REPRESENTATIONS DE LA TERRE CHEZ PINDARE. terre chez... · θρέψατο παῖδα...

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    REPRESENTATIONS DE LA TERRE CHEZ PINDARE.

    Devant l'ampleur d'un thme tel que celui de la nature, nous avons dcid,

    dans le cadre de ce colloque, de nous limiter l'un de ses aspects, la terre. Ce choix nous a sembl pertinent dans la mesure o la terre reprsente pour les Grecs l'une des caractristiques principales de la nature, cette "capacit toute divine d'engendrer, de nourrir la vie et de la reprendre", comme l'crit Andr Motte dans son tude sur Prairies et jardins de la Grce antique. La terre, selon Eschyle, est cette divinit "qui enfante tous les tres, les nourrit, et en reoit nouveau le germe" (Chophores, v. 128).

    Ce qui d'autre part a orient notre recherche vers l'uvre de Pindare, est un tonnement rel devant la discrtion qui, premire vue, marque la prsence et le rle de la terre dans les odes de ce pote. Cette constatation est d'autant plus surprenante que son compatriote Hsiode, dont on rapproche souvent Pindare, peut tre considr comme le pote par excellence de la terre. En effet, la Thogonie met en scne la desse chthonienne Gaia, mre et anctre de tous les dieux, dtentrice d'un savoir oraculaire exceptionnel, tandis que les Travaux et les Jours proposent leurs lecteurs un certain nombre de conseils pratiques, concernant en particulier l'agriculture.

    L'objet de notre recherche est donc de dterminer les reprsentations de la terre dans la posie pindarique, et de prciser la place qu'elle y occupe.

    VOCABULAIRE Le lexique servant dsigner la terre est multiple, mais se regroupe

    essentiellement autour des trois termes : ou , et . Les dictionnaires indiquent certaines diffrences d'emplois entre ces trois vocables. Ainsi a le sens de 'terre' par opposition au ciel ou la mer, et peut galement renvoyer au 'pays' ainsi qu' la 'terre laboure'. , selon la dfinition qu'en donne Pierre Chantraine dans son Dictionnaire tymologique de la langue grecque, est davantage "sentie comme la surface extrieure du monde

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    des puissances souterraines et des morts, et par l, volontiers comme ce monde lui-mme". Quant , la 'terre arable', le mot renvoie nettement un contexte agricole. Bien que Pindare ne respecte pas toujours ces distinctions, il dsigne cependant la divinit Terre du nom traditionnel de .

    I. LA DEESSE TERRE 1. Gaia, aeule de Cyrne

    On rencontre la divinit trois reprises dans la Neuvime Pythique. Cette ode, compose en l'honneur du Cyrnen Tlsicrate, pour sa victoire la course en armes, en 474, conte le mythe des amours d'Apollon et de Cyrne. Le pote s'attache au dbut de l'ode, tablir l'ascendance de la nymphe (v. 13 17) : elle a pour pre Hypseus, le roi des Lapithesi, fils de la Naade Crse et du dieu-fleuve thessalien Pne lui-mme fils d'Ocan. Ce passage gnalogique n'est pas sans rappeler la Thogonie d'Hsiode (v. 133 ss.).

    Pindare poursuit en ajoutant une prcision sur l'ascendance de Crse, qui est "fille de la Terre" : (v.17)ii. La position de ces deux mots en rejet, jetant un lien inhabituel entre l'antistrophe et l'pode de la triade, met particulirement en valeur Gaia.

    La desse vient apporter la teinte maternelle qui manquait la gnalogie de Cyrne, car Pindare ne mentionne aucun moment la mre de la nymphe. Il prcise mme que celle-ci fut leve par son pre : / , "Et c'est lui qui leva sa fille, Cyrne aux jolis bras" (v. 17-8). La voix moyenne ajoute l'ide exprime par le verbe "nourrir", ou plus gnralement "lever" une notion de proximit, quasiment maternelle : Basil Gildersleeve, dans son commentaire, Pindar : The Olympian and Pythian Odes, parle de "affectionate middle", "moyen affectueux". Ce dtail confre donc Hypseus le rle de celui qui nourrit ou lve des enfants le rapprochant, par cet autre biais, de Gaia, divinit courotrophe par excellenceiii. Enfin, la disposition mme des mots semble corroborer ce lien, faisant succder immdiatement la mention de Gaia, un retour au pre de Cyrne : .

    2. Gaia courotrophe

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    Gaia elle-mme, en compagnie des Heures, apparat dans cette fonction un peu plus loin, lorsque le centaure Chiron rvle qu'Ariste, le fils d'Apollon et de Cyrne, sera confi ces divinits ds sa naissance :

    ,

    .

    ,

    , , (...)

    L, elle mettra au monde un enfant que l'illustre Herms

    enlvera sa mre et portera

    aux Heures assises sur de beaux trnes et la Terre.

    Celles-ci contemplant le nourrisson sur leurs genoux,

    distilleront sur ses lvres le nectar et l'ambroisie

    et le rendront immortel (v. 59-63)

    Cet pisode rappelle un passage similaire d'Hsiode, au cours duquel la

    mre de Zeus confie son enfant nouveau-n Gaia :

    (...)

    . ... Elle reut son enfant, l'norme Terre,

    pour le nourrir et le choyer, dans la vaste Crte (Thogonie, v. 479-480). Il s'agit alors pour Rhia de soustraire son dernier fils la violence de

    Cronos. Ici, la mise en nourrice du jeune Ariste auprs de Gaia et des Heures a pour but de rendre l'enfant immortel.

    Dans cette position, la desse semble trs proche de celle dcrite par Hsiode. On la voit en effet contempler le jeune enfantiv : ce regard humanise Gaia et les Heures, en leur prtant des sentiments d'admiration (comme le soulignent les scholies), empreints d'amour maternel. La description se transforme ainsi en un tableau de famille touchant.

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    En outre l'pithte , "qu'on pose sur ses genoux" (v. 62), applique l'enfant nouveau-n donne aussi forme humaine ses divines nourrices. tant donn la raret de ce qualificatif, hapax forg par Pindare partir du substantif le genou, il semble juste de lui prter une attention particulire. Son sens met en valeur la jeunesse extrme de l'enfant qu'on assoit sur ses genouxv, mais indirectement, laisse aussi entendre que les nourrices ont des genoux, esquissant ainsi l'bauche d'un corps.

    La prsence des | les Heures ou Saisons aux cts de Gaia s'explique par le fait que ces dernires sont avant tout des divinits attaches la vgtation, dont elles garantissent le cycle. Hsiode les dfinit en effet comme celles "qui prennent soin des champs des hommes mortels" ( ' ' , Thogonie, v. 903), et Pindare renchrit dans un fragment d'Hymne o il les appelle "les Heures au bandeau d'or, dispensatrices de beaux fruits" ( ... {, fragment 30, v. 6). Le rle de courotrophes que leur confie Pindare de faon unique dans la littrature grecque classique, comme le montre Theodora Hadzisteliou Price, dans son tude, Kourotrophos se trouve justifi par le fait que l'enfant, Ariste, est un dieu rural, attach aux troupeaux et aux champs, appartenant donc aussi cet univers agreste.

    D'autre part, comme Hypseus plus haut, ou le centaure Chiron autre personnage de l'ode, et prcepteur d'Achille, de Jason et d'Asclpios les Heures viennent en quelque sorte ddoubler Gaia dans sa fonction de nourrice, lui confrant d'autant plus de poids. Ce qui semble donc primer aux yeux du pote n'est pas tant la profondeur de la personnalit de la desse Terre, dont on ne sait presque rien, que la fonction qu'elle incarne. L'apparition rcurrente de cette fonction dans la personne de divers agents courotrophes reprsente enfin une thmatique unificatrice du pome.

    3. Des jeux en l'honneur de Gaia Gaia est prsente une troisime fois dans cette mme ode. Le pote,

    numrant les titres de gloire de Tlsicrate, mentionne diffrentes victoires remportes par le jeune athlte, notamment celle qu'il obtint :

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    (...)

    lors des concours olympiques et des jeux en l'honneur de

    la Terre au sein profond (v. 102)

    La mention de jeux ddis Gaia confre celle-ci un nouveau prestige, la

    plaant dans le sillage des Olympiens, qui sont ddis les grands jeux ponymes des pinicies ; comme Zeus, Apollon et Posidon, Gaia aurait donc aussi ses jeuxvi. On peut en outre remarquer la prsence de l'pithte "au sein profond" , qui, suggrant une bauche de forme humaine, et plus prcisment, fminine, tend rapprocher Gaia des desses anthropomorphes de l'entourage de Zeus, sans suffire cependant lui confrer de vritable personnalit.

    4. Naissance d'Athna On rencontre nouveau Gaia dans la Septime Olympique, o, narrant la

    naissance d'Athna, surgie arme du crne de son pre, Pindare dcrit ainsi la raction de Ciel et de Terre au terrible cri que poussa la desse :

    ' .

    Ciel en frissonna ainsi que la Terre-Mre (v. 38).

    Le passage rappelle assez prcisment la Thogonie, o l'on voit Gaia et son

    poux, Ouranos, prvenir Zeus du danger que reprsentent pour lui les enfants de Mtis et lui conseiller d'avaler sa femme ; c'est ainsi que le dieu donne le jour Athna. En outre, l'apposition du substantif , "mre" Gaia fait allusion la descendance nombreuse qu'Hsiode prte la desse (v. 126-153 ; 183-187). Mais la mention de Terre est brve, et l'action qui lui est impute, s'apparente surtout une raction. Le verbe suggre un mouvement qui peut aussi bien avoir pour cause un sentiment d'effroi qu'tre une simple manifestation physique, voquant des champs hrisss (, , Iliade, chant 23, v. 599). On peut hsiter ici entre une interprtation matrialiste des lments, et une vision qui impliquerait la personnification des deux divinits. Ce vers semble en fait essentiellement destin mettre en valeur l'vnement de la naissance d'Athna, qui prend ainsi une ampleur cosmique.

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    5. Gaia et le sanctuaire prophtique de Delphes Enfin, la dernire apparition de Gaia chez Pindare se trouve dans un

    fragment d'origine incertaine. Ce trs court passage est extrait d'une scholie au deuxime vers des Eumnides d'Eschyle, dans lequel la Pythie adresse une prire , "Terre, la premire prophtesse". Le scholiaste cite au style indirect :

    .

    Pindare dit qu'Apollon s'empara par force de Pyth, et que, par suite, la Terre

    chercha le plonger dans le Tartare (fragment 55)

    Ce tmoignage est la seule allusion conserve de Pindare au lointain pass

    du sanctuaire delphique et l'poque o Terre en tait la souveraine. Elle y est prsente comme particulirement active, dote de volont et anime de sentiments rels, absolument distincte en cela de la ralit matrielle qu'elle personnifie. Nous ne pouvons malheureusement pas tirer davantage de conclusions de ce texte, tant donn la brivet du fragment.

    Il apparat donc que Gaia joue un rle trs modeste dans l'uvre de Pindare.

    Si l'on remarque dj chez Hsiode une ambigut quant la vritable nature de cette puissance monstrueuse qui, incarnant un ternel principe de cration, oscille perptuellement, entre divinit et matrialit, ce sentiment s'accrot encore avec Pindare : Gaia occupe si peu de place dans les odes du pote lyrique et y joue un rle si effac, qu'elle apparat finalement comme une force abstraite, plus proche d'un outil potique de personnification que d'une personne divine. L'aspect essentiel sous lequel Pindare la prsente est son caractre maternel. En cela il ne s'loigne pas d'Hsiode, dont il reste galement proche par les mythes choisis et jusque dans l'expression. On peut ainsi se demander si la volont de suivre une tradition littraire et de s'inscrire en continuateur du vieux pote d'Ascra ne motive pas, en partie du moins, les quelques apparitions de la desse dans la posie pindarique.

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    En outre, les lois du genre lyrique choral vhiculent un idal de valeur aristocratique qui s'accorde mal avec les traits caractristiques de Gaia. Comme le montre Albrecht Dieterich, dans la monographie qu'il consacre la Terre-Mre, Mutter Erde, le culte de cette divinit est d'origine essentiellement populaire et rurale. Or Pindare et les commanditaires de ses pomes appartiennent la plus haute aristocratie de leur cit et habitent ces grandes villes que le pote clbre de nombreuses reprises : Thbes, Agrigente, Syracuse, Cyrne...

    II. LA TERRE PRODUCTRICE 1. Terres cultives

    Cette explication peut aussi rendre compte d'une autre caractristique du texte de Pindare : l'absence de toute scne agricole. En effet, tant donn l'attachement dj not du pote son prdcesseur, Hsiode, c'est l une particularit, sinon tonnante, du moins remarquable.

    On ne peut trouver dans l'ensemble des uvres pindariques qu'un seul passage o le pote lyrique dcrive un travail agricole, c'est le clbre labour effectu d'abord par Aits, puis par Jason, dans la Quatrime Pythique :

    ' '

    , ' ,

    ' '

    . '

    ' , '

    . (...)

    Mais quand Aits eut plac au milieu de la foule la charrue d'acier

    et les bufs, qui, de leurs naseaux fauves, exhalaient une flamme de feu

    brlant

    et, de leurs sabots d'airain, frappaient le sol tour tour,

    seul il les fit avancer et les mit sous le joug ; traant de droits sillons

    il les poussait, et fendait les mottes du dos de la terre la profondeur d'une

    brasse... (Pythiques 4, v. 224-229).

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    Or, ce labour n'est pas un vritable travail agricole, mais une preuve

    impose Jason par le roi de Colchide. Les gestes sont donc ici dpossds de leur signification habituelle, confrant l'lment travaill une valeur plus symbolique qu'agricole. Ni Aits ni Jason ne sont paysans, mais ils appartiennent au monde des hros ; leur labour n'a pas pour but de semer de quoi obtenir une rcolte ; et les animaux qui tirent leur charrue appartiennent au monde du surnaturel : ces bufs ont des sabots d'airain et crachent du feu. Ils s'apparentent davantage des monstres comparables au dragon, gardien de la toison d'or, qu' des animaux de trait vritables. Le contexte mythique vient donc nier la ralit du travail agricole opr.

    Il s'agit ici en fait d'un exploit accomplir ; aussi seul l'onguent magique (', v. 221-222) de Mde permet-il Jason de mener bien cette preuve, sans tre brl par l'haleine des btes. Le vocabulaire employ pour dcrire ce travail est d'ailleurs significatif : (v. 229) et (v. 220) sont deux termes dsignant l'exploit chez Pindare, exploit du sportif ou du hros mythique clbr par l'odevii.

    Si c'est l l'unique scne de labour dcrite par Pindare, on trouve cependant

    dans son uvre d'autres vocations de la terre agricole, notamment dans la Quatrime Pythique. Dans cette ode, Pindare fait allusion par trois fois une motte de terre : celle-ci fut donne par le dieu Triton l'Argonaute Euphme. Le pote souligne deux reprises la valeur attache cette terre : c'est un prsent d'hospitalit ( , v. 22 ; , v. 35) offert par Triton l'Argonaute. Le vocabulaire employ est de plus en plus prcis : , "de la terre" (v. 21), puis , "de la terre prise dans un champ" (v. 24), enfin , "une motte de terre" (v. 37). Cette dernire est en outre qualifie de , "divine", et la ngligence des serviteurs qui l'ont laisse tomber l'eau provoque la perte de "la semence imprissable de la vaste Libye" (... / , v. 42-43). Le pote insiste particulirement sur l'aspect symbolique de ce don de terre, prfigurant la colonisation grecque de la Libye, qui se trouve ainsi justifie et garantie par ce signe "divin" et "imprissable".

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    Ainsi, mme dans les rares passages o Pindare voque des ralits rurales, le pote ne semble jamais s'intresser au sens purement agricole de la scne qu'il dcrit.

    On remarque cependant, au fil des odes, de nombreuses allusions la

    richesse agricole de telle ou telle terre richesse qui confre au pays valeur et beaut. On peut en effet relever un certain nombre d'pithtes de type homrique dont plusieurs sont formes partir du substantif , "le fruit de la rcolte". Ainsi la Libye est "porteuse de fruits" (Pythiques 4, v. 6), voire , "extrmement riche en fruits" (Pythiques 9, v. 17) ; la Sicile, "fconde" (Pythiques 1, v. 30), et "grasse" (Nmennes 1, v. 15) ; la Thrace, une contre "couverte de vignes" et "fconde" (Fragment 52 b, v. 25-26) galement ; Rhodes est "abondamment nourricire pour les hommes" (Olympiques 7, v. 63) ; enfin le pote qualifie la terre ferme en gnral de "riche en fruits de toutes sortes" (Isthmiques 4, v. 41).

    Ces adjectifs, qui insistent tous sur la fertilit de la terre et sa capacit produire des "fruits", demeurent cependant isols de tout contexte de travail agricole.

    Alors que Pindare ne dpeint jamais le travail humain des champs, il n'hsite pas proclamer avec force les rsultats de ce dernier. Les pays dont le pote vante la fertilit semblent ainsi produire des fruits d'eux-mmes, le travail de l'homme restant compltement occult. La nourriture que les hommes tirent de la terre semble tre le rsultat d'une fertilit parfaitement spontane, du type de celle qui fait natre les fleurs ou les fruits sauvages. Pindare n'hsite d'ailleurs pas dcrire ce dernier processus, et peint volontiers "les feuilles que fait pousser la terre au printemps" ( ' , Pythiques 9, v. 46) la terre tant bien le sujet de la proposition, la force qui "fait monter" les feuilles. Il dfinit encore le printemps comme la saison qui couvre de fleurs "la terre immortelle" :

    , ' ' '

    (...)

    Alors se jettent, alors, sur la terre immortelle, les charmantes

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    touffes de violettes (fragment 75, v. 16-17)

    On retrouve ce caractre d'immortalit dans le pan compos pour les

    habitants d'Abdre, qui clbre en cette colonie une "nourrice tout fait divine" ( , fragment 52 b, v. 63). C'est donc dans cette facult de porter des fruits que la terre s'impose l'homme comme vritablement divine.

    2. Terres fabuleuses Une telle conception de la terre se lit plus explicitement encore dans deux

    passages clbres : le tableau de l'existence mene par les justes aprs la mort et la description du pays des Hyperborens.

    La Deuxime Olympique prsente un tableau de la vie dans l'au-del voquant la possibilit d'un destin heureux pour "les bons" (, v. 69). Ceux-ci mnent, dans un printemps ternelviii, une existence libre de soucis et n'ont pas "soulever la terre ni l'onde marine" pour survivre ( .../ , v. 69-70).

    Dans la strophe suivante, le pote dcrit un degr encore suprieur de bonheur, rcompense de ceux qui ont su, l'issue d'un triple sjour dans l'un et l'autre mondesix, conserver leur me pure de tout mal : ces derniers obtiennent le privilge d'tre admis dans l'le des Bienheureux, / (v. 77-78), resplendissante de fleurs d'or ( , v. 79) et d'arbres splendides ( , v. 80). La seule activit des Bienheureux semble tre de tresser couronnes et guirlandes partir de ces plantes merveilleuses (v. 74).

    Un fragment des Thrnes (fragment 129) reprend le mme thme. Sans qu'il

    soit possible d'tablir de stricts parallles entre les deux pomes, ni de faire concider exactement le thrne avec le premier ou le deuxime tableau que prsente la Deuxime Olympique, on peut cependant relever un certain nombre de concordances entre les deux passages. On reconnat dans le thrne la mme brillance, le mme clat gnral qu'on peut observer dans la Deuxime Olympique, ainsi que le mme foisonnement vgtal tirant vers le merveilleux : prairies couvertes de roses pourpre ( (...) ), arbres

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    encens () arbres exotiques et odorifrants , et branches lourdes de fruits d'or ( ). Les descriptions s'accordent privilgier ces lments vgtaux, ns de la terre pour le plaisir des hommes justes : elles s'attardent volontiers suggrer sensations visuelles et olfactives, caractristiques du paysage idal grec, ou locus amnus, tel que le dfinit Ernst Curtius dans son tude, La Littrature europenne et le Moyen-Age latin.

    L encore, les seules activits mentionnes par le pote relvent de l'otium et sont destines la jouissance, au plaisir (, v.7) : courses de chevaux, gymnastique, jeux et musique. Le bonheur absolu exclut toute forme de , "peine", tout travail, commencer par celui des champs.

    Cette forme d'existence ressemble celle des Hyperborens que la Dixime

    Pythique la plus ancienne des odes conserves de Pindare (date de 498) , peint "banquetant dans la joie". Pindare qualifie ce peuple de "race sacre, l'abri des peines et des combats" ( , v. 42). Les Hyperborens sont, eux aussi, des "bienheureux" ( , v. 46).

    Ces vies sont fort analogues celles que menaient les hommes de l'ge d'or

    hsiodique : "Ils vivaient comme des dieux, le cur exempt de soucis, l'cart des peines et de la misre ( , les Travaux et les Jours, v. 112-113), et "le sol fcond produisait de lui-mme ( / ) une abondante et gnreuse rcolte" (v. 117-118).

    Tous jouissent donc d'une existence exempte de , caractrise par la

    prsence d'une vgtation luxuriante et admirable. Ainsi, une fois parvenu au pays des Hyperborens, Hracls s'arrte et contemple les arbres qu'il y dcouvre arbres qu'il rapportera Olympie :

    (...)

    l, il restait frapp d'tonnement devant les arbres, immobile (Olympiques 3,

    v. 32).

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    L'admiration lisible dans ce regard est mise en valeur la fois par le participe , marquant l'immobilit du hros, et par le temps du verbe conjugu l'imparfait duratif , qui insiste sur la dure de la contemplation.

    Mais si ces deux mondes suscitent tonnement, admiration, voire fascination,

    c'est prcisment parce qu'ils n'appartiennent ni l'espace ni au temps des mortels. Le pote prcise en effet, avant de dcrire le voyage extraordinaire du hros Perse chez les Hyperborens, que "ni par mer , ni sur terre, on ne saurait trouver la route merveilleuse () qui mne l'assemble des Hyperborens" (Pythiques 10, v. 29-30). L'le des Bienheureux, quant elle, se trouve, par sa nature insulaire, l'cart du reste du mondex : Hsiode prcise en effet qu'elle est "une demeure loigne des hommes", situe , "aux extrmits de la terre" (les Travaux et les Jours, v. 167-8). D'autre part, cette le ne devient lieu de rsidence pour les hros qu'aprs leur mort et renvoie un ge d'or rvolu, celui des premiers temps originels.

    Ces peintures, rappelant aussi l'extraordinaire jardin d'Alcinoos, insistent sur

    l'aspect tonnant, et digne de susciter l'admiration, des rgions dcrites. Le pote met en valeur le caractre merveilleux de ces terres, capables de produire une vgtation brillante, ternellement florissante.

    Mais il est intressant de noter que cette profusion vgtale offerte par la

    terre ne se rencontre pas dans des endroits dserts : au contraire elle semble toujours tre l pour les hommes : (Olympiques 7, v. 63). Elle se manifeste en effet dans des ("fruits"), sources de richesse, ou prend la forme de fleurs aux couleurs extraordinaires et vocatrices de plaisirs. Enfin, l'clat dor qui fait resplendir ces tableaux (, , , , ) les rapproche aussi du monde des dieux : comme l'a montr Jacqueline Duchemin, toute brillance est, chez Pindare, lie au divinxi..

    On est donc loin ici d'une production dsordonne susceptible de crer des monstres, comme c'est le cas dans la Thogonie d'Hsiodexii. Le monde n'est plus peupl de forces hostiles et effrayantes et n'apparat plus l'homme de faon aussi inquitante.

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    3. Terre productrice de sens Enfin, la terre, source de vie, de richesse et de plaisir pour l'homme, devient

    encore productrice de sens, sous la plume du pote. Le travail agricole donne lieu de multiples images, telle la mtaphore de l'enfant apprhend comme une "jeune pousse", un "rejeton" ( : Olympiques 2, v. 45, Olympiques 6, v. 68 ; : Nmennes 6, v. 38, Isthmiques 4, v. 45), qui arrivera plus tard "la fleur de l'ge" ( : Pythiques 4, v. 158). Pindare file de la mme faon la mtaphore de la femme comme "champ" dans lequel l'homme dpose sa semence (Pythiques 4, v. 254-5), "plantant" ainsi sa race ( , v. 256).

    Pareillement, les gnrations humaines successives sont compares aux rcoltes portes par la terre : de mme que celles-ci varient d'une anne sur l'autre, de la mme faon, les gnrations d'une mme race, d'une mme famille connaissent des alternances (Nmennes 6, v. 8-11 ; Nmennes 11, v. 37-42). Inversement, on peut remarquer une analogie entre fertilit du sol et fcondit humaine : ainsi la Sicile , "fertile" (Pythiques 1, v. 30) est-elle aussi , "fconde en hros" (Pythiques 1, v. 40), et Cyrne, un territoire "aux belles femmes" ( , Pythiques 9, v. 74)xiii. Le pote insiste sur l'identit (, " l'gal de", Nmennes 6, v. 9) de la rgle qui rgit le domaine humain et celui des productions de la terre.

    Comme le soulignent Jacqueline Duchemin et Andr Mottexiv, la fonction de

    ces images ne saurait se limiter celle de purs ornements potiques ; elles rvlent au contraire une conception profonde de la nature et une vision du monde dont la marque principale est la cohrence.

    Cet aspect unitaire du monde, qui permet une comparaison entre l'homme et les plantes, est dj exprim par Glaucos au chant 6 de l'Iliade : "Comme naissent les feuilles, ainsi font les hommes. Les feuilles, tour tour, c'est le vent qui les pand sur le sol et la fort verdoyante qui les fait natre, quand se lvent les jours du printemps. Ainsi des hommes : une gnration nat l'instant mme o une autre s'efface" (v. 146-149)xv.

    Mais l'originalit et la nouveaut de Pindare tiennent dans une interprtation rsolument optimiste de cette loi : s'loignant de l'individu en tant que tel, il

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    envisage plutt la destine du groupe auquel appartient cet individu : famille, race (). Cette conception, comme le fait remarquer bon droit Annie Bonnaf, se comprend d'autant mieux qu'elle correspond parfaitement l'idologie aristocratique de tradition et de permanence : "La permanence de la ligne et de son excellence justifie celle de son bonheur fait de prosprit et de renom et celui-ci son tour prouve la permanence de la faveur divine qui les accompagne depuis les origines" (Posie, nature et sacr, II: L'ge archaque, p. 61).

    Cette cohrence du monde enfin est telle qu'elle s'tend jusqu' la cration

    potique, qui produit des "feuilles" (' , Isthmiques 4, v. 27) destines, comme celles des oliviers, devenir la parure des vainqueurs aux jeux. Comme la fait remarquer Nathalie Vanbremeersch, "l'activit cratrice du pote est la seule activit qui soit vritablement, chez Pindare, prsente et reconnue comme un travail de la terre". Le pote se fait donc jardinier, voire laboureur. Ainsi, pour demander l'attention de son auditoire, le locuteur de la Sixime Pythique s'adresse lui de la faon suivante :

    '

    ...

    coutez, car c'est le champ d'Aphrodite au regard perant

    ou celui des Charites

    que nous retournons (Pythiques 6, v.1-3)

    Le pote n'hsite pas se dfinir comme celui qui "cultive le jardin choisi des

    Charites" ( , Olympiques 9, v. 25-28), et il se range parmi les laboureurs des Pirides ( , Nmennes 6, v. 32). Prtant enfin ses inspiratrices divines elles-mmes cette activit de labour, il prsente le lutteur argien Thaios, vainqueur aux jeux de Pyth, de l'Isthme et de Nme, comme un athlte qui "a permis aux Muses de labourer leur champ" ( ' ' , Nmennes 10, v. 26).

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    Ainsi malgr la trs faible reprsentation de la desse Gaia et l'absence presque totale de scne agricole dans l'uvre de Pindare, la terre joue, chez ce pote, un rle important de multiples gards.

    Privilgie dans ses aspects de productrice spontane de fruits, l'usage et pour le plaisir des hommes, elle est volontiers prsente par Pindare comme merveilleuse, tenant en cela du divin.

    La terre se montre enfin productrice de sens, exprimant, au-del de la mtaphore, une vision du monde comme tout cohrent, qui ne suscite plus ni angoisse ni pessimisme. Elle apparat donc comme l'un des lments centraux structurant la pense tant intellectuelle que potique de Pindare.

    Nadine Le Meur

    Universit Paris IV-Sorbonne

    i Les Lapithes sont essentiellement connus comme un peuple guerrier de Thessalie, clbre pour avoir combattu avec succs les Centaures l'occasion des noces de Pirithoos et d'Hippodamie (cf. Iliade, chant 12, v. 128, v. 181 ; Odysse, chant 21, v. 297 ; Hsiode, Bouclier, v. 178). ii Toutes les citations du texte de Pindare sont donnes d'aprs l'dition de B. SNELL - H. MAEHLER, Leipzig, Teubner, 1987 (2 vol.). iii Cf. Th. Hadzisteliou Price, Kourotrophos. Cults and representations of the Greek Nursing Deities, Leiden, Brill, 1978, pp. 1-16 ; 107-8 ; 191-2 ; L. R. Farnell, The Cults of the Greek States, Oxford, 1896, vol. III, pp. 17-18 ; M. P. Nilsson, Geschichte der griechischen Religion, I, Munich, C. H. Beck'sche Verlagbuchhandlung, 19552, p. 457 iv Si l'on admet la correction de en propose par Bergk, en accord avec les scholiastes qui commentent le mot par : "admirant". v Ce geste est galement signe de reconnaissance de l'enfant par le pre. vi Les critiques qui s'accordent pour tablir que les ne dsignent pas les grands Jeux Olympiques de Pise, ne s'entendent pas en revanche sur l'identit et la localisation de ces jeux : certains, comme Gildersleeve, y voient des ftes locales, d'autres, commencer par le scholiaste, parlent de clbrations attiques en l'honneur de G, se fiant l'autorit de Didyme. Ainsi, Farnell, rappelant le culte Athnes de Zeus Olympien et celui de G Olympienne dans l'enceinte du sanctuaire de Zeus, pense des jeux athniens consacrs aux deux divinits. Cf. R.W.B. Burton, Pindar's Pythian Odes. Essays in Interpretation, Oxford, Oxford University Press, 1962, p. 56-57 ; L.R. Farnell, The Works of Pindar. vol. 2 : Critical Commentary, reprint. Amsterdam, 1965, p. 210-211 ; B. Gildersleeve, Pindar : The Olympian and Pythian Odes., Amsterdam, Adolf M. Hakkert, 1965, p. 346 ; U. von Wilamowitz-Mllendorff, Pindaros, Berlin, 1922, p. 266... vii : Olympiques 2, v. 97 ; Olympiques 5, v. 15 ; Pythiques 6, v. 41... ; : dsigne les jeux sportifs : Olympiques 7, v. 80 ; 9, v. 108 ; Pythiques 4, v. 253... viii Cf. L. Woodbury, "Equinox at Acragas : Pindar, Ol. II. 61-62", Transactions and Proceedings of the American Philological Association 97, 1966, pp. 597-616 ; et J. Defradas, "Sur l'Interprtation de la Deuxime Olympique de Pindare", Revue des Etudes grecques 84, 1971, pp. 131-143 : en particulier p. 139. ix Cf. K. von Fritz, " , in Pindar's Second Olympian and Pythagoras' Theory of Metempsychosis", Phronesis 2, 1957, pp. 85-89. x Cf. M. Gelinne, "Les Champs-Elyses et les les des Bienheureux chez Homre, Hsiode et Pindare", Les Etudes Classiques 56, 1988, pp. 225-240 : en particulier pp. 229-230

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    xi Cf. J. Duchemin : "Essai sur le symbolisme pindarique : or, lumire et couleurs", Revue des tudes Grecques, 65, 1952, pp. 46-58 et le chapitre intitul "La mystique de l'or, de la lumire et des couleurs", dans son ouvrage Pindare, pote et prophte, Paris, Les Belles Lettres, 1955, pp. 191-228. xii Cf. F. Blaise et Ph. Rousseau, "La guerre (Thogonie, v. 617-720)", Le Mtier du mythe. Lectures d'Hsiode, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1996, pp. 213-233 ; et F. Blaise, "L'pisode de Typhe dans la Thogonie d'Hsiode (v. 820-885) : la stabilisation du monde", Revue des tudes Grecques 105, 1992, pp. 349-370. xiii Cf Odysse, chant 19, v. 109-114 ; Hsiode, Travaux, v. 225-247; M. Delcourt, Strilits mystrieuses et naissances malfiques dans l'Antiquit classique, Lige, 1938, en partic. p. 9. xiv J. Duchemin, Pindare, pote et prophte, ..., p. 49 ; A. Motte, Prairies et jardins de la Grce antique. De la Religion la Philosophie, Bruxelles, Palais des Acadmies, 1973, p. 306. xv Cf. Mimnerme, fragment 2 (West), v. 1-4 ; et Simonide, fragment 20, v. 6 (dans l'dition de M. L. West, Iambi et Elegi Graeci, vol. II, Oxford, Oxford University Press, 19922).