Histoire de l’interprétation de ἱλαστηριον dans Romains 3kipper, forme intensive de...

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Campus adventiste du Salève Faculté adventiste de théologie Histoire de l’interprétation de ἱλαστηριον dans Romains 3.25 Mémoire Présenté en vue de l’obtention du Master en théologie adventiste par Stéphane EUCHARIS Directeur de recherche : Luca MARULLI Assesseur : Roland Meyer Collonges-sous-Salève mai 2014

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  • Campus adventiste du Salève

    Faculté adventiste de théologie

    Histoire de l’interprétation de

    ἱλαστηριον dans Romains 3.25

    Mémoire

    Présenté en vue de l’obtention

    du Master en théologie adventiste

    par

    Stéphane EUCHARIS

    Directeur de recherche : Luca MARULLIAssesseur : Roland Meyer

    Collonges-sous-Salève

    mai 2014

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    Remerciements

    Je tiens, avec ces quelques mots, à remercier ceux qui ont contribué à l’élaboration de ce travail et qui ont permis son achèvement.

    Je remercie le Seigneur des circonstances, Jésus Christ, qui a su agir dans ma vie de sorte que je sois quelque peu utilisable, notamment dans sa grande œuvre que je souhaite servir le plus efficacement possible.

    Je remercie ma tendre épouse, Sara, d’avoir accepté de beaucoup sacrifier pour me suivre, convaincue que cela aussi servirait le Seigneur.

    Je remercie ma grand-mère, Camille Rose, qui a eu un impact décisif dans ma vie à travers son amour de Dieu, son abnégation, sa pugnacité dans la difficulté, et sa volonté que nous donnions toujours un bon témoignage à ceux qui nous entourent. Merci à ma famille pour m’avoir soutenu dans ce projet.

    Mes chaleureux remerciements à mon directeur de mémoire, Luca Marulli, dont les conseils pertinents et les encouragements m’ont dirigé dans ce travail. Remerciements également à tous les professeurs de la FAT pour leur enseignement, ainsi que pour la compréhension et l’adaptabilité dont ils ont su faire preuve lorsqu’il s’agissait de prendre en compte ma situation particulière.

    Enfin, un grand merci à tous les étudiants de la FAT, notamment Frédéric Saminadin, pour la bonne humeur, les conseils, les encouragements, et les prières.

    God bless you all.

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    Introduction

    En dépit des avancées considérables dans les domaines de la santé, des nouvelles technologies, de l’industrie, il n’en demeure pas moins que les textes de la Bible continuent d’avoir une influence sur les hommes de toutes les parties du monde. Certains diront qu’il s’agit de réflexes archaïques qui ont été transmis par l’inconscient de génération en génération. D’autres répondront qu’il se trouve dans la Bible un message particulier qui est le seul qui puisse réellement répondre au besoin spirituel de l’homme. Un besoin qui ne pourra pas être comblé par toutes les sciences et les avancées, quelles qu’elles soient. Toutefois, étant donné que nous sommes tous différents, et que nous vivons dans des sociétés et des contextes variés, notre approche ne pourra être la même pour des textes identiques. En effet, en fonction du cadre et de l’époque dans lequel nous avons grandi, nous aurons généralement un regard spécifique au travers d’un filtre unique qui n’appartient qu’à nous. Par exemple, les lecteurs des textes bibliques du XVIe siècle auront difficilement les mêmes interprétations que nous au XXIe. Or dans une perspective ecclésiale, un des objectifs pourra être de structurer cette compréhension des textes en en formulant une expression qui pourra être acceptée en l’état. Cela est-il envisageable pour tous ces textes bibliques ?

    Pour essayer de répondre à cette question, je me propose de réfléchir à l’évolution durant l’histoire de l’Église des interprétations du mot ἱλαστηριον dans le texte de Rm 3.25. Ce mot n’apparait que deux fois dans le Nouveau Testament, en Romains, et dans l’épitre aux Hébreux où son interprétation ne pose pas de problème particulier. Par contre pour son utilisation dans l’épitre aux Romains, la question n’a pas été complètement tranchée.

    Le mot ἱλαστηριον est d’autant plus intéressant qu’il correspond d’une part au terme utilisé dans la LXX pour désigner l’expiatoire du tabernacle, et d’autre part est utilisé par Paul pour symboliser une facette de l’œuvre du Christ. Il est aujourd’hui encore traduit de différentes manières ce qui tend à illustrer la richesse de sens ou la difficulté de compréhension, en tout cas sa place significative en christologie. En conséquence, la problématique à

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    laquelle je me propose d’apporter une réponse est la suivante   : les interprétations de ἱλαστηριον ont-elles évolué durant l’histoire   ? Qu’est-ce qui a provoqué, ou motivé ces évolutions ?

    Ma recherche présentera dans un premier temps les différentes compréhensions de ce terme tout au long de l’histoire de l’Église jusqu’à nos jours et les motivations de ces lectures en s’appuyant sur les principaux commentateurs et exégètes ayant fait référence à leur époque respective. Dans un second temps, je m’attacherai à observer d’une part la réception de ἱλαστηριον par l’Église adventiste en présentant la compréhension qu’en ont eu trois auteurs adventistes, et d’autre part le contexte historique et herméneutique dans lequel l’Église s’est construite et a évolué jusqu’à nos jours.

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    I. Interprétations de ἱλαστηριον durant l’histoire

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    Avant de présenter dans les pages suivantes de cette première partie un inventaire des différentes interprétations du mot ἱλαστηριον1, il m’a semblé opportun de rassembler ci-après et d’exposer ces interprétations possibles. Ce mot utilisé dans la LXX2 pour traduire l’hébreu kapporeth est employé par l’apôtre Paul pour aborder la collaboration du Père et du Fils en vue de l’effacement des péchés. C’est ce nom qui est utilisé pour désigner le « couvercle » du coffre du Témoignage, le propitiatoire ou l’expiatoire dans la plupart des versions francophones. Que devons-nous comprendre exactement à travers ce terme difficile à aborder, puisque fut un temps, il a généralement été traduit par propitiatoire, puis par « victime expiatoire » ou «   moyen d’expiation   ». Pour présenter des éléments de réponses à ses lecteurs sur cette question d’expiation, l’apôtre emploie un vocabulaire relatif au sanctuaire et semble fonder son raisonnement sur la doctrine lévitique. Comment ἱλαστηριον apparait-il dans la Bible et à quoi fait-il référence   ? Peut-on en faire différentes interprétations ?

    A. Différentes interprétations possibles de ἱλαστηριον

    1. ἱλαστηριον dans la Bible

    L’expiatoire dans le sanctuaire du désert

    L’expiatoire, appelé en anglais « Mercy Seat », « siège de la miséricorde » en français, faisait partie du mobilier du sanctuaire. Plaque rectangulaire façonnée en une seule pièce d’or pur surplombée par les deux chérubins. Elle était positionnée sur le coffre du Témoignage contenant notamment la loi de Dieu. Le Dictionnaire théologique du Nouveau Testament présente3 en accord avec Ex 30.6 notamment, le fait que l’expiatoire ne faisait pas partie du coffre 1 Voir Rm 3.25a. Ci-après le texte original traduit par « C’est lui que Dieu a destiné comme

    moyen d’expiation » : ὃν προέθετο ὁ θεὸς ἱλαστήριον…2 Voir Ex   25.17. La LXX est une version en langue grecque de l’Ancien Testament

    d’importance colossale. La lettre d’Aristée, grec du IIe BCE, raconte l’histoire de la création de la LXX, sous Ptolémée II Philadelphe, roi hellénistique du IIIe BCE. Traduction sur 2 siècles environ, des autres livres et des livres apocryphes, les deutérocanoniques. C’est cette Bible qui a été utilisée par Paul et les auteurs du Nouveau Testament, ainsi que par les premiers chrétiens.

    3 Gerhard KITTEL (éd.), article « Ἱλαστηριον », in Gerhard KITTEL (éd.), Theological Dictionary of the New Testament, vol.  3, Grand Rapids, WM. B. Eerdmans Publishing Company, 1974, p. 319.

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    du Témoignage. Il n’est pas appelé l’expiatoire du coffre, mais «   l’expiatoire qui est sur le Témoignage  », comme une entité à part entière. Cet ensemble était placé dans le lieu très saint du sanctuaire, c’est-à-dire la seconde pièce dans laquelle seul le souverain sacrificateur pénétrait une fois par an durant le Yom Kippour, le jour du grand pardon. C’était dans ce lieu très saint que le Seigneur faisait la grâce de se manifester à travers une représentation glorieuse appelée Shekinah qui apparaissait au-dessus de l’expiatoire. Par conséquent, nous pouvons avancer le fait que cet expiatoire représentait le cœur du sanctuaire, le cœur de la manifestation de la grâce divine envers le pécheur. C’est un élément essentiel pour la compréhension de l’utilisation par l’apôtre Paul de l’expiatoire comme illustration de l’action divine.

    Le Kapporeth

    L’expiatoire, ou le couvercle du coffre, est appelé kapporeth dans le texte original. Peut-on en conclure que ce terme désigne tout simplement un couvercle ? Pour Médebielle4 qui s’appuie sur le travail de Deissmann5, on ne peut conclure affirmativement à cette question.

    De ce que ce meuble fait office de couvercle, on s’est hâté de conclure que kapporeth veut dire couvercle. C’est aller trop vite. On peut se servir d’un disque pour couvrir un vase, sans que disque signifie couvercle6.

    Il explique que kapporeth, nom féminin ayant par nature une connotation abstraite, induit qu’il serait une abréviation pour «   objet servant à l’expiation   ». Plutôt que d’être un nom propre signifiant simplement couvercle, kapporeth désignerait «   le couvercle d’expiation   » ou encore «   l’expiatoire  » en particulier. Kapporeth en effet, est un mot dont la racine kipper, forme intensive de kaphar, signifie, couvrir, cacher, ou essuyer, effacer, ôter. Il est employé dans le cadre de la purification des péchés, et illustre en hébreu l’acte de pardonner. L’une des premières marques du péché fut la nudité. D’où l’idée de couvrir pour mettre en lumière l’effacement des

    4 Alexis MEDEBIELLE, L’expiation dans l’Ancien et le Nouveau Testament, Rome, Institut biblique pontifical, 1924, p. 77.

    5 Ad DEISSMANN, Ίλαστηριος und Ίλαστηριον Eine lexikalische Studie, Z. fur die neut. Wiss., 1903, p. 193-212.

    6 Alexis MEDEBIELLE, L’expiation dans l’Ancien et le Nouveau Testament, p. 77.

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    péchés. Toutefois, Médebielle, qui cite toujours Deissmann, considère que le sens de cacher le péché n’est pas pertinent, dans le sens où les interventions des prêtres prescrites par le Lévitique « sont le geste de qui frotte ou qui lave pour ôter la souillure, nullement de qui veut la cacher ; elles ne se pratiquent pas d’ailleurs sur le coupable, mais sur les objets sacrés7.   » Il semble par conséquent correct de traduire kapporeth par ἱλαστηριον dans le sens que lui donne la LXX, c’est-à-dire « instrument d’expiation » ou « expiatoire », et de comprendre par extension le fait que Dieu souhaite effacer, enlever, éloigner le péché, et nous réconcilier avec lui.

    ἱλαστηριον dans la LXX

    Dans la LXX, kapporeth est traduit par ἱλαστηριον 21 fois sur 27 occurrences8, c’est ce mot qu’emploie Paul dans Rm   3.25. À sa première citation en Ex 25.17, dans la LXX, kapporeth est rendu en grec par ἱλαστηριον ἑπιθεμα, ce qui peut se traduire littéralement par «  couvercle d’expiation  ». L’expiatoire ne sera désigné que par ἱλαστηριον dans ses autres occurrences. Dans la LXX, il semble que ἱλαστηριον désigne plus couramment l’expiatoire en tant que mobilier, plutôt que le lieu où cette expiation se tiendrait, comme signalé précédemment dans Ex   25.17 par ἱλαστηριον ἑπιθεμα. Sous cette forme, ἱλαστηριον sert d’adjectif à ἑπιθεμα qui se traduit par «   chapiteau d’une colonne » ou « couvercle ».

    ἱλαστηριον dans le Nouveau Testament

    Outre Rm  3.25, la seule autre occurrence du terme ἱλαστηριον dans le Nouveau Testament se trouve dans l’épître aux Hébreux, He  9.5, texte dont on attribue traditionnellement la paternité à Paul. Dans ce verset, «   τό ἱλαστηριον   » est traduit par «   l’expiatoire9   » et apparait au cours d’une description du mobilier du sanctuaire du désert. Il semble raisonnable d’en conclure que l’auteur parle ici simplement du meuble servant de couvercle au coffre du témoignage. Un autre mot grec, ἱλασμος, est aussi traduit par « l’expiatoire » ou « victime expiatoire ». Il apparait deux fois, en 1J 2.2, 4.10. 7 Ibid., p. 78.8 Simon LEGASSE, L’épître de Paul aux Romains, Paris, Éditions du Cerf, 2002, p. 262.9 Expiatoire dans la NBS (Nouvelle Bible Segond), ou propitiatoire dans la Segond révisée (dite

    à la Colombe) ou la TOB (Traduction Œcuménique de la Bible).

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    ἱλασμος et ἱλαστηριον semblent provenir du verbe ἱλασκομαι, traduit en Lc 18.13 par « sois apaisé », et en He 2.17 par « faire l’expiation ».

    2. Choix interprétatifs possibles

    ἱλαστηριον comme substantif

    ἱλαστηριον est un adjectif neutre substantivé, qui vient de ἱλαστηριος, adjectif signifiant «   expiatoire   » et pouvant se traduire par «   qui sert à concilier, à rendre propice   » à cause de sa construction. Il est en effet composé au nominatif de la racine ἱλαστης qui signifie «   qui apaise, qui concilie10  », et du suffixe ηριος qui signifie «  qui sert à  ». Bien qu’une autre compréhension se base sur le fait que ce même suffixe indique la place où l’action qui se déroule est indiquée par la racine du mot11. Par conséquent, il peut être considéré suivant son emploi particulier comme substantif, mais aussi comme adjectif. De plus, comme cela a été exposé précédemment, le contexte de Rm 3.25 ne permet pas de trancher aussi facilement que dans le cas de He 9.5.

    Dans Rm  3.25, de grands noms comme Origène, Érasme, Luther, Calvin, proposent de comprendre ἱλαστηριον dans le même sens technique qu’il a dans la LXX ou He   9.5, soit comme un substantif faisant référence à un monument ou un meuble. Cette thèse n’est pas soutenue par la majorité des commentateurs12. Cette interprétation impliquerait que Christ serait ainsi comparé à un meuble du sanctuaire, comparaison qui n’apparaît pas outre mesure dans les lettres de Paul, ni dans le Nouveau Testament, d’autant plus que l’expiation est liée à l’aspersion du sang sur l’expiatoire, et non pas à l’expiatoire lui-même. «   Il faudrait donc plutôt comprendre ἱλαστηριον au sens large de moyen d’expiation13. »

    10 Anatole BAILLY, article « Ἱλάσκομαι », in Dictionnaire Grec-Français, Paris, Hachette, 1950, p. 967.

    11 Par exemple   : βουλευτήριον traduit par maison du conseil quand βουλευομαι se traduit par délibérer, ou encore κριτήριον traduit par tribunal, là ou κρινω signifie juger.

    12 Simon LEGASSE, L’épître de Paul aux Romains, p. 262.13 Frédéric GODET, Commentaire sur l’épître aux Romains, 3e éd., Genève, Labor et Fides,

    1968, p. 358.

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    D’autres concluent à l’emploi de ἱλαστηριον en tant que substantif neutre, qui est l’interprétation généralement admise d’après F. Godet14 à son époque15. Selon lui, bien que n’étant pas clairement explicité dans le verset 25, Paul ne peut parler que d’un sacrifice à cause de la mention « par son sang   ». L’auteur nuancera néanmoins sa position par le fait que les œuvres de l’homme n’ont pas pour finalité de changer les sentiments de Dieu à son endroit, mais plutôt de créer un contexte grâce auquel Dieu pourra pleinement manifester sa grâce16.

    ἱλαστηριον comme adjectif

    L’autre lecture possible de ἱλαστηριον, proposée par d’autres commentateurs, est de considérer que ἱλαστηριον serait utilisé comme adjectif et rattaché grammaticalement au relatif ὃν placé en début de phrase et dont l’antécédent, cité à la fin du verset précédent, est Jésus Christ. En ce sens, Simon Legasse avance le fait que la signification de ἱλαστηριον dépendrait intimement du verbe προτιθεμι17 qui a deux sens, soit «  exposer publiquement », soit « moyen de » ou « se proposer à ». Nous trouvons trois occurrences de ce verbe dans le Nouveau Testament. Les deux autres apparitions de προτιθεμι qui se trouvent en Rm 1.13 et Ep 1.9 sont traduites par «   se proposer à   ». Le premier sens paraît conforter la position des partisans d’une compréhension de ἱλαστηριον comme couvercle dans Rm   3.25, tandis que le second semble favoriser la lecture de ἱλαστηριον comme « moyen d’expiation ». Ce dernier sens pourrait être le plus cohérent avec la logique du passage, dans lequel Paul explique que Dieu prend la décision de faire du Christ un moyen d’expiation.

    « Comment Dieu opère-t-il en Christ Jésus la libération des pécheurs ? » est la question à laquelle Franz J. Leenhardt choisit de répondre pour entamer sa réflexion sur ce passage. Plutôt que de symboliser la condamnation du pécheur, la mort de la victime et le transfert de son sang18 sur l’autel illustrent

    14 Ibid.15 Frédéric Louis Godet, né le 25 octobre 1812 à Neuchâtel et mort le 29 octobre 1900, était

    un écrivain et théologien protestant suisse.16 Ibid.17 Dans Rm 3.25, le verbe est conjugué à l’aoriste, 3e personne du singulier, d’où προέθετο.18 Le sang est traditionnellement considéré comme symbole de la vie.

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    le seul moyen grâce auquel le pécheur, s’étant préalablement associé à la victime, peut accéder à la présence de Dieu pour lui abandonner et lui consacrer sa vie19. Il met notamment en avant qu’au départ pour Paul, juif zélé, la croix discréditait définitivement Jésus en tant que Christ. Mais en y méditant plus profondément, se manifestait la concrétisation de l’institution des sacrifices ayant pour but de préparer le fidèle à accueillir la grâce.

    G. Stéveny partage cet avis :

    À la suite d’un cérémoniel très précis, le sang qui représentait le pécheur repenti, était transféré sur le couvercle de l’arche (Lv 16.15), préfigurant le Christ. Symboliquement donc, le pécheur exprimait ainsi à Dieu, son désir de s’unir à lui définitivement dans la grâce qui pardonne et qui libère. Or Jésus Christ est le moyen choisi par Dieu pour opérer ce miracle20.

    Pour E. Käsemann21, puisque l’alliance de Dieu a été transgressée par son peuple, seul un moyen d’expiation pourra permettre sa restauration. Par conséquent, ἱλαστηριον ne peut se comprendre autrement que comme ce moyen d’expiation, c’est-à-dire un adjectif. « Car ἱλαστηριον n’a pas d’autres significations : c’est un “moyen d’expiation22” ». Il ne s’agit pour lui en aucune manière d’un substantif, mais plus précisément d’une évocation du couvercle du Témoignage. De plus, le contexte objectif et juridique du passage s’oppose à un emploi en tant que substantif. Nous sommes d’après le commentateur face à un acte eschatologique permettant en vertu de la mort de Jésus d’expier la profanation de l’alliance et de permettre son rétablissement23.

    Il est toutefois intéressant de noter que M.-J. Lagrange dans son ouvrage24 sur l’épître aux Romains arrive à la même conclusion que les commentateurs précédemment cités, à savoir qu’il faut traduire ἱλαστηριον par «  moyen d’expiation   », mais en considérant qu’il est employé comme un substantif 19 Franz J. LEENHARDT, L’épître de Saint Paul aux Romains, Commentaire du Nouveau

    Testament 6, Genève, Labor et Fides, 1995, p. 61.20 Georges STEVENY, Jésus, l’envoyé de Dieu, Dammarie-Les-Lys, Éditions Vie et Santé, 2001,

    p. 200.21 Ernst KASEMANN, Essais Exégétiques, trad. Denise APPIA, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé,

    1972, p. 14.22 Ibid.23 Ibid., p. 15.24 Marie-Joseph LAGRANGE, Saint Paul: épître aux Romains, Paris, J. Gabalda, 1922, p. 75-76.

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    faisant référence à un instrument. Christ serait dans les mains de Dieu l’instrument de l’expiation du péché des hommes. Ce raisonnement semble dans un sens même plus simple à suivre puisque deux choix se présenteraient à la considération d’ἱλαστηριον comme adjectif substantivé, soit comme un monument, thèse d’Origène, soit comme un instrument. Le cas de simple adjectif ne conviendrait pas, car il sous-entendrait à ce moment «   victime   », trop vague pour l’auteur, ou serait associé au relatif ὃν et amènerait l’idée d’un «   homme propitiateur   ». Idée admissible, mais non pertinente, car inédite dans tous les textes.

    Moyen de propitiation ou d’expiation

    En commentant le passage de Rm 3.24-26, Claire-Lise de Benoit25 avance l’idée selon laquelle à travers la liturgie sacrificielle du lévitique, Dieu avait annoncé le fait que le péché devait être jugé en étant couvert par le sang d’une victime innocente. En conséquence, elle explique que seul le sang de Jésus avait la capacité de rendre Dieu propice à l’homme pécheurs. La justice de Dieu a ainsi pu se manifester lorsque le sang de Christ a coulé, car tous ont pu comprendre que le péché a été jugé et que la rançon a été acquittée. Pour cet auteur, Christ serait ainsi un moyen de propitiation.

    Un autre élément à prendre en compte et qui semble incontournable quant à l’interprétation de ἱλαστηριον, est le fait que les notions grecques et hébraïques de justice diffèrent. En effet, la vision grecque, qui est celle dont nous avons hérité, peut s’illustrer par une femme aux yeux bandés tenant dans sa main gauche une balance et dans sa main droite un glaive. La décision est déterminée par le côté vers lequel penche la balance. La vision hébraïque s’apparente plus au secours offert au faible par un homme fort. C’est l’image de l’action divine en faveur de l’homme. Cette conception ne semble pas compatible avec l’idée de propitiation, ou l’idée de rendre propice, qui induit une conception à tendance païenne dans laquelle l’homme s’inscrit dans une démarche personnelle visant à apaiser les dieux et à susciter à son endroit leur bienveillance. Dieu serait ainsi si fondamentalement indisposé

    25 Claire-Lise de BENOIT, L’Épître aux Romains: N.T.6, À la découverte de la Bible: Canevas d’étude, vol. 6, Vennes sur Lausanne, Ligue pour la lecture de la Bible, 1963, p. 35.

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    face à l’homme à cause du péché, qu’il faudrait lui rendre propice l’humanité. La traduction de ἱλαστηριον par moyen d’expiation, plutôt que par moyen de propitiation semble donc plus judicieuse et respectueuse du message.

    Le nom propitiatoire suppose que Dieu ne peut, ou ne veut se montrer propice aux hommes si le sang ne coule préalablement pour apaiser la colère que soulève le péché26.

    Bien que certains auteurs rejettent fermement l’idée que Paul puisse employer des notions de mort sacrificielle ou de souffrance permettant la rédemption dans sa théologie, pour James D. G. Dunn, on ne peut éluder néanmoins ni la place du concept sacrificiel ni sa place centrale dans le message de l’apôtre. Pour cet auteur, dans le passage de Rm 3.21-26 qui est selon lui une réponse évidente à la section précédente de Rm 1.18-3.20, les versets   24-26 sont le cœur de son évangile avec comme terme clé ἱλαστηριον. Il termine sa réflexion en expliquant que quelque puisse être l’arrière-plan sur lequel repose la théologie paulinienne, l’image du Père offrant son Fils en sacrifice, apporte une dimension particulièrement profonde à son message relatif à la mort du Christ, métaphore sacrificielle qui est d’ailleurs traditionnellement présente en Es 53 et 4M 1727.

    Les raisons de l’expiation biblique sont différentes de l’expiation païenne. Tout d’abord, le concept d’expiation se retrouve entre autres dans trois versets du Nouveau Testament. En He  2.17, l’auteur présente Jésus comme faisant l’expiation des péchés du peuple28. C’est le verbe ἱλασκομαι traduit par «   faire l’expiation   » qui est utilisé ici. Il veut dire rendre favorable ou expier les péchés. Dans 1Jn   2.2,   4.10, c’est ἱλασμος qui est employé par Jean ; ce nom se traduit par « expiation ».

    Il semble bien que la ligne de force à mettre en évidence soit que l’expiation n’a pas pour but de révéler des sentiments de grâce dans le cœur de Dieu, cet amour de Dieu envers ses créatures peut-il apparaître et disparaître comme c’est le cas pour l’homme. Plutôt que d’interpréter l’oeuvre expiatoire du Christ au travers d’un filtre anthropomorphique, il semble que la 26 Georges STEVENY, Le mystère de la croix, Dammarie-Les-Lys, Éditions Vie et Santé, 1999,

    p. 175.27 James D. G. DUNN, The Theology of Paul the Apostle, Edinburgh, T&T Clark, 1998, p. 225.28 Le texte original : εἰς τὸ ἱλάσκεσθαι τὰς ἁμαρτίας τοῦ λαοῦ.

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    grâce de Dieu existait antérieurement à cette œuvre du Christ, qui aurait par conséquent pour but de susciter les conditions de la manifestation de la grâce.

    Dieu dans sa volonté miséricordieuse a présenté le Christ en tant que propitiation face à sa sainte colère provoquée par la culpabilité de l’homme parce qu’il a accepté que le Christ, en sa qualité de représentant de l’homme et de divin substitut, subisse son jugement contre le péché29.

    Synthèse

    Ce passage est d’une grande richesse de sens et d’illustration du plan du salut. Bien que certains éléments semblent nettement émerger, notamment depuis le XVIIIe siècle, il n’est pas aisé de présenter une traduction et une interprétation infaillible de Rm   3.25 en général, et d’ἱλαστηριον en particulier30. Il est bien délicat de désigner cette œuvre sans la trahir, et de traduire ἱλαστηριον tout en restant fidèle à l’idée que Paul voulait dégager. C’est pour cela à mon sens que tant d’interprétations différentes sont apparues au fil des siècles. Finalement, il n’est pas facile de se positionner de manière définitive sur le sens de ἱλαστηριον, alors que ce mot tient une place centrale dans l’épitre aux Romains de Paul, elle-même majeure dans la compréhension de l’évangile et pour la foi.

    Maintenant qu’une liste d’interprétations possibles de ἱλαστηριον a été dressée de manière relativement exhaustive, observons comment ces dernières sont apparues durant trois grandes périodes de l’histoire de l’Église, la première allant des Pères de l’Église jusqu’au XVIIe siècle, puis du XVIIIe au XIXe, et enfin durant le XXe siècle. Pour ce faire, j’exposerai dans un premier temps le contexte herméneutique de la période en question, puis je

    29 Hans K. LARONDELLE, Christ, our salvation, Montain View, Pacific Press Publishing Association, 1980, p. 26.

    30 Néanmoins, il semble que quelques éléments de réponses permettant de nous orienter vers une compréhension plus précise de cette œuvre d’expiation se démarquent. Dans ce passage, Paul ne semble pas parler de l’expiatoire en tant que mobilier, mais il faudrait plutôt entendre ἱλαστηριον dans un sens plus large de « moyen d’expiation » symbolisant l’action de Christ. En effet, l’expiatoire du sanctuaire du désert paraît être utilisé par Paul pour illustrer l’œuvre divine de justification accomplie par le biais du Christ. C’est là la ligne de force qui semble se dégager de ce texte de Rm 3.21-26.

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    présenterai les lectures de ἱλαστηριον choisies par différents auteurs et exégètes.

    B. Auteurs antérieurs au XVIIIe siècle

    Il a été présenté dans l’introduction précédente le fait que l’interprétation de ἱλαστηριον a fluctué d’une part du fait de sa nature grammaticale, c’est-à-dire un adjectif pouvant être substantivé, et d’autre part à cause de sa faible utilisation dans le Nouveau Testament. Un autre élément qui semble pertinent à prendre en considération est le contexte herméneutique du moment. En effet, il est indéniable que les érudits, imprégnés de leur culture et de la coloration philosophique de leur époque, n’ont pu avoir une approche des textes totalement objective et neutre31. Quelle est par conséquent la manière dont la Bible a été interprétée depuis les Pères de l’Église jusqu’au XVIIIe siècle ? Comment les auteurs de ces périodes ont-ils compris ἱλαστηριον ?

    1. L’interprétation de la Bible avant le XVIIIe siècle

    L’interprétation de la Bible par les Pères de l’Église

    Pour présenter l’interprétation de la Bible telle qu’elle se concevait à l’époque des Pères de l’Église, William M. Green présente dans son article32 les grandes écoles de pensée de cette période.

    L’école d’Alexandrie se caractérise par une pensée qui s’est composée avec le temps de multiples courants différents, égyptien, oriental, juif et grec. L’auteur explique que l’érudit Philo, symbole de cette école, pouvait par exemple envisager un second sens plus profond à certains écrits de Moïse tout en les considérant dans leur ensemble comme inspirés et littéralement interprétables. L’auteur cite ainsi les quatre rivières de l’Eden qui étaient considérées comme les quatre vertus cardinales de la philosophie. C’était une époque dans laquelle la philosophie et la religion étaient unies. Par la suite, les auteurs chrétiens, tels que Clément, Origène, poursuivirent cette méthode et l’utilisèrent dans l’enseignement de la doctrine chrétienne. Par exemple, si 31 Alfred KUEN, Comment interpréter la Bible, Saint-Légier, Éditions Emmaüs, 1991, p. 17-18.32 William M. GREEN, « Patristic interpretation of the Bible », Restoration Quarterly 5 (1961/4),

    p. 230-235., (consulté le 28 avril 2014).

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    le sens littéral d’un texte biblique paraissait obscur ou inapproprié, cela ne pouvait que signifier qu’il fallait s’orienter vers le sens spirituel. D’autre part, certains passages permettaient de mettre en évidence trois significations, le sens littéral, le sens moral, et le sens spirituel, correspondant, au corps, à l’âme, et à l’esprit.

    William M. Green présente ensuite l’école d’Antioche qui s’est construite en opposition à celle d’Alexandrie. C’est au IVe siècle que plusieurs érudits de l’école d’Alexandrie rejetèrent Origène et la méthode allégorique d’interprétation des textes sacrés. Ainsi, Diodorus fut le maitre de Chrysostom et Theodorus. Leur démarche herméneutique se concentrait autour d’une exégèse historique et littérale des textes sans toutefois éluder l’existence dans certains cas d’un sens plus profond que le sens littéral. Diodorus expliquait que la theoria était l’indication d’un élément plus grand intégré à un personnage ou un événement plus petit. Par conséquent, la différence entre la theoria et l’allegoria était que l’allégorie tendait à introduire une signification étrangère au sens littéral. L’allégorie paulinienne doit se comprendre dans le sens de la theoria.

    Bien qu’il n’y ait pas eu en Occident d’écoles similaires à celles d’Alexandrie ou d’Antioche, l’auteur explique que ces érudits occidentaux furent influencés par ces deux écoles dans leur herméneutique sans toutefois se démarquer. Dans l’ouvrage de Saint-Augustin, Sur la Doctrine Chrétienne, il présente son intérêt pour la symbolique des chiffres dans les textes, ainsi que pour la rhétorique biblique. Saint-Augustin parle dans un passage de trois types d’allégorie, ce qui, d’après l’auteur, dans le cas d’une association avec le sens littéral aboutirait à une structure interprétative à quatre voies correspondant à celle qui fut la plus populaire au Moyen-Âge, et qui fut rompue à la Réforme.

    La période de la Réforme

    Pour présenter l’interprétation de la Bible durant les XVIe et XVIIe siècles, Richard A. Muller Ph. D., professeur d’histoire de la Réforme et de la pensée chrétienne au Calvin Theological Seminary à Grand Rapids, considère les deux

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    grandes périodes que sont la Réforme et l’après-Réforme. Classés dans le modèle dit précritique, les travaux exégétiques et herméneutiques des érudits de cette époque se caractérisent par un retour au texte biblique à travers ses langues originales et une recherche approfondie de son sens littéral. En dépit d’une proximité entre les travaux des réformateurs et des auteurs du Moyen-Âge, notamment en matière d’allégorie, l’œuvre exégétique de ces réformateurs demeure liée à celle de leurs successeurs dans les principes interprétatifs et exégétiques.

    La période de la Réforme occupe au niveau de l’interprétation biblique une place prépondérante dans l’histoire de l’Église. C’est en effet durant ce laps de temps que les commentaires bibliques par exemple eurent un impact décisif dans la construction des schémas exégétiques et herméneutiques. D’autant plus que la Réforme fut marquée par un intérêt accru envers les langues anciennes dans un contexte où la Bible fut considérée comme seule et définitive norme de foi chrétienne.

    Qualifiée de précritique, voire de pré historico-critique, cette période a toutefois d’après Richard. A. Muller davantage de points communs avec l’exégèse médiévale qu’avec la haute critique moderne33. Les érudits s’inspirèrent à l’évidence beaucoup de nouvelles compétences issues de l’humanisme de la Renaissance, notamment en philologie. Si bien que l’examen critique des traductions existantes apparaissait comme un devoir pour beaucoup. L’auteur reconnait ainsi que la différence entre l’époque patristique et médiévale d’une part, et la Réforme et l’après-Réforme d’autre part, est «   cette combinaison d’un intérêt renouvelé pour les langues et l’analyse rhétorique, avec une perception croissante de la localisation littérale du sens du texte34 ». C’est toute une ligne de présupposés relatifs à l’Écriture qui peut être mise en évidence. Cette ligne concernait les Pères, les docteurs du Moyen-Âge, les réformateurs et leurs successeurs du XVIIe siècle, « ils [les présupposés] unissent l’exégèse de toutes les périodes précritiques, et la

    33 Donald MCKIM (éd.), L’interprétation de la Bible au fil des siècles, tome II. Du XVIe au XVIIe siècle., Charols, Éditions Excelsis, 2006, p. 14.

    34 Ibid.

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    distinguent de l’exégèse moderne, dite critique35.   » Parmi ces présupposés, nous retrouvons l’idée selon laquelle la teneur historique du texte est à retrouver dans son sens littéral ou grammatical, et non en arrière-plan de ce dernier, ou encore le fait que le sens du texte soit régi par la portée et l’intention du livre biblique dans le contexte de la révélation divine canonique.

    Richard A. Muller reconnait toutefois qu’un travail détaillé et complet reste à faire pour présenter l’histoire complète de l’interprétation biblique des XVIe et XVIIe siècles. Les travaux existants aujourd’hui se focalisent sur tel ou tel exégète, mais il n’existe pas encore de travaux prenant en compte l’ensemble des érudits de cette période, ce qui permettrait de proposer une vision exhaustive et non une présentation exploratoire comme c’est le cas aujourd’hui.

    D’autre part, d’importants travaux d’éditions servirent de support à l’exégèse de la Réforme, ainsi que des textes particuliers comme la Complutensis ou du Nouveau Testament grec d’Érasme, ou encore des grandes Bibles de Robert Estienne. Du côté herméneutique, une quantité significative d’études d’interprétation de la Bible apparurent aussi durant la Réforme. L’auteur cite les préfaces de Luther des livres de la Bible, le traité sur la façon de lire la l’Écriture de Martin Bucer, et les Decades de Henri Bullinger.

    De même, l’exégèse de la réforme considérait Dieu comme auteur premier devant les prophètes et les apôtres. L’action du Saint — esprit avait été décisive dans la transmission du message divin.

    Bien que certains passages suscitèrent des changements rapides de théologies, Rm   3.20-27, 4.1-4, l’évolution de l’herméneutique fut progressive. R. A. Muller explique qu’il n’y avait pas d’opposition entre la quadriga et une consolidation de l’intérêt pour le sens littéral du texte. C’est ce qui apparaît dans les sermons, les commentaires.

    Finalement, l’exégèse de la réforme s’éloignait lentement mais sûrement de l’exégèse médiévale. Ce qui se voit clairement dans les commentaires à travers le fait que ces derniers en plus du caractère théologique hérité de

    35 Ibid., p. 18.

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    l’époque médiévale, se différenciaient un peu plus par l’accent mis sur la rhétorique et la philologie. Les commentaires protestants prirent une forme plus proche du texte en abandonnant

    La réforme fut la période d’une grande refonte exégétique. Les travaux des réformateurs étaient souvent des commentaires des livres de la Bible. Ce fut l’occasion d’un renouveau d’intérêt pour tous les textes de la Bible et d’une relecture de l’ensemble de la théologie à la lumière des découvertes exégétiques.

    Après la Réforme

    Richard. A. Muller commence par préciser le fait qu’on ne peut cantonner la période de l’après-réforme dans le cadre de l’orthodoxie uniquement puisqu’elle est aussi caractérisée par une exégèse de qualité et point du tout auxiliaire. Ce que démontrent les travaux d’herméneutique et de philologie de l’époque.

    Désignée par l’ère de l’orthodoxie, l’après-Réforme fut une période

    durant laquelle des érudits comme Théodore de Bèze furent considérés

    comme les pères fondateurs de l’orthodoxie protestante. Ce fut une période

    durant laquelle de grandes Bibles polyglottes comme la Polyglotte d’Anvers

    furent réalisées.

    Pour ce qui est des questions herméneutiques, les travaux de Whitaker, Rivet, ou encore de Glassius marquèrent l’attention par le fait qu’ils mettaient l’accent sur l’usage des langues originales et sur le sens littéral et historique du texte.

    L’auteur cite à ce titre la biblia hebraica de Buxtorf père, qui rendit accessible divers éléments de la tradition herméneutique juive. Les travaux de Grotius arborent par exemple certaines caractéristiques de la méthode historico-critique. Cela lui valut à ce titre d’être mis à index par certains de ses pairs plus traditionalistes.

    Richard. A. Muller poursuit sa revue en présentant les auteurs prépondérants de cette période postérieure à la Réforme, et notamment celle

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    de la haute orthodoxie (1640-1700) si riche en production littéraire qu’il est nécessaire de considérer par différentes sous-catégories exégétiques. L’auteur nous propose à ce propos quatre sous-catégories qui sont les suivantes. Tout d’abord le commentaire théologique continu de toute la Bible, utilisée par le clergé et les laïcs, puis les commentaires textuels de nature technique, tels ceux de Théodore de Bèze. Ensuite viennent les commentaires théologiques techniques dont le sujet est un livre particulier prenant la forme de cours, Calvin fut un pionnier de ce format. Il y a enfin les commentaires homilétiques portant sur la tradition théologique. Ce fut donc une période prolifique en termes de création de commentaires biblique.

    2. Les interprétations de ἱλαστηριον avant le XVIIIe

    Maintenant que nous avons précisé le contexte historique, philosophique de l’interprétation durant la période antérieure au XVIIIe siècle, poursuivons notre réflexion en regroupant pour chaque choix herméneutique, les interprètes correspondants, tout en considérant les interprétations de quelques Pères de l’Église des siècles précédents. Voici l’interprétation de Théodoret, Pelagius, et Origène.

    ἱλαστηριον comme propitiatoire (meuble)

    D’après Gerald L. Bray36, qui nous présente dans son ouvrage37 l’interprétation des textes sacrés proposée par les Pères de l’Eglise, ἱλαστηριον signifie pour Théodoret que Christ est le vrai propitiatoire duquel le propitiatoire du sanctuaire du désert était un type. En ajoutant l’idée selon laquelle Paul appelle Christ ἱλαστηριον quand il le considère dans son humanité, et pas dans sa divinité, de même qu’il est appelé brebis ou agneau. D’autant plus que le propitiatoire du sanctuaire, en tant qu’objet, n’avait pas de sang, et par conséquent, en recevait du prêtre, alors que Christ est à la fois Dieu et le propitiatoire, l’agneau et le prêtre, ne réclamant pour cette démarche de salut que notre foi.

    36 Gerald L. BRAY   (éd.), Ancient Christian Commentary on Scripture, vol.  6, Downers Grove, Illinois, Inter Varsity Press, 1998, p. 102.

    37 Ibid., p. 101-102.

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    Dans un commentaire38 sur l’épitre aux Romains, Calvin dit préférer une traduction littérale, ce que l’on comprend par une interprétation de ἱλαστηριον comme propitiatoire, c’est-à-dire le meuble du sanctuaire. Il explique que selon lui, la pensée de Paul a été d’exprimer en un seul mot l’idée d’un Dieu rendu propice à l’humanité, à partir du moment où le croyant place sa confiance dans le sang du Christ, nous appropriant ainsi par la foi le bénéfice de sa propitiation. Dans cet autre commentaire39, Jean Calvin présente le fait que ἱλαστηριον est une allusion au propitiatoire de l’Ancien Testament. En effet, Paul explique que Christ fut figuré par ce dernier. Toutefois, Calvin laisse ouverte la réflexion acceptant d’éventuelles précisions pouvant faire évoluer sa compréhension.

    Dans leur commentaire sur l’épitre aux Romains, Frédéric Godet40 et Friedrich A. Tholuck41 présentent les autres auteurs des siècles précédant la Réforme ayant compris ἱλαστηριον dans le sens technique de propitiatoire. Il s’agit de Origène, Théodoret, Théophylact, Œcumène, Érasme, Luther, Vitringa, et bien d’autres.

    À Propos de l’interprétation d’Origène, Gerald L. Bray précise qu’après avoir présenté dans ce passage majeur de l’épitre aux Romains le fait que Christ s’était donné lui-même comme rédemption pour toute l’humanité, ce Père avance que Christ a été exposé comme une expiation par son sang. Ce qui signifie que Dieu a procédé à l’expiation en faveur de l’homme grâce au sacrifice « du corps de Christ42 » et a par conséquent fait la démonstration de sa justice.

    38 Jean CALVIN, Commentary of the Epistle to the Romans, trad. Francis SIBSON, London, L. B. Seeley and sons, 1834, p.   177. Le commentaire original est le suivant   : Jean CALVIN, Commentaire de M. Jean Calvin sur l’épistre aux Romains, Genève, Jean Girard, 1550.

    39 Jean CALVIN, Commentary Upon the Epistle of Saint Paul to the Romans, Edinburgh, Calvin Translation Society, 1844, p.   87. Le commentaire original est le suivant   : Jean CALVIN, Commentaire de M. Jean Calvin sur l’épistre aux Romains.

    40 Frédéric GODET, Commentaire sur l’épître aux Romains, p. 357.41 Friedrich A. Gottreu THOLUCK, Exposition of Saint Paul’s Epistle to the Romans, trad. Robert

    MENZIES, vol. 1, Edinburgh, Thomas Clark Edition, 1833, p. 185.42 Gerald L. BRAY (éd.), Ancient Christian Commentary on Scripture, p. 101.

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    ἱλαστηριον comme victime expiatoire

    Toujours d’après Gerald L. Bray43, Pelagius proposera l’idée de victime expiatoire sans toutefois clairement l’affirmer. En effet, il expliquera pour ce passage de Romains que Christ a effectué une œuvre d’expiation en faveur de tous ceux qui croiraient grâce à sa mort, en vue de détourner le jugement de Dieu.

    Friedrich A. Tholuck44 toujours, ainsi que Moses Stuart45, présentent tous deux les auteurs les plus réputés ayant choisi d’interpréter ἱλαστηριον par victime propitiatoire ou expiatoire. Il s’agit de Bucer, Hesychius, Grotius, Kypke, Clericus, Heumann, et d’autres.

    Contrairement à la liste précédente des auteurs ayant choisi d’interpréter ἱλαστηριον par propitiatoire, cette dernière liste présente des érudits qui ont vécu durant l’après-Réforme. Il semble par conséquent que l’évolution du contexte herméneutique ait joué un rôle important dans ce consensus autour de « victime expiatoire » comme interprétation de ἱλαστηριον.

    Synthèse

    Bien que n’ayant pas accès à l’ensemble du travail de ces érudits, il semble possible de mettre en évidence une certaine tendance dans le choix d’interprétation de ἱλαστηριον. En effet, il apparait que les auteurs les plus anciens ont pour la plupart choisi de comprendre ἱλαστηριον dans le même sens qu’il peut avoir dans He  9.5, c’est-à-dire le propitiatoire du sanctuaire du désert. Tandis qu’à partir de la Réforme, le choix des exégètes se tourne vers «   victime expiatoire   » pour interpréter ἱλαστηριον. À cela, il semble plausible de comprendre qu’à cette période, les progrès en philologie permirent un retour aux textes originaux et une appréciation plus approfondie du sens littéral et historique du texte. Comme nous l’avons vu précédemment, les travaux de buxtorf notamment ont pu jouer un rôle prépondérant dans l’élaboration ou la confirmation de l’interprétation de

    43 Ibid., p. 102.44 Friedrich A. Gottreu THOLUCK, Exposition of Saint Paul’s Epistle to the Romans, p. 186.45 Moses B. STUART, A Commentary on the Epistle to the Romans, 3e éd., Andover, Warren F.

    Draper Edition, 1854, p. 152.

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    ἱλαστηριον comme « victime expiatoire », puisque rendant plus accessible la tradition herméneutique juive. Les différents auteurs cités pour la mention dans leur commentaire du travail de ces érudits de l’ancienne Église et de la Réforme, ne présente pas le sens général de moyen d’expiation que peut avoir ἱλαστηριον. Il semble que les interprétations comme «  victime expiatoire  », voire de moins en moins comme propitiatoire du sanctuaire, offraient suffisamment de satisfaction à ces érudits. La disparition du mot victime au XXe siècle, comme nous le verrons dans la suite de cette recherche, semble être liée à nouvelle tendance herméneutique propre à cette période. Mais avant cela, concentrons-nous sur la seconde période, celle concernant les XVIIIe et XIXe siècles.

    C. Auteurs du XVIIIe au XIXe siècle

    Nous continuons notre réflexion en passant à la seconde période, celle allant du XVIIIe au XIXe siècle. Comme nous le verrons avec la présentation de l’interprétation de la Bible durant les XVIIIe et XIXe siècles, cette période fut marquée par des changements herméneutiques profonds à l’instar de la société. Les auteurs sont essentiellement Européens, mais certains États-Uniens commencent à s’imposer dans le domaine théologique. De même, la compréhension de ἱλαστηριον va évoluer d’une traduction par propitiatoire à victime expiatoire ou victime propitiatoire.

    1. L’interprétation de la Bible aux XVIIIe-XIXe

    Pour Gerald T. Sheppard46, Professeur de littérature de l’Ancien Testament et d’exégèse à Emmanuel College of Victoria University à Toronto, l’étude de l’interprétation de la Bible aux XVIIIe et XIXe siècles en Europe n’est pas chose aisée. En effet, bien que le sens «   littéral  » de la Bible fut considéré par des auteurs tels qu’Irénée comme la base de leur raisonnement relatif à la doctrine et à la foi, l’auteur indique qu’avec le temps, c’est bien la perception de ce sens littéral qui évolua, influencé par «   la technologie de l’époque de

    46 Donald MCKIM (éd.), L’interprétation de la Bible au fil des siècles, tome III. Du XVIIIe au XIXe siècle., Charols, Éditions Excelsis, 2007, p. 13-39.

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    l’interprète47  ». D’où l’apparition de dissension autour de présentation et de conclusions relatives à certains éléments fondamentaux du christianisme. Poursuivons par conséquent notre réflexion en nous aidant notamment du choix de Gerald T. Sheppard des aspects principaux de l’environnement intellectuel de l’Europe de cette époque.

    Michel Foucault propose dans son enquête présentée comme archéologique, car étant une étude du champ épistémologique visant les configurations à l’origine de la connaissance empirique, la mise en évidence et la désignation des périodes composant les XVIIIe et XIXe siècles. Il reconnait deux grandes ruptures dans l’épistémè de la culture occidentale, une première introduisant l’âge classique au milieu du XVIIe siècle, et une seconde, au début du XIXe siècle, marquant l’entrée dans l’époque moderne48. Je me propose donc de succinctement présenter ces deux périodes dans les paragraphes suivants. Notons toutefois que ce sectionnement apparait pour Gerald T. Sheppard pertinent quant à une réflexion en rapport à l’évolution de l’interprétation de la Bible.

    L’âge classique

    Commençons avec l’âge classique qui se présente comme relativement dispersé, mais dans lequel certaines régularités semblent se révéler. La période de la Renaissance se caractérisait par un développement de la philologie et un retour aux textes originaux, ce qui semble avoir eu comme conséquences une similitude entre le réel et le langage descriptif. L’âge classique en revanche, se caractérisera par l’utilisation du langage comme un biais grâce auquel la connaissance du monde pourra être représentée. D’où les efforts «   d’organisation du langage49   », en vue d’une structuration systématique de la représentation et de la connaissance des choses, ce qui se concrétisa par l’apparition entre autres du projet d’Encyclopédie en 1751 de Denis Diderot et de Jean d’Alembert.

    47 Ibid., p. 14.48 Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Éditions Gallimard, 1966, p. 13.49 Donald MCKIM (éd.), L’interprétation de la Bible au fil des siècles, tome III. Du XVIIIe au XIXe

    siècle., p. 17.

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    Après la composition d’une conception caractérisée par des théories comme celle de George Berkeley d’après laquelle la réalité pouvait se résumer dans la somme des idées et impressions sensorielles orchestrées par Dieu, il se manifesta une recherche de certains érudits guidés par l’idée selon laquelle il était possible de mettre en évidence une «  conception plus scientifique de l’histoire  ». Cette conception était établie sur le fait qu’il devait exister une corrélation entre les idées et la particularité des événements du passé dans le contexte desquels elles étaient apparues50. Cette tendance aboutit au terme de l’âge classique à une compréhension, à laquelle Kant participa, qui peut se définir par le fait que «   la réalité extérieure en elle-même dépasse notre capacité de connaissance51. »

    Ainsi, toujours d’après Kant notamment, la «   raison pure  » se compose entre autres par les idées scientifiques, dans le sens où ces idées découlent de stimuli externes tout en étant réfutables par l’expérimentation, alors que la «   raison pratique   » considère des impératifs divins nécessaires au raisonnement moral. En conséquence, le discours prémoderne qualifié de «  sagesse  » de cette époque, dans lequel les idées religieuses personnelles étaient délibérément éludées au moment de considérer des thèmes de réflexion communs, fut remplacé par la « sécularité » qui se construit, d’une part sur des idées et des événements vérifiables, et d’autre part sur «   un consensus empirique en terme historique et scientifique modernes52.   » Désormais, les termes tels que, Dieu, prière, jeûne et prophètes seraient de moins en moins tolérés alors qu’ils étaient librement utilisés dans le discours de sagesse. Pour George Jacob Holyoake53, la morale se basera dorénavant sur la quête humaine du bien-être, indépendamment de croyances en Dieu, ou en la vie après la mort.

    L’interprétation de la Bible à l’âge classique

    Alors que l’ancienne conception considérait comme postulat l’existence d’une corrélation entre le sens littéral de l’écriture et la Parole révélée durant

    50 Ibid., p. 18.51 Ibid., p. 19.52 Ibid.53 (1817-1906)

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    l’histoire par Dieu, on commença au XVIIIe à envisager l’écriture comme une représentation, inspirées ou non, de l’histoire ancienne et de la révélation divine intrinsèque. La notion d’inspiration fit de plus en plus débat, d’autant plus que la mise en lumière d’apparentes contradictions historique et scientifiques dans les écrits sacrés poussait désormais les érudits à chercher des explications aux miracles.

    La notion d’un Jésus historique, potentiellement différent d’un Jésus messianique ayant accompli les prophéties de l’Ancien Testament se fit jour et symbolisa les problèmes causés par les nouvelles perceptions historiques de l’époque. Le principe même de révélation fut contesté. Comment concilier dorénavant les perceptions nouvelles relatives à la rationalité ou la vraisemblance, et les présentations bibliques d’événements extraordinaires tels que le déluge   ? Des auteurs comme Hermann Samuel Reimarus54, professeur réputé d’hébreu à l’université d’Hambourg prétendait pouvoir démontrer l’imposture des auteurs bibliques par la seule critique historique et par conséquent, aboutissait à la conclusion selon laquelle «   la foi chrétienne reposait sur la vérité intérieure de la Bible, plutôt que sur l’inutile surplus de ses représentations externes55 ».

    Ces réflexions servirent de terreau au nouveau courant de pensées rejetant les miracles et défendant une morale humanitariste basée sur la raison au lieu d’une supposée révélation. Les bases du protestantisme libéral étaient jetées. Si bien qu’à l’instar de Johann Salomo Semler56 qui en fut le précurseur, de nombreux théologiens arborant une position paradoxale, défenseur à la fois du scepticisme historique dans le domaine académique et de positions confessionnelles traditionnelles et pieuses dans leurs prédications. Dès lors, la recherche du sens littéral de l’écriture signifia à cette époque une considération de plus en plus exclusive des sources les plus anciennes, ainsi qu’une dissociation de l’histoire et du récit biblique. En réponse, des théologiens optèrent pour une position dite «  surnaturaliste  ».

    54 (1694-1768)55 Ibid., p. 23.56 (1725-1827)

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    Des hommes comme Sigmund Jacob Baumgarten57 refusèrent de dissocier les écritures de leur message de salut. Mais cela ne put empêcher l’émergence de ces nouvelles grandes tendances visant à conformer la théologie à la philosophie dans le sens de l’étude objective et systématique des idées bibliques.

    L’époque moderne

    Gerald T. Sheppard suggère qu’il est possible de globalement décrire le passage de l’âge classique à l’époque moderne à travers le fait que le langage, la littérature et les textes ont cessé «   d’être considérés comme des représentations de la réalité pour devenir des symboles, des signes, faisant référence à une réalité externe au texte, également accessible par des moyens de recherche non textuels, souvent dotés d’une plus grande objectivité scientifique58.   » Cela se concrétisa dans un premier temps par deux sensibilités divergentes, le rationalisme et le romantisme.

    Le rationalisme, fondé sur Scienza nuova de Giovanni Battista Vico59, a pour objet de se focaliser sur les particularités de la transmission d’informations exactes par un texte relatant des événements historiques réels. La combinaison de la critique esthétique et des approches socioscientifiques de cette démarche a permis aux théologiens d’interpréter la forme et la fonction sociale des traditions anciennes. Le romantisme, qui peut être associé à des théologiens allemands comme Johann Gottfried Herder60 et Friedrich Schleiermacher61, se présente comme une démarche caractérisée par une quête poétique de la profondeur de la vie historique. Ces hommes permirent à l’interprétation biblique d’accéder à une profonde sensibilité à l’esthétisme, à la poésie, et à la résonance intérieure des textes anciens.

    La fin du XIXe siècle fut un tournant marqué par la remise en question du romantisme et du réalisme par ceux que l’auteur désigne comme « les pères

    57 (1686-1760)58 Ibid., p. 26.59 (1668-1744)60 (1744-1803)61 (1768-1834)

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    du soupçon   ». Il s’agit de Sigmund Freud62, Friedrich Nietzsche63, et Karl Marx64. Désormais, la recherche laïque d’une plus grande objectivité scientifique dans les études sociales, historiques, et littéraires devenait réalisable.

    «  Les lettrés commencèrent à découvrir les nœuds cachés du pouvoir et les facteurs décisifs tapis dans des lieux accessibles aux seuls spécialistes, dans les profondeurs des structures, dans l’analyse matérialiste des modes de production qui détermine l’ordre social, dans les désirs psychologiques refoulés, ou dans les pulsions égoïstes amorales qui se cachent derrière le discours humain superficiel des vertus et des vices65. »

    L’interprétation de la Bible à l’époque moderne

    L’interprétation de la Bible à l’époque moderne fut caractérisée par le poids de plus en plus important que tint la critique historique. Il faut aussi prendre en compte le fait que Friedrich Schleiermacher a joué un rôle déterminant à cette époque sur la mise en place d’une herméneutique générale qui serait applicable à tout type de textes, dont la Bible. Il précisa toutefois qu’une herméneutique spéciale devrait être associée à l’herméneutique générale dans le cadre d’une application aux textes sacrés compte tenu de ses caractéristiques intrinsèques relatives à la révélation et l’inspiration.

    Cette particularité ne fut pas clairement mentionnée dans ses écrits ce qui se traduisit, semble-t-il, par son élision de la part de ses interprètes. Cela contribua à l’émergence de l’idée selon laquelle on pouvait considérer la Bible comme n’importe quel ouvrage, ce que Schleiermacher n’a semble-t-il pas partager. Frédéric W. Farrar66, pour qui l’objectif de l’interprète sera « d’établir le sens spécifique de l’enseignement inspiré, et de le vêtir des formes qui le communiqueront au mieux à l’esprit de ses contemporains67   », considèrera pour sa part que les démarches modernes, comme celle de Schleiermacher, 62 (1856-1939)63 (1844-1900)64 (1818-1883)65 Ibid., p. 29.66 (1831-1903)67 Ibid., p. 32.

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    sont en elles-mêmes des conséquences de la révélation du Saint-Esprit au sein de l’histoire séculière. Par conséquent, il réprouvera les conclusions des adeptes allemands de l’historico-critique dont les conclusions seront qualifiées de radicales.

    Cette époque fut marquée par des écrits et des découvertes révolutionnaires, les découvertes archéologiques du monde biblique et de ses langues, le monde paléolithique avec ses vestiges des dinosaures, l’Origine des espèces de Charles Darwin68, et bien d’autres. Si bien que devint de plus en plus étrangère à la vie de l’humanité et semblait par conséquent n’être utile qu’à ses destinataires originaux et qui plus est, dans leur contexte particulier. L’homme moderne s’éloignait de la sphère d’influence des textes sacrés et comprenait de moins en moins comment les événements historiques réels pouvaient intrinsèquement lever le voile sur une révélation. C’est aussi à cette époque qu’apparurent les travaux et réflexions sur les sources historiques ayant donné naissance Pentateuque, la théorie documentaire (JEDP), théorie de la collection orale des paroles de Jésus appelée Q (Quelle), qui aboutirent à des questions inédites, comme l’inspiration supérieure qui aurait bénéficié à l’auteur de Q sur Luc par exemple.

    Un autre point clé de cette période fut l’apparition de théologies bibliques conformes ou en opposition à la théorie de Gabler selon laquelle une démarche interprétative serait de considérer les écrits comme une synthèse d’idées religieuses anciennes lorsque d’autres s’orientèrent vers la description de l’apparition des choix théologiques majeurs comme le monothéisme durant les époques couvertes par les récits bibliques. De même, alors que la démarche d’interprétation devait s’éloigner d’une focalisation sur ce qui serait l’intention de l’auteur, comme le préconisait Matthias Flacius69 ou F. Schleiermacher, à l’époque moderne, l’approche caractérisée par une focalisation sur l’auteur historique et son intention originelle, au détriment du livre biblique dans son ensemble, devint coutumière.

    68 (1809-1882)69 (1520-1575)

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    2. Les interprétations de ἱλαστηριον au XVIIIe-XIXe

    Maintenant que nous avons précisé le contexte historique, philosophique de l’interprétation durant les XVIIIe et XIXe siècles, poursuivons notre réflexion en regroupant pour chaque choix herméneutique, les interprètes correspondants.

    ἱλαστηριον comme propitiatoire (meuble)

    Commençons notre classement des groupes d’interprétations avec certains des auteurs les plus reconnus de cette époque ayant opté pour une lecture de ἱλαστηριον comme propitiatoire, c’est-à-dire le meuble du sanctuaire.

    Abiel A. Livermore70 dans son commentaire71 entend ἱλαστηριον comme le propitiatoire. Il explique qu’à l’instar du propitiatoire du sanctuaire du désert, Christ, désormais, est le propitiatoire aspergé de son propre sang. Bien que cette représentation juive pouvait ne pas avoir de signification pour les gentils qui n’ont pas les prérequis nécessaires à une complète compréhension.

    Pour Hermann Olshausen72, Christ est désigné par ἱλαστηριον, qui, comme il l’explique dans son commentaire73, ne doit pas être considéré comme équivalent à ἱλασμός, ni compris comme adjectif dont le substantif associé et sous-entendu serait θῦμα comme offrande pour le péché. Ἱλαστηριον, d’après l’auteur, devrait être compris en association avec ἐπίθεμα, c’est-à-dire le couvercle du coffre de l’alliance, lecture d’après laquelle l’idée d’expiation est la plus explicite, et ce tout en restant en accord avec l’étymologie du mot. Cette liturgie du sanctuaire du désert représente par des images les réalités du salut. De même que dans l’esprit du peuple, le propitiatoire représentait le lieu où le pardon des péchés était accordé, de même le rédempteur s’est présenté lui-même à l’esprit de tout ceux qui

    70 (1811-1892), dirigeant d’église, président du séminaire théologique de Meadville de 1863 à sa mort. Auteur de textes de médiations et de commentaires sur le Nouveau Testament.

    71 Abiel A. LIVERMORE, Epistle of Paul to the Romans, London, Edward T. Whitfield, 1854, p. 114.72 (1796-1839), théologien allemand, professeur à l’université de Erlangen au département

    d’exégèse du Nouveau Testament.73 Hermann OLSHAUSEN, Biblical Commentary on the New testament, Edinburgh, T&T Clark,

    1854, p. 153.

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    croiraient en vue du pardon de leurs péchés. Tout en étant le sacrifice, Christ est le propitiatoire.

    Dans son commentaire74, Friedrich A. Tholuck75 propose de considérer ἱλαστηριον comme un adjectif, et de se demander quel est le substantif entre ἐπιθεμα (couvercle) et θῦμα (offrande ou sacrifice) qui lui est associé. Ainsi, puisque le couvercle de l’arche de l’alliance représentait d’une certaine manière la grâce de Dieu, il est probable que les LXX en ont fait dérivé son nom, avec au sens propre couvrir, et au sens figuré expier, traduit par ἱλαστηριον. Considérer par conséquent dans Rm 3.25 ἱλαστηριον comme le propitiatoire du sanctuaire du désert est une lecture possible, qui a d’ailleurs été choisie par de grands auteurs76 des siècles passés. De même que l’aspersion du sang sur le couvercle octroyait aux israélites une ferme assurance dans le pardon de leur péché, la mort du sauveur est également la garantie de notre délivrance. Le fait que Paul aurait difficilement pu employer une image aussi juive dans un courrier adressé notamment à des pagano-chrétiens ne s’oppose pas à cette compréhension, car les gentils devaient d’après F. Tholuck être familiarisés avec la liturgie du sanctuaire du désert au travers de l’étude régulière de l’Ancien Testament. Sans compter les nombreux éléments de la liturgie juive dont fait mention Paul dans l’exposition de sa doctrine et qui implique un minimum de prérequis de la part de ses destinataires. Par conséquent, ἱλαστηριον semble bien devoir être compris comme un adjectif qualifiant le substantif ἐπιθεμα. Toutefois, l’auteur indique que l’emploi de ἱλαστηριον en association avec θῦμα que l’on traduirait par victime expiatoire est plus pertinent, car plus conforme à la doctrine du Nouveau Testament. C’est la lecture partagée par d’autres77 auteurs de renom. L’auteur ne semble pas se positionner formellement et proposer la lecture qui lui semblerait la plus opportune.

    74 Friedrich A. Gottreu THOLUCK, Exposition of Saint Paul’s Epistle to the Romans, p. 183.75 (1799-1877), théologien protestant allemand et dirigeant d’église.76 C’est à dire Origène, Théodoret, Théophylact, Œcuménène, Érasme, Luther, etc.77 C’est à dire Hesychius, Grotius, Clericus, Kypke, Elsner, etc.

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    ἱλαστηριον comme victime expiatoire

    Poursuivons notre répartition avec les auteurs, les plus nombreux d’après ma recherche, ayant compris ἱλαστηριον comme victime expiatoire. La déclaration de William S. Plumer semble illustrer la pensée de ces auteurs du XVIIIe-XIXe siècle :

    En quel sens Christ est-il notre pâque si sa mort ne nous évite pas la mort et la mort et la destruction ? En quel sens est-il une offrande et un sacrifice pour autrui s’il ne fait l’expiation pour personne, ne subit aucune malédiction, ne porte aucune colère, et n’endure aucune peine pour tout cela   ? En quel sens était-il un agneau immolé, s’il n’était pas une victime offerte pour les péchés d’une multitude   ? Comment un agneau peut-il enlever le péché autrement que par le sacrifice78 ?

    Dans cette catégorie d’interprétation de ἱλαστηριον, nous trouvons la présentation de Nicolas Legros79 qui considère ἱλαστήριον comme devant s’interpréter par victime de propitiation devant laquelle le pécheur repentant pouvait s’approprier les mérites par la foi en son sang.

    Johann A. Bengel80 parle d’une allusion au propitiatoire du sanctuaire. Il considère en effet qu’il s’agit ici d’une référence à la liturgie lévitique. D’autant plus que la suite du texte ἐν τῷ αὐτοῦ αἵματι contribue au sens de victime sacrificielle. D’où son choix victime propitiatoire pour traduire ἱλαστήριον.

    Thomas Pyle81 explique que de la même manière que les juifs étaient habitués à recevoir pardon et joie de la part de Dieu le jour du grand pardon par le biais du propitiatoire, ainsi en est-il désormais de toute l’humanité grâce à la foi et à l’obéissance placées en Christ. Il me semble pouvoir déduire de son explication qu’il comprend ἱλαστήριον comme être une propitiation, sans parler de victime. Toutefois, pas de mention de Christ comme étant le vrai propitiatoire.

    78 William S. PLUMER, Commentary on Paul’s Epistle to the Romans, New-York, A. D. F. Randolph & Company, 1871, p. 134.

    79 Nicolas LEGROS, Méditations sur l’épitre de Saint Paul aux Romains, Paris, Chez Antonin Deshaye et Etienne Savoye, 1735, p. 179.

    80 Johann A. BENGEL, Gnomon of the New Testament, Philadelphia, Perkinpine & Higgins, 1864, p. 48-49.

    81 Thomas PYLE, A paraphrase, with notes, on the Acts of the Apostles and upon all the Epistles of the New Testament, London, D. Midwinter, & Co., 1737, p. 228.

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    Isaac Joseph Berruyer82 est plus franc dans son choix herméneutique. Il expose dans son commentaire le fait que la conséquence de la rédemption opérée par Jésus Christ en faveur de l’humanité est que «  Dieu son Père a voulu de toute éternité qu’il fut la victime de propitiation immolée pour effacer par son sang divin les péchés de tous ceux qui croiraient en lui83 ».

    Alexander C. Bromehead84 présente le fait que Jésus Christ est le véritable propitiatoire. De même que l’aspersion du sang sur le propitiatoire du sanctuaire du désert le jour du grand pardon, il nous a obtenus la miséricorde divine en faisait l’aspersion de son propre sang sur son corps faisant office de véritable propitiatoire.

    Albert Barnes85 considère dans son commentaire86 les analogies existant entre Christ, victime expiatoire, et le propitiatoire du sanctuaire du désert pour justifier sa traduction de ἱλαστηριον qui sont   : «   une victime de propitiation   » ou «  une propitiation   ». L’auteur met en avant le fait que la parfaite expiation ayant eu lieu en Jésus Christ avait pour symbole celle qui se tenait dans le lieu très saint. Il considère de surcroît que la lecture selon laquelle ἱλαστηριον serait l’adjectif qualificatif de sacrifice est peu compréhensible dans le sens où Christ ne serait plus assimilé au couvercle. Christ serait par conséquent pour Barnes une victime propitiatoire par analogie aux sacrifices qui était effectués durant la liturgie lévitique, au cours de laquelle le sang d’animaux était aspergé devant et sur le kapporeth. Albert

    82 Isaac-Joseph BERRUYER, Histoire du peuple de Dieu, ou Paraphrase littérale des Épîtres des apôtres d’après le com. du P. Hardouin, La Haye, Chez Jean Neaulme, 1757.

    83 Ibid., p. 34.84 Alexander C. BROMEHEAD, A Popular Paraphrase on St. Paul’s Epistle to the Romans, London,

    Bell & Daldy, 1857, p. 158., mort en 1875.85 (1798-1870), théologien états-unien, pasteur de l’Église presbytérienne du New Jersey.

    Pour T. H. Olbricht[1], Albert Barnes, est un pionnier parmi les commentateurs états-uniens. Pasteur presbytérien de Philadelphie, il passa la plus grande partie de son temps à aider les défavorisés et les opprimés de sa région. Il rédigea principalement des commentaires destinés comme cela est précisé en couverture « aux pères de famille, aux instituteurs, et aux directeurs d’une école du dimanche[2] », et contribua grandement à la réflexion théologique de cette époque aux USA. T. H. Olbricht le place par conséquent parmi les grands interprètes de la Bible. [1] Donald MCKIM (éd.), L’interprétation de la Bible au fil des siècles, tome III. Du XVIIIe au XIXe siècle., p.   45. [2] Albert BARNES, Notes explicatives et pratiques sur les actes des apôtres et l’épitre aux Romains, Paris, Grassart, 1858.

    86 Ibid., p. 50.

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    Barnes ne précise pas particulièrement sa pensée et sa démonstration ne semble pas aboutir à un choix clair et justifié.

    Ἱλαστηριον est pour Moses B. Stuart87 le mot le plus important de la première phrase de Rm 3.25. Il explique en effet dans son commentaire88 que ἱλαστηριον, qui vient de ἱλασκομαι, lequel Homer emploie toujours pour exprimer la démarche d’expiation auprès des dieux. Il considère ἱλαστηριον comme un adjectif utilisé dans un sens figuré, à l’instar des adjectifs de la même famille, et pose la question de savoir quel est le substantif qui lui est associé89. Pour une association avec ἐπιθεμα, cas présent dans la LXX en Ex 25.18-20, 37.6-8, Lv 16.2, 13-15 ; ce dernier peut être exprimé ou sous-entendu, le mot hébreu employé est חרפכ qui signifie couvercle, fait aboutir à une traduction de ἐπιθεμα ἱλαστηριον et θῦμα ἱλαστηριον par couvercle propitiatoire. Néanmoins, l’auteur explique que Paul n’était pas limité à cette traduction littérale, puisque θῦμα ἱλαστηριον peut aussi se traduire par sacrifice propitiatoire, bien que les érudits90 de l’Église ont penché soit pour la première lecture, soit la seconde. Moses Stuart opte explicitement pour la seconde solution, car dans la suite de la phrase, ἐν τῷ αὐτοῦ αἵματι, il y a d’après lui une référence au αἵμα de ἱλαστηριον. Il ne s’agirait pas d’une référence au propre sang du Christ qui serait aspergé sur lui-même dans le cas où le Seigneur serait symbolisé par l’expiatoire, mais plutôt à un sacrifice propitiatoire. En conclusion, considérant προέθετο dans le sens d’exposer publiquement, ὃν προέθετο ὁ θεὸς ἱλαστήριον se traduirait par   : «   lequel [Jésus Christ] a été publiquement exhibé au monde comme un sacrifice propitiatoire91.

    Thomas Chalmers92, présente dans son commentaire93 le fait que le terme employé, ἱλαστήριον, est le même que dans l’Ancien Testament pour

    87 (1780-1852), érudit états-unien pasteur de l’Église Centre Church of New Haven et professeur de littérature sacrée au séminaire de Andover.

    88 Moses B. STUART, A Commentary on the Epistle to the Romans, p. 151.89 Comme vu précédemment, ἐπιθεμα (couvercle) ou θῦμα (offrande ou sacrifice).90 Liste pratiquement identique à celle présentée par F. Tholuck.91 Ibid., p. 153.92 (1780-1847), ministre écossais, professeur de théologie, économiste, et dirigeant de la

    Church of Scotland et de la Free Church of Scotland.93 Thomas CHALMERS, Lectures on the Epistle to the Romans, vol. 1, Edinburgh, Sutherland and

    Knox, 1868, p. 176.

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    désigner le propitiatoire. Toutefois, il estime que ce terme représente davantage l’offrande elle-même que le lieu sur lequel le sang était répandu. Sa position est que Jésus en mourant a effectué la propitiation en faveur des péchés de l’humanité.

    Toujours dans la compréhension de ἱλαστήριον comme victime propitiatoire ou expiatoire, Hugues Oltramare94 base son raisonnement que l’on retrouve dans son commentaire95 sur le fait que la considération de Christ comme étant le propitiatoire de l’humanité n’est pas tenable. En effet, cela impliquerait que l’emploi du propitiatoire du sanctuaire du désert, caché et accessible une fois par an, aurait des points de comparaison avec le Christ. Or, le seul élément concret que l’on pourrait exploiter serait que ce propitiatoire est le symbole du siège de l’Éternel, ce qui n’a pas beaucoup de pertinence une fois appliqué à Christ. D’autant plus que les commentateurs qui ont avancé cette lecture ont «  toujours cherché à y faire entrer l’idée de pardon, expiation, et le propitiatoire n’a plus été purement et simplement tel qu’il est en réalité, la sedes jehovœ, mais une sedes propitiatoria96. » D’autre part, la puissance expiatoire ne se trouvait pas dans le propitiatoire lui-même, mais plutôt dans le sacrifice et l’aspersion du sang de la victime, et il y aurait dans cette lecture une incongruité dans le sens où Christ serait dans un premier temps le propitiatoire, puis, la victime. Par conséquent, l’auteur se range du côté de la solution qui comprend ἱλαστηριον comme un adjectif substantivé neutre, dont le substantif associé est sous-entendu, et serait θῦμα. Ἱλαστηριον se traduirait par victime expiatoire ou victime propitiatoire.

    James Morison explique dans son commentaire97 que l’interprétation de ἱλαστηριον par victime expiatoire est indubitable et de loin la plus exégétiquement fondée. C’est son sang qui a une valeur propitiatoire puisque tout son ministère s’est construit autour de l’épanchement de son sang. C’est la suite de la phrase «  à travers la foi en son sang  » qui permet à l’auteur

    94 (1813-1891), théologien suisse francophone, pasteur et professeur d’exégèse du Nouveau Testament à la faculté de Genève.

    95 Hugues OLTRAMARE, Commentaire sur l’Épitre aux Romains, Paris, Delay, 1843, p. 420.96 Ibid., p. 423.97 James MORISON, A Critical Exposition of the Third Chapter of Paul’s Epistle to the Romans,

    London, Hamilton, Adams, & Co., 1866, p. 294.

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    d’exprimer ce que Paul semblait avoir à l’esprit en utilisant ce terme, bien que concédant qu’il n’y pas d’évidences décisives que c’était bien cela.

    En ce qui concerne les commentaires apriori moins scientifiques, la majorité de ceux disponibles pour cette époque, dont ceux de Henry J. Ripley98, Charles H. Terrot99, H. W. Williams100, ou encore John H. Hinton101, William W. Ewbank102, abondent dans cette lecture de ἱλαστηριον comme victime expiatoire.

    Pour Charles Hodge, dans son exposé103 sur l’épitre aux Romains, un sacrifice propitiatoire est la lecture qu’il lui parait la plus pertinente. Il présente en effet dans un premier temps le fait que l’interprétation de ἱλαστήριον comme meuble du sanctuaire n’est pas crédible dans le sens où la traduction des LXX du terme hébreu correspondant provenait d’une méprise, que cet usage de représenter le messie par le propitiatoire n’apparait pas dans les textes sacrés, et qu’il y aurait une incohérence en parlant en l’espèce du sang «   du couvercle   ». Ensuite, l’interprétation de ἱλαστήριον en le considérant comme un substantif masculin, qui donnerait « un expiateur », se dissocie du contexte. L’interprétation qui semble la plus plausible reste donc «  sacrifice propitiatoire  ». «  Christ a été présenté à la vue de tout l’univers intelligent comme un sacrifice un sacrifice propitiatoire, et qu’en cette qualité il est le fondement de la justification de quiconque croit104. »

    ἱλαστηριον comme moyen d’expiation

    John Taylor et Frédéric Godet, quant à eux, optent pour une solution apparemment originale pour l’époque, mais qui sera finalement largement adopté au XXe siècle.

    98 Henry J. RIPLEY, The Epistle of the Apostle Paul to the Romans, Boston, Gould and Lincoln, 1857, p. 37.

    99 Charles H. TERROT, The Epistle of Paul to the Romans with an intr., paraphrase, and notes, London, J. Hatchard and son, 1828, p. 85.

    100 H. W. WILLIAMS   (éd.), Exposition of St. Paul’s Epistle to the Romans, London, Wesleyan Conference Office, 1869, p. 89.

    101 John H. HINTON, An exposition of the Epistle to the Romans on the principles of Scripture parallelism, London, Houlston and Wright, 1863, p. 50-51.

    102 William W. EWBANK, A commentary on the Epistle of Paul the apostle to the Romans; with a new tr. and explanatory notes, London, John W. Parker, 1850, p. 69.

    103 Charles HODGES, Commentaire sur l’épître aux Romains, Paris, Delay, 1840, p. 205-207.104 Ibid.

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    Alors que la version de la Bible qu’il utilise pour élaborer sa paraphrase traduit ἱλαστηριον par propitiatoire (Mercy Seat), John Taylor105 observe que «   Dieu a désigné Christ pour qu’il soit le fondement et le moyen de communiquer sa miséricorde à un monde pécheur ».

    Frédéric Godet commence dans son commentaire106 sur l’épitre aux Romains par expliquer que la construction de ἱλαστηριον avec le suffixe ηριος qui signifie «  qui sert à  » amène à comprendre le mot de la manière suivante : « qui sert à rendre propice ». Puis après avoir présenté les raisons pour lesquelles ἱλαστηριον ne peut ni être compris dans le sens technique qu’il a dans He 9.5 et la LXX, ni comme « victime expiatoire » à cause du faible emploi de ce sens dans les textes, et en dépit de l’idée de sacrifice contenue dans ἐν τῷ αὐτοῦ αἵματι, l’auteur propose de comprendre ἱλαστηριον dans le sens plus large de « moyen d’expiation ».

    Synthèse

    Tout en gardant à l’esprit qu’une analyse basée sur une liste exhaustive demeure l’idéal, il est possible de dégager une tendance. Pour la période allant du XVIIIe au XIXe siècle, c’est l’interprétation de ἱλαστηριον comme victime expiatoire qui semble se démarquer. En effet, la majorité des commentaires consultés optent pour cette lecture, car il considère comme incongru de voir ἱλαστηριον en tant que propitiatoire, une représentation stricto sensu du Christ. L’argument le plus souvent opposé à cette lecture est que Christ serait dans ce cas assimilé à un meuble par Paul, et qu’il devrait par conséquent être à la fois le meuble recevant le sang et la victime apportant ce sang. Pourquoi cette compréhension qui a longtemps été acceptée par une majorité d’érudits se retrouve-t-elle dans cette période relativement marginalisée   ? Pour proposer un élément de réponse à cette question, on peut se rappeler à ce titre l’émergence dans l’interprétation de la symbolique et de la signification du texte au détriment de sa représentation d’une réalité. Ainsi dans les motivations des auteurs ayant opté pour une

    105 John TAYLOR, A Paraphrase with Notes on the Epistle to the Romans, Dublin, A. Reilly, 1746, p. 228.

    106 Frédéric GODET, Commentaire sur l’épître aux Romains, p. 357.

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    interprétation de ἱλαστηριον par victime expiatoire, au-delà de l’argument exégétique et de la recherche biblique scientifiquement inspirée, il ressort l’idée selon laquelle élaborer une rigoureuse analogie entre Christ et le propitiatoire du sanctuaire est inaccessible. Comment corréler en effet la dissimulation du propitiatoire derrière au moins deux voiles, et l’exposition du Christ sur la croix   ? Ou encore la symbolique du trône de l’Eternel à associer au sauveur ?

    Alors que ces auteurs des XVIIIe et XIXe siècles ont dans leur majorité semblé vouloir privilégier le raisonnement et la plausibilité du résultat au détriment d’une traduction rigoureusement littérale, comment ceux des siècles suivants ont-ils été influencés et à quelle interprétation de ἱλαστηριον a-t-elle eu leur faveur ?

    D. Auteurs du XXe

    Terminons notre inventaire par le XXe siècle et la lecture de ἱλαστηριον qu’on eu certains de ses auteurs. Nous remarquerons qu’une fois de plus, cette interprétation a changé en passant d’une traduction de ἱλαστηριον par victime expiatoire ou propitiatoire à une majorité de moyen d’expiation.

    1. L’interprétation de la Bible au XXe

    De la modernité tardive à la postmodernité

    Une des caractéristiques de l’interprétation au cours du XXe siècle fut la tendance des philosophes à abandonner la recherche philosophique classique de la métaphysique en faveur d’études à caractères socioscientifiques des forces à l’origine du changement social107. Pour faire suite à des projets comme ceux de Bertrand Russell108 ou d’Alfred North Whitehad ont permis à la modernité tardive de concevoir le langage et les textes comme des expressions symboliques suscitées par un processus complexe dirigé par des forces sociologiques et psychologiques subtiles.

    107 Donald MCKIM   (éd.), L’interprétation de la Bible au fil des siècles, tome IV. XXe siècle., Charols, Éditions Excelsis, 2011, p. 18.

    108 (1872-1970)

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    En conséquence aux deux guerres mondiales qui permirent de mettre en évidence toute l’inhumanité en puissance dans le cœur humain et notamment dans celui de plusieurs philosophes et dirigeants d’églises qui apportèrent peu ou prou leur soutien à la cruauté nazie, un doute fut définitivement jeté sur la pseudo supériorité de la réflexion pratique philosophique. L’obstacle communiste en Europe de l’Est contribua à ce que de nombreux penseurs se détournèrent officiellement de la théologie pour se consacrer à la littérature comparée afin d’étudier les textes sacrés. La critique moderne quant à elle affaiblit encore plus la confiance et la crédibilité que les non-croyants pouvaient placer dans la Bible et son témoignage en faveur de la foi chrétienne.

    D’autre part, les nouvelles théories scientifiques élaborées entre autres par Plank et Einstein, remise en question des dimensions figées de la réalité physique et élaboration de sa propre physique quantique, théorie générale de la relativité, bousculèrent le caractère immuable du temps et de l’espace et des constantes physiques dans l’esprit des modernes. Ainsi, confirmation fut faite que toutes observations étaient relatives et dépendaient de facteurs indéterminés. Dès lors, de nouvelles questions durent être prises en compte par le monde moderne, dont la capacité réelle ou fictive de l’homme de pouvoir étudier le monde extérieur indépendamment de ses propres reconstructions imaginaires limitées. À l’instar des doctrines ecclésiales, force fut de constater que la démarche scientifique dépendait directement de convictions relatives à la réalité, et que ces convictions étaient tout autant réfractaires au changement. A la fin de la première moitié du XXe, grâce à toutes ses trouvailles aussi dangereuses et destructrices qu’utiles, « la science n’apparaissant plus comme un innocent contributeur au progrès, n’ayant que quelques inconvénients mineurs109. »

    Transition vers la postmodernité

    Les penseurs du XXe furent confrontés au fait que leurs problématiques relatives aux questions herméneutiques étaient déjà connues à la fin du XIXe et qu’ils travaillaient finalement sur les mêmes problèmes du passé. La

    109 Ibid., p. 21.

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    différence fut que les réponses apportées commencèrent à dépasser les bornes du passé.

    Toutefois, l’accumulation au cours de ce siècle de toutes espèces d’atrocités et de comportement abject de l’homme envers lui-même poussa certains penseurs et ar