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Usine Citroën en 1948 : ¿espièces de carrosserie sont stockées afin de gagner de hphce. 72

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Usine Citroën en 1948 : ¿espièces de carrosserie sont stockées afin de gagner de hphce.

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La naissance du modèle automobile français

(1934-1973)

Jean-Louis Loubet

*ΎΓ 5 automobile française de l'après-guerre est-elle diffé-1 rente de celle conçue et réalisée dans les autres pays ? • Chaque constructeur a toujours voulu démarquer ses

^ ^ L ^ ^ produits de la concurrence et apporter sinon une originalité, tout au moins quelques caractéristiques propres. La tradition, l'expérience, mais aussi l'adaptation aux conditions locales de circulation tout comme la bonne compréhension des potentialités des marchés ont permis à chaque constructeur de développer puis de se référer à une véritable culture technique personnelle dont certains éléments se retrouvent au niveau national. Les Britanniques, par exemple, sont restés très attachés aux solutions classiques. Un choix qu'ont partagé les Allemands jusqu'aux années soixante-dix, avec toutefois une faveur particulière pour les grosses cylindrées. Et comme l'Europe du sud, et notamment l'Italie, ont largement préféré les petites voitures maniables, souvent dotées de mécaniques vives et nerveuses, on peut de se demander si l'automobile européenne n'est pas une mosaïque de cultures techniques.

La France occupe une place charnière dans le paysage automo­bile, à mi-chemin entre les villes reconstruites et les vieux centres urbains, les autoroutes et les chemins en terre, les fortes densités et les déserts ruraux, les sociétés riches et les économies pauvres. De quoi permettre à la construction nationale de trouver ses propres marques et de donner à la voiture française des caractéristiques originales. Une

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tâche pourtant difficile dans une profession longtemps marquée par les réalisations américaines. Comment le modèle automobile français est-il né ? Dans quelles circonstances les constructeurs vont-ils réussir à s'éloigner de l'Amérique, berceau de l'industrie automobile ? Enfin, comment les constructeurs européens voient-ils les initiatives françaises ? Autant de questions qui méritent quelques éléments de réponse, à la lumière des archives des constructeurs français et des témoignages des principaux acteurs.

LA TRACTION-AVANT ET LA CONQUÊTE DE L'INDÉPENDANCE TECHNIQUE

Si l'automobile est née en France et en Allemagne dans les dernières années du XIXe siècle, son industrie vient d'Amérique. A partir de 1908, la Ford Τ devient le modèle de référence de l'industrie automobile moderne, celle qui souhaite fabriquer des voitures en grande série. C'est un polytechnicien français, André Citroën, qui introduit en Europe la « méthode Ford », pour lancer en 1919 sa première voiture montée à la chaîne, la Type A. Citroën n'a rien laissé au hasard : les méthodes de fabrication, de distribution et d'après-vente viennent toutes d'Amérique. Pour la conception du modèle, il a fait étudier les meilleures voitures américaines. Un comble dans le pays où l'innovation technique a été avant la guerre de 1914 la plus importante du monde. On comprend donc que les Citroën ressemblent tant à des modèles américains : les Β14 de 1926 sont de véritables petites Chrysler, tout comme les C4 et C6 de 1928. Et ces modèles connaissent un tel succès qu'ils hissent Citroën à la première place des construc­teurs français. De quoi pousser Renault et Peugeot, ses plus dangereux concurrents, à regarder aussi vers l'Amérique et y envoyer régulièrement des missions d'étude.

En 1928, Citroën crée à Detroit ses propres services d'achats et de recherches qui doivent travailler parallèlement avec ceux de Paris1. Il peut ainsi commander directement ses emboutis à Philadelphie ou lancer des études à Detroit. Tant pis si les modèles étudiés en Amérique comportent des organes mécaniques qu'il faut d'abord faire industrialiser sur place. L'américanisation des modèles vaut bien l'achat de 40 000 directions et 20 000 boîtes de vitesses en 19292. Au risque d'accentuer encore sa dépendance, Citroën achète aux plus grands spécialistes américains les licences de fabrication des dernières nouveautés : le servofrein à dépres­sion en 1926, la carrosserie tout acier en 1924 puis monopièce en 1932, les moteurs flottants en 1932 proviennent tous de chez Westhinghouse, Budd ou Chrysler. Et au prix de sommes verti­gineuses :250 000$ cash pour le moteur flottant, 600 000$ pour les outillages et la licence de la monopièce 3. Une situation que la crise des années trente rend vite insupportable. Avec l'effondre­ment des ventes en France, il n'est plus question de faire venir des pièces détachées d'Amérique, d'autant que les sommes à rem­bourser à Detroit deviennent de plus en plus lourdes à supporter. André Citroën doit donc se replier sur la France, et sur ses propres centres d'études. Une tâche difficile pour des ingénieurs habitués depuis près de dix ans à trouver leur inspiration auprès des chercheurs concurrents.

Pour sortir de sa dépendance, André Citroën engage en 1933 un ingénieur de l'École supérieure d'aéronautique, André Lefebvre, qui vient de chez Renault après 15 ans passés chez l'avionneur Voisin. Enthousiaste, épris d'idées toujours nouvel­les, Lefebvre n'a pas pu s'entendre avec Renault à qui il a pourtant proposé de faire une petite voiture à traction-avant. Mais sans

succès. Citroën, au contraire, est séduit, au point qu'il lui ordonne de réaliser son projet en quelques mois. Avec une petite équipe très autonome du reste du bureau d'études, Lefebvre rassemble sur la PV - ou Petite Voiture - les idées les plus nouvelles en matière d'automobile. Outre la carrosserie monopièce et le moteur flot­tant déjà montés sur les Citroën, Lefebvre conçoit une monocoque qui supprime le châssis. C'est la condition pour gagner du poids, donc faire une voiture moins chère. Mais les nouveautés ne s'arrêtent pas là. La PV est une traction-avant, la première que l'on va lancer en grande série. Le moteur est en position centrale-avant pour une meilleure répartition des masses. Les roues sont indé­pendantes avec des suspensions à barres de torsion et des freins à commande hydraulique. Malheureusement, Citroën impose ses propres idées pour la mécanique. Après avoir dû renoncer malgré lui à une motorisation Diesel, il ordonne d'utiliser un nouveau moteur accouplé à une transmission semi-automatique inventée par l'ingénieur Sansaud de Lavaud, mais dont la mise au point s'avère encore très incomplète 4.

Les services d'études sont d'autant plus débordés qu'André Citroën est pressé. La PV doit sortir au plus vite pour relancer les ventes et arracher la société de ses difficultés financières. Mais Citroën s'obstine à mettre au point le dispositif Sansaud de Lavaud dont il veut s'assurer l'exclusivité mondiale pour la France, la Grande Bretagne et les Etats-Unis. Une preuve qu'il a bien tiré certaines leçons du passé. Hélas, en mars 1934, il faut se rendre à l'évidence : le système ne marche pas et depuis deux mois, les premiers modèles de présérie sortent des chaînes sans transmis­sion. Une nouvelle boîte de vitesses est mise en chantier 5, au moment où surgissent d'autres problèmes techniques. Les carros­series et les suspensions arrière cassent comme du verre, les amortisseurs s'effondrent et les joints de transmission ne résistent pas plus de 500 km. Il est clair qu'une voiture aussi nouvelle nécessite une mise au point infiniment plus longue que ses devancières, surtout pour un bureau d'études peu expérimenté pour les tâches de longue haleine. On comprend donc que la montée en fabrication soit si difficile : de février à mai 1934, il faut plus de 2 300 heures de main d'œuvre pour fabriquer une Traction, contre 600 à 650 heures pour le modèle de la gamme précédente 6. Jamais la sortie d'une nouvelle voiture ne s'est faite avec autant de mal.

Malgré ces difficultés, le lancement de la Traction est loin d'être un événement négatif. Certes, les premiers clients ne sont pas prêts d'oublier la multitude des pannes, et le réseau commer­cial a été rudement mis à l'épreuve. Mais l'apparition de la Traction a une toute autre signification : elle correspond à la naissance d'une nouvelle génération de voitures qui va devenir pendant vingt ans la référence automobile internationale. Entiè­rement pensée par une seule et même équipe technique, la Traction est un produit homogène. Et les concurrents ne s'y trompent pas. A partir de 1934, Peugeot réalise toutes ses études comparatives à partir d'une Traction. Mercedes et Volvo sont les premiers à en commander un exemplaire pour la tester et l'étu­dier. Outre cette homogénéité, tous les spécialistes apprécient des qualités exceptionnelles de tenue de route, de maniabilité et de sécurité. Suprême reconnaissance, trois industriels américains tentent d'en acheter la licence de fabrication 7. Ce renversement total de situation montre que l'industrie automobile française retrouve ses qualités novatrices qui ont fait toute sa renommée passée, qu'elle sort de la dépendance américaine et qu'elle prend du même coup une autonomie essentielle pour son développe-

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Fig. 1 - La 202 Peugeot en 1938. Fig. 2 - Une Traction-Avant Citroën équipée du nouveau pneu Michelin "Pilote" en 1937.

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ment et son rayonnement futurs. Et si Hupp, Cord et Hudson-Essex ne peuvent s'entendre avec Citroën sur le prix de la licence de montage de la Traction aux Etats-Unis, c'est uniquement en raison de la situation catastrophique de la firme française : Citroën monte les enchères pour trouver de l'argent frais quelques mois seulement avant le dépôt de bilan 7. Une chose est pourtant sûre. Avec la Traction et grâce à Citroën, l'automobile française sort de l'anonymat dans lequel elle était tombée depuis quelques années.

VERS LE MODÈLE FRANÇAIS

Repris par Michelin, Citroën choisit en 1935 une stratégie de sortie de crise qui ne se borne pas aux habituelles réductions d'effectifs et de coûts. Citroën mise sur le succès de sa Traction. Peugeot et Renault comprennent très vite qu'il leur faut réagir et étudier des modèles allégés. Mais il faut surtout voir à plus long terme, et aller plus loin que la Traction. Il faut envisager la production d'un véhicule plus petit et plus léger que la tradition­nelle « voiture moyenne » pour ainsi mieux répondre aux besoins du marché et permettre des séries plus longues. « L'innovation, mais aussi l'abaissement des coûts de revient sont une question d'imagination, de compétence technique et de travail », se plaît à répéter Pierre Michelin, le nouveau patron de Citroën 8.

En observant trois des nouveautés que chaque grand cons­tructeur se prépare à sortir entre 1937 et 1939, il est facile de mesurer les efforts que chacun a accomplis dans la modernisation structurelle du produit. Séduit par les réalisations allemandes, Renault opte pour la facilité, en lançant en 1937 la Juvaquatre, une copie de l'Opel Kadett proposée en version deux portes et équipée d'un moteur 5 CV. Cette voiture rassemble peu d'élé­ments nouveaux, exceptée la monocoque. Délaissée par un réseau commercial qui ne croit pas en un modèle deux portes, la Juvaquatre est nettement dominée par la 6 CV Peugeot, la 202 : en 1939, Peugeot réussit à en vendre trois pour une seule Juvaquatre 9. La 202, conçue comme « un modèle 4 places de 750 à 800 kilos, à peu près 20% moins cher que la 402, avec un équipement à peine inférieur à celui d'une voiture moyenne... » est un grand succès. C'est « la meilleur marché du Salon 1938, compte tenu de sa conception et de son équipement10 » estime-t-on chez Peugeot. « L'expérience montre que la clientèle veut pour les voitures les plus économiques tous les progrès qu'on peut lui offrir n ». Il n'est pas question de diminuer les prix de revient d'un modèle populaire en renonçant aux progrès techniques comme les boîtes de vitesses synchronisées, les roues indépendantes, les amortisseurs hydrauliques ou les moteurs sans chemises, sans culbuteurs ou à deux paliers. Pas question non plus de supprimer les emboutis pour une voiture qui ne peut pas être inférieure à 5 CV pour trouver preneur : « le caractère économique essentiel, c'est l'économie d'utilisation, d'entretien et d'amortissement », dit-on chez Peugeot. « Il vaut mieux demander 2 000 francs de plus pour un véhicule qui consommera moins, qui comportera une dépense infime de réparations et qui gardera une valeur élevée... sur le marché de l'occasion n ». Michelin est loin de partager une telle opinion. Il est même prêt à bouleverser le concept de l'automobile économique. Dès 1937, Citroën imagine un modèle à quatre places de moins de 400 kilos, de seulement 3 CV, et qui réussit à ressembler à une automobile et non à une voiturette ou un cycle-car. Avec le projet TPV - ou Tout-Petit-Véhicule -Citroënsouhaite « réinventer »l'automobilepopulaire en adoptant des solutions techniques audacieuses. Une véritable

révolution qui ne peut toutefois être menée à terme puisque les modèles de presèrie sortent en septembre 1939, avant même l'achèvement des ultimes mises au point12. Si la guerre empêche de mesurer pleinement l'impact de toutes ces nouveautés, les préparatifs ou lancements des TPV, 202 et même Juvaquatre témoignent de la vitalité des constructeurs français. Avec la Traction-avant et les voitures économiques, le modèle automo­bile français est en pleine mutation. Les premières ébauches de ce qui va devenir la voiture d'après-guerre sont déjà lancées.

LA VOITURE DE L'APRÈS-GUERRE ET LA FIN DU MODÈLE AMÉRICAIN

La guerre ne brise pas ce foisonnement d'idées. Mais l'interdiction faite par l'occupant d'étudier toute nouvelle voi­ture, l'absence de nombreux ingénieurs, sans compter le manque d'argent dû au ralentissement des affaires, les difficultés de circulation ou le rationnement de l'essence, rendent la situation bien difficile. C'est donc dans la clandestinité, dans un isolement technique absolu que les constructeurs doivent travailler. Chez Renault, face à l'attitude conciliante du patron vis-à-vis de Vichy, plusieurs ingénieurs décident de poursuivre secrètement l'étude d'une petite 4 CV. Chez Citroën, grâce à l'appui total des dirigeants, les techniciens se lancent non seulement dans une refonte complète du TPV et l'étude d'un fourgon à traction-avant, mais ils poursuivent leurs essais sur l'injection d'essence et entament des recherches sur l'hydraulique. Les projets ne man­quent pas non plus chez Peugeot. On décide en effet de préparer dans le plus grand secret un nouveau centre d'études capable de regrouper les derniers perfectionnements de la recherche 13. Les dirigeants sont convaincus que l'avenir de la profession passe par un accroissement du potentiel de recherches. Après la guerre, il faudra consacrer plus d'argent aux études, probablement l'équi­valent d'un pour cent du chiffre d'affaires, contre 0,75 % en 1938 14.

L'aggravation de la situation économique pendant l'Occu­pation permet de mettre en évidence les caractéristiques particu­lières du modèle d'après-guerre. Sa conception doit tenir compte des pénuries et donc de l'augmentation du prix des métaux rares, de la désorganisation des réseaux de réparations, ainsi que de l'affaiblissement général des pouvoirs d'achat. Cette automobile doit réunir plusieurs qualités comme l'économie d'utilisation et d'entretien, une robustesse à toute épreuve et surtout un prix d'achat particulièrement bas. Autant de caractéristiques qui plaident pour la petite voiture et qui ne peuvent qu'éloigner définitivement l'automobile française du modèle américain. Il faut tourner la page. « Pendant quelques années..., assure-t-on chez Citroën, sur les [différents] marchés appauvris par la guerre, beaucoup de gens ne pourront plus se permettre l'achat de voitures de type américain. De nombreux usagers rechercheront le simple moyen de transport dans la conception duquel la qualité et la sécurité étant bien entendu respectées, le souci d'économie sans doute sous toutes ses formes primera les préoccupations courantes du confort et de la vitesse 15 ». Le message est le même chez Peugeot : « les Français doivent dorénavant acheter des services de kilomètres bon marché... même si ce doit être un peu au détriment du confort, du silence, de la perfection d'équipement et de la présentation 16 ». Au lendemain de la guerre, ce choix technique peut même devenir un avantage stratégique : « Jus­qu'ici, explique-t-on chez Citroën, la technique américaine s'est

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penchée beaucoup moins que nous sur de tels problèmes. Il y a là un élément de réussite dont nous devrions savoir profiter 15 ». Il faut donc s'engouffrer dans ce créneau délaissé par la plus puis­sante industrie automobile mondiale, et donner ainsi à l'automo­bile française une nouvelle identité.

Les techniciens de Citroën reconnaissent qu'il « reste beaucoup à faire sur le poids, le confort, le silence, l'utilisation économique, le choix des matériaux, et donc le prix des automobiles 17». L'axe principal de travail reste l'allégement, sachant qu'une baisse de 30 % du poids peut permettre une réduction de prix de 20 %. Il faut poursuivre l'exemple de la Traction qui en 1934 pesait déjà 265 kilos de moins que la 8 CV qu'elle remplaçait. Un ingénieur indépendant, Jean-Albert Grégoire, est même persuadé qu'il faut entièrement repenser les automobiles de demain. Grâce au concours de l'Aluminium français, il se lance en janvier 1941 dans l'étude d'une petite voiture à quatre places ultra légère, un modèle à traction-avant de moins de 400 kilos, malheureusement horriblement cher à fabriquer puisque 20 % plus cher qu'une 202. Citroën en sait quelque chose : en reprenant l'étude du TPV, il s'est aperçu que le prix de revient était 40 % plus élevé que prévu 18. Non seulement l'allégement doit être mené sans un recours systématique aux métaux rares, mais compris comme un élément de progrès et non une fin en soi. Renault l'a bien compris. En choisissant en 1946 des tôles de 7/10eplutôt que les habituelles 9,5/10e pour sa 4 CV, la Régie vise une coque de 450 kg pour pouvoir utiliser un petit moteur de 760 cm3 de seulement 19 CV qui ne consomme que

6 litres aux 100 19. Et l'exemple est loin d'être unique. Grâce à des carrosseries extrêmement légères, les prototypes Grégoire et Citroën sont équipées de minuscules moteurs de 600 et même 375 cm3. Ces voitures revendiquent des consommations records, de 4 à 5 litres aux 100, soit un atout essentiel dans une économie de pénurie où le carburant reste rare et cher. Et ces progrès ne concernent pas seulement les petites voitures. Ils touchent les modèles plus importants et témoignent d'une nouvelle philosophie de l'automobile française. En 1948, Peugeot équipe sa nouvelle

7 CV203 d'un moteur à culasse hémisphérique, jusqu'ici réservée aux voitures de compétition. Les ingénieurs parlent « d'un moteur silencieux, aux reprises foudroyantes et de consommations particulièrement mesurées 20 ». Bien épaulé par une boîte de vitesses au quatrième rapport surmultiplié, le moteur Peugeot ne consomme que 8 litres aux 100, soit 12 % de moins que la Traction de 1934. Avec la fâcheuse manie des pouvoirs publics de taxer l'automobile selon la cylindrée, les motoristes français font des prouesses. Ils excellent dans l'art de tirer des chevaux sans affoler les consommations, dans le « travail du rendement20 ». Comme celui de la 203, le moteur de l'Aronde Simca affiche une puissance au litre supérieure à 30 CV, et pour une consommation toujours modérée. Quant à la Dyna Panhard, fruit de l'étude Grégoire, ses motoristes annoncent 44 CV au litre et une vitesse de rotation du moteur de 5 000 t/mn. Une révolution, surtout si l'on compare ces performances à celles des vénérables Citroën C4

Fig. 1 - 203 Peugeot, 1948.

Fig. 2 - 403 Peugeot, 1956.

Fig. 3 - 404 Peugeot, 1960.

Fig 4 - 204 Peugeot, 1965.

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ou Renault Monaquatre du début des années trente, qui n'atteignaient même pas les 20 CV au litre pour des poids bien supérieurs à la tonne, et des consommations proches des 12 à 15 litres aux 100. Avec la guerre, la voiture française s'est métamorphosée : elle est devenue plus légère, à la fois plus économique et plus brillante, souvent plus maniable comme pour mieux s'adapter à un réseau routier fort dense, mais encore trop mal entretenu. C'est toute une nouvelle conception de la voiture française qui vient de naître.

L'APPORT ESSENTIEL DE CITROËN

L'outil de la réussite est le bureau d'études. Les dirigeants de Citroën - Michelin, Boulanger ou Bercot 21 - ne s'y trompent pas. Ils vont apporter leurs idées, leurs convictions et construire ce que beaucoup de spécialistes considèrent comme l'un des meilleurs centres de recherches du monde. Pierre Michelin, le premier, apporte un nouvel esprit : la mobilisation des techniciens au service de l'entreprise. Une bonne étude, ce n'est pas seulement une bonne idée, c'est aussi veiller à diminuer les coûts de fabrica­tion, à supprimer les modifications en cours de série, et à éloigner la concurrence. C'est toute la philosophie Michelin que le jeune président tente d'apporter à Citroën. Et la firme de pneumatiques montre l'exemple. En 1936-37, elle lance deux nouveaux produits, le « metallic » et le « pilote », où des tresses métalliques rempla­cent les nappes de coton pour empêcher les risques d'échauffement et donc d'éclatement. La gomme végétale qui représente 50% du prix de revient est réduite de près de 15 %. Michelin prend de ce fait une bonne longueur d'avance sur ses concurrents, en atten­dant la mise au point du pneu à carcasse radiale22. Grâce à Michelin, tout acquis à l'innovation technologique, Citroën est en mesure de poursuivre l'effort entrepris avec la Traction-avant.

Avec Pierre Boulanger, jamais un président d'entreprise n'a passé autant de temps sur les pistes d'essais. Bien que n'étant pas technicien 23, il est féru d'aviation et en partage avec André Lefebvre une véritable passion. Tous deux imaginent de transférer vers l'automobile plusieurs conceptions aéronautiques comme la légèreté, la rigidité, ou le recentrage des masses. Le projet TPV-2 CV s'inscrit dans cette perspective d'innover et de prendre une avance technique décisive. Les chercheurs s'en donnent à cœur joie, Boulanger leur donnant la plus belle des consignes, celle de « [tout étudier], même ce qui est déraisonnable 24 ». Il sera tou­jours temps, après coup, de trier parmi les innovations. Rien d'étonnant que la plus petite des Citroën ne demande des recherches aussi longues. Mais le prototype rassemble tellement d'originalités que la mise au point est difficile, nécessitant d'inces­santes modifications. Et l'organisation du bureau d'études n'ar­range rien. Pour ne pas lancer un modèle à cours de mise au point, la direction accepte les délais très longs. De plus, les chercheurs ont tendance à négliger les problèmes d'industrialisation. Or le service des Méthodes techniques qui surveille la faisabilité des projets, intervient trop tard dans le processus de l'étude et surtout après l'accord préalable de Boulanger. Car la présence du prési­dent dans la marche quotidienne de la recherche complique encore les choses. Aucune modification ne peut être lancée sans l'accord de Boulanger. Très accaparé par ses fonctions adminis­tratives, il ne peut consacrer assez de temps pour assurer le suivi de l'étude 25. Rien d'étonnant que le TPV ne soit pas encore prêt en 1939. Et lorsqu'en 1948, la 2 CV est enfin présentée au public, le choix du moteur et de son système de refroidissement n'est

toujours pas arrêté. De quoi s'interroger sur la capacité de l'entreprise à boucler une étude. Et sans la décision de Boulanger - prise brutalement, à l'insu du bureau d'études - de lancer le modèle en chaîne à partir d'avril 1949, il semble bien que le prototype aurait encore subi une foule de modifications.

Mais la 2 CV est bien dans la lignée de la Traction. Une fois encore Citroën innove. Les spécialistes voient dans cette voiture « une nouveauté absolue, une création inédite, un véhicule entiè­rement différent de tous ceux qui circulent aujourd'hui..., la première qui soit susceptible de faire faire un nouveau progrès à la motorisation 26 ». Outre la traction-avant, la souplesse de la suspension à interaction27, le toit et les sièges en toile, le moteur bi-cylindre à plat refroidi par air, la structure de la carrosserie en profilés, c'est la physionomie générale de la voiture qui surprend le plus. Si beaucoup la trouve laide, tous s'accordent à reconnaître une habitabilité exceptionnelle pour un modèle économique de moins de 500 kilos. Avec une nouvelle conception du minimum automobile, Citroën ne conçoit pas la voiture populaire comme la simple réduction d'une berline moyenne. Le constructeur préfère créer un véhicule rustique, capable de transporter aisément quatre adultes et leurs bagages au moindre coût possible. Annoncée en 1948 au prix de 185 000 francs, contre 245 000 francs pour la 4 CV Renault, la 2 CV, première « automobile-outil de tra­vail 28 » est un véritable événement.

A son tour, Pierre Bercot apporte sa marque aux centres d'études Citroën. Il veut aller plus loin que ses prédécesseurs, et rêve de perfection technique. S'il intervient fort peu dans le déroulement des études, c'est d'abord parce qu'il n'est pas tech­nicien - Pierre Bercot est juriste - et qu'il s'appuie entièrement sur l'équipe de Lefebvre. Mais c'est aussi parce que le progrès technique et l'innovation constituent davantage les éléments de sa stratégie d'entreprise que l'expression d'une passion personnelle. L'évolution de l'étude de la « VGD » - Voiture de Grande Diffusion - , la remplaçante de la Traction, est particulièrement significative. Alors que Boulanger imagine le futur modèle comme une simple évolution du concept de 1934, Bercot y voit au contraire l'occasion de faire un véhicule hors du commun et par là même hors de portée de la concurrence. En 1951, au lendemain de la disparition de Boulanger, le projet VGD est entièrement remanié. André Lefebvre a les mains libres pour laisser libre court à sa passion et à son imagination débordante. Après les tergiversations autour du programme TPV, Pierre Bercot permet la revanche des études sur la fabrication.

Pour Citroën, la perfection technique tient en trois mots : aérodynamisme, légèreté et tenue de route. Ces idées vont guider de 1951 à 1955 toute l'étude de la DS 19. Pour offrir une moindre résistance à l'air, Lefebvre et le styliste Bertoni dessinent une carrosserie originale qui n'est pas s'en rappeler le profil d'une aile d'avion. Le résultat est spectaculaire. Outre une indiscutable pureté des lignes, l'avantage technique est indéniable : pour atteindre 120 km/h la DS utilise 14 % de puissance en moins que la Traction. Et avec un moteur 6 cylindres à plat conçu par l'ingénieur Becchia, la DS devrait pouvoir franchir sans difficulté le cap des 150 km/h, une vitesse jusque-là réservée aux seules voitures de sport. Deuxième atout, la légèreté. Lefebvre choisit de doter la DS d'un châssis extrêmement rigide sur lequel est assemblée une simple carcasse métallique. La carrosserie est composée d'éléments interchangeables comme les portes, les ailes et les capots. C'en est fini des carrosseries monocoques que Citroën a pourtant imposées à tous ses concurrents. Et la DS

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regroupe d'autres astuces. Pour gagner du poids et abaisser le centre de gravité, Lefebvre mise sur l'originalité : matière plasti­que pour le toit et le tableau de bord, Plexiglas pour la lunette arrière, vitrage de plus faible section pour les glaces latérales. Restent les qualités dynamiques de la voiture où Lefebvre excelle véritablement. Tout est logique à ses yeux. « Pour une bonne tenue de route, la traction-avant doit avoir une répartition du poids très inégale : il faut charger l'avant. Mais le poids sur l'avant impose trois contraintes : des freins puissants et bien équilibrés malgré le train arrière peu chargé, une direction assistée et enfin une suspension qui puisse accepter la charge inégale des deux trains roulants 29 ». Pour résoudre cette équation, les techniciens de Citroën ont plusieurs solutions, comme les freins à disques sur lesquels ils travaillent depuis 1949 et surtout l'hydraulique. Sous la conduite de Paul Mages, un ingénieur-maison, les techniciens mettent au point une centrale hydraulique à haute pression capable de commander le freinage, la direction, l'embrayage et la boîte de vitesses. Et en utilisant l'hydraulique pour les suspensions, ils bousculent tous les acquis. « Pour la première fois, affirment-ils, il est possible de concilier l'inconciliable, c'est-à-dire le confort et la sécurité qui nécessitent des réglages radicalement opposés. En remplaçant l'élasticité des ressorts d'acier par l'élasticité d'un gaz comprimé, la suspension hydropneumatique 30 est une étape sérieuse vers la suspension parfaite 31 ». Une déclaration qui ré­sume à merveille l'esprit qui règne chez Citroën. La OS est tout un symbole. Symbole d'une réussite technologique, du haut degré de compétence du bureau d'études, mais aussi symbole de l'orgueil démesuré d'un président épris d'originalité par souci d'élégance et de prestige. Pour Pierre Bercot, la OS devient le

porte-drapeau de la technologie française. Et si la DS n'est qu'une étape vers la perfection, la SM, lancée en 1970, doit se rapprocher un peu plus de l'idéal tant recherché, mais au risque de s'éloigner davantage des véritables possibilités du marché.

L'ÉMULATION TECHNIQUE

Les constructeurs français sont impressionnés par Citroën qui ouvre des voies nouvelles, crée des techniques originales et novatrices. L'émulation se développe car « il faut cet aiguillon irremplaçable qui est la lutte entre les bureaux d'études concur­rents 17 ». En 1961, soit 27 ans après Citroën, Renault adopte la traction-avant pour sa R4 32. Peugeot et Simca s'y rallient à leur tour en 1965 et 1967. Progressivement, tous trois vont multiplier les modèles à traction-avant. Ce changement de stratégie techni­que s'explique d'abord par la longue expérience de Citroën qui montre qu'il n'y a plus de difficultés techniques. Ensuite ce type de transmission jouit d'une solide réputation de sécurité ou tout au moins de facilité de conduite. Enfin, il y a l'avantage financier : une traction - comme une « tout-à-1'arrière » — coûte moins cher qu'une voiture classique du fait de l'abandon de l'axe et du tunnel de transmission. Le « tout-à-1'avant » progresse vite. Si en 1950,

Fig. 1 - Prototype de la 2 CVen 1938.

Fig. 2-2 CV Citroën, 1948. Première « automobile-outil de travail ».

Fig. 3 - André Lefebvre (1894-1964).

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27 % de la production française 33 est à traction-avant, 20 ans plus tard, la proportion est renversée, on ne compte plus que 21 % de propulsions. Mais il y a plus important : en passant au « tout-à-l'avant », l'automobile française entraîne dans son élan les plus grands constructeurs européens. Dès 1959, British Motor Corp. lance sa première traction-avant, la Mini, avant de proposer d'autres modèles. En Allemagne, Ford est le premier grand constructeur à s'intéresser au « tout-à-1'avant » en 1962 avec les Taunus 12 et 15 M. Pourtant il revient en 1971 aux conceptions classiques, et ce n'est qu'en 1976, qu'il décide enfin de généraliser la traction sur ses petits modèles Fiesta, puis Escort III. L'évolu­tion n'a pas été facile, et permet de comprendre pourquoi Fiat et Volkswagen vont utiliser le savoir-faire de petits constructeurs filialisés pour mener à bien leur mutation technique. Les premiè­res tractions de Fiat sont inspirées des réalisations d'Autobianchi. Avec les Primula (1964) et A 112 (1969), Fiat est en train de parfaire la mise au point de ses 128 (1969) et 127 (1972). La démarche de Volkswagen est à peine différente. Sa première traction, la Κ 70 (1970), provient d'une étude menée par N.S.U. dont il vint d'acquérir le contrôle un an plus tôt. De 1973 à 1975, le renouvellement complet de sa gamme montre que l'entreprise sait utiliser l'expérience d'une autre société du groupe, la firme Audi, considérée comme l'héritière technologique de D.K.W-Auto Union 34. Les Volkswagen Passat et Polo sont directement inspirées des Audi 100 et 50. Grâce à la Golf, Volkswagen réussit à remplacer sa vénérable Coccinelle, et à passer définitivement au « tout-à-Pavant ». Ce sont donc les plus grands constructeurs européens qui suivent, en quelques années, l'exemple français. La traction-avant qui faisait toute l'originalité de Citroën, puis la qualité des constructeurs français, devient la caractéristique ma­jeure de l'automobile européenne. Grâce à André Citroën, la voiture française avait bel et bien ses 40 ans d'avance.

Si l'émulation autour de Citroën fait progresser toute la voiture européenne, il reste que le challenge est particulièrement important en France. Peugeot et Renault veulent bien abandon­ner l'avant-gardisme à Citroën, mais pas l'esprit d'innovation. La sortie en 1965 de la 204 Peugeot - une 6 C V - en témoigne largement. Rassembler sur un même modèle, la traction-avant, le moteur et la boîte de vitesses en position transversale, les organes mécaniques coulés sous pression en aluminium, les freins à disques à l'avant, les suspensions indépendantes, constitue une prouesse de premier ordre. Et comme la 204 n'est ni une petite voiture, ni un modèle moyen, on comprend que Peugeot vient de bousculer toute sa tradition technique. Si le directeur-général de Peugeot « accepte d'emblée ce projet d'implantation technique révolutionnaire... sans avoir vu le moindre prototype 35 » c'est que son directeur des études, Marcel Dangauthier, l'a convaincu d'avantages financiers et industriels en plus de l'intérêt technique. Outre l'apport de la traction-avant qui abaisse les coûts et améliore les qualités dynamiques de la voiture, l'utilisation de l'aluminium sous pression pour les organes mécaniques permet des cadences plus importantes et donc des prix moins chers. Pour Peugeot, nouveauté doit aussi rimer avec rentabilité.

La nomination de Pierre Dreyfus en 1955 à la tête de la Régie correspond à une profonde réflexion sur la nature des produits. Il faut en finir avec une Frégate qui ne réussit pas à percer et imaginer une nouvelle petite voiture. On a beau décliner le concept de la 4 CV sous les noms de Dauphine, R8 ou RIO, le « tout-à-1'arrière » n'a plus guère d'avenir. Pierre Dreyfus, qui voit l'automobile en sociologue plutôt qu'en technicien, imagine des

voitures pratiques, utiles, qui s'adaptent aux différents besoins des familles. L'idée d'une voiture à la fois de travail et de loisir se dessine. Et lorsqu'il lance en 1958 le projet de la remplaçante de la 4 CV, il imagine un modèle encore plus pratique que la 2 CV. Il ne s'agit pas de copier la petite Citroën, mais de la prendre comme référence ou comme objectif à atteindre 36. Preuve de la reconnaissance de Renault du savoir-faire de Citroën. Pour concevoir une voiture fonctionnelle, peu coûteuse et aussi capable de devenir la base d'un développement futur des modèles Renault, les ingénieurs se tournent naturellement vers la traction-avant. Comme sur la 2 CV, ils mettent au point une suspension souple à grand débattement- mais avec barres de torsion - et choisissent une armature de carrosserie en profilés. Si le refroidissement du moteur est à eau, il n'y a pas comme sur la 2 CV d'entretien. Les ingénieurs de Renault inventent un circuit scellé qui supprime les contraintes passées. Mieux que la 2 CV, la nouvelle R 4 roule à 110 km/h, et est surtout dotée d'un plancher plat et d'une large porte arrière qui permet de transformer l'utilisation de la voiture d'une berline à un break. L'arrivée de la R4 montre à Citroën qu'il est difficile pour un précurseur d'affronter un concurrent qui a pris le temps de comprendre, voire de moderniser son idée originelle. Aussi, pour épauler son irremplaçable 2 CV, Citroën lance en 1968 la Dyane, une 2 CV dotée d'une nouvelle carrosserie à cinq portes. Pendant plus de 30 ans, l'automobile française est la seule à proposer deux, puis trois véhicules économiques de plus de 3,5 mètres de long. Aucun constructeur au monde n'osera relever le défi français et venir concurrencer ces différents modèles.

Si la R4 constitue pour Renault le premier pas d'une réflexion originale sur l'automobile, la RI 6, présentée en 1965, est bien l'expression d'un nouveau concept du véhicule. Équipée d'une cinquième porte arrière très inclinée - le hayon - , la R 16 n'est ni une berline, ni un break, mais une synthèse originale de deux types de carrosserie, donc de deux modes d'utilisation. Renault fait évoluer la solution classique du volume automobile qui partageait une carrosserie en trois éléments distincts, le compartiment moteur, l'habitacle et le coffre à bagages. La Renault 16 est d'une structure bi-corps : le coffre fait partie de l'habitacle, et la mobilité de la banquette arrière permet de faire évoluer un des volumes par rapport à l'autre. Renault invente ainsi la « voiture à vivre », celle qui est aussi à l'aise à la ville qu'à la campagne, au travail qu'en week-end. La traction-avant, les suspensions à barres de torsion, les freins à disques, le moteur en aluminium sous pression, toutes ces solutions modernes s'effa­cent devant l'habitabilité hors du commun de la voiture. L'automobile française n'est plus seulement douée de brillantes qualités dynamiques. Elle réussit maintenant à allier technique et « fonctionnalité ». Plus de trente ans après Citroën avec sa Trac­tion 7 CV, Renault ouvre avec sa RI 6 des voies nouvelles, celle des voitures cinq portes que chaque constructeur généraliste euro­péen - et plus tard japonais - va progressivement intégrer dans sa gamme.

Renault ne s'arrête pas en si bon chemin. En 1972, il présente au public la R5, un modèle qui va profondément marquer son temps. Malgré l'utilisation des éléments mécaniques de ses devancières, la R5 innove largement. Un de ses créateurs, Claude Prost-Dame, l'explique très clairement37 : « Le concept nouveau était la cible, associé à un style et à des technologies adéquates. La voiture ne visait plus l'artisan, l'agriculteur ou la famille modeste... On faisait cette fois une voiture pour la femme : un petit objet aux formes souples en harmonie avec l'esthétique

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féminine, n'ayant que deux portes pour mener les enfants à l'école en toute sécurité à l'arrière, un hayon facile à lever devant un coffre commode pour le supermarché. Point de saillies extérieures agressives avec des poignées d'ouverture des portes intégrées dans la forme et des boucliers... en stratifié remplaçant pour la première fois les vieux pare-chocs... toujours bosselés... On y avait confiné au maximum les servitudes mécaniques : la suspension arrière à lame de torsion et les roues aux quatre coins élargissaient le volume du coffre ; le système de chauffage intégré dans le tablier ne faisait aucune saillie dans l'habitacle... ». La R5 devient vite le plus beau succès commercial de l'automobile française, hissant Renault à la tête des constructeurs européens. La réussite est si grande qu'elle oblige tous les états majors concurrents à s'intéresser de très près à ce nouveau concept.

Reste enfin Simca, dont les modèles n'ont jamais soulevé un grand enthousiasme, faute de réelle culture technique. L'Aronde, présentée en mai 1951, était la première réalisation de la marque. Tous les modèles précédents venaient des centres d'études de Fiat. Le rachat de Simca par Chrysler en 1958 n'arrange rien car les Américains imposent des modèles manquant d'homogénéité : tout-à-1'arrière pour la Simca 1000, moteur avant et roues arrières motrices pour les 1300-1500, traction-avant pour la 1100. Et il ne s'agit pas seulement d'un manque de tradition technique. Pour réussir sur les marchés européens, les Américains considèrent qu'il

Pierre Dreyfus, nommé directeur de h Régie Renault en 1955, photographié en 1975 devant une R 16.

faut suivre la concurrence, et « faire ce qui marche ». Si la Simca 1000 n'est pas s'en rappeler les petits modèles de la Régie, comme la Dauphine ou la R8, la 1100 est une brillante synthèse de la 204 Peugeot et de la Renault 16. Maîtrisant les principaux éléments de la culture automobile française, Simca est alors en mesure d'entraîner dans son élan l'ensemble des filiales de Chrysler-Europe. Mais malgré les souhaits de la direction commerciale, les responsables hésitent à regrouper les centres techniques euro­péens autour de ceux de Simca 38. Et il faut attendre l'échec des modèles 160 et 180, deux lourdes berlines conçues dans la tradition anglo-américaine sous la direction de Rootes, pour voir enfin les Américains se tourner vers les ingénieurs français. Avec le lancement en 1974 des Simca 1307 et 1308 - u n e version modernisée du concept de la Renault 16 - tous les observateurs peuvent enfin mesurer les résultats de la restructuration technique de Chrysler-Europe et surtout l'ascendant pris par les bureaux d'études français sur ceux de Grande-Bretagne. Après Citroën, Peugeot et Renault, puis maintenant Simca, la voiture française est bel et bien devenue au début des années soixante-dix, le modèle de référence automobile.

En moins de vingt ans, l'automobile française est sortie de sa dépendance étrangère. Le mérite en revient d'abord aux dirigeants de Citroën qui ont su motiver leurs équipes de recher­ches, puis utiliser leur compétence. La Traction-avant, la 2 CV, la DS 19 ou la SM sont l'expression d'un savoir-faire technologi­que de haut niveau. Par ces réalisations, Citroën a tout simple­ment créé de nouvelles valeurs de jugement et d'évaluation. Les qualités d'une automobile ne se mesurent plus en taille, en volume ou même en puissance ; on parle désormais de qualités dynami­ques, de sécurité active et même d'agrément. Mais le mérite n'en revient pas au seul Citroën, car celui-ci a entraîné plusieurs de ses concurrents dans le dynamisme de la création. Bien que refusant de s'engager dans un avant-gardisme aux conséquences financiè­res incertaines, Peugeot, Renault et plus tard Simca ne se sont pas laissés trop distancer. Même si leurs motivations divergent, ils ont compris la nécessité de s'éloigner des productions trop tradition­nelles, et vu l'intérêt de concevoir des produits différents, souvent originaux, où confort, sécurité puis « fonctionnalité » se rejoi­gnent. Ainsi est née l'automobile française. Que ce soit la volonté d'innover pour se démarquer des concurrents, l'envie d'offrir autre chose pour répondre aux nouvelles aspirations de la clien­tèle, ou plus simplement la volonté de conquérir de nouveaux marchés, les constructeurs français permettent à la voiture de progresser très vite. Mieux, de devenir par ses qualités, un exemple et même un modèle dont tous les industriels, européens et plus tard japonais, vont largement s'inspirer. De 1935 à 1973, la voiture française a non seulement conquis son autonomie, mais elle s'est bâtie une solide réputation, celle de « voiture intelli­gente 39 » comme l'écrit en 1970, la presse spécialisée allemande.

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Notes

1. Réunions du conseil d'administration de la Société Anonyme André Citroën, 12 décembre 1928 et 7 mars 1929,

2. Réunions du conseil d'administration de la Société Anonyme André Citroën, 15 mai et 11 octobre 1929.

3. Réunions du conseil d'administration de la Société Anonyme André Citroën, 12 décembre 1931 et 11 avril 1932.

4. Réunions du conseil d'administration de la Société Anonyme André Citroën, 28 septembre et 16 novembre 1933.

5. Réunion du conseil d'administration de la Société Anonyme André Citroën, 8 mars 1934.

6. Réunion du conseil d'administration de la Société Anonyme André Citroën, 12 avril 1934.

7. Réunions du conseil d'administration de la Société Anonyme André Citroën, 25 octobre et 22 novembre 1934.

8. P. Michelin, allocution à l'assemblée générale de la Société Anonyme André Citroën, 10 décembre 1937.

9. F. Picard, l'Epopée de Renault, Paris, Albin-Michel, 1976, p. 376, et P. Ffidenson, Histoire des usines Renault, 1 : naissancede la grande entreprise, 1898-1939, Paris, Seuil, p. 359.

10. Propos rapporté par E. Mattern (Directeur technique de Peugeot), Rapport sur le Salon 1938, octobre 1938.

11. Note confidentielle à la direction générale de Peugeot n° 1467, non

datée, p. 15.

12. Note manuscrite en annexe de la réunion du conseil d'administration de la Société Anonyme André Citroën, 5 juin 1939.

J. Borgé et Ν. Viasnoff, la2CV, Paris, Balland, 1977, p. 191. J.-L. Loubet, la Société anonyme André Citroën, thèse de doctorat de troisième cycle, Nan terre 1979, p. 641.

13. J.-L. Loubet, les Automobiles Peugeot, histoire d'une entreprise, Paris,

Economica, p. 543.

14. Note confidentielle à la direction générale de Peugeot n° 1563, non datée, p. 10.

15. P. Boulanger, Bulletin intérieur Citroën, 15 juin 1945 et allocution à l'assemblée générale ordinaire de la Société Anonyme André Citroën, 14 juin 1945.

16. J.-P. Peugeot, allocution à l'assemblée générale de la Société Anonyme des Automobiles Peugeot, 28 juin 1947.

17. P. Boulanger, allocution à l'assemblée générale de la Société Anonyme André Citroën, 11 juin 1947.

18. J. Borgé et N. Viasnoff, la 2 CV, Paris, Balland, 1977, p. 191.

19. J. Borgé et N. Viasnoff, la 4 CV, Paris, Balland, 1976, p. 183.

20. Essai de la voiture 10 CV, note confidentielle de la direction technique de Peugeot à la direction générale, n° 2195, 14 septembre 1942.

21. Pierre Michelin : 1935-1937 ; Pierre Boulanger : 1938-1950 ; Pierre Bercot: 1958-1974.

22. A. Jemain, Michelin, un siècle de secrets, Paris, Calmann-Lévy, 1982,

p. 271.

23. Boulanger est un ancien élève de l'Ecole des beaux-arts.

24. P. Boulanger, présentation des vœux de nouvel an aux ingénieurs de la Société anonyme André Citroën, 14 janvier 1946.

25. Entretien avec Hubert Seznec, ancien ingénieur au bureau d'études de Citroën, puis ingénieur au bureau d'études de la Régie Renault, novembre 1978. L. Robin, Citroën à cœur ouvert, manuscrit dactylographié, Paris, 1979, non paginé. P. Fridenson, « Genèse de l'innovation : la 2 CV Citroën », in Revue française de gestion, septembre-octobre 1988, pages 35 à 44.

26. « A l'ouest du nouveau, la nouvelle Citroën est là », in Revue auto­mobile suisse de Berne, 14 octobre 1948.

27. Les suspensions avant et arrière s'appuient l'une sur l'autre au lieu de solliciter le châssis qui de ce fait peut être beaucoup plus léger.

28. L Argus, 16 novembre 1950.

29. Entretien avec Hubert Seznec.

30. Citroën choisit le nom d'hydropneumatique à partir des mots grecs, udor ou hydra (eau) et pneuma (air).

31 . Bulletin Citroën, « Spécial DS 19 », octobre 1955.

32. Après le fourgon Estafette lancé en 1959.

33. Voitures particulières et commerciales.

34. Le petit constructeur allemand D K W avait lancé sa première traction-avant en 1931 avant d'être regroupé en 1932 dans Auto-Union.

35. Lettre de M. Dangauthier (directeur technique de Peugeot) à M. Jordan (directeur-général), 12 avril 1960.

36. Entretien avec André Daniel, ancien ingénieur au bureau d'études de Renault, juillet 1990.

37. Entretien avec Claude Prost-Dame, ingénieur au bureau d'études de Renault, mai 1992.

38. Réunion du conseil d'administration de la S.A. Simca, 10 avril 1969.

39. Automobile, « Salon de Paris », octobre 1970.

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