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Laurent Barthélemy
SANS FEU NI LIEU :De la Φ-entreprise à la e-entreprise
(De l’entreprise matérielle à l’entreprise immatérielle)
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L’AUTEUR
Laurent Barthélemy, polytechnicien, a passé 33 années dans l’industrie high tech, en
France et à l’international, occupant diverses fonctions: architecte système, directeur de projet,
directeur de chantier naval (sous-marins), responsable Achats worldwide, etc. Il s’est ensuite
consacré à l’éthique des affaires et à la RSE (responsabilité sociétale d’entreprise). Fort de cette
expérience, et d’une bonne connaissance des questions interculturelles, il a fondé Hyperion LBC
SAS en 2015, conseil en ingénierie et management ainsi qu’en RSE et éthique des affaires, pour
transmettre son expérience et continuer à apprendre. Il passe systématiquement sa réflexion
au crible de la Doctrine sociale de l’Eglise catholique, version saint Thomas d’Aquin.L’article
qui suit résulte de cette expérience et d’une connaissance quotidiennement mise à jour des
avancées et pratiques concernant l’entreprise.
Retrouvez-moi sur Hyperion LBC
site : www.hyperionlbc.com/ethique.html
mail : [email protected]
linkedin : laurent-barthelemy
À propos de cet ebook
«Sans feu ni lieu» est le second volet d’une trilogie qui a commencé avec «Valeur, Valeurs,
Valeur» (sur les valeurs en général et les valeurs d’entreprise en particulier) et se conclura par
«Managements alternatifs : refondations ou ravalements de façade ?»
Photographie de couverture : Andreas Gurki
TOUS DROITS RÉSERVÉS 2018
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SOMMAIRE
Prologue
1/ Un archétype qui a la vie dure
2/ Le film s’accélère sérieusement
3/ Sans compter ce qui va se produire dans 5 ans
et que nous sommes incapables de prévoir
4/ Ce qui ne change pas
5/ Business as usual ou «rien ne va plus» ?
6/ Au fait, c’est quoi une entreprise ?
7/ Les causes
8/ Les effets
9/ L’entreprise telle qu’on la connaît est-elle en train
de disparaître ?
Crédits
p.4
p.5
p.6
p.8
p.9
p.11
p.12
p.17
p.19
p.21
p.25
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SANS FEU NI LIEU :De la Φ entreprise à la e-entreprise
«Se vogliamo que tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi»1
«Pour que rien en change, il faut que tout change»
Il Gattopardo, Giuseppe Tomasi de Lampedusa
«La carte n’est pas le territoire.»
Alfred Abdank Skarbeck Korzybski (1879, Varsovie –1950, Connecticut)
considéré comme le père de la sémantique générale
Le nom permet en principe d’accéder à l’essence de la chose ou de l’être. L’entreprise telle
que nous la connaissons, est à la fois une très jeune personne et une vieille dame. Au sens
contemporain du terme, elle n’existe que depuis à peine un siècle2 ! Même si des organisations
stables orientées vers un ouvrage ou une activité marchande, remontent à la haute antiquité
partout dans le monde. Et pourtant elle est en train de se transformer à marche forcée, la
ϕ-entreprise cédant en grande partie le pas à l’e-entreprise. L’unité physique de lieu, de temps
et d’action, cède à l’éclatement réticulaire partiellement virtuel et sursynchronisé. Est-ce pour
autant la fin de l’entreprise ? Qu’est-ce qu’une entreprise sans feu ni lieu ? Sans doute pas sans
foi ni loi, mais tout de même. Eternelle opposition entre nomade et sédentaire. C’est ce que
nous examinons dans cet article.
1 Réplique d’Alain Delon au Guépard, dans le film éponyme.2 D’après Segrestin & Hatchuel, « Refonder l’entreprise », Seuil, République des idées, 2012, le mot «en-treprise» existe dès le Code civil de 1807, mais ne commence à désigner une entité, et non une activité ou une aventure, ou un contrat, que vers 1857 et, massivement, à la toute fin du XIXème siècle. Ce que corrobore Michel Drancourt dans ses «Leçons d’histoire sur l’Entreprise de l’Antiquité à nos jours», PUF, Major, 1998. Dans d’autres cultures, Corporation, Company (US) et Firm, Company (UK), Unternehmen, Gesellschaft et Firma (GE) ont suivi d’autres destinées, comme leurs noms l’indiquent.
5
1/ Un archétype qui a la vie dure
L’idée «archétypale» d’entreprise, dont nous sommes plus ou moins imprégnés, est un tan-
tinet malmenée depuis quelque temps. Cet archétype émane des théories «classiques» des
organisations, ou plus exactement d’une vision des choses basée plutôt sur les notions ob-
jectivistes d’essence et d’existence, qui cède depuis quelques décennies le pas à une vision
personnaliste, basée plutôt sur les relations et le subjectivisme. Les deux ne sont pas in-
compatibles, au contraire (pour être en relation il faut d’abord être, et inversement tout être
vivant est un être de relations). Pour éviter une liste assommante et vouée à l’incomplétude,
on se contentera ici de mentionner Henri Fayol (toujours en vogue hors de France) et Henri
Mintzberg, et de renvoyer aux bons ouvrages ou à un prochain article Hyperion LBC sur les
évolutions des paradigmes du management. Cet archétype était déjà sous tension depuis
quelques décennies : approche actionnariale versus approche sociétale par les parties pre-
nantes3, théorie de l’agence4, organisation par les processus5 et les ERP (systèmes d’infor-
mations), remise en cause du sens du travail dans l’existence, l’entreprise dite étendue, in-
génierie concourante et intégration informatique de la supply chain, séparation croissante
entre ceux qui ont un emploi stable (salarié ou libéral) et ceux qui n’en ont pas ou de façon
intermittente etc. Cependant la vision «classique» restait prédominante.
3 Théorie des parties prenantes : Freeman et alii, circa 1984. Théorie très récente mais unanime-ment acceptée comme allant de soi.4 Jensen & Meckling 1976 et autres.5 dont l’ISO 9001 est emblématique.
Nombre d’occurences du mot «entreprise» dans le titre des ouvrages de la BNF
Extrait de « Refonder l’entreprise », Segrestin et Hatchuel, Seuil, République des idées, 2012
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2/ Le film s’accélère sérieusement
Au-delà de ces vagues de fond pour penser et «vivre» l’entreprise, celle-ci subit maintenant
(et profite de) : l’ubérisation, la numérisation, l’«algorithmisation» massive et le recours à
l’intelligence artificielle, les télé-opérations, plus globalement la robotisation généralisée,
les modes de managements alternatifs de tout poil, l’aplatissement de la pyramide hiérar-
chique au profit d’un fonctionnement collaboratif en réseau connecté et surinformé, la fa-
brication additive (3D), la réalité augmentée, l’évolution du manager vers l’animation colla-
borative pour des raisons essentiellement sociologiques, et encore bien d’autres influences
ou injonctions.
Tout conspire donc semble-t-il à ébranler l’entreprise «classique» et l’image mentale que
nous en avons, dans ses fondations les plus solides : ajoutons pour faire bonne mesure la
transformation des comportements sociaux et cognitifs induite par le numérique, les nou-
veaux comportements socio-professionnels (générations Y et Z, télétravail etc.), l’accélé-
ration permanente des cycles et de tous les processus, les nouvelles (ou très anciennes)
perspectives sur place de l’entreprise dans la société (RSE, économie solidaire…), la re-
mise en cause de la notion de territorialité (pourtant difficilement dissociable de la RSE) , la
crise du capitalisme financier mondialiste et les comportements alternatifs de plus en plus
nombreux, l’intelligence artificielle et il en manque beaucoup… Pour une énumération plus
complète et organisée, je renvoie à la présentation graphique jointe à cet article.
Cette accélération n’est pas sans rappeler la célèbre courbe en «crosse de hockey» chère à
Al Gore et autres tenants du réchauffement climatique d’origine anthropique (voir figure
1 page suivante). Il est d’ailleurs amusant de rapprocher d’autres courbes en «crosse de
hockey». Celle sur le foisonnement des modes (aux deux sens du terme) de managements
alternatifs (figure 2 page suivante) et et celle sur le nombre de publications relatives aux
«états d’éveil de la conscience», qui influencent les pratiques managériales (figure 3 page
suivante).
7
1
2
3
8
3/ Sans compter tout ce qui va se produire dans les 5 ans qui viennent et que nous sommes incapables de prévoir aujourd’hui
A ceci vient s’ajouter le fait que, si l’on sait repérer dans le présent ou le futur immédiat les
ruptures ou les tsunamis (informationnel par exemple, mais pas que…), on sait aussi que
dans cinq ans seront à l’œuvre des forces et des mécanismes que nous sommes tous inca-
pables d’imaginer aujourd’hui. C’est la conséquence mécanique de l’accélération exponen-
tielle des changements, et l’explosion des combinaisons possibles entre ces changements
(ou ces ruptures). Qui aurait été capable en 2000 de décrire un peu précisément l’impact
du numérique sur nos comportements privés et professionnels au quotidien ? Ou d’annon-
cer l’ubérisation massive de l’économie ? la généralisation de la télé-production par im-
primantes 3D («fabrication additive») ? le traitement temps réel des Big Datas à des fins
marketing ou de pilotage opérationnel ? les BlockChain et leur application dans le domaine
contractuel ? etc. Or, depuis 2000, le métronome a continué d’accélérer sa cadence, même
si la trame du temps, elle, est immuable.
Ce qu’on propose ici, c’est de regarder de plus près ce à quoi il faut renoncer dans nos repré-
sentations archétypales, nos modélisations mentales, et la part croissante d’imprévisible
(et de préparation à gérer l’imprévisible en question, avec un préavis de plus en plus faible)
à laquelle il faut faire une place de plus en plus grande dans la «préparation» de l’avenir.
Penser l’impensable, comme l’a écrit, au plus fort de la guerre froide et dans un tout autre
contexte, le prospectiviste Hermann Kahn à propos de l’escalade nucléaire possible. Appri-
voiser l’imprévisible…Ou bien apprendre à chevaucher un tigre de plus en plus impétueux.
9
4/ Ce qui ne change pas
C’est depuis longtemps un lieu commun que constater que même la nature qui nous entoure
peut être manipulée ou à tous le moins dangereusement déréglée donc changer, même si
les lois du cosmos ne changent pas. Il y a tout de même deux «choses» ne changent pas,
finalement :
• l’être humain, avec son intelligence, sa volonté, ses passions, ses émotions, ses forces et
ses faiblesses, son besoin de bonheur, de sécurité, de reconnaissance, d’amitié sociale,
de trouver du sens à ce qu’il fait et vit, etc. Un dicton germanique dit : «L’homme est plus
vieux que l’Etat». On peut penser que cela s’applique aussi à l’entreprise.
• la logique implacable intrinsèque au capitalisme libéral et financier, qui conduit à pro-
duire toujours plus et plus vite, s’enrichir toujours plus et plus vite, consommer toujours
plus et plus vite, etc. (au moins à l’ échelle d’un pays, sinon des individus). Ce que Stiglitz
(parmi bien d’autres) pointe fort bien dans son ouvrage «The Triumph of Greed»6. De ce
point de vue, capitalisme ultralibéral et socialisme sont les deux faces d’une même
pièce, le matérialisme. Les deux font de l’être humain soit une base de données consu-
mériste, soit un pion interchangeable.
• la logique implacable intrinsèque au capitalisme libéral et financier, qui conduit à pro-
duire toujours plus et plus vite, s’enrichir toujours plus et plus vite, consommer toujours
plus et plus vite, etc. (au moins à l’ échelle d’un pays, sinon des individus). Ce que Stiglitz
(parmi bien d’autres) pointe fort bien dans son ouvrage «The Triumph of Greed». De ce
point de vue, capitalisme ultralibéral et socialisme sont les deux faces d’une même
pièce, le matérialisme. Les deux font de l’être humain soit une base de données consu-
mériste, soit un pion interchangeable.
6 Traduit dans «Le triomphe de la cupidité 2010», Babel 2011
10
Ce qui ne change pas non plus, c’est ce qu’on attend, explicitement ou implicitement, de
l’entreprise et qu’elle seule peut apporter dans la machine sociale :
• l’entreprise en tant que communauté de vie (à temps partiel mais considérable) ; lieu
social ;
• l’entreprise en tant que lieu d’épanouissement des individus (et pas que de burn-out ou
de harcèlements divers, même si…) par le travail (si, si) ;
• la notion même d’œuvre commune, mieux, d’ouvrage (différence entre faire et agir : cf.
saint Thomas d’Aquin ou Hannah Arendt, au choix)
• l’entreprise lieu de transmission de savoirs et de savoir-faire ;
• l’entreprise creuset de concrétisation d’innovations ;
• l’entreprise point d’appui de la société pour la propagation de valeurs sociales et mo-
rales (si on donne tant de leçons de morale aux entrepreneurs et aux entreprises, via
notamment la RSE et le développement durable, ce n’est pas seulement parce qu’il y a
des patrons-voyous, du «business dans le business» chez certains employés ou des en-
treprises mafieuses : c’est parce que la difficulté de l’Etat et des collectivités, y compris
les familles, à transmettre et soutenir ces valeurs va croissant. On se raccroche comme
on peut à ce qui apparaît comme relativement stable ;
• l’entreprise dans ses interactions positives avec la vie privée (individu, famille, villages,
villes…) ;
• la notion de territorialité de l’entreprise, chère aux différentes normes RSE ;
• peut-être la notion même de RSE : elle s’applique assez bien à l’entreprise de papa, telle
que nous l’avons décrite, la ϕ-entreprise. En revanche l’ e-entreprise sans feu ni lieu a
tendance à filer entre les doigts des prescripteurs et des législateurs de hard- ou soft-
law ! Trop liquide (au sens baumanien ;) sans doute. Du coup les fondamentaux de l’ISO
26 000 auront peut-être plus de mal à s’appliquer (notions de territorialité, de travail, par
exemple).
11
5/ «Business as usual» ou bien «rien ne va plus»?
Wile E. Coyote, de Chick Jones (E. pour Ethelbert)
On continue donc à employer le mot «entreprise» comme si de rien n’était, ou plutôt comme
si ces changements radicaux venaient actualiser une essence immuable, L’entreprise, dans
des états d’existence contingents. N’assiste-t-on pas cependant à un réel changement
d’essence et pas seulement de mode d’existence ? Comme lieu physique où ceux qui ont la
chance d’avoir un travail régulier passent au moins la moitié de leur vie diurne (sauf 3x8…)
et côtoient régulièrement et physiquement (sauf s’ils arrivent à esquiver la rencontre réelle
par le mail) ceux avec qui ils coopèrent, cette ϕ-entreprise est déjà en train de céder la place
à l’e-entreprise ! Sauf dans l’industrie lourde ; quoique…
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6/ Au fait, c’est quoi une entreprise ?
6.1
On connaît la parabole (indienne sans doute, probablement apocryphe) des 6 aveugles qui
rencontrent un éléphant : selon qu’il a touché la queue, une oreille, une patte, la trompe
etc. chacun donne une définition de l’éléphant qui n’a pas grand’chose à voir avec celle des
autres.
Dans «L’entreprise, point aveugle du savoir», sous la direction de Blanche Segrestin7 , du père
Baudoin Roger, et de Stéphane Vernac (Colloque de Cerisy, Editions Sciences humaines,
2014), on trouve ce constat : «l’entreprise est une boîte noire des sciences sociales, ignorée
du droit, mal cernée par les sciences sociales et économiques…» Ce collectif plaide donc
pour une science de l’entreprise.
Par exemple Ballet et de Bry dans «L’entreprise et l’éthique8», pp 160 et sq, proposent un
survol des acceptions possibles du mot «entreprise» d’où nous dérivons librement la liste
non-exhaustive qui suit : l’entreprise comme force en mouvement, organisation, creuset de
création d’emploi (nulle part ailleurs, sauf les professions libérales, on ne crée des emplois ;
ni n’en supprime, ce qui n’est pas le même chose que les détruire), agent économique et
social, moyen en vue d’une finalité, institution sociale, nœud de flux de diverses natures,
7 Co-auteur également avec Armand Hatchuel d’un intéressant «Refonder l’entreprise», Seuil, République des idées, 2012, cité plus haut.8 Seuil, Point Economie, 2001
13
«lieu» de création de valeur ajoutée (le banquier ou le financier déplace son argent,
l’industriel ou l’entrepreneur le place, immense différence ; quant à l’Etat, il déplace l’argent
du contribuable, en principe au service du bien commun), lieu de création tout court,
creuset d’innovation appliquée, aventure humaine collective, centre de profit, projet, corps
naturel de la société (cf. les corps intermédiaires), fiction juridique de «personne morale»
(intentionnalité, pouvoir, responsabilité…), groupe humain, nœud de relations, nœud de
contrats (théorie des contrats sociaux intégrés TCSI),communauté, partie prenante, lieu de
vie, invention juridique, structure, Dans «L’entreprise, point aveugle du savoir» déjà cité, on
trouve également la notion intéressante de «gestion collégiale des inconnus communs non
appropriables».(Le Masson, Weil.) On nous pardonnera, dans le cadre de cet article, de ne
pas entrer dans ce palais des miroirs, même si c’est sans doute dans cette difficulté à saisir
l’essence de l’entreprise, que gît le lièvre qui nous occupe. On y reviendra à la fin.
On sait aussi, expérimentalement, que l’entreprise est plus ou moins indissociable du
capitalisme et de l’économie de marché, même si les conglomérats soviétoïdes peuvent
prétendre au titre d’entreprise. Et, a fortiori, les entreprises publiques chères au colbertisme,
high tech (Cohen) ou pas.
Une autre caractéristique empirique s’impose : l’entreprise en milieu concurrentiel
capitaliste, est condamnée à innover plus vite que les autres, sous une forme ou sous une
autre. C’est le célèbre paradoxe de la Reine Rouge emprunté à Lewis Caroll : si les autres
avancent plus vite qu’elle, la Reine Rouge recule. La culture de l’excellence d’un geste ou
d’un produit immuable, donc l’anti-innovation, la tradition, est obligée de sacrifier au
dogme de l’innovation sous une forme ou sous une autre. Le geste de l’artisan, de plus en
plus parfait, n’est pas suffisant en milieu capitaliste. La sellerie de luxe ou la forge japonaise
en sont deux exemples. La caricature de la Reine Rouge est évidemment la SSII9 ou le
vendeur de xx-phones condamné à mettre tous les 6 mois ou 1 an un nouveau produit sur le
marché. L’entreprise, quelle qu’elle soit, est donc sans cesse en mouvement sous peine de
mort thermodynamique et comptable.
9 Société de services en ingénierie informatique
14
6.2
Le lecteur soucieux de davantage de rigueur académique pourra bien sûr se rapporter aux
bons ouvrages ou aux cours de MBA. Quelques noms pour jalonner le parcours : Fayol 1916,
Coase 193710, Simon 1951, Ansoff 1965, Chandler, Galbraith 1967, Solow, Mintzberg, Freeman
& alii 1984 (déjà cités, théorie des parties prenantes), Jensen et Meckling 1976 ainsi que Fama
et Jensen 1983 (théorie de l’agence), French 1979 (réflexions sur la notion de «personne
morale», intentionalité, responsabilité etc.) Donaldson & Dunfee, 1995 (théorie des contrats
sociaux intégrés TCSI), Rifkin 1996 (la fin du travail), Roberts, Weber (Economie et société),
Lussato, Gélinier, l’entreprise J (Toyota, Masahiko Aoki , Taiïchi Ohno, 1990…) etc. Tous peu
ou prou supposent ce «modèle archétypal», une sorte d’essence de l’entreprise: culture
d’entreprise (y compris la culture émotionnelle chère à nos contemporains) /ambiance
éthique spécifique/valeurs/vision/objectifs stratégiques/processus/organisation/système
d’information et de pilotage/production et services/optimisation des ressources/ etc.
Ceux qui trouveraient cette liste trop peu francophone se reporteront à l’article récent
de M. Albouy dans The conversation , auquel il conviendrait d’ajouter les travaux sur la
gouvernance (Viénot, Bouton etc.)
10 The Nature of the Firm, Economica, New Series, Vol 4,n°16, Nov.1937)
15
6.3
L’entreprise, qu’elle soit marchande ou désintéressée, a une marque indélébile : l’incertitude
et donc la prise de risque. Elle est prométhéenne par nature11. Sans incertitude, pas de
prise de risque, pas d’entrepreneur, pas d’esprit d’entreprise, pas d’entreprise. L’incertitude
est une chose, l’aversion au risque en est une autre. La reconnaissance de la prise de risque
en est une troisième. L’entreprise a une finalité : contribuer par sa production aux conditions
matérielles requises pour le développement de chacun (en gros, le bas de la pyramide de
Maslow, ce n’est déjà pas si mal). Pour assurer cette contribution au bien commun, elle produit
ou fournit et vend (à des clients solvables) des biens et des services dont les membres de la
société ont besoin (vision certes angélique au vu de la création pavlovienne et mimétique de
besoins artificiels). Elle a une substance : les moyens matériels, les connaissances, les savoir-
faire, les capitaux matériels et immatériels. Elle a une forme : forme juridique, organisation,
structure, processus, procédures etc. Elle fonctionne parce que les actes humains la font
vivre.
6.4
L’entreprise naît à partir du moment où l’entrepreneur se lie juridiquement à un tiers :
actionnaire, associé, salarié… Si l’entreprise a droit au titre de « société », c’est bien à cause
de cela. L’entreprise est d’abord un lieu social, où l’on «fait société» comme on dit. Le free-
lance est un franc-tireur (soumis comme tel aux lois de la guerre économique, car suspect
aux deux camps par définition), pas un entrepreneur. C’est pourquoi la prise de participation
est préférable au prêt d’argent ; elle crée un lien social. De même pour les contrats de travail
des employés. Cela étant dit, plus classiquement une entreprise est la mobilisation, par un
ou plusieurs dirigeants, détenteurs ou pas de tout ou partie des capitaux, réunis ou pas par
des liens familiaux, mandataires sociaux ou pas :
• de personnes détenant des savoir-faire, liées par des contrats,
• de projets, de connaissances et de informations,
• de moyens de gestion, de production et de services,
• de capitaux. 11 Image empruntée à Michel Drancourt, op. cit.
16
L’entreprise est organisée et pilotée afin de fournir des produits et des services à des clients
solvables, dans un environnement plus ou moins concurrentiel. Pour cela, l’entreprise est
organisée, structurée, hiérarchisée, gérée (managée), pilotée pour réaliser sa production ou
ses services de la façon la plus efficace possible, afin d’atteindre ses objectifs stratégiques
et opérationnels, en maîtrisant aussi bien que possible ses risques. L’entreprise est un nœud
d’informations et de prises de décisions, de flux physiques et immatériels ; elle interagit
avec ses parties prenantes, notamment ses clients et ses fournisseurs. Elle est l’objet d’une
fiction juridique appelée «personne morale». Elle dispose d’un statut en principe adapté
à son objet social, plus ou moins précis et étendu, à sa structure, à son environnement
et apportant le maximum de sécurité aux dirigeants et aux actionnaires. Des processus
(direction, management, production, support) permettent de transformer des inputs en
outputs en assurant la conformité des produits et services aux besoins exprimés par les
clients. C’est dans le déroulement de ce processus global que s’élabore la valeur ajoutée de
l’entreprise.
Telle est dans les grandes lignes l’image mentale que la plupart d’entre nous ont en tête, y
compris pour Uber ou AirBnB. A ceci s’ajoute la notion de lieu physique, unique ou disséminé
(établissements, succursales, délocalisation, entreprise étendue…) L’entreprise a au
minimum un siège social : société de domiciliation, simple bureau ou même simple boîte
aux lettres, îles Caïman etc. mais lieu physique tout de même. Sinon, pas d’immatriculation
au RCS donc pas de business.
Est-ce que tout cela résiste aux vagues d’innovation et aux ruptures esquissées au début
de l’article ? Que deviennent alors les catégories de Mintzberg : adhocracy (1987) certes
a toutes ses chances, mais quid de la typologie canonique : entrepreneuriale, mécaniste,
«divisionnalisée», professionnelle, innovatrice, missionnaire et politique ? En revanche on
peut être sûr que son «syndrome du manager» (cerveau gauche «contre » cerveau droit)
perdurera, quoi que devienne le «manager». Les théories X,Y Z etc. chères à McGregor, Ouchi
et autres, sans doute aussi.
17
7/ Les causes : facteurs de changements, ruptures, révolutions
«Désormais la carte précède le territoire… c’est elle qui engendre le territoire.12»
7.1
Facteurs techniques : interconnexion des personnes et des organisations, big data,
robotisation (des actions, des décisions...), simulations en temps réel, réalité augmentée,
actions algorithmiques, fabrication additive (imprimantes 3D…), télé-opérations (y compris
la maintenance/réparation de robots), cybersécurité, applications des blockchains etc.
7.2
Facteurs organisationnels : évolution de l’autorité, du leadership, aplatissement de la
pyramide hiérarchique, échanges d’information horizontaux en réseau plus que verticaux
en cascade, modes de management alternatifs, robotisation de tout ce qui peut l’être y
compris les processus de décision, etc.
7.3
Facteurs comportementaux et cognitifs : évolution des comportements managériaux, des
relations avec les parties prenantes, intelligence artificielle, interactions humain/numérique
et ses conséquences comportementales, transhumanisme à courte ou moyenne échéance,
exigences d’agilité et de rapidité managériales croissantes, individualisme croissant, etc.
7.4
Facteurs sociétaux : marchandisation d’activités naguère gracieuses : (AirBnB etc.),
simultanément développement d’un refus du capitalisme libéral financiarisé (par l’économie
locale ré-humanisée, sociale et solidaire ou pas, les coopératives, etc.), multiculturalisme,
12 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Galilée 1981, cité par Baptiste Rappin dans «Au fondement du management», Chemins de pensée, Les Editions Ovadia, 2014, à propos des sciences de gestion et d’organisation.
18
communautarisme, mondialisation et standardisation (économie, culture, comportements,
etc.), connectivité croissante et permanente, relation au travail et à la vie privée, relation à
l’autorité, exigence croissante d’éthique dans l’entreprise, etc.
Les quatre catégories ci-dessus interagissent constamment entre elles.
19
8/ Les effets
8.1
Sur les personnes : une agilité et une réactivité croissante et continues sont exigées de/ voire
recherchées par/ (tant que la personne résiste à la pression psycho-temporelle), mais en
même temps les processus et procédures (routines) se rigidifient. Cette pression provoque
des modifications des processus cognitifs et ne favorise pas la compréhension de situations
nouvelles et inattendues. Il est nécessaire d’absorber des savoir-faire ou des savoir-être
nouveaux à une cadence croissante. L’individualisme est encouragé par les pratiques
technologiques. Comme on est tous le manager et le managé de quelqu’un (y compris des
clients ou des sous-traitants), les exigences à l’égard du management s’appliquent à tous. Qui
ne se digitalise pas (avec un effet d’entraînement mimétique impressionnant !), du manager
au consultant et au coach en passant par le juriste numérisé et homo numericus vulgaris et
toutes les autres parties prenantes ? Il faut être digital, ou disparaître ! Au moment où toute
activité manuelle (y compris bientôt frapper un clavier) s’évanouit pour la plupart d’entre
nous, il s’agit, par un jeu de mots singulier, de remplacer manuel par digital…
20
8.2
Sur l’entreprise : l’unité de lieu, de temps et d’action (l’entreprise partage avec le théâtre cette
caractéristique canonique !), mais aussi la stabilité, la sédentarité, les interactions physiques
entre personnes (et le flux d’information qui va avec : un mail transmet 10% environ de
l’information que fournit le même échange «face à face», notamment par le langage corporel,
PNL etc.), tout cela est radicalement remis en cause par les facteurs de changement ou
rupture que nous avons laborieusement identifiés. Il en manque certainement, et de toute
manière dans deux ans la liste sera largement incomplète sans qu’on puisse prédire en quoi
elle le sera. Les notions de flux se modifient aussi, puisque le référentiel spatio-temporel
change.
Les notions d’accident du travail (de trajet ou sur place), de retraite (où est la frontière entre
le travail et la vie privée ?), deviennent plus difficiles à cerner. La sphère juridique est donc
impactée, en mode réactif et non pro-actif compte tenu de la vitesse d’évolution.
8.3
Sur les parties prenantes : la notion même de partie prenante est entamée, lorsque tout
un chacun peut être, dans pas mal de secteurs, producteur, vendeur, acheteur, prestataire
(ubérisation des activités économiques). Noter que la notion de siège social, comme on
l’a dit, peut se dématérialiser aussi. Les parties prenantes de l’entreprise s’adapteront
également à ces remises en question partielles ou complètes, nouvelles ou continues,
d’autant plus facilement qu’elles seront dans la même logique et soumises aux mêmes
facteurs d’évolution.
8.4
Sur la société : C’est l’œuf et la poule : est-ce l’environnement social, au sens large (humain,
technique, culturel etc.) qui vient modeler l’activité économique ou est-ce l’inverse ? On a
plutôt affaire à un phénomène cybernétique plus ou moins régulé, où la société influence
l’entreprise, directement ou via les parties prenantes, et réciproquement. Il est possible
qu’il existe une ou des cause(s) commune(s) à ces phénomènes (société et entreprise) mais
21
cette analyse dépasse le cadre de cet article.
9/ L’entreprise telle qu’on la connaît est-elle en train de disparaître ?
Atlanta : ϕ-entreprise e-entreprise ?
9.1
Assurément non, en tant que telle. L’essence de l’entreprise est inchangée : c’est une aventure
humaine orientée vers un but marchand13, avec comme on l’a dit, à sa racine une prise de
risque acceptée au moins par quelques-uns. Elle continuera à exister, sous une forme ou
une autre, parce que d’une part l’esprit d’entreprendre, d’autre part la nécessité pour la
multitude de travailler pour vivre, perdureront quoi qu’il arrive. La forme est indispensable
à l’être, mais elle n’en est pas la cause, ni matérielle, ni efficiente, ni finale.
Ce qui est en jeu sous nos yeux et entre nos mains, c’est, comme on l’a vu plus haut :
• l’entreprise en tant que communauté de vie (à temps partiel mais considérable) ; lieu
social
• l’entreprise en tant que lieu d’épanouissement des individus (et pas que de burn-out ou
de harcèlements divers, même si…) par le travail (si, si) ;
13 Au sens général, l’entreprise est une aventure humaine, caractérisée par la prise de risque, dont le but n’est pas nécessairement marchand (ex. traverser à pied l’Antarctique, ou créer Emmaüs).
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• la notion même d’œuvre commune, mieux, d’ouvrage (différence entre faire et agir : cf.
saint Thomas d’Aquin ou Hannah Arendt, au choix) ;
• l’entreprise creuset de concrétisation d’innovations ;
• l’entreprise point d’appui de la société pour la propagation de valeurs sociales et mo-
rales (si on donne tant de leçons de morale aux entrepreneurs et aux entreprises, via
notamment la RSE et le développement durable, ce n’est pas seulement parce qu’il y a
des patrons-voyous, du «business dans le business» chez certains employés ou des en-
treprises mafieuses : c’est parce que la difficulté de l’Etat et des collectivités, y compris
les familles, à transmettre et soutenir ces valeurs va croissant. On se raccroche comme
on peut à ce qui apparaît comme relativement stable ; lieu de transmission de savoirs et
de savoir-faire ;
• l’entreprise dans ses interactions positives avec la vie privée (individu, famille, villages,
villes…) ;
• la notion de territorialité de l’entreprise, chère aux différentes normes RSE ;
• peut-être la notion même de RSE : elle s’applique assez bien à l’entreprise de papa, telle
que nous l’avons décrite, la ϕ-entreprise. En revanche l’entreprise sans feu ni lieu14 a
tendance à filer entre les doigts des prescripteurs et des législateurs de hard- ou soft-
law ! Trop liquide (au sens baumanien ;) sans doute. Du coup les fondamentaux de l’ISO
26 000 auront peut-être plus de mal à s’appliquer (notions de territorialité, de travail, par
exemple).
14 Cf. Jacques Ellul, grand pourfendeur de l’idéologie techniciste s’il en fut, avec Heidegger, Husserl, et quelques autres : « Sans feu ni lieu », Seuil, 1975 (écrit en 1951) : concerne la ville et ses dérives, mais se transpo-serait assez bien à l’e-entreprise.
23
9.2
Nous avons restreint cette analyse très succincte au périmètre (de plus en plus flou et poreux)
de l’entreprise. Il est évident que, si elle subit des influences externes majeures (individus,
société, autres corps intermédiaires de la société nationale ou mondiale, parties prenantes
diverses et variées, influences morales, juridiques, idéologiques, médiatiques etc.) elle
n’en influence pas moins son environnement (c’est la racine même de la notion de partie
prenante, c’est aussi un fait constitutif de toute analyse du bien commun et de la hiérarchie
des biens particuliers et commun). Influence technique, comportementale, linguistique etc.
Il y a des effets cybernétiques (stables ou instables ?)
Il est clair également que l’Etat, garant du bien commun et des conditions nécessaires à
un fonctionnement juste de la société (notamment dans sa dimension économique) doit
affronter la question de la transmission du savoir : si les évolutions des savoirs et des savoir-
faire accélèrent exponentiellement, une conséquence mécanique est que l’on n’aura plus
le temps de former des enseignants et des formateurs : ils seront dépassés au moment
même d’entrer en lice. Sauf pour les connaissances et méthodes qui sont le socle de tout le
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reste. Savoir raisonner et manier les fondamentaux de la gestion, des mathématiques, de
la physique, de l’économie etc. restera plus que jamais indispensable. Mais quid des savoirs
et outils et savoir-faire nouveaux dans leur période d’émergence, avant d’être eux-mêmes
dépassés? Ils ne s’apprendront que sur le tas et donc de façon hétérogène. En clair, c’est la
sphère de l’enseignement technique et en partie général qui est en cause.
9.3
La notion même de « temps long » dont doit être dépositaire la société, car il nécessite
des investissements jusqu’à présent hors de portée des intérêts privés (pour combien de
temps ? Gafa, multinationales etc.), cette notion est elle-même remise en cause, on l’aura
suffisamment vu dans cet article. Qui tiendra le rôle de « maître des horloges », cher à
Philippe Delmas (1991) ?
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SANS FEU NI LIEUDe la ϕ-entreprise à l’e-entreprise
Laurent Barthélemy
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LA TROTTINEUSE « Une Vie Simple - World Open Tour »
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