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L’histoire de la langue grecque au carrefour des différentes disciplines: enjeux identitaires et cristallisation des mythologies linguistiques (1850-1900)
Petros Diatsentos
Dans le cadre de cet article, nous avons l'intention de présenter un aperçu de la
conception de l'histoire du grec chez les milieux des savants grecs, dans la seconde
moitié du XIXe siècle. L'article, qui n'est dans aucun cas un exposé approfondi, vise à
expliquer comment l'historiographie grecque, les courants de la linguistique
comparée et la laographie émergente fixent le cadre dans lequel se cristallisent les
représentations et les postulats sur le grec moderne, ainsi que le récit de son histoire.
D'autre part, nous préciserons comment la mise en place des concepts sur l'histoire du
grec coule dans le moule de la conjoncture historique, en forgeant un récit conforme à
une suite d'objectifs politiques et culturels. Plus précisément, l'objectif de l'article est
de répondre à certaines questions qui se résument de la manière suivante:
Tout d'abord, pouvons-nous parler d'une véritable histoire du grec au XIXe
siècle?
Ensuite, comment se dégagent l'image et les postulats d'une histoire du grec à
travers des textes de référence ou des travaux fondateurs?
Enfin, comment la langue devient un témoin identitaire primordial et acquiert
une place capitale dans la concrétisation du projet national grec?
1. Quelle histoire du grec, au XIXe siècle?
Depuis les « Lumières néo-helléniques » jusqu'au milieu du XIXe, nous
observons l'absence des travaux portant sur l'histoire du grec. Néanmoins, une image
de l'évolution du grec se dégage à partir des travaux des érudits, à chaque fois que
leur discours porte sur le sort du grec ancien ou sur le rôle de la langue en tant que
véhicule d'une éducation ayant comme objectif l'éveil national. Comme nous le
savons, au XVIIIe siècle grec, les représentants du classicisme perçoivent les
vernaculaires, ou si l’on veut « la langue orale », comme γραικοβάρβαρος ou
µιξοβάρβαρος. Il s’agit, pour eux, d’une langue nouvelle, qui a rompu avec le grec
ancien, d'une langue autre, différente. Ils lui opposent la langue commune des érudits,
inaltérable depuis l’Antiquité et ne faisant qu'un avec le grec ancien, sauvegardé dans
la langue de l'Église et des lettres. De même, un courant des « Lumières néo-
helléniques », représenté notamment par Katartzis, Konstantas et Vilaras, admet la
distinction et la séparation entre la langue ancienne et le romaïque, en mettant
toutefois l’accent sur leur rapport de parenté. Pour les représentants de ce
mouvement, l'altération est un fait, et l’objectif global est d’étudier le grec ancien afin
d’élaborer, d’enrichir et de cultiver le romaïque, tout en abandonnant la langue
archaïsante des érudits.
Le milieu du XIXe siècle marque le début d'une transition de cette conception.1
Quoique la première tentative sérieuse qui vise à donner un aperçu de l'histoire du
grec date de 1861,2 ce sera au crépuscule du XIXe siècle qu'il y aura les premiers
efforts systématiques pour la description de l'histoire de la langue. Jusqu'en 1880, les
interprétations globales, fondées sur des recherches linguistiques originales, portant
sur des périodes de plusieurs siècles, sont donc rares. Toutefois, la seconde moitié du
XIXe est la période où l'on observe la multiplication des références et des
spéculations portant sur l'histoire du grec. Il ne s'agit pas de recherches linguistiques
en soi, mais d'une suite d’interprétations fragmentaires, parfois stéréotypées, ainsi
que des reprises d'analyses de savants occidentaux, au sujet de l’histoire de la langue.
Un ensemble de travaux de la philologie européenne (ou plus rarement grecque) qui
examinent de façon systématique soit l'histoire du grec,3 soit l'évolution des langues
indo-européennes,4 offriront aux lettrés grecs des modèles interprétatifs et serviront 1 Pour un apperçu global des conceptions de l'évolution du grec du XVIIIe siècle jusqu'à l'enre-
deux-guerres, voir A. F. Christidis, « Iστορίες της Eλληνικής Γλώσσας », in A. F. Christidis (éd.), Iστορία της ελληνικής γλώσσας, από τις αρχές έως την ύστερη αρχαιότητα, Thessalonique, 2001, p. 3-17.
2 D. Mavrofrydis, Δoκίµιον ιστορίας της ελληνικής γλώσσης [Essai d’histoire de la langue grecque], Smyrne, 1871. L’Essai de Mavrofrydis voit le jour à Smyrne en 1871, mais sa préface a déjà été publiée dans la revue Filistor, dix ans auparavant (voir D. Mavrofrydis, « Σύνοψις της εξωτερικής ιστορίας της Ελληνικής γλώσσης », in Filistor, 3, 1861, p. 116-131, 166-182 et 289-295). L'ouvrage en question constitue le travail que Mavrofrydis a remis au concours de l'Université, en 1860 (Tsokaneios Diagonismos). Le sujet du concours a été publié en 1856 et nous pouvons supposer que l'essentiel de son travail a été réalisé entre ces deux dates.
3 Notamment les travaux de F. W. Mullach (voir entre autres Grammatik der griechischen Vulgärsprache in historischer Entwicklung, Berlin, 1856), de Deffner et ses recherches sur le tzakonien, ou encore l’étude de Mavrofrydis sur l’histoire du grec moderne.
4 Voir les travaux de Bopp sur la grammaire comparative des langues indo-européennes, d’Émile et d’Eugène Burnouf sur la langue et la littérature sanskrites ou celui de A. Pictet sur le rapport
de base théorique à une série d'appréciations globales quant à l'évolution du grec.
L'ensemble de ces appréciations, commentaires ou opinions compose une image de
l'histoire du grec, même si elle ne se cristallise pas à un moment précis ou dans une
œuvre particulière. Vu que le sujet n'est pas traité de manière systématique, les
tentatives de décrire, d'expliquer et d'interpréter proviennent des disciplines ou des
domaines différents: de l'histoire, de l'histoire de la littérature, des études de la
lexicographie dialectale, de la laographie ou de la linguistique comparée.
2. Histoire du grec: postulats et schémas interprétatifs
Dimitrios Mavrofrydis est un des premiers qui fournit en 1861 une esquisse de
l'histoire du grec, dans son Essai d'histoire de la langue grecque.5 Dans son
introduction développe le schéma éolodorien emprunté à Christopoulos,6 assez
répandu dans les milieux des lettrés. Selon lui, après l’Âge d’or, la langue grecque a
suivi deux chemins parallèles. L'atticisme et la langue littéraire qu'il a produit,
incarnés par la koinè hellénistique, ont été prolongés à travers la variété écrite
byzantine des siècles suivants. Quant aux dialectes éoliens et doriens, après avoir subi
une certaine influence de l'attique, ils ont continué à exister de façon séparée mais
constante jusqu'à au XIXe siècle. En effet, au fil du temps, ces « deux langues » ont
évolué parallèlement. Ainsi, il admet que les dialectes éoliens et doriens ne
disparaissent pas à l'époque hellénistique et romaine, mais continuent à être « la
langue orale du peuple ». En réalité, au fil des siècles, ils évoluent ou fusionnent entre
eux tout en s'altérant. Mais, dans tous les cas, ils existent parallèlement à une variété
écrite, sans qu'il y ait d'osmoses entre les deux. De son côté, l'attique transformé en
koinè constituait l'instrument de communication et de production intellectuelle pour
les élites savantes plurilingues de l'univers gréco-romain. Cette variété littéraire et
commune à la fois, chez les élites lettrées, est passée dans la littérature byzantine et,
entre l'indo-européen et la filiation des peuples de l'Europe.5 Op.cit.6 A. Christopoulos, Γραµµατική της Αιολοδωρικής, ήτοι της οµιλουµένης τωρινής των Ελλήνων γλώσσας, Vienne, 1805. Au sujet de la théorie éolodorienne, voir aussi I. Kalitzopoulou-Papageorgiou, Η αιολοδωρική θεωρία : συµβολή στην ιστορία της ελληνικής γλώσσας, Thèse de doctorat, Université d’Athènes, 1991.
sauvegardée par l'Église durant toute l'époque ottomane, elle est arrivée au XIXe
siècle pour constituer « la langue de la nation libérée ». Elle n'est autre que la langue
puriste des érudits et de l'État. De l'autre côté, « les dialectes populaires » de
l'Antiquité, éolodoriens dans l'essentiel, sont à l'origine des vernaculaires modernes et
ne remontent pas à la koinè. L'origine de la variété puriste et sa « nature »
déterminent en effet sa place et sa fonction dans l'univers grec du XIXe siècle. Ainsi,
la conviction d’après laquelle la koinè n'est pas une langue commune populaire de
l'univers gréco-romain contribue à renforcer la place de la katharevousa, héritière
légitime de la koinè, en tant que langue commune de la nation.
L'écologie linguistique contemporaine apparaît ainsi comme la reproduction
fidèle d'une situation qui se perpétue au fil des siècles. C'est ainsi que plusieurs lettrés
soutiennent que les divergences dialectales antiques n'ont nullement disparues à
quelque endroit que ça soit. D'autre part, il n'y a jamais eu une langue commune en
soi, mais uniquement une variété écrite commune dans les milieux des lettrés. Par
ailleurs, certains courants de la linguistique comparée viennent renforcer cette thèse.
D'après Max Müller, dont son livre Lectures on the Science of Language7 est connu
par les lettrés grecs depuis tôt, une variété cultivée qui, à un moment ou un autre, se
manifeste dans les textes religieux, littéraires, administratifs ou scientifiques, émerge
à travers l'élaboration d'une ou de plusieurs variétés à tradition orale. Toutefois, il est
impossible d'admettre le contraire : une langue savante ne donnerait jamais au cours
de son évolution une variété populaire à tradition orale.8 Par conséquent, pour tracer
l'origine d'un dialecte, ou d’un ensemble de dialectes vulgaires, on remonte à d'autres
dialectes de la même nature. Le processus qui mène un vernaculaire à l’état de
« dialecte poli » à travers son élaboration, et ensuite, à devenir la langue commune de
tout un peuple culturellement homogène, apparaît comme une contrainte historique.
Selon ce raisonnement, on peut très facilement envisager la koinè comme une
langue commune écrite des élites. De la même manière, il est impossible qu'elle
génère les dialectes populaires du grec moderne. Ainsi, le lien entre le schéma de la
7 M. Müller, Lectures on the Science of Language, Londres, 1994, (1e éd. 1861).8 Ibid., p. 49-50 et 58.
linguistique historique et le cas du grec s'établit aisément. L'helléniste James Clyde,
dont les écrits sont cités assez souvent par les savants grecs, le formule de manière
explicite en 1854, dans son livre Romaic and Modern Greek. 9 Dans son schéma
d'interprétation de la généalogie du romaïque, Clyde recourt à une dichotomie entre
« la langue des instruits » et « la langue des illettrés » : un dialecte cultivé est utilisé
par les élites, tandis que les dialectes populaires10 sont employés par les gens illettrés.
Il considère que ces deux variétés peuvent manifester des écarts considérables. Or, il
accepte que la masse des gens illettrés11 arrive à comprendre la langue des instruits,
même s’ils ne sont pas capables de la reproduire. Il considère cela comme une règle
qui régit tout ensemble social utilisant la même langue. Il en conclut que le romaïque
est en réalité issu d'une telle catégorie de dialectes, c’est-à-dire de certaines variétés
parlées d'un grec populaire fortement antique. Les variétés populaires, d'où le
romaïque est issu, ont coexisté avec l'attique, elles ont peut-être même précédé ce
dernier. L'attique que l'on connaît aujourd'hui n'était que la langue des classes
cultivées d'Athènes et non pas celle de toute la population en Attique ; en d'autres
termes, elle n'était que la variété d'une élite.12 Par conséquent, dans l'interprétation de
l'évolution linguistique qu'il avance, Clyde met l'accent sur la répartition des variétés
du grec dans l'espace social (peuple - élites) et considère cette évolution en partant de
deux principes : chacune de ces variétés a ses propres qualités internes, elles évoluent
parallèlement, tout en ayant un rapport particulier.
Cette conception qui constitue le point de vue de nombreux hellénistes attribue
en effet une « certification scientifique » à la thèse du caractère à la fois antique et
hellénique du grec dialectal. Pour ce qui est donc de l'étude du grec, outre le fait que
l'approche éolodorienne ouvre la voie à une démarche comparatiste, elle fournit
également une sorte de revêtement scientifique au récit des origines de celui-ci. En
même temps, d'après les postulats de cette théorie, il devient évident que le grec
dialectal accéderait difficilement au niveau de la langue cultivée et il aurait peu de
9 J. Clyde, Romaic and Modern Greek. Compared with one another and with Ancient Greek, Édimbourg, 1854., p. 26.
10 D'après ses propos, « the ruder forms of speech », ibid., p. 27.11 « The masses », ibid., p. 27.12 Ibid., p. 29.
chance d’être instauré comme langue nationale. Au contraire, ce qui lui est réservé,
c'est un certain rôle dans le processus de fixation de la langue cultivée et future
langue de tous les Grecs.
3. Le récit de l'évolution du grec dans la conjoncture de la seconde moitié du siècle
En effet, la vague de la lexicographie dialectale qui se déclenche dans les
années 1850 et qui deviendra une composante essentielle de la laographie mettra
l'accent sur l'origine éolodorienne des vernaculaires. Le modèle éolodorien
constituera pendant toutes ces décennies un terrain fécond qui fera fermenter les
prémisses des travaux dialectologiques et qui légitimera une vision précise de la
réforme de la langue en l'enveloppant de l'habit scientifique. De son côté, la
lexicographie dialectale arrive à dégager une autre image des vernaculaires et de leur
histoire, qui supplante progressivement celle d'une langue corrompue et gréco-
barbare, un stéréotype qui a persisté pendant plusieurs siècles. En faisant le tri entre
les parlers qui sont jugés « dignes d'étude », la lexicographie dialectale va opérer des
« fouilles », afin de mettre en lumière les « trésors antiques » et d'attribuer des
certificats d'une « origine hautement antique » à travers l'établissement de
généalogies remontant parfois à des langues disparues ou hypothétiques.13 Ainsi, dans
la seconde moitié du siècle, les puristes parviennent à « abolir » la séparation entre le
grec ancien et les vernaculaires modernes. Les « dialectes populaires » se font une
place aux côtés de la katharevousa et deviennent témoins de « l'unité » de la langue et
de la « continuité ininterrompue » du grec ancien. La réhabilitation des vernaculaires
répond en effet au besoin de la refonte de l'identité et de l'histoire des couches
populaires rurales, dans une conjoncture historique particulière. La première vague
dialectologique se déclenche vers la fin des années 1850, c'est à dire au moment où le
Royaume grec voit ses revendications irrédentistes anéantis, à la sortie de la guerre de
Crimée.
13 Sur le déclenchement de la lexicographie dialectale et son poids sur la nouvelle image des vernaculaires, voir P. Diatsentos, La question de la langue dans les milieux des savants grecs au XIXe siecle : projets linguistiques et reformes, thèse de 3e cycle, E.H.E.S.S., Paris 2009, p. 127-184.
La guerre de Crimée joue en effet un rôle déterminant dans le déclenchement
de la lexicographie dialectale, pendant ces années.14 Rappelons qu'à ce moment-là, le
nationalisme grec est en quête d'appuis idéologiques face aux revendications bulgares
qui émergent, étant appuyées, en outre, par l'Empire russe. Ainsi, les doutes qui
planent, dans le milieu des érudits européens avant 1853, sur l'origine ethnique des
populations du sud de la péninsule,15 se transforment pour les Grecs en réel danger,
dans le nouveau contexte politique. L'argument historique « de populations slaves,
grécisées pendant le Moyen Age », sortant du domaine du débat académique et
dépassant le cercle des érudits, devient un argument potentiel qui légitime les thèses
politiques des nationalismes concurrents dans la nouvelle conjoncture. Au moment
même où les revendications grecques d'annexion de territoires sont rejetées par la
France et la Grande-Bretagne, et où les nationalismes slaves trouvent l'appui politique
russe, la refondation d'une identité hellénique pour les couches populaires devient à la
fois une urgence et une responsabilité collective de l'ensemble des personnes
instruites. C'est dans ce cadre que se dégage nettement l'enjeu politique de l'étude des
dialectes et de leur origine, et qu'au même moment, la langue devient un argument
stratégique dans le processus d'unification de l'espace national et dans la
légitimation des objectifs politiques du nationalisme grec. Pendant ces années, se
manifeste donc le besoin d'apporter les preuves de la continuité historique des
vernaculaires, méprisés jusqu'alors. Cette continuité est certes un fait incontestable
pour la linguistique d'aujourd'hui, mais au fil de ces années là, elle sera bâtie sur un
terrain qui est destiné à accueillir avant tout les aspirations du projet national grec.
Suite à cet événement majeur se consolide la cible de la réforme de la langue et
se cristallise un projet qui désigne la réforme comme une condition indispensable
pour l'accomplissement des objectifs nationaux. Dans la mesure où le projet national
14 En ce qui concerne l'importance de cet événement et notamment son impact dans le déclenchement de la lexicographie dialectale, voir P. Diatsentos, ibid., p. 65-72 et 146-151.
15 Il s'agit certes des publications de J. F. Fallmerayer qui font bruit dans les milieux grecs dans les années 1840, mais aussi des témoignages qui datent même des décennies précedentes. A propos de l'image des vernaculaires chez les lettrés occidentaux jusqu'à l'aube du XIXe siècle, voir Giakovaki N., « H Eυρωπαϊκη Συνάντηση µε την Kαθοµιλουµένη : οι Περιηγητές », in A. F. Christidis (éd.), Iστορία της ελληνικής γλώσσας από τις αρχές ως την ύστερη αρχαιότητα, Thessalonique 2001, p. 942-946.
ne semble pas avancer avec des moyens militaires, la diffusion de la langue et des
lettres helléniques en vue d'une « conquête culturelle » des Balkans devient un
objectif stratégique pour les élites grecques. C'est dans ce cadre que l'on forge
pendant ces années l'idée de la « mission civilisatrice de l'hellénisme ». Les
conditions nécessaires sont d'une part la multiplication des écoles et des associations
culturelles grecques dans les Balkans et d'autre part le rapprochement de la
katharevousa d'un modèle archaïque. En même temps, la mission du grec en Orient
est fondée sur un ensemble d'arguments historicistes portant sur la nature du grec et
sur son rôle dans l'histoire.
Ainsi, à travers les textes des initiateurs de ce projet (notamment de M.
Renieris en 185516 et I. Vasiadis en 1862 et 186917) le grec ancien se voit comme une
langue vivante qui a conservé un génie inaltéré au fil des siècles. Cette thèse implique
qu'il n'a pas suivi le sort du latin, et qu'il n'a pas donné naissance à d'autres langues.
Par conséquent, le grec moderne (savant ou vernaculaire) n'est pas une langue
distincte de l'ancien, mais une nouvelle phase de celui ci. Ainsi, on voit naître le
postulat de l'inséparabilité du grec et de son unicité par rapport aux autres langues,
unicité qui est due avant tout à sa nature. Dans le cadre d'une vision organiciste de la
langue, on attribue au grec un ensemble de qualités essentielles et inaliénables dans le
temps. Ici encore, nous pouvons déceler l'influence de certains linguistes ou
hellénistes tels que Humboldt ou d'Eichtal, sur la pensée de nos auteurs.
Appuyé sur les écrits de Humboldt, Vasiadis soutient que le grec occupe une
place supérieure dans la hiérarchie des langues, car il contient cette sorte d'énergie
qui stimule l'esprit de manière à ce qu'il puisse considérer les choses dans leurs
16 Renieris M., « De l'impopularité de la cause grecque en Occident » in Spectateur de l’Orient, 35-36, 1855, p. 342-360.
17 I. Vasiadis, Προκήρυξις, Constantinople, 1862 et Discours du Président de la Société Littéraire Hellénique de Constantinople M. Hiroclis Basiadis. Il s'agit d'un discours que Vasiadis prononce au Syllogue Littéraire Hellénique de Constantinople le 16 mai 1869. Ce discours paraît dans l'Annuaire de l'Association pour l'Encouragement des Études Grecques, (I. Vasiadis, « Discours du Président de la Société Littéraire Hellénique de Constantinople M. Hiroclis Basiadis, prononcé le 4/16 mai 1869 » in Annuaire de l'Association pour l'Encouragement des Études Grecques en France, 4, 1870, p. 150-183), puis il est réédité (publication bilingue, grec et français) dans le livre de d'Eichtal, De la réforme progressive et de l'état actuel de la langue grecque, Paris, 1870. Les extraits que nous avons employé ici sont tirés de la publication de d'Eichtal.
relations plutôt que les choses elles-mêmes.18 En outre, Renieris, suivant G. d'Eichtal
et le courant des hellénistes, considérera le grec comme une langue comportant une
série de qualités inaliénables dont une vitalité primitive, une plasticité parfaite, un
caractère logique et une euphonie notable.19 Le fait que les deux hommes de lettres
publient conjointement, nous indique qu’ils partagent le même point de vue quant à
l’histoire du grec et quant à son rôle dans le monde. En réalité, d'Eichtal reprend et
complète l’argumentation que Renieris développe neuf ans auparavant, afin de fonder
sa thèse sur l'universalité du grec. Son aspiration à faire du grec une langue
internationale est fondée sur fait qu'il le considère comme une langue qui, par sa
nature et son parcours à travers l'histoire est prédestinée à accomplir cette mission.
Dans son article, il tâche de déterminer les spécificités du grec, qui, en dernière
instance, le rendent unique face à d’autres langues qui pourraient prétendre à la même
place. Ces spécificités sont d’une part un ensemble des qualités internes et d’autre
part sa place unique dans l'histoire de la civilisation universelle, ce qui constitue en
effet la preuve de ses qualités.
Dans le cadre de cette vision organiciste de la langue et sous l'emprise de
certains concepts des philosophes allemands,20 l'érudition grecque reste fortement
ancrée sur le concept du génie de la langue, ce qui l'empêche de percevoir l’évolution
du grec comme un produit de l’histoire : une fois l’idée du génie du grec antique
18 I. Vasiadis, « Discours », in G. d'Eichtal, De la réforme progressive ..., op.cit., p. 53. Cette image du grec constitue une sorte d’héritage qui s’est bâti peu à peu dans les générations précédentes d'hellénistes. L'apport de Humboldt est néamoins important dans la mesure où ses ouvrages semblent être connus, au moins par les savants grecs de Constantinople. D'après J. Quillien, « Humboldt présente la langue comme un vestige important dans l'ensemble des vestiges littéraires que nous a laissés la Grèce. [...] Ce qui ressort de l'exposé de 1793 [Uber das studium], c'est la quasi-perfection du grec, qui tient à sa pureté (peu d'emprunts sur le plan lexical, à des langues étrangères, aucun sur le plan morphologique et syntaxique), à son harmonie avec le caractère des locuteurs, à quoi s'ajoute une unité remarquable entre une abondance en métaphores (témoignage d'une riche imagination) et, pourtant, l'aptitude à dire des concepts abstraits et universels (preuve d'un entendement sain) » (J. Quillien, G. de Humboldt et la Grèce. Modèle et histoire, Lille, 1983, p. 75).
19 G. d'Eichtal, De l’usage pratique de la langue Grecque, Paris, 1864, p. 6-7. Notons que les deux hommes collaborent étroitement dans les années 1860. Le fruit de leur collaboration sera entre autres la publication de la brochure susmentionnée qui comprendra également un extrait de l’article de Renieris dont nous avons parlé plus haut (M. Renieris, « De l’impopularité… » art.cit.), ainsi qu’un commentaire de d’Eichtal, intitulé « Note » (p. 21-24).
20 Notamment de Herder et de ses épigones.
forgée dans la littérature linguistique et philologique occidentale, les lettrés grecs la
reprennent aisément à leur compte. Or, en présentant ce génie comme une qualité
organique, on parvient à « neutraliser », ou même à supprimer de l'analyse les
facteurs historiques et sociaux. En d'autres termes, « le génie du grec ancien » n'est
pas considéré comme le produit historique d'une société donnée de l'Antiquité, mais
comme un trait diachronique.
Ainsi, le rythme d'évolution du grec est imputé à une série des facteurs qui se
rapportent à sa nature, ce qui forge au fil des années le stéréotype du caractère
conservateur du grec. D'autre part, le génie du grec sera considéré être à l'origine du
mouvement de la Renaissance. D'après Renieris ou Vasiadis, le redressement de
l'Occident a eu lieu grâce à son contact avec l'esprit antique et par le moyen de la
langue grecque.21 Le développement des lettres et des sciences en Occident, depuis la
Renaissance, est le résultat du contact avec l'esprit antique, qui, par le biais des lettres
et de la langue antique, a favorisé l’éclosion de la production intellectuelle aux XVIe
et XVIIe siècles. D'après cette conception du grec et de son évolution, la nation
grecque a donc une mission a accomplir au delà de ses frontières et la langue est
l'instrument nécessaire à l'accomplissement de cette mission.
L'historiographie grecque de la seconde moitié du siècle donnera, de son côté,
d'appuis supplémentaires, consolidant un récit de l'évolution du grec conforme aux
attentes nationales. S. Zampelios et C. Paparrigopoulos œuvrent pendant ces années,
pour l’appropriation et l’hellénisation du passé de l’Empire byzantin. Ils mettent en
avant la suprématie grecque à tous les niveaux, pendant l’ère byzantine et le rôle
hégémonique des Grecs, malgré les apparences d’un vernis romain, en réussissant, en
dernière instance à faire entrer l'histoire byzantine dans l’histoire de la nation
grecque. D'autre part, dans son oeuvre historiographique, Paparrigopoulos réserve
une place particulière à la langue. Le grec, qui est d'après ses propos « le témoin de la
survie de notre la civilisation » à travers les millénaires, est défini comme la loi
immuable de l’histoire nationale.22 Il considère que la langue constitue une qualité
21 M. Renieris, « De l'impopularité ... » op.cit. et I. Vasiadis, « Discours... » op. cit. 22 C’est l’une de deux lois immuables de l’histoire nationale, l’autre étant la patrie (la terre des
ancêtres). D’après lui, il en existe d’autres, qui sont néanmoins des lois subissant des mutations
particulière de la nation étant donné qu’elle a assuré sa survie à travers un passé agité
et c’est uniquement à travers elle qu’on sera capable « d’accomplir notre futur
mandat civilisateur ».23 Le grec vernaculaire de l’époque byzantine, ne pourrait donc
pas avoir subi le même sort que les autres langues qui ont disparu avec les peuples
qui les parlaient. Le postulat d'un grec ancien vivant et inaltéré dans son essentiel
devient un des piliers dans la construction de l'histoire du grec.
D'autre part, le fait de considérer le grec ancien comme une langue morte, tout
comme le latin, aurait de sérieuses répercussions sur l’interprétation de la continuité
historique de la nation. Ce qui embarrasse en réalité les érudits, c’est le rapport entre
l'Empire Romain et les nations de l'Europe moderne, ou plutôt avec les peuples
modernes parlant les langues romanes, issus des migrations qui ont eu lieu depuis la
fin de l'Antiquité. Ces migrations ont en effet conduit à la destruction tant de
l’Empire que de sa langue. Les Français, les Italiens ou les Espagnols sont considérés
comme le fruit du contact entre les anciens peuples de l’Empire Romain et « les
barbares », et il est sous-entendu que ces derniers ont, en fin du compte, envahi,
dominé sa partie occidentale et éliminé la langue et la civilisation des anciens
habitants. Cela présuppose aussi que les peuples d’Europe ont été coupés de leur
passé antique. L’histoire des langues romanes implique une vision de l’histoire
politique qui a un sens bien précis chez les savants grecs : le latin a disparu car la
civilisation romaine a été écrasée et anéantie sous le poids des invasions barbares.
Or, toute ressemblance du Moyen Age occidental avec Byzance24 pourrait
entraîner des répercussions sur la conception de l'histoire nationale grecque.
Admettre que le grec ancien est une langue morte impliquerait une interprétation
incompatible avec le sens que les savants grecs essaient d’attribuer à l’évolution
historique grecque. Le fait de nier l'inséparabilité du grec et le caractère singulier de
la langue dissocierait ses locuteurs, en l’occurrence l’ensemble national grec, de leurs
dans l’histoire (Voir C. Paparrigopoulos, “ Ποίον το εκ της Iστορίας όφελος και πώς δέον να σπουδάζοµεν αυτήν », in K. Th. Dimaras, K. Παπαρρηγόπουλος [C. Paparrigopoulos], Athènes, 1986 (1ère 1872), p. 270-271).
23 Ibid., p. 271.24 Les éventuelles ressemblances concernent notamrnent les questions des colonisations slaves et
albanaises au sud de la péninsule balkanique pendant cette époque.
aïeuls, ce qui aurait comme résultat qu'en définitive l’identité nationale serait
dépourvue du contenu que les savants forgent pendant ces années. La thèse que le
grec ancien, tout comme le latin, est une langue morte impliquerait alors la
prépondérance des facteurs socio-historiques, elle réfuterait la force assimilatrice de
la nation et sous-entendrait que le brassage ethnique et culturel pendant le Moyen âge
était semblable, aussi bien à l'ouest qu’à l'est de l’Europe, ce qui, en dernière
instance, remettrait en question la survie du génie antique. C'est dans cet état d'esprit
que les érudits grecs essayent de démontrer, par tous les moyens, la divergence entre
les deux cas, en tentant de dégager les éventuelles différences entre l'évolution
historique du grec moderne et celle des langues romanes. Cet arsenal théorique qui
est mis en oeuvre pour expliquer l'histoire de la nation et de sa langue sert également
à fonder un projet politique qui se dessine dans les années 1855-1870.
Au fil des décennies alors, le grec moderne se débarrasse du mythe de la
décadence et de la dégénérescence, pour bâtir la fable de l’unité inaltérable et
inaliénable.25 À travers ce récit de l’histoire du grec, devenu la langue de la nation
grecque, nous constatons alors l'unification de la langue du XIXe siècle avec les
origines de la langue hellénique. Dans ce même récit, on rattache aussi bien la
katharevousa que les « dialectes populaires » du XIXe à la langue hellénique pour
attribuer un sens précis à l’identité du grec moderne et de ses locuteurs. Il s’agit, en
effet, d’une nouvelle conception de l’histoire et de l’évolution du grec, allant de pair
avec les prémisses et le récit de l’histoire nationale qui se forge pendant ces mêmes
décennies. La construction donc de nouvelles identités collectives, d'une histoire qui
se veut nationale et la mise en place des objectifs du nationalisme grec affectent les
premières tentatives d'interpréter l'évolution de la langue grecque. 25 Pendant cette période se posent en effet les fondements pour l'étude du grec moderne et du grec
d'une façon plus générale. Le cadre idéologique qui se forme et les postulats qui se cristalisent créent un contexte intellectuel au sein duquel se dévéloppent, à partir du nouveau siècle, les efforts d'étudier l'histoire du grec (moderne) de manière systématique. Nottons que la façon particulière d'aborder l'histoire de la langue en Grèce au XXe siècle est parfois tributaire de contexte. Les particularités dans l'approche de l'histoire du grec ont été brillament analysées dans l'article de Ch. Karvounis, «Ιστορία της ελληνικής γλώσσας: συγκρίσεις, απολογισµός και προοπτικές µε γνώµονα τη νέα ελληνική», in Studies in Greek Linguistics 30, Thessaloniki 2010, 303-313.
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