIS (p . 6 6 ) . Phvlo A. Vnronlzii/f.

  • 4 MODLE EN VERRE RADIOLARE : DORATASPIS DODON ( p . 4 3 ) .

    Photo : Auseum oj'naturel llistorf (Londres).

    5- SEPTARIA (p . 6 6 ) . /'/ . Voronlzajf.

  • NATURA PICTRX 57 ture ptrifie; au XVIIe, GafFarel, bibliothcaire de Richelieu et aumnier du Roi, soutient qu'il s'agit d'une merveille spontane [Curiosiiez inouyes sur la sculpture talismanique des Persans, Paris, 1629). En fait, depuis longtemps, les pierres-images sont recherches, catalogues, amliores, compltes, falsifies, sinon fabriques. On peut dire que, duxnie au xviie, existe une vritable passion chez certains amateurs d'art ou de singularits pour ces tableaux que la nature semble avoir enferms au sein des agates, des marbres, des jaspes et des porphyres.

    Jurgis_Ea]b^^akis, qui a retrac l'histoire de cette mor~T7n'a pas tort de la placer sous l'invocation du clbre conseil de Lonard de Vinci : Si tu regardes des murs souills de taches, ou faits de pierres de toute espce, pour imaginer quelque scne, tu peux y voir l'analogie de paysages au dcor de montagnes, de rivires, de rochers, d'arbres, de plaines, de larges valles et de collines disposs de faon varie. Tu pourras y voir aussi des batailles et des figures au mouvement rapide, d'tranges visages et costumes et une infinit de choses que tu pourras ramener une forme nette et complte. Et cela apparat confusment sur les murs, comme dans le son des cloches :

    1. JURGIS BALTRUSAITIS : Aberrations, Paris, 1957, IIIe partie, Pierres images , pp. 47-72. Je tire de cette tude rvlatrice presque toutes les donnes qui suivent, concernant les pierres images.

  • 5 ' MDUSE ET G I e

    tu trouveras dans leurs battements tous les sons ou mots que tu veux imaginer. (Manuscrit 2038 de a Bibliothque nationale, p. 22 verso; traduit par A. Chastel, Lonard de Vinci par lui-mme, Paris, 1952, pp. oo-ioi.)

    Toujours est-il qu'un ngociant d'Augsbourg, Philipp Hainhojfer, fait commerce de ces pierres images, dont il s approvisionne en Italie. Parmi ses clients, il compte le duc de Pomranie et le roi de Sude. La pierre forme le fond du tableau : volutes de nuages, hautes vagues d'une mer dchane, tout dcor que semblent naturellement procurer les dessins du minral. L'artiste se contente d'ajouter les personnages. Johan Konig, de cette manire, peint sur des agates le passage de la mer Rouge et le Jugement Dernier; Antoine Garrache, sur des plaques d'albtre, l'Annonciation et une scne reprsentant la Vierge, l'Enfant et saint Franois. Le peintre, dit Baltrusaitis, a savamment distribu ses personnages pleins de grce, mais l'lment surnaturel, le souffle mystrieux proviennent de la nature (p. 50). lis proviennent des lents et larges mandres de l'albtre, dont les sinuosits laiteuses, blafardes, jettent sur l'ensemble

    , une lumire d'outre-monde. | Il s'agt ainsi d'une collaboration entre l'artiste \ et la nature. Dans de plus nombreux cas, la part de l'artiste est fort rduite; souvent mme elle se trouve compltement limine, comme dans plu-

  • N A T U R A F X G T R I X 59 sieurs pices remarquables de la collection runie par un mdecin de Copenhague, Olaus Worm. Le catalogue en a t publi Leyde, en 1655. Il mentionne notamment un marbre brut dont les veines reprsentent une ville btie sur deux rivires, avec des tours et des ruines se dcoupant lgamment comme si elles taient peintes par un pinceau d'artiste . Cette description dsigne sans doute un "de ces marbres de Ferrare, dont les cassures composent des panoramas de villes

    j croules. Les Anglais les nomment min marble x. I Leurs lignes verticales, que traversent d'autres bri

    sures qui les coupent angle aigu, voquent l'occasion les panoramas serrs de gratte-ciel schmatiques, dus au pinceau de Bernard Buffet.

    En gnral, les catalogues de l'poque distinguent avec soin les pierres compltes par l'artiste, dsignes par la formule adapt par Fart (ars adaptavit), et les minraux qui n'ont subi aucune retouche et que dfinissent alors les signa-

    | lements suivants : peints par la nature (a natura jj depicti), ou naturel, sans aucune intervention de

    l'art (a natura sine omni artis ministerio), Il existe d'ailleurs, de ces tableaux naturels, une

    espce intermdiaire laquelle les catalogues ne semblent pas avoir pens et que ne mentionne pas Baltrusaits. Elle consiste dcouper, dans leur

    . Une autre sorte de marbre o l'il croit deviner des arbres et des bosquets est appele de mme landscape marble.

  • 6 MDUSE ET G e

    paisseur, des plaques de marbres ou de porphyre aux veines prometteuses. Ensuite l'artisan ouvre la pierre pour ainsi dire, en rabattant les deux moitis autour d'un axe, comme on ouvre un livre, de faon crer une symtrie que ne fournit pas la nature. Il n'est intervenu, pour obtenir l'image cherche, que par le seul ajout de cette symtrie. Ainsi procdent les enfants lorsqu'ils crasent une tache d'encre dans la feuille de papier qu'ils plient. Les panneaux de pierre qui dcorent, l'intrieur, le narthex et le corps principal de Sainte-Sophie, Gonstantinople, relvent de cette technique. Les veines des plaques de marbre, ddoubles et juxtaposes, y esquissent des chameaux et des dmons et maintes effigies plus ou moins incertaines, qui tantt guident l'imagination des spectateurs de manire relativement imprieuse et qui tantt lui laissent le champ peu prs libre pour conjecturer ce qu'elle choisira d'apercevoir.

    Dans ce dernier cas, l'artiste ne complte pas la nature, ni n'altre les formes qu'elle lui offre. Mais il combine celles-ci selon une symtrie qui a pour effet de leur faire suggrer quelque simulacre identifiable. Il ne corrige pas, il isole des lments qu'il utilise ensuite des fins figuratives par le jeu d'une habile duplication du motif retenu.

    Dans le cas particulier> il s'agit d'une mani-

  • NATURA PICTK.IX 6l

    pulation industrieuse, dont la dcoration est le but, et les proprits de la gomtrie le moyen efficace. En Europe occidentale au contraire, il semble qu'on recherchait les prodiges de Fana-j^giejriexglicable arbitraire d'ailleurs et sans porte - que prsentent parfois les dessins de certaines roches avec l'apparence des divers objets du vaste monde.

    Un naturaliste de Bologne, Ulysse Adrovandi (1522-1607), dans son trait de minralogie : Musum Metallicum, publi en 1648 par B. Ambro-sni, donne la liste la plus complte pour l'poque de ces anomalies qu'il regarde comme des miracles de la nature. Qui plus est, il classe les marbres d'aprs leurs vertus figuratives, distinguant les marbres sujets religieux, cours d'eau, ondes cumantes, forts, visages, chiens, poissons, dragons, etc. L'ouvrage, comme il se doit, est abondamment illustr.

    Athanase Kircher, dans son Mundus subterraneus (Amsterdam, 1664), a largement puis dans la documentation dsAdrovandi. Il donne son tour une classification des merveilles et propose, pour en rendre compte, plusieurs sortes d'explications diffrentes, qui vont des proprits physiques les plus communes l'intervention de Dieu, lequel ne ddaignerait pas, le cas chant, de cooprer avec la nature, comme il fit pour imprimer la marque de la croix sur la carapace des crevisses

  • 62 MDUSE ET C i e

    chinoises ou en travers de l'aubier des arbres japonais (t. II, liv. VIII , sect. , ch. vm et rx, pp. 22-45).

    Kircher, comme les catalogues italiens de son temps, ne tarit pas d'loges sur les vertus des tableaux spontans offerts par les marbres et les

    ' calcdoines : voici une Troie embrase que Xeuxis lui-mme n'aurait pu mieux peindre; voici des paysages, des villes, des montagnes, des ciels? estims par les enthousiastes suprieurs aux uvres d'art ordinaires.

    Deux traits caractristiques peuvent servir dlimiter cet engouement. En premier lieu, il s'agit toujours d'interprtations de dessins ncessairement imparfaits et confus, o l'imagination reconnat des formes familires, mais dont elle doit achever ou, au moins, homologuer la configuration, si bien qu'il arrive souvent que l'artiste rectifie ou complte l'effigie imprcise fournie par la pierre. l ajoute son art la nature. Il joue avec elle, comme le ditven propres termes Hainhofer dans sa correspondance (Ars uni Natiira mit einander spie-Un1). L'analogie, la ressemblance commandent l'esthtique, et Ton aime reconnatre Faction de la divinit, sous forme de sujets religieux, dans les inexplicables images : des crucinx> des vierges, des' saints, des ermites, des infidles turban, sont

    . BALTRUSAWIS : op. cit., p, 52.

  • NATU&A PICTRXX *>5 identifis en mme temps que des panoramas de villes dvastes, de forts impntrables, de longs remous de nues d'o mergent d'inconcevables sierras, ou la dentelle de l'cume marine brise contre les rcifs. Tout est souponn, devin, dchiffr, parfois avec beaucoup de complaisance.

    En second lieu, aucune de ces pierres n'est signe : elle est miracle de la nature. C'est la < similitude formelle qui intresse, non la valeur esthtique proprement dite. Aucun artiste, tel plus tard Marcel Duchamp pour les objets fabriqus, n'a l'ide, vrai dire discutable, de les promouvoir au rang d'uvre d'art personnelle par la seule grce de son choix. Cette promotion changerait l'essence et la destination des objets retenus par le seul fait qu'elle invite le spectateur appr- ^ cier la plus triviale apparence selon des normes j nouvelles. L'audace de Duchamp signifie que Tes- \ sentiel rside dans la responsabilit prise par l'artiste en apposant sa signature sur n'importe quel objet qu'il a ou qu'il n'a pas excut, mais qu'il s'approprie souverainement en le donnant voir. comme uvre capable de provoquer, au mme ' titre que le tableau d'un matre, l'motion artistique.

    Marcel Duchamp n'est pas le premier s'tre engag dans cette voie. Au xixe sicle, en Chine, il est arriv que des artistes, au lieu de peindre, se soient contents de dcouper des plaques de mar-

  • 64 MDUSE ET G e

    bre, de les encadrer, de leur donner un titre, de les signer et de les proposer ainsi au public, comme s'il s'agissait de vritables tableaux. Je possde l'une d'elles o le peintre a simplement grav, outre son cachet, son nom : K'iao Ghan, et un titre Hros solitaire (Ting Hong ton li). Un autre de ces marbres, semblabement sign, figure au Muse d'Histoire Naturelle de Londres. J'aperois ici deux innovations qui contrastent nettement avec le got de l'Occident pour les pierres

    i images : la premire, la signature; la seconde, le \ fait que, cette fois, c'est l'harmonie des formes ou \ des teintes qui est recherche, plutt qu'une res-\ semblance merveilleuse et fortuite avee telle ou ; telle image ou scne particulire fournie par la

    nature ou par l'histoire. Certes, en Chine, la pratique de la calligraphie dcorative avait accoutum depuis longtemps les yeux estimer les ver-

    ' tus d'un art non figuratif. Non que les pierres chinoises rpondent tout fait" la dfinition de celui-ci. Le titre leur impose un sujet, mais il est fort clair que la reprsentation demeure tout

    [fait allusive, c'est--dire que la correspondance ,;. \ s'avre beaucoup plus affective ou abstraite que

    ; | morphologique. l'heure actuelle, en.Occident, les peintres,

    aprs s'tre dgags de tout sujet, s'attachent V dtruire les formes usuelles. Ils s'efforcent le plus

    possible de s'loigner du rpertoire des figures que

  • NATUR.A P I G T R I X 6 5

    la perception du monde des solides a rendues familires l'homme. D'o ces stries, ces fondus, ces taches, ces marbrures, beaucoup plus proches * de la structure fine de la matire telle que "la ' rvlent les instruments de prcision (microscopes, , spectroscopes, etc.), que de la vision commune. Tel tableau ressemble alors une coupe biologique, moelle de sureau aplatie entre deux lamelles de verre et agrandie par l'objectif, ou palpe d'insecte ou flamme dcompose ou argent incandescent, toute image que la technique donne aujourd'hui de la matire, ds qu'elle russit en faire apercevoir l'architecture intime. C'est au point qu'il pourrait tre difficile mme pour un critique d'art averti de distinguer entre de bonnes repro-

    \l ductions en couleurs de tableaux contemporains S des dernires coles et des photographies scien- tifiques ou industrielles, telles qu'on les trouve

    en grand nombre dans les publications spcialises. Qu'on brouille les lgendes et je me demande

    si personne pourra faire le dpart. Pour moi, me reposant sur le prcdent chinois, j ' a i os transformer en tableaux plusieurs chantillons minra-logiques choisis avec svrit, au cours de longues recherches dans les cabinets d'histoire naturelle. Ni pour la composition, ni pour les couleurs, ni surtout pour cette russite irremplaable qui est l'essentiel de l'uvre d'art, il ne me semble possible de les estimer infrieurs aux rsultats les plus

  • 66 MDUSE ET G l e

    subtils de la peinture ambitieuse d'aujourd'hui. Au contraire, ces pierres (septaria, labradorites, serpentines, utahites, malachites, corsites, granits orbiculaires, agates, calcaires tiges d'encrines, que sais-je encore?) une fois polies et convenablement centres l'intervention humaine se limite ce seul cadrage, la dcoupure d'un rectangle appropri tmoignent, pour la composition comme pour le coloris, d'une sret, d'une dlicatesse, d'une audace galement saisissantes. Elles sont vritablement les tableaux de la nature. De la mme manire, ct d'une sculpture chinoise ne consistant qu'en un cristal de roche poli et creus de galeries runissant, pour de savants jeux de clarts, le plus creux des valles ou les bombs les plus prominents d'un torse imaginaire, complexe et dconcertant, j ' a i plac un autre cristal, peine plus abstrait et dj presque gomtrique, dont la transparence semble publier une averse oblique de fines aiguilles de rutile, moins transparentes dans cette parfaite lumire, comme un prsage timide d'opacit.

    *

    thanase Kircher, pangyriste enthousiaste du Monde souterrain, explique que la nature est gomtre, astronome, peintre enfin, reproduisant mieux qu'un artiste ne pourrait faire polygones,

  • astres, sites et visages. Il en propose plus " de preuves hlas, toutes contestables qu'on ne lui en demande. Mais il ne pense qu' la peinture figurative. Sur ce terrain, peut-tre devrait-on le contredire. En revanche, pour la peinture non figurative, quand les artistes poursuivent la reprsentation de l'lmentaire absolu, au-del du formel et du distinct, peu importe qu'ils s'inspirent ou non des exemples de la minralogie et des planches polychromes de la littrature technique. Quand ils prsentent des natures mortes qui, souvent sans qu'ils aient conscience, correspondent le mieux (parfois s'y mprendre) l'image que pour la premire fois leur temps parvient se faire de la chane et de la trame ultimes de la matire, il semble bien qu'en ce domaine indit la nature leur ait ouvert la voie. Dans le dtail isol d'une aile de papillon, dans le motif de pierres rares, il est visible qu'elle a peint avant eux comme ils ont eux-mmes fini par peindre. Tant par la chimie alatoire des nymphoses saisonnires que par les mystrieuses et lentes dmarches de la gologie, elle a prcd leurs russites. S'cartant de leur ambition traditionnelle de reprsenter l'univers humain, les peintres, semble-t-il, se sont engags dans une voie o il ne se peut pas qu'ils ne se trouvent pas tt ou tard confronts la plus redoutable concurrence : celle de la nature elle-mme.

  • 68 MDUSE ET G I e

    Car la comparaison est invitable : les critres \qui permettent d'apprcier l'originalit, la sduction, la valeur des uvres sont, dans l'un et l'autre bas, rigoureusement identiques. Seule diffre la facture. Ici, conception et excution d'un ouvrage extrieur par un artiste infiniment singulier etT pour tout dire, irremplaable. L, les cheminements obscurs, sculaires, d'une physique anonyme. Mais il faut bien juger par les seuls rsultats, en vertu de l'esthtique pure et exclusivement sur les qualits plastiques des uvres en prsence. Ds lors, pourquoi disqualifier au dpart

    t ' des compositions d'une vidente et incontestable splendeur, souvent d'une supriorit crasante, par

    1 Tunique argument qu'elles ne sont pas dues l'initiative et l'effort d'un tre intelligent^ mais

    If au mtamorphisme confus d'une autre partie, moins diffrencie, de la matire ?

    \l Les peintres ont recherch eux-mmes pareille j( comptition et si grand risque. Ont-ils rflchi,

    choisissant l'informe, que, dans les vitrifications jimmmoriales du profond laboratoire des laves, je ne sais quelle somnambulique sret avait prcd

    Jleur noble et titubante hardiesse? Il n'importe. {La grandeur de l'homme fut toujours d'tre fail-

    "-^ lible et de crer ttons.

  • 2

    CONTRASTES ET PARALLLES

  • LES TROIS FONCTIONS DU MIMTISME

    Le mimtisme, au sens large du mot, comprend une multitude de phnomnes trs diffrents les uns des autres. Pour apporter quelque clart dans une aussi redoutable confusion, il fut d'abord ncessaire d'analyser soigneusement leurs caractres et de les grouper selon la nature qui leur est reconnue ou la fonction qu'on leur suppose. Ces prcieuses, ces indispensables classifications, qui sont d'ailleurs rcentes, souffrent malheureusement de deux dfauts essentiels D'abord, elles ne concident pas. Ensuite, dbordant le cadre du mimtisme proprement dit, elles deviennent facilement des thories gnrales de la coloration et accessoirement de la morphologie des animaux, comme le montre dj le titre mme de l'ouvrage qui fait

    I autorit en la matire : Adaptive Coloration in Ani~ \ mais, par Hugh B. Gott *. Il importe cependant de

    bien apercevoir les principes sur lesquels reposent ces rpartitions.

    i. Londres, 1940.

  • 72 MDUSE ET G i e

    La plus communment accepte est celle de Poulton, modifie par Cott. Elle distingue principalement les couleurs destines ^ garer (apat-tiques) et les couleurs destines avertir (sema-ques). Les couleurs trompeuses sont divises leur tour en couleurs cryptiques, qui dissimulent, et en coulemsJiseudo-se'matiques, qui avertissent tort,

    Les couleurs qui servent cacher leur porteur sont ou procrypti^ues. (la sauterelle qui prsente la teinte de l'herbe pour chapper aux prdateurs) ou antiegMiques (^a m^nte qui ressemble la feuille ou XTaneur~pour que la proie s'approche d'elle sans mfiante). Elles correspondent deux attitudes complmentaires : le gibier cache son apparence pour chapper la qute du chasseur; celui-ci, l'afft, dissimule la sienne pour tromper la vigilance de sa victime.

    Les couleurs ou formes pseudo-smatiques offrent un ventail de varits pustenduTTllles sont pseudo-apo-smatques quand elles suscitent tort l'ide dejdgot (pseuo-pro-apo-smaiiques) ou de

    j>r(pseudo-ant^apo-smatiques). Ainsi, les papillons comestibles qui copient l'apparence de papillons nauseux (mimtisme batsien1) ; ainsi, les nombreux insectes inoffensifs qui prsentent l'apparence d'un insecte venimeux : gupe ou fourmi, Elles sontpseudo-pi-smatiques quand l'insecte affecte une, forme attirante pour sa proie; par exemple,

    i . Cf. infra, p. 86.

  • LES TROIS FONCTIONS DU MIMETISME 73

    l'aspect d'une fleur dtermine o la victime trouve d'habitude son butin. Enfin, il apparat tentant de ranger dans ces groupes les couleurs ou dessins parasmaiiques, c'est--dire ceux qui dtournent l'attaque soit des organes vitaux de ranimai (gnralement la tte et les yeux) sur des parties moins importantes de son corps, soit des membres les plus utiles d'une socit vers les individus les plus aisment remplaables.

    Dans ces diverses catgories, les couleurs remarquables sont fallacieuses (apatiques). Au contraire, les couleurs dites smaqws procurent un avertissement vrai. Elles sont appeles apo-smatiques ou prmonitoiresj lorsqu'elles signalent que la proie convoite se rvlera rpugnante ou redoutable. Les insectes arms d'aiguillon arborent volontiers des couleurs vives, disposes en livres facilement identifiables. Ces livres constituent une menace qui n'est pas vaine et qu'imitent certains insectes qui, eux, n'ont pas le moyen de sanctionner l'audace du prdateur et d'influencer ainsi ses choix futurs. Les couleurs syn-apo-smaiiques sont celles qui rsultent de la copie mutuelle de plusieurs espces galement protges. Celles-ci semblent adopter un type unique, qui s'impose rapidement la mmoire du chasseur (mimtisme mullrien1).

    On inclut encore dans le groupe des colorations avertissantes les couleurs dites pi-smatiques

    I. Cf. infra, p. 86.

  • qui permettent aux individus d'une mme espce de se reconnatre et de se rassembler. Il arrive enfin qu'on ajoute ces deux catgories fondamentales les couleurs pi-gamiques, qui sont celles que prennent certains oiseaux lors des parades sexuelles. l est clair qu'il s'agit alors d'une sorte trs spcialise d'ostentation priodique, supplment passager de splendeur, qui n'a pas grand-chose faire avec le mimtisme proprement dit.

    Cette premire rpartition ne tient compte que des caractres anatomiques du mime. Mais l'adaptation n'affecte pas toujours l'organisme et peut ne pas s'y trouver, pour ainsi dire, incorpore : souvent, le mime emprunte l'extrieur les lments de sa transformation. De manire qu' certaines des tiquettes de la classification prcdente correspondent des tiquettes parallles 1 qui renvoient ces cas nouveaux : activit allocryptique des crabes qui se recouvrent d'algues; coloris all-smatique du bernard-l'ermite qui se vt d'actinies"

    | urticantes; conduite a^o-^i-gawuguedu bower bird j de Nouvelle-Guine qui, en vue deTa parade mrp-I tiale, construit un berceau de branches entrelaces, I autour duquel il dispose une multitude d'objets de couleurs clatantes : plumes, coquilles ou petites

    pierres. Ces distinctions, il va de soi, peuvent se ramifier

    i. Elles sont caractrises par l'lment all : tranger.

  • sans fin. D'autre part, il n'est pas sr qu'elles ne se chevauchent pas. Ainsi, une mme apparence cryptique peut servir la fois frustrer un agresseur et tromper une proie. Surtout, comme je l'ai dit d'abord, d'autres distributions ne sont pas moins plausibles, par exemple celle qu'imagina Sir Julian Huxley1. Celui-ci oppose les couleurs cryptiques, qui dissimulent, et les couleurs pkan-riques, qui attirent l'attention. Ces dernires se subdivisent en deux groupes dj connus. Elles sont en effet apo-smaiiques, quand elles avertissent raison, et pseudo-smatiques, quand elles menacent tort.

    Certes, il est toujours question des mmes faits, mais aligns selon des perspectives nouvelles : Poulton et Cott regardent premirement si l'indication donne est vridque ou mensongre, de sorte qu'ils classent ensemble ce qui dissimule et ce qui affiche. J. Huxley, au contraire, s'intresse d'abord l'effet obtenu : disparition dans le dcor ou livre rvlatrice. Il suit qu'il tient pour subsidiaire le fait qu'un animal avertisse d'un danger rel ou d'un pril imaginaire : l'essentiel est pour lui qu'il se fasse identifier. On aperoit vite que de nombreuses combinaisons sont possibles et mme invitables. En ralit, les critres adopts sont ambigus : l'animal peut se cacher

    i. Proc. Sth Int. Omilhol. Congr., Oxford, 1934.

  • 76 MDUSE E T G I e

    pour fuir ou pour attaquer; il peut menacer tort ou raison. Dans les deux cas, pour tre efficace, l'apparence prsente doit tre, identique, quelles que soient les intentions ou les ressources vritables de l'intress. L'animal recherche une ressemblance aimable j o u r attirer, dsagraWe pour carter, redoutable pour effrayer. II peut aussi ne pas rechercher de ressemblance du tout, s'assimiler au milieu ou, par quelque transformation vue, devenir soudain monstrueux, terrifiant, sans rfrence rien de connu ni de rellement existant.

    A mon sens, c'est un second inconvnient des classifications en honneur qu'elles se rfrent surtout aux colons, beaucoup moins la morphologie et peine aux mimiques, qui cependant dans certains cas sont dcisives. Non pas que les auteurs ignorent ces dernires. Ils les ont au contraire remarquablementJtudies/Mais,*le moment venu, ils ne les introduisent pas dans leur classement, comme s'ils n'avaient connatre que des donnes anatomiques et non pas des comportements. D'autre part et d'une faon gnrale, de nombreuses erreurs auraient t vites, si les animaux avaient t tudis plus frquemment in vivo et non in vitro. Faire place aux comportements n'est pas seulement une ncessit, c'est aussi une garantie.

    Dans ces conditions, je me hasarderai prsen-

  • LES TROIS FONCTIONS DU MIMTISME 77

    j ter un autre principe dt^rpartition : il repose sur la nature du rsultat cherch ou obtenu par ranimai. Je distingue alors les trois cas suivants : le travesti, chaque fois que l'animal semble essayer de se faire passer pour un reprsentant d'une autre espce; le camouflage (allocryptie, homochromie, couleurs disruptives, homotypie), grce auquel l'animal parvient se confondre avec le milieu; Vinhmidaon enfin, quand l'animal paralyse ou pouvante soit son agresseur, soit sa proie, sans que cet effroi soit justifi par un pril correspondant. "~ J'examinerai tour tour les trois ensembles de phnomnes. Quelques remarques prliminaires sont ds maintenant utiles.

    La premire est que j'carte par principe tout ce qui n'est pas tromperie quelque degr, en particulier les couleurs smatiques, destines inculquer le souvenir d'une exprience dsagrable, rappelant que l'animal attaqu est arm ou qu'il n'est pas comestible. En effet, je m'occupe exclusivement du mimtisme et non de la question plus vaste de la fonction des couleurs dans le monde animal.

    En second lieu, les rubriques proposes comportent indiffremment des exemples de 'mimtisme offensif et dfensif. Je n'y vois que des avantages, car ces deux fins du mimtisme sont frquemment indissolubles dans la nature : de

  • -- J Description

    ; Phitrieur de la \ mme famille, J l ' i n t r i e u r d u

    Travesti \ mme ordre. j en dehors de Tordre ( du mime.

    Camou-1 fiage

    au moyen d'acces-sohes.

    par assimilation la couleur du milieu.

    par rupture de la forme.

    par imitation complte d 'un lment vgtal ou animal.

    ! ocelles. Intimi- dation \ protubrances me-

    au 1 naantes, quoique moyen 1 inoffensives.

    de 1 masque adventice.

    Dsignation

    Endo-phratrique.

    Endognique.

    Exognque.

    Allocryptie.

    Homo-chromie.

    Couleurs disruptives.

    Homo-typie

    Cyclo-phobsme i .

    Crato-phobisme 2 .

    Phantasmo-phobisme 3 .

    Exemples

    Vertbrs Invertbrs

    Perdrix, rainette,

    camlon. Tigre, boa.

    Phylioperix eques,

    Chouettes et hiboux. Toucan.

    Dana des e n t r e eux.

    Danades et nym-phaldes.

    Ssies et gupes.

    Larves de phry-gan.es.

    Xemphora, crabes oxyrhinques.

    Mante religieuse.

    Gomtnds.

    Phasmes , phy l -lies, sauterelles p t r o c h r o z e s , Kallma.

    Chenille de Choe-rocampa Elpenor.

    Lucanides.

    Fulgore.

    i . De kuklos, cercle , et de phobo, j e fais peur . 2. De Itras, atos, corne , et de phoho, j e fais peur . 3. De phantasma, apparit ion, et a&phobo, j e fais peur . 4. De phnx, hrissement, et dephobo, je fais peur .

  • Correspondances dans l'imagination humaine Procde i*h

    Sexe spcialement { '

    intress

    M y t h e s d e m t a m o r phose; tendance au dguisement.

    Imitation d'une apparence dfinie et d'un comp o r t e m e n t re -cormassable.

    Ressemblance :

    Passer pour un autre.

    Fminin.

    Mythologie et folklore de l'invisibilit; jeux enfantins divers; prestige du secret, de FimmobiHt, de l'impassibilit.

    Immobiiit, inertie, balancement e n h a r m o n i e avec e mouvem e n t d u s u p port.

    Dispanlion :

    Ne pas tre remarque; assim i l a t i o n au dcor; perdre l ' a p p a r e n c e de l'individu vivant isol.

    Masculin et fminin.

    Groyance au mauvais il et au pouvoir mdusant; tatouage; peinture des bouc l i e r s ; c imiers des casques ; rle du masque dans les socits primitives et dans le Carnaval.

    iMimique t e r r i fiante ou frnt ique (transes, saccades , spasmes), mission d'un son spcifique (phricopko-bsme ^).

    Panique :

    Faire peur sans tre rellement redoutable.

    Masculin.

  • 8 MDUSE ET C l e

    trs nombreux animaux sont la fois chasseurs et chasss. L'attitude spectrale de la niante religieuse ne lui sert pas moins terrifier l'oiseau qui espre se repatre d'elle qu' paralyser le criquet qu'elle s'apprte dvorer. Une autre mante, Scan^ops

    J'^^tara^jG., copie la perfection une feuille morte : elle abuse ses ennemis et en mme temps dupe ses victimes.

    Ceci dit, les trois fonctions du mimtisme comprennent les varits suivantes :

    Le travesti se produit : a) l'intrieur d'une mme famille, un danade imitant un autre danade (je propose qu'on l'appelle endophratrique) ; b) l'intrieur d'un mme ordre, un papillon mimant un papillon d'une autre famille : ainsi, un danade mimant un nymphalide (travesti endognique) ; c) entre ordres diffrents, par exempleJ^sjS&f^lpidoptres, copiant les gupes, hymnoptres (travesti exognique).

    Le camouflage : a) utilise des accessoires extrieurs (camouflage allocryptique des crabes oxyrhinques) ; b) consiste en une assimilation la teinte du milieu (komochromie de la sauterelle, du harfang, de la perdrix, du camlon, etc.); c) repose sur

    f des dessins de couleurs contrastes, qui brisent la^ sjorme de l'animal (coujejiri_4feyBtives du tigre,

    du boa, de plusieurs batraciens) ; d) produit une parfaite imitation, par la forme et le coloris simultanment employs, d'un lment vgtal ou min-

  • LES TROIS FONCTIONS DU MIMETISME 8 l

    rai du dcor environnant (homotypie des phasmes, des phyllies, des kalma, des sauterelles ptro-chrozes).

    Dans Yintimidation enfin : a) l'animal recourt la puissance hypnotique de cercles immobiles et brillants qu'il dcouvre soudain et qui tantt paralysent et tantt provoquent une fuite panique (yeux transforms en gigantesques ocelles des chouettes et des hiboux; ocelles des chenilles, des saturnides, etc.); b) il lui arrive aussi d'arborer des cornes inoffensives, de vaines mais impressionnantes protubrances (mandibules des luca-nides, cimiers des dynastes); c) exceptionnellement, il promne comme le fulgore, en avant de soi, un masque vide et terrorisant.

    A un autre point de vue, le travesti est essentiellement une imitation, c'est--dire l'adoption d'une apparence dfinie trompeuse et d'un comportement identifiable apte donner le change; le camouflage, une disparition, une perte factice de l'individualit, laquelle se dissout et cesse de pouvoir tre repre; Yintimidation, une dmonstration tendant dclencher un effroi hyperbolique, sans fondement, au moyen d'lments visuels, sonores, rythmiques, olfactifs, etc., qui permettent au faible d'chapper au fort, au vorace de mduser sa proie.

    Le travesti implique de la part du mime autant d'activit que le camouflage suppose d'immobilit

    G

  • 82 MDUSE ET G

    et d'inertie. Quant Y intimidation, son ressort parat de l'ordre du rflexej de la transe ou du spasme. C'est gnralement une horripilaiion qui mtamorphose l'animal et qui provoque en lui des mouvements qu'il ne contrle pas.

    Enfin travesti, camouflage et intimidation dfinissent trs exactement les diffrentes activits qui sont celles de l'homme en ce domaine, soit qu'il essaie, revtant un dguisement, de se donner l'apparence d'un autre individu, d'un autre vivant, soit qu'il veuille se dissimuler lui-mme ou dissimuler quelque chose, soit qu'au moyen d'un masque il s'applique rpandre autour de lui une terreur spcifique mi-consentie, mi-perdue. Aprs ce que j ' a i dit de l'anthropomorphisme, on comprendra que pareilles convergences sont loin de me dplaire.

    Elles me satisfont d'autant plus que ce n'est pas tellement des conduites, mais plutt des mytho-logies ou des tendances irrpressibles que renvoient ces diverses catgories : plus que les travestis utiles, elles rappellent le folklore des mtamorphoses et le got du dguisement; plus que les camouflages rels, elles voquent les rcits o l'invisibilit du hros joue le rle principal, ainsi que l'ascendant du secret et de l'impassibilit; plus que les intimidations calcules ou politiques, elles justifient ou expliquent les superstitions relatives au mauvais il ou au regard qui fige ou qui tue, les

  • LES TROIS FONCTIONS D"U MIMETISME S3

    masques des sorciers, les tatouages de guerre, les peintures de boucliers, tout prestige destin frapper de stupeur ou susciter une pouvante.

    De nouveau, la physiologie, l'automatisme de l'insecte, correspondent chez l'homme des conduites incertaines et faillibles, et d'abord des obsessions, des phantasmes, le monde des rves obstins et des craintes opinitres.

  • TRAVESTI

    Le mimtisme est essentiellement nigmatique, aussi a-t-il donn lieu d'innombrables controverses. Les arguments changs, aussi frappants, aussi ingnieux qu'ils soient, donnent cependant une curieuse impression de monotonie. C'est qu'ils tournent sans cesse autour de deux mmes notions. On discute pour savoir si la ressemblance afir-

    me est ou n'est pas une illusion de l'observateur y humain ou pour tablir si elle procure ou non *" l'insecte une protection efficace. Ges problmes, en

    principe, devraient pouvoir tre rsolus par l'observation et l'exprience. En fait, comme une rfrence explicite ou implicite la thorie de la slection naturelle inspire immanquablement le raisonnement ou la conviction de chaque adversaire, ceux-ci jugent de la ralit de la ressemblance sur l'efficacit de la protection ou, l'inverse, prsument l'utilit de la protection partir de l'vidence de l'invitation. Autrement dit, si une ressemblance semble incontestable, elle doit tre utile; si l'utilit ne fait pas de doute, c'est la preuve qu'il y a rellement imitation. En plus bref, les

  • TRAVESTI 85 naturalistes n'envisagent que deux attitudes, entre lesquelles ils se partagent : le mimtisme existe, donc il est utile (Poulton, par exemple) ; le mimtisme ne sert rien, donc il s'agit d'une simple illusion d'optique des observateurs.

    Suivant les exemples invoqus, les deux camps marquent des points : dans le cas des papillons polymorphes, l'imitation parat hors de doute, quelque objection qu'on oppose son efficacit. Dans celui de la tte de mort identifi