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Correspondances en Métabolismes Hormones Diabètes et Nutrition - Vol. XV - nos 9-10 - novembre-décembre 2011316

d o s s i e r t h é m a t i q u e

Anorexie mentale : la vision du psychiatre

Regard porté sur le corps dans l’évolution de la critériologie diagnostique

Le terme “anorexie” dérive du grec “ανορεξια” (ano-rexia), qui signifie “perte d’appétit”. Les premiers cas rapportés dans l’histoire, notamment celui de Catherine Benincasa, sainte Catherine de Sienne, remontent au xive siècle. L’ascétisme, la distance prise avec les plai-sirs de la chair et la maîtrise du corps s’inscrivent alors dans un courant spirituel et religieux. Il faut attendre le xviie siècle pour que l’œil du médecin se penche sur de tels comportements. La description princeps remonte à 1694. R. Morton décrit alors, dans son traité Physiologica, le phénomène de “consomption nerveuse”. Il dépeint un tableau associant un manque d’appétit, un refus de la nourriture, une aménorrhée, qui contraste avec une hyperactivité et peut mener jusqu’à la cachexie. Mais il faut attendre le XIXe siècle et les travaux de E.C. Lasègue, en 1873, sur l’ “inanition hys-

térique”, pour voir émerger une nouvelle entité clinique. W. Gull, en 1874, propose le terme d’“anorexia nervosa”, pour qualifier cet état morbide d’origine centrale et héréditaire. Reprenant les termes de E.C. Lasègue, il avance que “toute la maladie se résume dans cette per-version intellectuelle”. Un premier lien est désormais fait entre le symptôme comportemental et des éléments psychopathologiques plus profonds.La dénomination française “anorexie mentale” revient à C. Huchard, en 1883. À cette même période, les pré-mices d’une nosographie voient le jour. G. De la Tourette distingue l’anorexie primaire d’origine psychique de l’anorexie secondaire, la première se distinguant de la seconde par un refus actif d’alimentation. Il est parmi les premiers à insister sur une autre caractéristique de cette entité clinique : la perception de l’image corporelle.Les premiers critères diagnostiques seront élaborés lors du symposium de Göttingen de 1965. Les différents travaux présentés tirent les conclusions suivantes :

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» L’anorexie mentale est marquée par une atteinte globale des systèmes de représentation corporelle, qu’il s’agisse du corps agi ou du corps pensé.

» L’élaboration d’un schéma corporel distordu serait liée à des anomalies dans l’intégration multisensorielle au niveau pariétal droit.

» L’atteinte du réseau neuronal impliqué dans la représentation de la silhouette et du réseau émotionnel activé lorsque le stimulus est en référence à soi conduirait à une perception distordue de l’image du corps, pouvant donner lieu à un trouble de la reconnaissance de soi.

» Une place privilégiée doit être accordée à la remédiation cognitive, un certain degré de réversibilité de ces distorsions cognitives ayant pu être mis en évidence.

Mots-clés : Anorexie mentale – Schéma corporel – Image du corps – Anticipation d’action – Remédiation cognitive.

Anorexia nervosa is characterized by global impairment of body representations, whether the body schema or body image.

Development of a distorted body schema is linked to anomalies in the multisensory integration at the right parietal cortex.

Disruption of the neural network involved in the representation of his own body could lead to a self-recognition disorder.

Attention should be paid to cognitive remediation therapy, to the extent that some degree of reversibility of these cognitive distortions have been identified.

Keywords: Anorexia nervosa – Body schema – Body image – Anticipation of action – Cognitive remediation therapy.

L’anorexie mentale, une histoire de silhouettesAnorexia nervosa, a body shape’s storyD. Guardia*, M. Luyat**, O. Cottencin*

© La Lettre du Psychiatre • Vol. VII - n° 4 -

juillet-août 2011.

* Service d’addictologie, hôpital Calmette,

CHRU de Lille.** Laboratoire

de neurosciences fonctionnelles

et pathologies, EA4559, université Lille-Nord-

de-France.

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L’anorexie mentale, une histoire de silhouettes

l’anorexie mentale a une structure spécifique et se dégage du même coup de la distinction entre névrose et psychose qui alimentait les débats psychanalytiques de l’époque. Le conflit essentiel se situe au niveau du corps et non pas au niveau des fonctions alimentaires sexuellement investies. Enfin, l’anorexie mentale est l’expression d’une incapacité à assumer le rôle génital et les transformations corporelles induites par la puberté. Elle devient dès lors une entité psychopathologique à part entière, mettant fin aux discussions autour de l’ori-gine endocrinienne du trouble. Un regard est désormais porté sur le corps et ses représentations, qui deviennent ainsi l’une des pierres angulaires de la problématique anorexique. Un détachement progressif du symptôme vers une problématique plus globale d’image et de narcissisme voit le jour.Depuis lors, de nombreux travaux mettent en évi-dence des perturbations dans la représentation que les patientes se font de leur propre corps. Un biais de surestimation du poids et de la silhouette est ainsi constamment retrouvé : il peut être à l’origine d’un sentiment d’insatisfaction important.H. Bruch, dans une perspective développementale, met en lien ce trouble de l’image du corps avec des perturbations de la perception intéroceptive et des perturbations précoces des interactions mère-bébé (1). C. Branch et K. Eurman, dans une perspective compor-tementaliste, insistent sur sa dimension socioculturelle. L’admiration portée à l’image du corps véhiculée par les médias agit comme renforçateur du symptôme (2). P. Slade voit dans la perception surévaluée du corps un facteur d’entretien du jeûne et des comportements compensatoires tels que l’hyperactivité ou les purges. Le besoin de contrôle étant également au centre de la problématique anorexique, une boucle de maintien est ainsi formée : restriction alimentaire renforcée positi-vement par la perte de poids et négativement par la crainte d’une prise de poids (3). Devant la mise en place de tels comportements, des auteurs tels que M. Corcos et P. Jeammet verront une problématique plus étendue de dépendance et feront entrer l’anorexie mentale dans le champ des conduites addictives, le corps devenant alors l’objet de l’addiction (4).Le corps et ses représentations s’inscrivent progressive-ment dans les descriptions du processus psychopatho-logique. En témoignent les différentes modifications critériologiques observées à partir des années 1980. C’est ainsi que les critères diagnostiques du DSM-III mentionnent l’existence d’un trouble de la conscience et de l’image du corps (5). La CIM-10, publiée en 1992, évoque, pour sa part, l’existence d’une altération dys-morphophobique de la perception du poids ou de la

forme de son propre corps, une hantise de grossir ou l’influence excessive du poids ou de la morphologie corporelle sur l’estime affective de soi, associée à un déni de la maigreur, de sa gravité ou de ses conséquences. Enfin, depuis 1994, le DSM-IV met l’accent sur une perturbation du vécu du poids et de la silhouette, sur l’influence excessive du poids ou de la silhouette sur l’estime de soi et sur le déni de la gravité de la perte de poids (6). Tout le monde s’accorde aujourd’hui pour affirmer l’existence d’un trouble de la représentation du corps dans l’anorexie mentale et pour lui porter une attention toute particulière, tant sur le plan diagnos-tique que sur les plans pronostique et thérapeutique.

Le corps et ses représentations

P. Bonnier est le premier à introduire la notion de schéma du corps, en 1902 : “Le sens des attitudes nous fournit la notion de lieu de chaque partie de nous-même et forme la base de toute orientation, tant objective que subjective et psychique. Il a pour objet la figuration topographique de notre moi. J’ai également proposé ce terme de schématie pour le genre d’images fournies par ce sens.” Il ajoute : “une chose n’acquiert d’existence réelle pour nous que par l’identité des localisations de ses divers aspects sensoriels ; la distribution topo-graphique des choses de notre milieu les unes par rapport aux autres et par rapport à nous, qui permet l’extériorisation sensorielle, crée la notion d’objecti-vité ; de même, la notion de subjectivité dépend de la localisation des choses en nous, et ces deux termes du moi et du non moi sont sortis des opérations les plus directes du sens des attitudes” (7). Chaque individu possèderait donc une “schématie” lui permettant d’inte-ragir dans l’espace qui l’entoure. Dans le domaine de la pathologie, l’“aschématie” serait caractérisée par la disparition des représentations de certaines parties de nous-même, figurant dans la notion que nous avons de notre corps. À l’inverse, l’“hyperschématie” marquerait cette tendance à la focalisation sur certaines de ces parties. Ce dernier point n’est pas sans nous rappeler certaines caractéristiques observées dans les troubles des conduites alimentaires (TCA).À la même période, A. Pick introduit la notion d’“image spatiale du corps”. Par la suite, d’autres auteurs encore développeront les notions de “schéma postural” ou de “schéma corporel”. L’individu fait donc appel, et ce de manière inconsciente et automatique, à une représen-tation spatiale du corps par intégration de différentes informations sensorielles tant visuelles que tactiles, proprioceptives ou vestibulaires, donnant naissance à

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Anorexie mentale : la vision du psychiatre

ce que S. Spence définira comme “espace corporel” (8).Les études réalisées auprès des patients cérébrolé-sés ont permis d’établir les bases neurobiologiques de tels concepts. L’héminégligence gauche, au cours de laquelle le patient “néglige” son hémichamp visuel gauche, ou le syndrome de la main étrangère (le patient ne reconnaît plus sa main comme sienne) ont en com-mun une distorsion importante du schéma corporel, en lien avec une atteinte de l’hémisphère droit et, plus spécifiquement, du cortex pariétal droit. Celui-ci évalue les données comme la position du corps et de la cible dans l’espace grâce aux informations sensorielles qu’il reçoit. Il produit ainsi des modèles internes du mou-vement à effectuer. Les travaux menés par J. Duhamel et al. ont montré, au moyen d’une mesure de l’activité électrique de cellules nerveuses du cortex pariétal chez le singe, la capacité de certains neurones à effectuer des combinaisons entre des informations visuelles et des informations posturales telles que la position de notre tête et de notre corps ou des yeux dans les orbites (9). Le cortex pariétal serait donc le lieu d’une intégration multisensorielle, qu’il s’agisse d’images traitées pré-cédemment au niveau des aires visuelles primaires occipitales, de sons de l’environnement analysés au niveau du cortex temporal ou de messages produits par nos propres mouvements dans les organes vestibu-laires de l’oreille interne et décodés au niveau pariétal. Au sein de cette aire, un dialogue est ainsi noué entre différentes cartes sensorielles, ce liage assurant, outre l’intégration et l’élaboration d’un schéma cohérent, la prédiction en termes de potentialité d’action (10).Associé à ce réseau, un deuxième niveau d’élaboration voit le jour, plus cognitif, renvoyant à une représentation consciente du corps. Le premier scientifique à le distin-guer fut P. Schilder, en introduisant la notion d’image du corps. Selon lui, “L’image du corps est un terme bien fait pour montrer qu’il y a ici autre chose que sensation pure et simple, et autre chose qu’imagination : un apparaître à soi-même du corps” (11). Le modèle physiopathologique de l’autotopoagnosie renseigne sur les bases neurales sous-tendant de telles représentations. Caractérisée par une incapacité à désigner et identifier différentes parties du corps, elle n’est révélée qu’au cours de l’examen neuropsychologique, le patient n’étant pas conscient du trouble et les comportements automatiques étant par ailleurs préservés. Cette méconnaissance sémantique du corps survient alors même que la coordination et l’orientation du corps dans l’espace sont intactes. Les lésions cérébrales à l’origine d’un tel déficit sont loca-lisées dans l’hémisphère gauche, plus précisément au niveau temporo-pariétal (12). Cette deuxième voie, plus ventrale, la voie du “Quoi ?”, reliant les aires sensorielles

primaires au cortex temporal, participe cette fois à la construction d’un sens corporel (8).Deux niveaux de représentation du corps impliquant des réseaux cérébraux distincts peuvent ainsi être défi-nis, et ce de manière relativement consensuelle (13) : un premier niveau de représentation motrice et non consciente du corps, le schéma corporel, permettant un ajustement automatique de nos mouvements à notre environnement spatial et une anticipation de l’action à mener ; et, un deuxième niveau de représen-tation, plus riche et plus complexe, l’image du corps, donnant lieu à des attitudes et à des croyances envers le corps (14). Chacun de ces réseaux restera connecté l’un à l’autre (15), mais également à des structures plus antérieures et impliquées dans la prédiction et dans la planification d’action (cortex frontal, thalamus [16]) ou dans la référence à soi (cortex préfrontal médian [17]). L’expérience émotionnelle, qu’il s’agisse de la peur ou du dégoût, agira comme modulateur, faisant intervenir des structures telles que l’amygdale.

Une atteinte diffuse des processus de représentation corporelle

Une distorsion dans la représentation de soi peut être retrouvée chez les patientes souffrant de TCA – en par-ticulier d’anorexie mentale. Un biais de surestimation du poids et de la silhouette est ainsi systématiquement retrouvé dans la population générale (18), mais il est largement majoré chez les patientes anorexiques (19). Cette représentation de soi altérée et l’attention exces-sive qui lui est portée constituent un facteur de risque de décompensation du TCA (20), de dépression et de tentatives de suicide en lien avec l’insatisfaction cor-porelle générée (21, 22).Différentes hypothèses ont été émises pour rendre compte de ces observations. Celle d’un trouble perceptif visuel fut tout d’abord énoncée, puis rapidement écar-tée, les patientes ne présentant pas d’anomalies lorsqu’il s’agissait de discriminer des silhouettes de différentes tailles (23). N’abandonnant pas pour autant la piste sensorielle, I. Florin et al. poseront la question d’une perturbation de la perception tactile et de l’intégration multisensorielle (24). Ils mettront ainsi en évidence de plus grandes difficultés à discriminer des points de sti-mulation tactile chez les patientes souffrant d’anorexie mentale. Ces travaux se verront confirmés par la suite. C’est ainsi que S. Lautenbacher et al., lors de travaux sur la douleur, mettront en évidence des troubles cénesthé-siques chez ces patientes (25). Des travaux plus récents renforcent cette idée d’une perturbation de l’élabo-

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ration du schéma corporel, en lien, notamment, avec des anomalies dans l’intégration des signaux tactiles et haptiques. Des anomalies de perception haptique des orientations ont pu ainsi être retrouvées et corrélées à une décroissance des ondes électroencéphalogra-phiques θ au niveau pariétal droit (26). Une perturbation de l’intégration multisensorielle serait liée à un défaut de fonctionnement du cortex pariétal droit, plus pré-cisément du lobule inférieur (27, 28). Lors de travaux sur la flexibilité cognitive utilisant une tâche compor-tementale de type haptic illusion task, K. Tchanturia et al. retrouvent également un déficit somatosensoriel incluant les processus haptiques (29, 30).Les différentes anomalies observées, renvoyant à un dysfonctionnement du cortex pariétal droit, amèneront certains auteurs à parler de la “négligence anorexique”, en référence à l’héminégligence observée chez les patients cérébrolésés (31). Cette dernière hypothèse fut récemment revisitée par D. Nico et al. qui ont pu mettre en évidence une baisse de performance chez les patientes anorexiques, lors d’une tâche de pré-diction mettant en jeu leur corps (32). Ces dernières devaient notamment relever le moment où un faisceau laser pointé dans leur direction touchait leur corps, et le signaler. Selon les auteurs, les résultats étaient assimilables à ceux de patients héminégligents ayant une lésion du lobe pariétal droit ; ils imputaient de ce fait au cortex pariétal droit la perturbation du schéma corporel chez les patientes anorexiques (32).Récemment, notre équipe a attiré l’attention sur l’im-plication de ces distorsions corporelles dans l’utilisa-tion que ces patientes pouvaient avoir de leur propre corps (33). Dans cette étude, des patientes anorexiques et des sujets contrôles devaient juger de la faisabilité d’une action en tenant compte de leurs dimensions corporelles : passer à travers une ouverture (figure 1). Le ratio perceptif était calculé comme suit : π = ouver-ture critique (en cm)/largeur des épaules (en cm). L’ouverture critique correspondait à l’ouverture mini-male permettant ce passage. W. Warren et S. Whang ont montré que le jugement de passabilité s’opérait en une certaine proportion invariante de la largeur des épaules (π = 1,16), qu’il s’agisse de population mascu-line (34) ou de population féminine (35). Les résultats mirent en évidence que le ratio perceptif était signifi-cativement plus élevé dans le groupe des patientes. Ces dernières choisissaient, pour ouverture critique, une ouverture beaucoup trop large par rapport à leur propre largeur d’épaules. En d’autres termes, non seu-lement les patientes se percevaient comme étant plus grosses qu’elles n’étaient en réalité, mais elles agissaient également en conséquence. Il est possible que cette

perturbation du schéma corporel constitue un facteur péjoratif. Le fait d’agir comme étant plus grosse ne ferait que renforcer cette fausse croyance, l’action venant confirmer en quelque sorte l’impression subjective. Lors de ces mêmes travaux, nous montrions en effet une corrélation forte entre cette procéduralisation de croyances erronées et la durée de la maladie (33). Nous confirmions ainsi l’existence de boucles renforçatrices des comportements anorectiques (36).Qu’en est-il des représentations du corps engageant des processus cognitifs de plus haut niveau ? Un réseau neuronal plus complexe et participant à l’élaboration d’une image du corps qui intègre la référence à soi et des processus émotionnels en rapport avec les expériences passées a pu être mis en évidence. Les différentes investigations suggèrent qu’il existe un réseau neuronal activé lors de la présentation de sil-houettes (gyrus latéral fusiforme, cortex préfrontal dorsolatéral, cortex pariétal droit [37]) et un réseau émo-tionnel (cortex cingulaire antérieur, insula, amygdale) activé lorsque le stimulus est en référence à soi (cortex préfrontal médian [17]). Des travaux récents de neuro-imagerie mettent en évidence la perturbation d’un tel réseau, impliqué dans la connaissance du corps, notamment un déficit de traitement de l’information au niveau de l’hémisphère gauche. De telles données confirment cette impression clinique d’une représen-tation corporelle distordue, morcelée (figure 2). Dans l’expérience de M. Smeets et S. Kosslyn, des images de corps étaient présentées simultanément à l’hémisphère droit et à l’hémisphère gauche. Pour chaque image, la réponse “plus large”, “égal” ou “plus fin” devait être don-née, en référence à son propre corps ou à un autre. Alors qu’aucune différence n’était observée chez les sujets témoins, les patientes anorexiques présentaient un biais de surestimation uniquement pour les stimuli en

Figure �2. Représen­tation de son propre corps réalisée par une patiente souffrant d’anorexie mentale lors d’une séance d’art­thérapie.

Figure �1. Dispositif expérimental d’évaluation du juge­ment de passabilité.

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référence à soi, présentés dans le champ visuel droit et nécessitant un traitement de l’information dans l’hémis-phère gauche (38). R. Uher et al. appuient également l’idée qu’une atteinte globale du réseau, marquée par une hypoactivation des aires occipito-temporale et pariétale, est à l’origine d’une perception distordue de l’image du corps (37). Plus encore, de tels biais cognitifs pourraient donner lieu à un trouble de la reconnais-sance de soi (39). Cela dépoussière du même coup le paradigme de l’inquiétante étrangeté de Freud (40).La question reste entière quant au lien unissant ces 2 niveaux de représentations. Il ne semble pas dérai-sonnable de penser qu’un schéma corporel distordu puisse influer sur l’élaboration d’une image du corps harmonieuse, dans une approche de type bottom-up. À l’inverse, une estime de soi faible et une émotion exacerbée associées à une certaine rigidité cognitive pourraient influer sur le schéma corporel, cette fois dans une approche de type top-down. La procéduralisation de croyances erronées agirait en véritable renforçateur.

Perspectives thérapeutiques

Ce dialogue et cette interrelation entre les boucles per-ceptivo-motrices et cognitives peuvent constituer des cibles thérapeutiques de choix. Des outils de remédia-tion cognitive ont récemment pu être proposés dans la

prise en charge de l’anorexie mentale (41). Initialement centrés sur la flexibilité cognitive, ces derniers doivent également porter sur le traitement des représentations corporelles. Deux niveaux de traitement peuvent être proposés en fonction du réseau concerné.Dans le cas d’une atteinte sensori-motrice prédomi-nante, les baisses de performances d’anticipation et de réalisation d’actions impliquant les limites du corps doivent être quantifiées. Des ateliers de remédiation seront dès lors proposés (positions du corps dans l’es-pace, possibilité d’atteindre les objets, tâches impli-quant les limites du corps), de manière à réactualiser les représentations corporelles internes et à diminuer les biais de surestimation liés à des représentations corporelles erronées.Dans le cas d’une atteinte cognitive, les défauts d’acti-vation des réseaux corticaux impliqués dans la recon-naissance du corps propre doivent être quantifiés. Des ateliers de remédiation cognitive peuvent dès lors être mis en place à l’aide de supports photographiques. S. Vocks et al. ont récemment pu mettre en évidence des modifications après traitement de l’activation des réseaux cérébraux impliqués dans le traitement et la reconnaissance de l’image du corps (42). Les distorsions cognitives observées pourraient donc être réversibles après traitement. De tels résultats motivent l’élaboration de nouveaux outils thérapeutiques ciblés complémen-taires dans la prise en charge de ces TCA. ■

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L’anorexie mentale, une histoire de silhouettes

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