René Guénon - Autres signatures - Palingénius

276
René Guénon ÉCRITS SOUS LA SIGNATURE Τ Palingénius - Recueil posthume -

Transcript of René Guénon - Autres signatures - Palingénius

Ren Gunon

CRITS SOUS LA SIGNATURE

Palingnius

- Recueil posthume -

TABLE DES MATIRESLE DMIURGE ........................................................................................................................................................... 1 LA GNOSE ET LES COLES SPIRITUALISTES ................................................................................................. 13 PROPOS DUNE MISSION DANS LASIE CENTRALE ................................................................................... 15 LA GNOSE ET LA FRANC-MAONNERIE .......................................................................................................... 22 LE DALA-LAMA ..................................................................................................................................................... 25 LORTHODOXIE MAONNIQUE ......................................................................................................................... 28 REMARQUES SUR LA NOTATION MATHMATIQUE..................................................................................... 31 LES HAUTS GRADES MAONNIQUES................................................................................................................ 39 REMARQUES SUR LA PRODUCTION DES NOMBRES..................................................................................... 42 LA RELIGION ET LES RELIGIONS ...................................................................................................................... 51 LA PRIRE ET LINCANTATION ......................................................................................................................... 55 LE SYMBOLISME DE LA CROIX .......................................................................................................................... 60 PROPOS DU GRAND ARCHITECTE DE LUNIVERS..................................................................................... 81 LES NO-SPIRITUALISTES ................................................................................................................................... 89 LA CONSTITUTION DE LTRE HUMAIN ET SON VOLUTION POSTHUME SELON LE VDNTA . 111 CONCEPTIONS SCIENTIFIQUES ET IDAL MAONNIQUE ........................................................................ 134 LES CONDITIONS DE LEXISTENCE CORPORELLE .................................................................................... 140 Compte rendu de livre .............................................................................................................................................. 155

Lettre contre Devillre, pasteur gnostique .............................................................................................................. 158 Lettre contre Albert Jounet ..................................................................................................................................... 159

NOTRE PROGRAMME.......................................................................................................................................... 160 NOS LECTEURS ................................................................................................................................................. 161 PROJET DEXPLICATION DES TERMES TECHNIQUES DES DIFFRENTES DOCTRINES TRADITIONNELLES ............................................................................................................................................. 164 CE QUE NOUS NE SOMMES PAS ........................................................................................................................ 166

PHILOSOPHUMENA ............................................................................................................................................. 168

LARCHOMTRE ................................................................................................................................................ 187

LE DMIURGEParu dans La Gnose, de novembre 1909 fvrier 1910 (n 1 4 1909-1910).

IIl est un certain nombre de problmes qui ont constamment proccup les hommes, mais il nen est peut-tre pas qui ait sembl gnralement plus difficile rsoudre que celui de lorigine du Mal, auquel se sont heurts comme un obstacle infranchissable la plupart des philosophes, et surtout les thologiens : Si Deus est, unde Malum ? Si non est, unde Bonum ? Ce dilemme est en effet insoluble pour ceux qui considrent la Cration comme luvre directe de Dieu, et qui, par suite, sont obligs de le rendre galement responsable du Bien et du Mal. On dira sans doute que cette responsabilit est attnue dans une certaine mesure par la libert des cratures ; mais, si les cratures peuvent choisir entre le Bien et le Mal, cest que lun et lautre existent dj, au moins en principe, et, si elles sont susceptibles de se dcider parfois en faveur du Mal au lieu dtre toujours inclines au Bien, cest quelles sont imparfaites ; comment donc Dieu, sil est parfait, a-t-il pu crer des tres imparfaits ? Il est vident que le Parfait ne peut pas engendrer limparfait, car, si cela tait possible, le Parfait devrait contenir eu lui-mme limparfait ltat principiel, et alors il ne serait plus le Parfait. Limparfait ne peut donc pas procder du Parfait par voie dmanation ; il ne pourrait alors que rsulter de la cration ex nihilo ; mais comment admettre que quelque chose puisse venir de rien, ou, en dautres termes, quil puisse exister quelque chose qui nait point de principe ? Dailleurs, admettre la cration ex nihilo , ce serait admettre par l mme lanantissement final des tres crs, car ce qui a eu un commencement doit aussi avoir une fin, et rien nest plus illogique que de parler dimmortalit dans une telle hypothse ; mais la cration ainsi entendue nest quune absurdit, puisquelle est contraire au principe de causalit, quil est impossible tout homme raisonnable de nier sincrement, et nous pouvons dire avec Lucrce : Ex nihilo nihil, ad nihilum nil posse reverti. Il ne peut rien y avoir qui nait un principe ; mais quel est ce principe ? et ny a-t-il en ralit quun Principe unique de toutes choses ? Si lon envisage lUnivers total, il est bien vident quil contient toutes choses, car toutes les parties sont contenues dans le Tout ; dautre part, le Tout est ncessairement illimit, car, sil avait une limite, ce qui serait au-del de cette limite ne serait pas compris dans le Tout, et cette supposition est absurde. Ce qui na pas de limite peut tre appel 1

lInfini, et, comme il contient tout, cet Infini est le principe de toutes choses. Dailleurs, lInfini est ncessairement un, car deux infinis qui ne seraient pas identiques sexcluraient lun lautre ; il rsulte donc de l quil ny a quun Principe unique de toutes choses, et ce Principe est le Parfait, car lInfini ne peut tre tel que sil est le Parfait. Ainsi, le Parfait est le Principe suprme, la Cause premire ; il contient toutes choses en puissance, et il a produit toutes choses ; mais alors, puisquil ny a quun Principe unique, que deviennent toutes les oppositions que lon envisage habituellement dans lUnivers : ltre et le Non-tre, lEsprit et la Matire, le Bien et le Mal ? Nous nous retrouvons donc ici en prsence de la question pose ds le dbut, et nous pouvons maintenant la formuler ainsi dune faon plus gnrale : comment lUnit a-t-elle pu produire la Dualit ? Certains ont cru devoir admettre deux principes distincts, opposs lun lautre ; mais cette hypothse est carte par ce que nous avons dit prcdemment. En effet, ces deux principes ne peuvent pas tre infinis tous deux, car alors ils sexcluraient ou se confondraient ; si un seul tait infini, il serait le principe de lautre ; enfin, si tous deux taient finis, ils ne seraient pas de vritables principes, car dire que ce qui est fini peut exister par soi-mme, cest dire que quelque chose peut venir de rien, puisque tout ce qui est fini a un commencement, logiquement, sinon chronologiquement. Dans ce dernier cas, par consquent, lun et lautre, tant finis, doivent procder dun principe commun, qui est infini, et nous sommes ainsi ramen la considration dun Principe unique. Dailleurs, beaucoup de doctrines que lon regarde habituellement comme dualistes ne sont telles quen apparence ; dans le Manichisme comme dans la religion de Zoroastre, le dualisme ntait quune doctrine purement exotrique, recouvrant la vritable doctrine sotrique de lUnit : Ormuzd et Ahriman sont engendrs tous deux par Zervan-Akrn, et ils doivent se confondre en lui la fin des temps. La Dualit est donc ncessairement produite par lUnit, puisquelle ne peut pas exister par elle-mme ; mais comment peut-elle tre produite ? Pour le comprendre, nous devons en premier lieu envisager la Dualit sous son aspect le moins particularis, qui est lopposition de ltre et du Non-tre ; dailleurs, puisque lun et lautre sont forcment contenus dans la Perfection totale, il est vident tout dabord que cette opposition ne peut tre quapparente. Il vaudrait donc mieux parler seulement de distinction ; mais en quoi consiste cette distinction ? existe-t-elle en ralit indpendamment de nous, ou nest-elle simplement que le rsultat de notre faon de considrer les choses ? Si par Non-tre on nentend que le pur nant, il est inutile den parler, car que peut-on dire de ce qui nest rien ? Mais il en est tout autrement si lon envisage le Non-tre comme possibilit dtre ; ltre est la manifestation du Non-tre ainsi entendu, et il est contenu ltat potentiel dans ce Non-tre. Le rapport du Non-tre ltre est alors le rapport du non-manifest au manifest, et lon peut dire que le non-manifest est suprieur au manifest dont il est le principe, puisquil contient en puissance tout le manifest, plus ce qui nest pas, na jamais t et ne sera jamais 2

manifest. En mme temps, on voit quil est impossible de parler ici dune distinction relle, puisque le manifest est contenu en principe dans le non-manifest ; cependant, nous ne pouvons pas concevoir le non-manifest directement, mais seulement travers le manifest ; cette distinction existe donc pour nous, mais elle nexiste que pour nous. Sil en est ainsi pour la Dualit sous laspect de la distinction de ltre et du Non-tre, il doit en tre de mme, plus forte raison, pour tous les autres aspects de la Dualit. On voit dj par l combien est illusoire la distinction de lEsprit et de la Matire, sur laquelle on a pourtant, surtout dans les temps modernes, difi un si grand nombre de systmes philosophiques, comme sur une base inbranlable : si cette distinction disparat, de tous ces systmes il ne reste plus rien. De plus, nous pouvons remarquer en passant que la Dualit ne peut pas exister sans le Ternaire, car si le Principe suprme, en se diffrenciant, donne naissance deux lments, qui dailleurs ne sont distincts quen tant que nous les considrons comme tels, ces deux lments et leur Principe commun forment un Ternaire, de sorte quen ralit cest le Ternaire et non le Binaire qui est immdiatement produit par la premire diffrenciation de lUnit primordiale. Revenons maintenant la distinction du Bien et du Mal, qui nest, elle aussi, quun aspect particulier de la Dualit. Lorsquon oppose le Bien au Mal, on fait gnralement consister le Bien dans la Perfection, ou du moins, un degr infrieur, dans une tendance la Perfection, et alors le Mal nest pas autre chose que limparfait ; mais comment limparfait pourrait-il sopposer au Parfait ? Nous avons vu que le Parfait est le Principe de toutes choses, et que, dautre part, il ne peut pas produire limparfait, do il rsulte quen ralit limparfait nexiste pas, ou que du moins il ne peut exister que comme lment constitutif de la Perfection totale ; mais alors il ne peut pas tre rellement imparfait, et ce que nous appelons imperfection nest que relativit. Ainsi, ce que nous appelons erreur nest que vrit relative, car toutes les erreurs doivent tre comprises dans la Vrit totale, sans quoi celle-ci, tant limite par quelque chose qui serait en dehors delle, ne serait pas parfaite, ce qui quivaut dire quelle ne serait pas la Vrit. Les erreurs, ou plutt les vrits relatives, ne sont que des fragments de la Vrit totale ; cest donc la fragmentation qui produit la relativit, et, par suite, on pourrait dire quelle est la cause du Mal, si relativit tait rellement synonyme dimperfection ; mais le Mal nest tel que si on le distingue du Bien. Si on appelle Bien le Parfait, le relatif nen est point rellement distinct, puisquil y est contenu en principe ; donc, au point de vue universel, le Mal nexiste pas. Il existera seulement si lon envisage toutes choses sous un aspect fragmentaire et analytique, en les sparant de leur Principe commun, au lieu de les considrer synthtiquement comme contenues dans ce Principe, qui est la Perfection. Cest ainsi quest cr limparfait ; en distinguant le Mal du Bien, on les cre tous deux par cette distinction mme, car le Bien et le Mal ne sont tels que si on les oppose lun lautre, et, sil ny a point de Mal, il ny a pas lieu non plus de parler de Bien au sens ordinaire de ce mot, mais seulement de Perfection. Cest donc la fatale illusion du 3

Dualisme qui ralise le Bien et le Mal, et qui, considrant les choses sous un point de vue particularis, substitue la Multiplicit lUnit, et enferme ainsi les tres sur lesquels elle exerce son pouvoir dans le domaine de la confusion et de la division ; ce domaine, cest lEmpire du Dmiurge. ( suivre.)

LE DMIURGE II*Ce que nous avons dit au sujet de la distinction du Bien et du Mal permet de comprendre le symbole de la Chute originelle, du moins dans la mesure o ces choses peuvent tre exprimes. La fragmentation de la Vrit totale, ou du Verbe, car cest la mme chose au fond, fragmentation qui produit la relativit, est identique la segmentation de lAdam Kadmon, dont les parcelles spares constituent lAdam Protoplastes, cest--dire le premier formateur ; la cause de cette segmentation, cest Nahash, lEgosme ou le dsir de lexistence individuelle. Ce Nahash nest point une cause extrieure lhomme, mais il est en lui, dabord ltat potentiel, et il ne lui devient extrieur que dans la mesure o lhomme lui-mme lextriorise ; cet instinct de sparativit, par sa nature qui est de provoquer la division, pousse lhomme goter le fruit de lArbre de la Science du Bien et du Mal, cest--dire crer la distinction mme du Bien et du Mal. Alors, les yeux de lhomme souvrent, parce que ce qui lui tait intrieur est devenu extrieur, par suite de la sparation qui sest produite entre les tres ; ceux-ci sont maintenant revtus de formes, qui limitent et dfinissent leur existence individuelle, et ainsi lhomme a t le premier formateur. Mais lui aussi se trouve dsormais soumis aux conditions de cette existence individuelle, et il est revtu galement dune forme, ou, suivant lexpression biblique, dune tunique de peau ; il est enferm dans le domaine du Bien et du Mal, dans lEmpire du Dmiurge. On voit par cet expos, dailleurs trs abrg et trs incomplet, quen ralit le Dmiurge nest point une puissance extrieure lhomme ; il nest en principe que la volont de lhomme en tant quelle ralise la distinction du Bien et du Mal. Mais ensuite lhomme, limit en tant qutre individuel par cette volont qui est la sienne propre, la considre comme quelque chose dextrieur lui, et ainsi elle devient distincte de lui ; bien plus, comme elle soppose aux efforts quil fait pour sortir du domaine o il sest lui-mme enferm, il la regarde comme une puissance hostile, et il lappelle Shathan ou lAdversaire. Remarquons dailleurs que cet Adversaire, que nous avons cr nous-mmes et que nous crons chaque instant, car ceci ne doit*

[Paru en dcembre 1909 (n 2 1909-1910).]

4

point tre considr comme ayant eu lieu en un temps dtermin, que cet Adversaire, disons-nous, nest point mauvais en lui-mme, mais quil est seulement lensemble de tout ce qui nous est contraire. un point de vue plus gnral, le Dmiurge, devenu une puissance distincte et envisag comme tel, est le Prince de ce Monde dont il est parl dans lvangile de Jean ; ici encore, il nest proprement parler ni bon ni mauvais, ou plutt il est lun et lautre, puisquil contient en lui-mme le Bien et le Mal. On considre son domaine comme le Monde infrieur, sopposant au Monde suprieur ou lUnivers principiel dont il a t spar ; mais il faut avoir soin de remarquer que cette sparation nest jamais absolument relle ; elle nest relle que dans la mesure o nous la ralisons, car ce Monde infrieur est contenu ltat potentiel dans lUnivers principiel, et il est vident quaucune partie ne peut rellement sortir du Tout. Cest dailleurs ce qui empche que la chute se continue indfiniment ; mais ceci nest quune expression toute symbolique, et la profondeur de la chute mesure simplement le degr auquel la sparation est ralise. Avec cette restriction, le Dmiurge soppose lAdam Kadmon ou lHumanit principielle, manifestation du Verbe, mais seulement comme un reflet, car il nest point une manation, et il nexiste pas par lui-mme ; cest ce qui est reprsent par la Figure des deux vieillards du Zohar, et aussi par les deux triangles opposs du Sceau de Salomon. Nous sommes donc amen considrer le Dmiurge comme un reflet tnbreux et invers de ltre, car il ne peut pas tre autre chose en ralit. Il nest donc pas un tre ; mais, daprs ce que nous avons dit prcdemment, il peut tre envisag comme la collectivit des tres dans la mesure o ils sont distincts, ou, si lon prfre, en tant quils ont une existence individuelle. Nous sommes des tres distincts en tant que nous crons nous-mmes la distinction, qui nexiste que dans la mesure o nous la crons ; en tant que nous crons cette distinction, nous sommes des lments du Dmiurge, et, en tant qutres distincts, nous appartenons au domaine de ce mme Dmiurge, qui est ce quon appelle la Cration. Tous les lments de la Cration, cest--dire les cratures, sont donc contenus dans le Dmiurge lui-mme, et en effet il ne peut les tirer que de lui-mme, puisque la cration ex nihilo est impossible. Considr comme Crateur, le Dmiurge produit dabord la division, et il nen est point rellement distinct, puisquil nexiste quautant que la division elle-mme existe ; puis, comme la division est la source de lexistence individuelle, et que celle-ci est dfinie par la forme, le Dmiurge doit tre envisag comme formateur et alors il est identique lAdam Protoplastes, ainsi que nous lavons vu. On peut encore dire que le Dmiurge cre la Matire, en entendant par ce mot le chaos primordial qui est le rservoir commun de toutes les formes ; puis il organise cette Matire chaotique et tnbreuse o rgne la confusion, en en faisant sortir les formes multiples dont lensemble constitue la Cration. Doit-on dire maintenant que cette Cration soit imparfaite ? on ne peut assurment pas la considrer comme parfaite ; mais, si lon se place au point de vue universel, elle nest quun des lments constitutifs de la Perfection totale. Elle nest imparfaite que si on la considre analytiquement comme spare de son Principe, et 5

cest dailleurs dans la mme mesure quelle est le domaine du Dmiurge ; mais, si limparfait nest quun lment du Parfait, il nest pas vraiment imparfait, et il rsulte de l quen ralit le Dmiurge et son domaine nexistent pas au point de vue universel, pas plus que la distinction du Bien et du Mal. Il en rsulte galement que, au mme point de vue, la Matire nexiste pas : lapparence matrielle nest quillusion, do il ne faudrait dailleurs pas conclure que les tres qui ont cette apparence nexistent pas, car ce serait tomber dans une autre illusion, qui est celle dun idalisme exagr et mal compris. Si la Matire nexiste pas, la distinction de lEsprit et de la Matire disparat par l mme ; tout doit tre Esprit en ralit, mais en entendant ce mot dans un sens tout diffrent de celui que lui ont attribu la plupart des philosophes modernes. Ceuxci, en effet, tout en opposant lEsprit la Matire, ne le considrent point comme indpendant de toute forme, et lon peut alors se demander en quoi il se diffrencie de la Matire ; si lon dit quil est intendu, tandis que la Matire est tendue, comment ce qui est intendu peut-il tre revtu dune forme ? Dailleurs, pourquoi vouloir dfinir lEsprit ? que ce soit par la pense ou autrement, cest toujours par une forme quon cherche le dfinir, et alors il nest plus lEsprit. En ralit, lEsprit universel est ltre, et non tel ou tel tre particulier ; mais il est le Principe de tous les tres, et ainsi il les contient tous ; cest pourquoi tout est Esprit. Lorsque lhomme parvient la connaissance relle de cette vrit, il identifie lui-mme et toutes choses lEsprit universel, et alors toute distinction disparat pour lui, de telle sorte quil contemple toutes choses comme tant en lui-mme, et non plus comme extrieures, car lillusion svanouit devant la Vrit comme lombre devant le soleil. Ainsi, par cette connaissance mme, lhomme est affranchi des liens de la Matire et de lexistence individuelle, il nest plus soumis la domination du Prince de ce Monde, il nappartient plus lEmpire du Dmiurge. ( suivre.)

LE DMIURGE III*Il rsulte de ce qui prcde que lhomme peut, ds son existence terrestre, saffranchir du domaine du Dmiurge ou du Monde hylique, et que cet affranchissement sopre par la Gnose, cest--dire par la Connaissance intgrale. Remarquons dailleurs que cette Connaissance na rien de commun avec la science analytique et ne la suppose nullement ; cest une illusion trop rpandue de nos jours

*

[Paru en janvier 1910 (n 3 1909-1910).]

6

de croire quon ne peut arriver la synthse totale que par lanalyse ; au contraire, la science ordinaire est toute relative, et, limite au Monde hylique, elle nexiste pas plus que lui au point de vue universel. Dautre part, nous devons aussi remarquer que les diffrents Mondes, ou, suivant lexpression gnralement admise, les divers plans de lUnivers, ne sont point des lieux ou des rgions, mais des modalits de lexistence ou des tats dtre. Ceci permet de comprendre comment un homme vivant sur la terre peut appartenir en ralit, non plus au Monde hylique, mais au Monde psychique ou mme au Monde pneumatique. Cest ce qui constitue la seconde naissance ; cependant, celle-ci nest proprement parler que la naissance au Monde psychique, par laquelle lhomme devient conscient sur deux plans, mais sans atteindre encore au Monde pneumatique, cest--dire sans sidentifier lEsprit universel. Ce dernier rsultat nest obtenu que par celui qui possde intgralement la triple Connaissance, par laquelle il est dlivr tout jamais des naissances mortelles ; cest ce quon exprime en disant que les Pneumatiques seuls sont sauvs. Ltat des Psychiques nest en somme quun tat transitoire ; cest celui de ltre qui est dj prpar recevoir la Lumire, mais qui ne la peroit pas encore, qui na pas pris conscience de la Vrit une et immuable. Lorsque nous parlons des naissances mortelles, nous entendons par l les modifications de ltre, son passage travers des formes multiples et changeantes ; il ny a l rien qui ressemble la doctrine de la rincarnation telle que ladmettent les spirites et les thosophistes, doctrine sur laquelle nous aurons quelque jour loccasion de nous expliquer. Le Pneumatique est dlivr des naissances mortelles, cest--dire quil est affranchi de la forme, donc du Monde dmiurgique ; il nest plus soumis au changement, et, par suite, il est sans action ; cest l un point sur lequel nous reviendrons plus loin. Le Psychique, au contraire, ne dpasse pas le Monde de la Formation, qui est dsign symboliquement comme le premier Ciel ou la sphre de la Lune ; de l, il revient au Monde terrestre, ce qui ne signifie pas quen ralit il prendra un nouveau corps sur la Terre, mais simplement quil doit revtir de nouvelles formes, quelles quelles soient, avant dobtenir la dlivrance. Ce que nous venons dexposer montre laccord, nous pourrions mme dire lidentit relle, malgr certaines diffrences dans lexpression, de la doctrine gnostique avec les doctrines orientales, et plus particulirement avec le Vdnta, le plus orthodoxe de tous les systmes mtaphysiques fonds sur le Brahmanisme. Cest pourquoi nous pouvons complter ce que nous avons indiqu au sujet des divers tats de ltre, en empruntant quelques citations au Trait de la Connaissance de lEsprit de Sankartchrya : Il ny a aucun autre moyen dobtenir la dlivrance complte et finale que la Connaissance ; cest le seul instrument qui dtache les liens des passions ; sans la Connaissance, la Batitude ne peut tre obtenue. Laction ntant pas oppose lignorance, elle ne peut lloigner ; mais la Connaissance dissipe lignorance, comme la Lumire dissipe les tnbres . Lignorance, cest ici ltat de ltre envelopp dans les tnbres du Monde hylique, attach lapparence illusoire de la Matire et aux distinctions 7

individuelles ; par la Connaissance, qui nest point du domaine de laction, mais lui est suprieure, toutes ces illusions disparaissent, ainsi que nous lavons dit prcdemment. Quand lignorance qui nat des affections terrestres est loigne, lEsprit, par sa propre splendeur, brille au loin dans un tat indivis, comme le Soleil rpand sa clart lorsque le nuage est dispers . Mais, avant den arriver ce degr, ltre passe par un stade intermdiaire, celui qui correspond au Monde psychique ; alors, il croit tre, non plus le corps matriel, mais lme individuelle, car toute distinction na pas disparu pour lui, puisquil nest pas encore sorti du domaine du Dmiurge. Simaginant quil est lme individuelle, lhomme devient effray, comme une personne qui prend par erreur un morceau de corde pour un serpent ; mais sa crainte est loigne par la perception quil nest pas lme, mais lEsprit universel. Celui qui a pris conscience des deux Mondes manifests, cest--dire du Monde hylique, ensemble des manifestations grossires ou matrielles, et du Monde psychique, ensemble des manifestations subtiles, est deux fois n, Dwidja ; mais celui qui est conscient de lUnivers non manifest ou du Monde sans forme, cest--dire du Monde pneumatique, et qui est arriv lidentification de soi-mme avec lEsprit universel, tm, celui-l seul peut tre dit Yogi, cest--dire uni lEsprit universel. Le Yogi, dont lintellect est parfait, contemple toutes choses comme demeurant en lui-mme, et ainsi, par lil de la Connaissance, il peroit que toute chose est Esprit . Notons en passant que le Monde hylique est compar ltat de veille, le Monde psychique ltat de rve, et le Monde pneumatique au sommeil profond ; nous devons rappeler ce propos que le non-manifest est suprieur au manifest, puisquil en est le principe. Au-dessus de lUnivers pneumatique, il ny a plus, suivant la doctrine gnostique, que le Plrme, qui peut tre regard comme constitu par lensemble des attributs de la Divinit. Il nest pas un quatrime Monde, mais lEsprit universel lui-mme, Principe suprme des Trois Mondes, ni manifest, ni non-manifest, indfinissable, inconcevable et incomprhensible. Le Yogi ou le Pneumatique, car cest la mme chose au fond, se peroit, non plus comme une forme grossire ni comme une forme subtile, mais comme un tre sans forme ; il sidentifie alors lEsprit universel, et voici en quels termes cet tat est dcrit par Sankartchrya. Il est Brahma, aprs la possession duquel il ny a rien possder ; aprs la jouissance de la flicit duquel il ny a point de flicit qui puisse tre dsire ; et aprs lobtention de la connaissance duquel il ny a point de connaissance qui puisse tre obtenue.

8

Il est Brahma, lequel ayant t vu, aucun autre objet nest contempl ; avec lequel tant devenu identifi, aucune naissance nest prouve ; lequel tant peru, il ny a plus rien percevoir. Il est Brahma, qui est rpandu partout, dans tout : dans lespace moyen, dans ce qui est au-dessus et dans ce qui est au-dessous ; le vrai, le vivant, lheureux, sans dualit, indivisible, ternel et un. Il est Brahma, qui est sans grandeur, intendu, incr, incorruptible, sans figure, sans qualits ou caractre. Il est Brahma, par lequel toutes choses sont claires, dont la lumire fait briller le Soleil et tous les corps lumineux, mais qui nest pas rendu manifeste par leur lumire. il pntre lui-mme sa propre essence ternelle, et il contemple le Monde entier apparaissant comme tant Brahma. Brahma ne ressemble point au Monde, et hors Brahma il ny a rien ; tout ce qui semble exister en dehors de lui est une illusion. De tout ce qui est vu, de tout ce qui est entendu, rien nexiste que Brahma, et, par la connaissance du principe, Brahma est contempl comme ltre vritable, vivant, heureux, sans dualit. Lil de la Connaissance contemple ltre vritable, vivant, heureux, pntrant tout ; mais lil de lignorance ne le dcouvre point, ne laperoit point, comme un homme aveugle ne voit point la lumire. Quand le Soleil de la Connaissance spirituelle se lve dans le ciel du cur, il chasse les tnbres, il pntre tout, embrasse tout et illumine tout . Remarquons que le Brahma dont il est question ici est le Brahma suprieur ; il faut avoir bien soin de le distinguer du Brahma infrieur, car celui-ci nest pas autre chose que le Dmiurge, envisag comme le reflet de ltre. Pour le Yogi, il ny a que le Brahma suprieur, qui contient toutes choses, et hors duquel il ny a rien ; le Dmiurge et son uvre de division nexistent plus. Celui qui a fait le plerinage de son propre esprit, un plerinage dans lequel il ny a rien concernant la situation, la place ou le temps, qui est partout, dans lequel ni le chaud ni le froid ne sont prouvs, qui accorde une flicit perptuelle, et une dlivrance de toute peine ; celui-l est sans action ; il connat toutes choses, et il obtient lternelle Batitude . ( suivre.)

9

LE DMIURGE IV*Aprs avoir caractris les trois Mondes et les tats de ltre qui y correspondent, et avoir indiqu, autant que cela est possible, ce quest ltre affranchi de la domination dmiurgique, nous devons revenir encore la question de la distinction du Bien et du Mal, afin de tirer quelques consquences de lexpos prcdent. Tout dabord, on pourrait tre tent de dire ceci : si la distinction du Bien et du Mal est tout illusoire, si elle nexiste pas en ralit, il doit en tre de mme de la morale, car il est bien vident que la morale est fonde sur cette distinction, quelle la suppose essentiellement. Ce serait aller trop loin ; la morale existe, mais dans la mme mesure que la distinction du Bien et du Mal, cest-dire pour tout ce qui appartient au domaine du Dmiurge ; au point de vue universel, elle naurait plus aucune raison dtre. En effet, la morale ne peut sappliquer qu laction ; or laction suppose le changement, qui nest possible que dans le formel ou le manifest ; le Monde sans forme est immuable, suprieur au changement, donc aussi laction, et cest pourquoi ltre qui nappartient plus lEmpire du Dmiurge est sans action. Ceci montre quil faut avoir bien soin de ne jamais confondre les divers plans de lUnivers, car ce quon dit de lun pourrait ntre pas vrai pour lautre. Ainsi, la morale existe ncessairement dans le plan social, qui est essentiellement le domaine de laction ; mais il ne peut plus en tre question lorsquon envisage le plan mtaphysique ou universel, puisque alors il ny a plus daction. Ce point tant tabli, nous devons faire remarquer que ltre qui est suprieur laction possde cependant la plnitude de lactivit ; mais cest une activit potentielle, donc une activit qui nagit point. Cet tre est, non point immobile comme on pourrait le dire tort, mais immuable, cest--dire suprieur au changement ; en effet, il est identifi ltre, qui est toujours identique lui-mme : suivant la formule biblique, ltre est ltre . Ceci doit tre rapproch de la doctrine taoste, daprs laquelle lActivit du Ciel est non-agissante ; le Sage, en qui se reflte lActivit du Ciel, observe le non-agir. Cependant, ce Sage, que nous avons dsign comme le Pneumatique ou le Yogi, peut avoir les apparences de laction, comme la Lune a les apparences du mouvement lorsque les nuages passent devant elle ; mais le vent qui chasse les nuages est sans influence sur la Lune, De mme, lagitation du Monde dmiurgique est sans influence sur le Pneumatique ; ce sujet, nous pouvons encore citer ce que dit Sankartchrya. Le Yogi, ayant travers la mer des passions, est uni avec la Tranquillit et se rjouit dans lEsprit.*

[Paru en fvrier 1910 (n 4 1909-1910).]

10

Ayant renonc ces plaisirs qui naissent des objets externes prissables, et jouissant de dlices spirituels, il est calme et serein comme le flambeau sous un teignoir, et il se rjouit dans sa propre essence. Pendant sa rsidence dans le corps, il nest pas affect par ses proprits, comme le firmament nest pas affect par ce qui flotte dans son sein ; connaissant toutes choses, il demeure non-affect par les contingences. Nous pouvons comprendre par l le vritable sens du mot Nirvna, dont on a donn tant de fausses interprtations ; ce mot signifie littralement extinction du souffle ou de lagitation, donc tat dun tre qui nest plus soumis aucune agitation, qui est dfinitivement libr de la forme. Cest une erreur trs rpandue, du moins en Occident, que de croire quil ny a plus rien quand il ny a plus de forme, tandis quen ralit cest la forme qui nest rien et linformel qui est tout ; ainsi, le Nirvna, bien loin dtre lanantissement comme lont prtendu certains philosophes, est au contraire la plnitude de ltre. De tout ce qui prcde, on pourrait conclure quil ne faut point agir ; mais ce serait encore inexact, sinon en principe, du moins dans lapplication quon voudrait en faire. En effet, laction est la condition des tres individuels, appartenant lEmpire du Dmiurge ; le Pneumatique ou le Sage est sans action en ralit, mais, tant quil rside dans un corps, il a les apparences de laction ; extrieurement, il est en tout semblable aux autres hommes, mais il sait que ce nest l quune apparence illusoire, et cela suffit pour quil soit rellement affranchi de laction, puisque cest par la Connaissance que sobtient la dlivrance. Par l mme quil est affranchi de laction, il nest plus sujet la souffrance, car la souffrance nest quun rsultat de leffort, donc de laction, et cest en cela que consiste ce que nous appelons limperfection, bien quil ny ait rien dimparfait en ralit. Il est vident que laction ne peut pas exister pour celui qui contemple toutes choses en lui-mme, comme existant dans lEsprit universel, sans aucune distinction dobjets individuels, ainsi que lexpriment ces paroles des Vdas : Les objets diffrent simplement en dsignation, accident et nom, comme les ustensiles terrestres reoivent diffrents noms, quoique ce soient seulement diffrentes formes de terre. La terre, principe de toutes ces formes, est elle-mme sans forme, mais les contient toutes en puissance dtre ; tel est aussi lEsprit universel. Laction implique le changement, cest-dire la destruction incessante de formes qui disparaissent pour tre remplaces par dautres ; ce sont les modifications que nous appelons naissance et mort, les multiples changements dtat que doit traverser ltre qui na point encore atteint la dlivrance ou la transformation finale, en employant ce mot transformation dans son sens tymologique, qui est celui de passage hors de la forme. Lattachement aux choses individuelles, ou aux formes essentiellement transitoires et prissables, est le propre de lignorance ; les formes ne sont rien pour ltre qui est libr de la forme, et cest pourquoi, mme pendant sa rsidence dans le corps, il nest point affect par ses proprits. 11

Ainsi il se meut libre comme le vent, car ses mouvements ne sont point empchs par les passions. Quand les formes sont dtruites, le Yogi et tous les tres entrent dans lessence qui pntre tout. Il est sans qualits et sans action ; imprissable, sans volition ; heureux, immuable, sans figure ; ternellement libre et pur. Il est comme lther, qui est rpandu partout, et qui pntre en mme temps lextrieur et lintrieur des choses ; il est incorruptible, imprissable ; il est le mme dans toutes choses, pur, impassible, sans forme, immuable. Il est le grand Brahma, qui est ternel, pur, libre, un, incessamment heureux, non deux, existant, percevant et sans fin. Tel est ltat auquel ltre parvient par la Connaissance spirituelle ; ainsi il est libr tout jamais des conditions de lexistence individuelle, il est dlivr de lEmpire du Dmiurge.

12

LA GNOSE ET LES COLES SPIRITUALISTESParu dans La Gnose, dcembre 1909 (n 2 1909-1910).

La Gnose, dans son sens le plus large et le plus lev, cest la Connaissance ; le vritable gnosticisme ne peut donc pas tre une cole ou un systme particulier, mais il doit tre avant tout la recherche de la Vrit intgrale. Cependant, il ne faudrait pas croire pour cela quil doive accepter toutes les doctrines quelles quelles soient, sous le prtexte que toutes contiennent une parcelle de vrit, car la synthse ne sobtient point par un amalgame dlments disparates, comme le croient trop facilement les esprits habitus aux mthodes analytiques de la science occidentale moderne. On parle beaucoup actuellement dunion entre les diverses coles dites spiritualistes ; mais tous les efforts tents jusquici pour raliser cette union sont rests vains. Nous pensons quil en sera toujours de mme, car il est impossible dassocier des doctrines aussi dissemblables que le sont toutes celles que lon range sous le nom de spiritualisme ; de tels lments ne pourront jamais constituer un difice stable. Le tort de la plupart de ces doctrines soi-disant spiritualistes, cest de ntre en ralit que du matrialisme transpos sur un autre plan, et de vouloir appliquer au domaine de lEsprit les mthodes que la science ordinaire emploie pour tudier le Monde hylique. Ces mthodes exprimentales ne feront jamais connatre autre chose que de simples phnomnes, sur lesquels il est impossible ddifier une thorie mtaphysique quelconque, car un principe universel ne peut pas sinfrer de faits particuliers. Dailleurs, la prtention dacqurir la connaissance du Monde spirituel par des moyens matriels est videmment absurde ; cette connaissance, cest en nous-mmes seulement que nous pourrons en trouver les principes, et non point dans les objets extrieurs. Certaines tudes exprimentales ont assurment leur valeur relative, dans le domaine qui leur est propre ; mais, en dehors de ce mme domaine, elles ne peuvent plus avoir aucune valeur. Cest pourquoi ltude des forces dites psychiques, par exemple, ne peut prsenter pour nous ni plus ni moins dintrt que ltude de nimporte quelles autres forces naturelles, et nous navons aucune raison de nous solidariser avec le savant qui poursuit cette tude, pas plus quavec le physicien ou le chimiste qui tudient dautres forces. Il est bien entendu que nous parlons seulement de ltude scientifique de ces forces dites psychiques, et non des pratiques de ceux qui, partant dune ide prconue, veulent y voir la manifestation des morts ; ces pratiques nont mme plus lintrt relatif dune science exprimentale, et elles ont le danger que prsente toujours le maniement dune force quelconque par des ignorants. 13

Il est donc impossible ceux qui cherchent acqurir la Connaissance spirituelle de sunir des exprimentateurs, psychistes ou autres, non point quils aient du mpris pour ces derniers, mais simplement parce quils ne travaillent pas sur le mme plan queux. Il leur est non moins impossible dadmettre des doctrines prtentions mtaphysiques sappuyant sur une base exprimentale, doctrines auxquelles on ne peut pas srieusement accorder une valeur quelconque, et qui conduisent toujours des consquences absurdes. La Gnose doit donc carter toutes ces doctrines et ne sappuyer que sur la Tradition orthodoxe contenue dans les Livres sacrs de tous les peuples, Tradition qui en ralit est partout la mme, malgr les formes diverses quelle revt pour sadapter chaque race et chaque poque. Mais, ici encore, il faut avoir bien soin de distinguer cette Tradition vritable de toutes les interprtations errones et de tous les commentaires fantaisistes qui en ont t donns de nos jours par une foule dcoles plus ou moins occultistes, qui ont malheureusement voulu parler trop souvent de ce quelles ignoraient. Il est facile dattribuer une doctrine des personnages imaginaires pour lui donner plus dautorit, et de se prtendre en relation avec des centres initiatiques perdus dans les rgions les plus recules du Thibet ou sur les cimes les plus inaccessibles de lHimlaya ; mais ceux qui connaissent les centres initiatiques rels savent ce quil faut penser de ces prtentions. Ceci suffit pour montrer que lunion des coles dites spiritualistes est impossible, et que dailleurs, si mme elle tait possible, elle ne produirait aucun rsultat valable, et par consquent serait bien loin dtre aussi souhaitable que le croient des gens bien intentionns, mais insuffisamment renseigns sur ce que sont vritablement ces diverses coles. En ralit, la seule union possible, cest celle de tous les centres initiatiques orthodoxes qui ont conserv la vraie Tradition dans toute sa puret originelle ; mais cette union nest pas seulement possible, elle existe actuellement comme elle a exist de tout temps. Lorsque le moment sera venu, la Thbah mystrieuse o sont contenus tous les principes souvrira, et montrera ceux qui sont capables de contempler la Lumire sans en tre aveugls, ldifice immuable de luniverselle Synthse.

14

PROPOS DUNE MISSION DANS LASIE CENTRALEParu dans La Gnose, janvier, fvrier 1910 (nos 3, 4 1909-1910).

On parle beaucoup en ce moment des dcouvertes que M. Paul Pelliot, ancien lve de lcole franaise dExtrme-Orient, a faites, parat-il, au cours dune rcente exploration dans lAsie centrale. Tant de missions franaises et trangres se sont dj succd dans ces rgions sans rsultats apprciables, quil tait permis de se montrer tout dabord quelque peu sceptique : sans doute, les explorateurs ont bien rapport des documents assez intressants au point de vue gographique, des photographies surtout, et aussi des chantillons zoologiques, botaniques et minralogiques, mais rien de plus. Mais voici que M. Pelliot lui-mme raconte son expdition, dabord dans une confrence faite la Sorbonne le 11 dcembre dernier, puis dans un article paru dans lcho de Paris des 15 et 16 dcembre ; pour savoir ce que peuvent tre ses dcouvertes archologiques, le mieux est de nous en rapporter son propre rcit. Il trouva dabord, dit-il, prs du village de Toumchouq, dans le Turkestan chinois, un groupe de ruines presque entirement ensevelies, dans lesquelles il put dgager des sculptures bouddhiques, prsentant des traces trs nettes de linfluence hellnique. Ensuite, Koutchar, lune des principales oasis du Turkestan chinois, il fouilla des grottes artificielles, amnages en sanctuaires bouddhiques et dcores de peintures murales , et aussi des temples en plein air, dans la cour dun desquels apparurent un jour des manuscrits gisant en couche paisse, enchevtrs, mls de sable et de cristaux salins , en somme en assez mauvais tat. Pour sparer les feuillets, il faudra beaucoup de temps et les soins de mains expertes ; aussi ces documents ne sont-ils pas dchiffrs. Tout ce quon en peut dire actuellement, cest quils sont crits avec lcriture hindoue dite hrahm, mais rdigs pour la plupart dans ces idiomes mystrieux dAsie centrale que la philologie europenne commence peine dinterprter . Ainsi, M. Pelliot reconnat lui-mme que les philologues, dont il est, nont de certains idiomes asiatiques quune connaissance fort imparfaite ; cest l un point sur lequel nous reviendrons par la suite. Pour le moment, remarquons seulement quon nous affirme dautre part que M. Pelliot connat parfaitement les anciens idiomes chinois, brahmi, ougours et thibtains (cho de Paris du 10 dcembre) ; il est vrai que ce nest pas lui-mme qui le dit, il est sans doute trop modeste pour cela.

15

Quoi quil en soit, il semble bien que M. Pelliot, dans cette premire partie de son exploration, ait dcouvert uniquement, comme ses prdcesseurs russes, anglais, allemands et japonais, les restes, conservs dans les sables de ce pays dessch, dune civilisation essentiellement bouddhique, qui avait fleuri l-bas dans les dix premiers sicles de notre re, et que, brusquement, vers lan 1000, lIslam avait anantie . Il ne sagit donc que dune civilisation relativement rcente, o se mlent les influences de lInde, de la Perse, de la Grce et de lExtrme-Orient , et qui est simplement venue se superposer des civilisations antrieures, datant de plusieurs milliers dannes. En effet, le Turkestan chinois nest pas loin du Thibet ; M. Pelliot ignore-t-il lge vritable de la civilisation thibtaine, et la croit-il aussi essentiellement bouddhique , comme lont prtendu beaucoup de ses confrres ? La ralit est que le bouddhisme na jamais eu, dans ces rgions, quune influence toute superficielle, et, au Thibet mme, on aurait peine en retrouver quelques traces, malheureusement pour ceux qui, maintenant encore, voudraient en faire le centre de la religion bouddhique. Les antiques civilisations auxquelles nous venons de faire allusion ont d aussi laisser des restes enfouis sous les sables, mais, pour les dcouvrir, il aurait sans doute fallu creuser un peu plus profondment ; il est vraiment regrettable quon ny ait pas pens. Aprs quelque temps pass Ouroumtchi, capitale du Turkestan chinois, M. Pelliot se rendit Touen-houang, dans le Kan-sou occidental, sachant quil y avait l, une vingtaine de kilomtres au sud-est de la ville, un groupe considrable de grottes bouddhiques, dites Tsien-fo-tong ou grottes des milles Bouddhas . Ici encore, cest donc de la civilisation bouddhique quil sagit ; il semblerait vraiment quil ny en et jamais eu dautres dans ces contres, ou du moins que ce ft la seule qui y et laiss des vestiges, et cependant tout nous prouve le contraire ; mais il faut croire quil y a des choses qui, fort apparentes pour certains, sont compltement invisibles pour dautres. Ces grottes bouddhiques, dit M. Pelliot, nous les avons tudies longuement ; il y en avait prs de cinq cents, allant du VIe au XIe sicle, couvertes encore des peintures et des inscriptions dont les donateurs les avaient ornes . Donc, Touen-houang comme dans le Turkestan, rien dantrieur lre chrtienne ; tout cela est presque moderne, tant donn que, de laveu des sinologues eux-mmes, une chronologie rigoureusement contrle permet de remonter dans lhistoire chinoise jusqu quatre mille ans derrire nous , et encore ces quatre mille ans ne sont rien auprs de la priode dite lgendaire qui les a prcds. Mais voici la dcouverte la plus importante : ds Ouroumtchi, M. Pelliot avait entendu dire que danciens manuscrits avaient t trouvs quelques annes auparavant dans lune des grottes de Touen-houang. En 1900, un moine, qui dblayait une des grandes grottes, tait tomb, par hasard, sur une niche mure qui, une fois ouverte, avait apparu bonde de manuscrits et de peintures . Chose singulire, tout cela, de 1900 1908, tait rest la mme place, sans que personne se ft avis que ces manuscrits et ces peintures pouvaient prsenter un intrt quelconque ; en admettant que le moine ft compltement illettr, comme le croit M. Pelliot, ce qui dailleurs serait fort tonnant, il navait pourtant pas t sans faire part de sa trouvaille des personnes plus capables den apprcier la valeur. Mais ce qui 16

est encore plus tonnant, cest que ce moine permit des trangers dexaminer ces documents et demporter tout ce qui leur paraissait le plus intressant ; jamais aucun explorateur navait jusquici rencontr pareille complaisance chez des Orientaux, qui gnralement gardent avec un soin jaloux tout ce qui se rapporte au pass et aux traditions de leur pays et de leur race. Cependant, nous ne pouvons pas mettre en doute le rcit de M. Pelliot ; mais nous devons croire que tout le monde nattachait pas autant dimportance que lui-mme ces documents, sans quoi ils eussent t depuis longtemps mis en sret dans quelque monastre, disons bouddhique, pour ne pas enlever aux sinologues toutes leurs illusions. On a sans doute fait trouver ces manuscrits M. Pelliot, comme on fait voir beaucoup de choses aux voyageurs curieux qui visitent le Thibet, afin quils se dclarent satisfaits et ne poussent pas leurs recherches trop loin ; cest la fois plus habile et plus poli que de les carter brutalement, et lon sait que, sous le rapport de la politesse, les Chinois ne le cdent en rien aucun autre peuple. Il y avait un peu de tout dans cette niche de Touen-houang : des textes en criture brahmi, en thibtain, en ougour, mais aussi beaucoup de chinois, des manuscrits bouddhiques et taostes sur papier et sur soie, un texte du christianisme nestorien, un fragment manichen, des uvres dhistoire, de gographie, de philosophie, de littrature, les archtypes des classiques (?), les plus anciens estampages connus en Extrme-Orient, des actes de vente, des baux, des comptes, des notes journalires, de nombreuses peintures sur soie, enfin quelques imprims xylographiques du Xe et mme du VIIIe sicle, les plus anciens qui soient au monde . Dans cette numration, les manuscrits taostes semblent se trouver l un peu par hasard, au mme titre que les textes nestoriens et manichens, dont la prsence est assez surprenante. Dautre part, comme la xylographie tait connue en Chine bien avant lre chrtienne, il est peu probable que les imprims dont il est ici question soient vraiment les plus anciens du monde , comme le croit M. Pelliot. Celui-ci, satisfait de sa dcouverte, quil dclare lui-mme la plus formidable que lhistoire de lExtrme-Orient ait jamais eu enregistrer , sempressa de regagner la Chine propre ; les lettrs de Pkin, trop polis pour se permettre de douter de la valeur des documents quil rapportait, le prirent de leur en envoyer des photographies, qui serviraient de base une grande publication. M. Pelliot est maintenant revenu en France avec sa collection de peintures, de bronzes, de cramiques, de sculptures, recueillie tout le long de sa route, et surtout avec les manuscrits trouvs Koutchar et Touen-houang. En admettant que ces manuscrits aient toute la valeur quon veut bien leur attribuer, il nous reste nous demander comment les philologues vont sy prendre pour les dchiffrer et les traduire, et ce travail ne semble pas devoir tre des plus faciles. ( suivre.)

17

PROPOS DUNE MISSION DANS LASIE CENTRALE (suite)*Malgr toutes les prtentions des savants, les progrs tant vants de la philologie semblent plutt douteux, en juger par ce quest aujourdhui encore lenseignement officiel des langues orientales. En ce qui concerne en particulier la sinologie, on suit toujours la route trace par les premiers traducteurs, et il ne parat pas que lon ait beaucoup avanc depuis plus dun demi-sicle. Nous pouvons prendre pour exemple les traductions de Lao-tseu, dont la premire, celle de G. Pauthier, est assurment, malgr des imperfections invitables, la plus mritante et la plus consciencieuse. Cette traduction, avant mme davoir t publie entirement, fut violemment critique par Stanislas Julien, qui semble stre efforc de la dprcier au profit de la sienne propre, cependant bien infrieure, et qui ne date dailleurs que de 1842, tandis que celle de Pauthier est de 1833. Stanislas julien, dans lintroduction dont il faisait prcder sa traduction du Tao-te-king, sassociait du reste la dclaration suivante, faite par A. Rmusat dans un Mmoire sur Lao-tseu, et que pourraient encore rpter les sinologues actuels : Le texte du Tao est si plein dobscurits, nous avons si peu de moyens pour en acqurir lintelligence parfaite, si peu de connaissance des circonstances auxquelles lauteur a voulu faire allusion ; nous sommes si loin, tous gards, des ides sous linfluence desquelles il crivait, quil y aurait de la tmrit prtendre retrouver exactement le sens quil avait en vue. Malgr cet aveu dincomprhension, cest encore la traduction de Stanislas Julien (nous verrons tout lheure ce quelle vaut en elle-mme) qui fait autorit et laquelle se rapportent le plus volontiers les sinologues officiels. En ralit, part la trs remarquable traduction du Yi-king et de ses commentaires traditionnels par M. Philastre, traduction malheureusement trop peu comprhensible pour lintellectualit occidentale, il faut bien reconnatre que rien de vraiment srieux navait t fait ce point de vue jusquaux travaux de Matgioi ; avant ce dernier, la mtaphysique chinoise tait entirement inconnue en Europe, on pourrait mme dire tout fait insouponne sans risquer dtre accus dexagration. La traduction des deux livres du Tao et du Te par Matgioi ayant t vue et approuve, en Extrme-Orient, par les sages qui dtiennent lhritage de la Science taoste, ce qui nous en garantit la parfaite exactitude, cest cette traduction que nous devrons comparer celle de Stanislas julien. Nous nous contenterons de renvoyer aux notes suffisamment loquentes dont est accompagne la traduction du Tao et du Te publie dans La Haute Science (2me anne, 1894), notes dans lesquelles Matgioi relve un certain nombre de contresens dans le genre de celui-ci : Il est beau de tenir devant soi une tablette de jade, et de monter sur un char quatre chevaux , au lieu de : Unis ensemble, ils vont plus vite et fort que quatre chevaux. Nous pourrions citer*

[Paru en fvrier 1910 (n 4 1909-1910).]

18

au hasard une foule dexemples analogues, o un terme signifiant un clin dil devient la corne dun rhinocros , o largent devient un roturier et sa valeur juste une voiture , et ainsi de suite ; mais voici qui est encore plus loquent : cest lapprciation dun lettr indigne, rapporte en ces termes par Matgioi : Ayant en main la paraphrase franaise de M. Julien, jai eu jadis lide de la retraduire littralement, en chinois vulgaire, au docteur qui menseignait. Il se mit dabord sourire silencieusement la mode orientale, puis sindigna, et me dclara finalement que : il fallait que les Franais fussent bien ennemis des Asiatiques, pour que leurs savants samusassent dnaturer sciemment les uvres des philosophes chinois et les changer en fabulations grotesques, pour les livrer en rise la foule franaise. Je nai pas essay de faire croire mon docteur que M. julien stait imagin avoir fait une traduction respectueuse, car il et alors dout de la valeur de tous nos savants ; jai prfr le laisser douter de la loyaut du seul M. julien ; et cest ainsi que ce dernier a pay posthumement limprudence que, vivant, il avait commise, en sattaquant des textes dont le sens et la porte devaient lui chapper invitablement. Lexemple de Stanislas julien, qui fut membre de lInstitut, donne, pensonsnous, une juste ide de la valeur des philologues en gnral ; cependant, il se peut quil y ait dhonorables exceptions, et nous voulons mme croire que M. Pelliot en est une ; cest lui de nous en donner maintenant la preuve en interprtant exactement les textes quil a rapporte de son expdition. Quoi quil en soit, pour ce qui est des textes taostes, il ne devrait plus tre possible aujourdhui de faire preuve, lendroit de la mtaphysique chinoise, dune ignorance qui tait peut-tre excusable jusqu un certain point au temps de Rmusat et de Stanislas julien, mais qui ne saurait plus ltre aprs les travaux de Matgioi, et surtout aprs la publication de ses deux ouvrages les plus importants ce point de vue, La Voie Mtaphysique et La Voie Rationnelle. Mais les savants officiels, toujours ddaigneux de ce qui nmane point dun des leurs, sont peu capables den tirer profit, en raison mme de leur mentalit spciale ; cest fort regrettable pour eux, et, sil nous tait permis de donner un conseil M. Pelliot, nous lengagerions de toutes nos forces ne pas suivre les fcheux errements de ses prdcesseurs. Si des manuscrits chinois nous passons aux textes crits dans les idiomes de lAsie centrale, ou mme dans certaines langues sacres de lInde, nous nous trouvons en prsence de difficults plus graves encore, car, comme nous lavons fait remarquer prcdemment, M. Pelliot lui-mme reconnat que la philologie europenne commence peine dinterprter ces idiomes mystrieux . Nous pouvons mme aller plus loin, et dire que, parmi ces langues dont chacune a une criture qui lui est propre, sans compter les systmes cryptographiques fort usits dans tout lOrient et qui rendent dans certains cas le dchiffrage compltement impossible (on trouve mme en Europe des inscriptions de ce genre qui nont jamais pu tre interprtes), parmi ces langues, disons-nous, il en est un grand nombre dont tout, jusquaux noms, est et demeurera longtemps encore ignor des savants occidentaux. Il est probable que, pour traduire ces textes, on aura recours aux mthodes quont dj appliques, dans dautres branches de la philologie, les gyptologues et les 19

assyriologues ; les discussions interminables qui slvent chaque instant entre ceux-ci, limpossibilit o ils sont de se mettre daccord sur les points les plus essentiels de leur science, et aussi les absurdits videntes que lon rencontre dans toutes leurs interprtations, montrent suffisamment le peu de valeur des rsultats auxquels ils sont parvenus, rsultats dont ils sont pourtant si fiers. Le plus curieux, cest que ces savants ont la prtention de comprendre les langues dont ils soccupent mieux que ceux-l mme qui autrefois parlaient et crivaient ces langues ; nous nexagrons rien, car nous en avons vu signaler dans des manuscrits de prtendues interpolations qui, selon eux, prouvaient que le copiste stait mpris sur le sens du texte quil transcrivait. Nous sommes loin ici des prudentes rserves des premiers sinologues, que nous avons rapportes plus haut ; et cependant, si les prtentions des philologues vont toujours en grandissant, il sen faut de beaucoup que leur science fasse daussi rapides progrs. Ainsi, en gyptologie, on en est encore la mthode de Champollion, qui na que le tort de sappliquer uniquement aux inscriptions des poques grecque et romaine, o lcriture gyptienne devint purement phontique par suite de la dgnrescence de la langue, tandis quantrieurement elle tait hiroglyphique, cest--dire idographique, comme lest lcriture chinoise. Dailleurs, le dfaut de tous les philologues officiels est de vouloir interprter les langues sacres, presque toujours idographiques, comme ils le feraient pour des langues vulgaires, caractres simplement alphabtiques ou phontiques. Ajoutons quil y a des langues qui combinent les deux systmes idographique et alphabtique ; tel est lhbreu biblique, ainsi que la montr Fabre dOlivet dans La Langue hbraque restitue, et nous pouvons remarquer en passant que ceci suffit pour faire comprendre que le texte de la Bible, dans sa signification vritable, na rien de commun avec les interprtations ridicules qui en ont t donnes, depuis les commentaires des thologiens tant protestants que catholiques, commentaires bass dailleurs sur des versions entirement errones, jusquaux critiques des exgtes modernes, qui en sont encore se demander comment il se fait que, dans la Gense, il y a des passages o Dieu est appel et dautres o il est appel ,sans sapercevoir que ces deux termes, dont le premier est dailleurs un pluriel, ont un sens tout diffrent, et quen ralit ni lun ni lautre na jamais dsign Dieu. Dautre part, ce qui rend presque impossible la traduction des langues idographiques, cest la pluralit des sens que prsentent les caractres hirogrammatiques, dont chacun correspond une ide diffrente, bien quanalogue, suivant quon le rapporte lun ou lautre des plans de lUnivers, do il rsulte que lon peut toujours distinguer trois sens principaux, se subdivisant en un grand nombre de significations secondaires plus particularises. Cest ce qui explique quon ne puisse pas proprement parler traduire les Livres sacrs ; on peut simplement en donner une paraphrase ou un commentaire, et cest quoi devraient se rsigner les philologues et les exgtes, sil leur tait seulement possible den saisir le sens le plus extrieur ; malheureusement, jusquici, ils ne semblent pas mme avoir obtenu ce modeste rsultat. Esprons pourtant que M. Pelliot sera plus heureux que ses

20

collgues, que les manuscrits dont il est possesseur ne resteront pas pour lui lettre morte, et souhaitons-lui bon courage dans la tche ardue quil va entreprendre.

21

LA GNOSE ET LA FRANC-MAONNERIEParu dans La Gnose, mars 1910 (n 5 1909-1910).

La Gnose, a dit le T Ill F Albert Pike, est lessence et la molle de la Franc-Maonnerie. Ce quil faut entendre ici par Gnose, cest la Connaissance traditionnelle qui constitue le fonds commun de toutes les initiations, et dont les doctrines et les symboles se sont transmis, depuis lantiquit la plus recule jusqu nos jours, travers toutes les Fraternits secrtes dont la longue chane na jamais t interrompue. Toute doctrine sotrique ne peut se transmettre que par une initiation, et toute initiation comprend ncessairement plusieurs phases successives, auxquelles correspondent autant de grades diffrents. Ces grades et ces phases peuvent toujours se ramener trois ; on peut les considrer comme marquant les trois ges de liniti, ou les trois poques de son ducation, et les caractriser respectivement par ces trois mots : natre, crotre, produire. Voici ce, que dit ce sujet le F Oswald Wirth : Linitiation maonnique a pour but dclairer les hommes, afin de leur apprendre travailler utilement, en pleine conformit avec les finalits mmes de leur existence. Or, pour clairer les hommes, il faut les dbarrasser tout dabord de tout ce qui peut les empcher de voir la Lumire. On y parvient en les soumettant certaines purifications, destines liminer les scories htrognes, causes de lopacit des enveloppes qui servent dcorces protectrices au noyau spirituel humain. Ds que celles-ci deviennent limpides, leur transparence parfaite laisse pntrer les rayons de la Lumire extrieure jusquau centre conscient de liniti. Tout son tre, alors, sen sature progressivement, jusqu ce quil soit devenu un Illumin, dans le sens le plus lev du mot, autrement dit un Adepte, transform dsormais lui-mme en un foyer rayonnant de Lumire. Linitiation maonnique comporte ainsi trois phases distinctes, consacres successivement la dcouverte, lassimilation et la propagation de la Lumire. Ces phases sont reprsentes par les trois grades dApprenti, Compagnon et Matre, qui correspondent la triple mission des Maons, consistant rechercher dabord, afin de possder ensuite, et pouvoir finalement rpandre la Lumire. Le nombre de ces grades est absolu : il ne saurait y en avoir que trois, ni plus ni moins. Linvention des diffrents systmes dits de hauts grades ne repose que sur une quivoque, qui a fait confondre les grades initiatiques, strictement limits au nombre de trois, avec les degrs de linitiation, dont la multiplicit est ncessairement indfinie. 22

Les grades initiatiques correspondent au triple programme poursuivi par linitiation maonnique. Ils apportent dans leur sotrisme une solution aux trois questions de lnigme du Sphinx : do venons-nous ? que sommes-nous ? o allonsnous ? et ils rpondent par l tout ce qui peut intresser lhomme. Ils sont immuables dans leurs caractres fondamentaux, et forment dans leur trinit un tout complet, auquel il ny a rien ajouter ni retrancher : lApprentissage et le Compagnonnage sont les deux piliers qui supportent la Matrise. Quant aux degrs de linitiation, ils permettent liniti de pntrer plus ou moins profondment dans lsotrisme de chaque grade ; il en rsulte un nombre indfini de manires diffrentes dentrer en possession des trois grades dApprenti, de Compagnon et de Matre. On peut nen possder que la forme extrieure, la lettre incomprise ; en Maonnerie, comme partout, il y a, sous ce rapport, beaucoup dappels et peu dlus, car il nest donn quaux initis vritables de saisir lesprit intime des grades initiatiques. Chacun ny parvient pas, du reste, avec le mme succs ; on sort peine, le plus souvent, de lignorance sotrique, sans savancer dune manire dcide vers la Connaissance intgrale, vers la Gnose parfaite. Celle-ci, que figure en Maonnerie la lettre G de ltoile Flamboyante, sapplique simultanment au programme de recherches intellectuelles et dentranement moral des trois grades dApprenti, Compagnon et Matre. Elle cherche, avec lApprentissage, pntrer le mystre de lorigine des choses ; avec le Compagnonnage, elle dvoile le secret de la nature de lhomme, et rvle, avec la Maitrise, les arcanes de la destine future des tres. Elle enseigne, en outre, lApprenti lever jusqu leur plus haute puissance les forces quil porte en luimme ; elle montre au Compagnon comment il peut attirer lui les forces ambiantes, et apprend au Matre rgir en souverain la nature soumise au sceptre de son intelligence. Il ne faut pas oublier, en cela, que linitiation maonnique se rapporte au Grand Art, lArt Sacerdotal et Royal des anciens initis. (LInitiation Maonnique, article publi dans LInitiation, 4me anne, n 4, janvier 1891.) Lorganisation initiatique, telle quelle est ici indique dans ses traits essentiels, existait ds lorigine dans le Gnosticisme comme dans toutes les autres formes de Tradition. Cest ce qui explique les liens qui ont toujours uni le Gnosticisme et la Maonnerie, liens que nous montrerons mieux encore en reproduisant quelques discours maonniques (dj publis autrefois dans La Chane dUnion) du F Jules Doinel ( Valentin), qui fut, en mme temps que Patriarche de lglise Gnostique, membre du Conseil de lOrdre du Grand Orient de France. Sans vouloir traiter ici la question si complexe des origines historiques de la Maonnerie, nous rappellerons simplement que la Maonnerie moderne, sous la forme que nous lui connaissons actuellement, est rsulte dune fusion partielle des Rose-Croix, qui avaient conserv la doctrine gnostique depuis le moyen-ge, avec les anciennes corporations de Maons Constructeurs, dont les outils avaient dj t employs dailleurs comme symboles par les philosophes hermtiques, ainsi quon le voit en particulier dans une figure de Basile Valentin. (Voir ce sujet Le Livre de lApprenti, par le F Oswald Wirth, pp. 24 29 de la nouvelle dition.) 23

Mais, en laissant de ct pour le moment le point de vue restreint du Gnosticisme, nous insisterons surtout sur le fait que linitiation maonnique, comme dailleurs toute initiation, a pour but lobtention de la Connaissance intgrale, qui est la Gnose au sens vritable du mot. Nous pouvons dire que cest cette Connaissance mme qui, proprement parler, constitue rellement le secret maonnique, et cest pourquoi ce secret est essentiellement incommunicable. Pour terminer, et afin dcarter toute quivoque, nous dirons que, pour nous, la Maonnerie ne peut et ne doit se rattacher aucune opinion philosophique particulire, quelle nest pas plus spiritualiste que matrialiste, pas plus diste quathe ou panthiste, dans le sens que lon donne dordinaire ces diverses dnominations, parce quelle doit tre purement et simplement la Maonnerie. Chacun de ses membres, en entrant dans le Temple, doit se dpouiller de sa personnalit profane, et faire abstraction de tout ce qui est tranger aux principes fondamentaux de la Maonnerie, principes sur lesquels tous doivent sunir pour travailler en commun au Grand uvre de la Construction universelle.

24

LE DALA-LAMAParu dans La Gnose, mars 1910 (n 5 1909-1910).

Depuis quelque temps, des informations de source anglaise, donc videmment intresses, nous reprsentent le Thibet comme envahi par une arme chinoise, et le Dala-Lama fuyant devant cette invasion et sapprtant demander secours au gouvernement des Indes pour rtablir son autorit menace. Il est trs comprhensible que les Anglais prtendent rattacher le Thibet lInde, dont il est pourtant spar par des obstacles naturels difficilement franchissables, et quils cherchent un prtexte pour pntrer dans lAsie centrale, o personne ne pense rclamer leur intervention. La vrit est que le Thibet est une province chinoise, que depuis des sicles il dpend administrativement de la Chine, et que par consquent celle-ci na pas le conqurir. Quant au Dala-Lama, il nest pas et na jamais t un souverain temporel, et sa puissance spirituelle est hors de latteinte des envahisseurs, quels quils soient, qui pourraient sintroduire dans la rgion thibtaine. Les nouvelles alarmantes que lon sefforce de rpandre actuellement sont donc dnues de tout fondement ; en ralit, il y a eu simplement quelques dprdations commises par une bande de pillards, mais, comme le fait est assez frquent dans cette contre, personne ne songe mme sen inquiter. Nous profiterons de cette occasion pour rpondre certaines questions qui nous ont t poses au sujet du Dala-Lama ; mais, pour quon ne puisse pas nous accuser dmettre des affirmations douteuses et ne reposant sur aucune autorit, nous nous bornerons reproduire les principaux passages dune Correspondance dExtrme-Orient publie dans La Voie (nos 8 et 9). Cette correspondance parut en 1904, au moment o une expdition anglaise, commande par le colonel Younghusband, revenait de Lhassa avec un prtendu trait au bas duquel ne figurait aucune signature thibtaine. Les Anglais rapportaient du Plateau thibtain un trait qui navait t sign que par leur chef seul, et qui ntait donc pour les Thibtains, ni un engagement, ni une obligation. Lintrusion anglaise Lhassa ne pouvait avoir aucune influence sur le gouvernement thibtain, et moins encore sur la partie de la religion thibtaine quil faut considrer comme lanctre de tous les dogmes, et moins encore sur le vivant symbole de la Tradition. Voici quelques dtails sur le palais du Dala-Lama, o aucun tranger na jamais pntr : Ce palais nest pas dans la ville de Lhassa, mais sur le sommet dune colline isole au milieu de la plaine, et situe environ un quart dheure au nord de la ville. Il est comme entour et enferm dans un grand nombre de temples btis comme des dinh (pagodes confuciennes), o habitent les Lamas qui sont du service du Dala-Lama ; les plerins ne franchissent jamais lentre de ces dinh. Lespace qui est au centre de ces temples rangs en cercle les uns ct des autres, 25

est une grande cour presque toujours dserte, au milieu de laquelle se trouvent quatre temples, de formes diffrentes, mais rangs rgulirement en carr ; et au centre de ce carr est la demeure personnelle du Dala-Lama. Les quatre temples sont de grandes dimensions, mais pas trs levs, et sont btis peu prs sur le modle des habitations des vice-rois ou des gouverneurs des grandes provinces de lEmpire Chinois ; ils sont occups par les douze Lamas appels Lamas-Namshans, qui forment le conseil circulaire du Dala-Lama. Les appartements intrieurs sont richement dcors, mais on ny voit que les couleurs lamaques. le jaune et le rouge ; ils sont partags en plusieurs pices dont les plus grandes sont les salles de prires. Mais, sauf de trs rares exceptions, les douze Lamas-Namshans ne peuvent recevoir personne dans les appartements intrieurs ; leurs serviteurs mmes demeurent dans les appartements dits extrieurs, parce que, de ces appartements, on ne peut apercevoir le palais central. Celui-ci occupe le milieu du second carr, et il est de tous cts isol des appartements des douze Lamas-Namshans ; il faut un appel spcial et personnel du Dala-Lama pour franchir ce dernier espace intrieur. Le palais du Dala-Lama ne se rvle aux yeux des habitants des appartements intrieurs que par un grand pristyle qui en fait tout le tour, comme dans tous les difices du sud de lAsie ; ce pristyle est soutenu par quatre rangs de colonnes, qui sont, du haut en bas, recouvertes dor. Personne nhabite le rez-dechausse du palais, qui se compose seulement de vestibules, de salles de prires et descaliers gigantesques. Au devant du quadruple pristyle, le palais slve sur trois tages ; le premier tage est couleur de pierre, le second est rouge, le troisime est jaune. Par dessus le troisime tage, et en guise de toiture, slve une coupole tout fait ronde et recouverte de lames dor ; on voit ce dme depuis Lhassa, et de trs loin dans la valle ; mais les temples intrieurs et extrieurs cachent la vue des tages. Seuls les douze Lamas-Namshans savent la distribution des tages du palais central, et ce qui sy passe ; cest ltage rouge, et au centre, que se tiennent les sances du conseil circulaire. Lensemble de ces constructions est trs grandiose et majestueux ; ceux qui ont lautorisation dy circuler sont tenus de garder le silence . (Nguyn V. Cang, Le Palais du Dala-Lama, n 8, 15 novembre 1904). Voici maintenant pour ce qui concerne le Dala-Lama lui-mme : Quant la personne du Dala-Lama, que dj lon croyait voir (lors de lintrusion anglaise) contrainte et pollue par des regards trangers, il faut dire que cette crainte est nave, et que, ni maintenant, ni plus tard, elle ne saurait tre admise. La personne du DalaLama ne se manifeste qu ltage rouge du grand palais sacr, quand les douze Lamas-Namshans y sont runis dans de certaines conditions, et sur lordre mme de celui qui les rgit. Il suffirait de la prsence dun autre homme, quel quil soit, pour que le Dala-Lama ne part point ; et il y a plus quune impossibilit matrielle profaner sa prsence ; il ne peut tre l o sont ses ennemis ou seulement des trangers. Le Pape de lOrient, comme disent (fort improprement) les fidles du Pape de lOccident, nest pas de ceux que lon dpouille ou que lon contraint, car il nest sous le pouvoir ni sous le contrle humain ; et il est toujours le mme, aujourdhui comme au jour assez lointain o il se rvla ce Lama prophtique, que les 26

Thibtains appellent Issa, et que les Chrtiens appellent Jsus . (Nguyn V. Cang, Le Dala-Lama, n 9, 15 dcembre 1904). Ceci montre suffisamment que le Dala-Lama ne peut pas tre en fuite, pas plus maintenant quau moment o ces lignes ont t crites, et quil ne peut aucunement tre question de le destituer ni de lui lire un successeur ; on voit galement par l ce que valent les affirmations de certains voyageurs qui, ayant plus ou moins explor le Thibet, prtendent avoir vu le Dala-Lama ; il ny a pas lieu dattribuer la moindre importance de semblables rcits. Nous najouterons rien aux paroles que nous venons de citer, paroles qui manent dune source trs autorise ; on comprendra dailleurs que cette question nest pas de celles quil convient de traiter publiquement sans rserves, mais nous avons pens quil ntait ni inutile ni inopportun den dire ici quelques mots.

27

LORTHODOXIE MAONNIQUEParu dans La Gnose, avril 1910 (n 6 1909-1910).

On a tant crit sur la question de la rgularit maonnique, on en a donn tant de dfinitions diffrentes et mme contradictoires, que ce problme, bien loin dtre rsolu, nen est devenu peut-tre que plus obscur. Il semble quil ait t mal pos, car on cherche toujours baser la rgularit sur des considrations purement historiques, sur la preuve vraie ou suppose dune transmission ininterrompue de pouvoirs depuis une poque plus ou moins recule ; or il faut bien avouer que, ce point de vue, il serait facile de trouver quelque irrgularit lorigine de tous les Rites pratiqus actuellement. Mais nous pensons que cela est loin davoir limportance que certains, pour des raisons diverses, ont voulu lui attribuer, et que la vritable rgularit rside essentiellement dans lorthodoxie maonnique ; et cette orthodoxie consiste avant tout suivre fidlement la Tradition, conserver avec soin les symboles et les formes rituliques qui expriment cette Tradition et en sont comme le vtement, repousser toute innovation suspecte de modernisme. Cest dessein que nous employons ici ce mot de modernisme, pour dsigner la tendance trop rpandue qui, en Maonnerie comme partout ailleurs, se caractrise par labus de la critique, le rejet du symbolisme, la ngation de tout ce qui constitue la Science sotrique et traditionnelle. Toutefois, nous ne voulons point dire que la Maonnerie, pour rester orthodoxe, doive senfermer dans un formalisme troit, que le ritulisme doive tre quelque chose dabsolument immuable, auquel on ne puisse rien ajouter ni retrancher sans se rendre coupable dune sorte de sacrilge ; ce serait faire preuve dun dogmatisme qui est tout fait tranger et mme contraire lesprit maonnique. La Tradition nest nullement exclusive de lvolution et du progrs ; les rituels peuvent et doivent donc se modifier toutes les fois que cela est ncessaire, pour sadapter aux conditions variables de temps et de lieu, mais, bien entendu, dans la mesure seulement o les modifications ne touchent aucun point essentiel. Les changements dans les dtails du rituel importent peu, pourvu que lenseignement initiatique qui sen dgage nen subisse aucune altration ; et la multiplicit des Rites naurait pas de graves inconvnients, peut-tre mme aurait-elle certains avantages, si malheureusement elle navait pas trop souvent pour effet, en servant de prtexte de fcheuses dissensions entre Obdiences rivales, de compromettre lunit, idale si lon veut, mais relle pourtant, de la Maonnerie universelle. Ce qui est regrettable surtout, cest davoir trop souvent constater, chez un grand nombre de Maons, lignorance complte du symbolisme et de son interprtation sotrique, labandon des tudes initiatiques, sans lesquelles le ritulisme nest plus quun ensemble de crmonies vides de sens, comme dans les 28

religions exotriques. Il y a aujourdhui ce point de vue, particulirement en France et en Italie, des ngligences vraiment impardonnables ; nous pouvons citer comme exemple celle que commettent les Matres qui renoncent au port du tablier, alors que pourtant, comme la si bien montr rcemment le T Ill F Dr Blatin, dans une communication qui doit tre encore prsente la mmoire de tous les FF, ce tablier est le vritable habillement du Maon, tandis que le cordon nest que son dcor. Une chose plus grave encore, cest la suppression ou la simplification exagre des preuves initiatiques, et leur remplacement par lnonciation de formules vagues et peu prs insignifiantes ; et, ce propos, nous ne saurions mieux faire que de reproduire les quelques lignes suivantes, qui nous donnent en mme temps une dfinition gnrale du symbolisme que nous pouvons considrer comme parfaitement exacte : Le Symbolisme maonnique est la forme sensible dune synthse philosophique dordre transcendant ou abstrait. Les conceptions que reprsentent les Symboles de la Maonnerie ne peuvent donner lieu aucun enseignement dogmatique ; elles chappent aux formules concrtes du langage parl et ne se laissent point traduire par des mots. Ce sont, comme on dit trs justement, des Mystres qui se drobent la curiosit profane, cest--dire des Vrits que lesprit ne peut saisir quaprs y avoir t judicieusement prpar. La prparation lintelligence des Mystres est allgoriquement mise en scne dans les initiations maonniques par les preuves des trois grades fondamentaux de lOrdre. Contrairement ce quon sest imagin, ces preuves nont aucunement pour objet de faire ressortir le courage ou les qualits morales du rcipiendaire ; elles figurent un enseignement que le penseur devra discerner, puis mditer au cours de toute sa carrire dIniti. (Rituel interprtatif pour le Grade dApprenti, rdig par le Groupe Maonnique dEtudes Initiatiques, 1893.) On voit par l que lorthodoxie maonnique, telle que nous lavons dfinie, est lie lensemble du symbolisme envisag comme un tout harmonique et complet, et non exclusivement tel ou tel symbole particulier, ou mme une formule telle que A. L G D G A D L U, dont on a voulu parfois faire une caractristique de la Maonnerie rgulire, comme si elle pouvait constituer elle seule une condition ncessaire et suffisante de rgularit, et dont la suppression, depuis 1877, si t si souvent reproche la Maonnerie franaise. Nous profiterons de cette occasion pour protester hautement contre une campagne encore plus ridicule quodieuse, mene depuis quelque temps contre cette dernire, en France mme, au nom dun prtendu spiritualisme qui na que faire en cette circonstance, par certaines gens qui se parent de qualits maonniques plus que douteuses ; si ces gens, qui nous ne voulons pas faire lhonneur de les nommer, croient que leurs procds assureront la russite de la pseudo-Maonnerie quils essayent vainement de lancer sous des tiquettes varies, ils se trompent trangement. Nous ne voulons pas traiter ici, du moins pour le moment, la question du G A de lU, qui a dailleurs t tudie, divers points de vue, par de plus autoriss que nous. Cette question a mme fait, dans les derniers numros de LAcacia, lobjet dune discussion fort intressante entre les FF Oswald Wirth et Ch.M. Limousin ; malheureusement, cette discussion a t interrompue par la mort de ce dernier, mort 29

qui fut un deuil pour la Maonnerie tout entire. Quoi quil en soit, nous dirons seulement que le symbole du G A de lU nest point lexpression dun dogme, et que, sil est compris comme il doit ltre, il peut tre accept par tous les Maons, sans distinction dopinions philosophiques, car cela nimplique nullement de leur part la reconnaissance de lexistence dun Dieu quelconque, comme on la cru trop souvent. Il est regrettable que la Maonnerie franaise se soit mprise ce sujet, mais il est juste de reconnatre quelle na fait en cela que partager une erreur assez gnrale ; si lon parvient dissiper cette confusion, tous les Maons comprendront que, au lieu de supprimer le G A de lU, il faut, comme le dit le F Oswald Wirth, aux conclusions duquel nous adhrons entirement, chercher sen faire une ide rationnelle, et le traiter en cela comme tous les autres symboles initiatiques. Nous pouvons esprer quun jour viendra, et quil nest pas loin, o laccord stablira dfinitivement sur les principes fondamentaux de la Maonnerie et sur les points essentiels de la doctrine traditionnelle. Toutes les branches de la Maonnerie universelle reviendront alors la vritable orthodoxie, dont certaines dentre elles se sont quelque peu cartes, et toutes suniront enfin pour travailler la ralisation du Grand uvre, qui est laccomplissement intgral du Progrs dans tous les domaines de lactivit humaine.

30

REMARQUES SUR LA NOTATION MATHMATIQUEParu dans La Gnose, avril, mai 1910 (nos 6, 7 1909-1910).

Les mathmaticiens modernes, du moins ceux qui sen tiennent aux donnes de la science officielle, semblent ignorer presque compltement ce quest le nombre ; ils rduisent toutes les mathmatiques au calcul, ils remplacent le nombre par le chiffre, qui nen est en ralit que le vtement ; nous disons le vtement, et non pas mme le corps, car cest la forme gomtrique qui est le vritable corps du nombre, et les savants dont nous parlons ne souponnent mme pas les rapports des nombres avec les formes gomtriques. Ils emploient trop souvent une notation purement conventionnelle, qui ne correspond rien de rel ; telle est, par exemple, la considration des nombres dits ngatifs, ainsi que nous le verrons par la suite. Nous ne voulons pas dire cependant que les chiffres mmes soient des signes entirement arbitraires, dont la forme ne serait dtermine que par la fantaisie dun ou de plusieurs individus ; il doit en tre des caractres numriques comme des caractres alphabtiques, dont ils ne se distinguent dailleurs pas dans certaines langues, telles que lhbreu et le grec, et nous tudierons peut-tre un jour la question de lorigine hiroglyphique, cest--dire idographique, de toutes les critures ; pour le moment, nous nous contenterons de renvoyer, sur ce point, aux travaux de Court de Gbelin et de Fabre dOlivet. Ce quil y a de certain, cest que les mathmaticiens emploient dans leur notation des symboles dont ils ne connaissent plus le sens ; ces symboles semblent des vestiges de traditions oublies, du Pythagorisme, ou de la Kabbale, qui, par les Arabes du moyen ge, sont parvenus jusqu nous, mais dont bien peu ont su reconnatre la vritable valeur. Nous ne faisons que signaler en passant, sauf y revenir plus tard, le rapport de la numration dcimale avec la gnration du cercle par le rayon man du centre ; il y aurait lieu dindiquer ce propos comment la production successive des nombres partir de lunit peut servir symboliser lvolution universelle ; mais nous nous bornerons maintenant considrer le zro, lunit, et ce quon appelle tort linfini. Nous disons ce quon appelle tort linfini, car ce que les mathmaticiens reprsentent par le signe ne peut pas tre lInfini au sens mtaphysique de ce mot ; ce signe est une figure ferme, donc finie, tout aussi bien que le cercle dont 31

certains ont voulu faire un symbole de lternit, tandis quil ne peut tre quune figuration dun cycle temporel. Dailleurs, lide dun nombre infini, cest--dire, daprs les mathmaticiens, dun nombre plus grand que tout autre nombre, est une ide contradictoire, car, si grand que soit un nombre , le nombre est toujours plus grand. Il est videmment absurde de vouloir dfinir lInfini, car une dfinition est ncessairement une limitation, les mots mmes le disent assez clairement, et lInfini est ce qui na pas de limites ; chercher le faire entrer dans une formule, cest-dire le revtir dune forme, cest sefforcer de faire entrer le Tout universel dans une de ses parties les plus infimes, ce qui est impossible ; enfin, concevoir lInfini comme une quantit, cest le concevoir comme susceptible daugmentation ou de diminution, ce qui est encore absurde. Avec de semblables considrations, on en arrive vite envisager plusieurs infinis qui coexistent sans se confondre ni sexclure, des infinis qui sont plus grands ou plus petits que dautres infinis, et mme, linfini ne suffisant plus, on invente le transfini, cest--dire le domaine des nombres plus grands que linfini : autant de mots, autant dabsurdits. Ce que nous venons de dire pour linfiniment grand est vrai aussi pour ce quon appelle linfiniment petit : si petit que soit un nombre , le nombre sera encore plus petit. Il ny a en ralit ni infiniment grand ni infiniment petit, mais on peut envisager la suite des nombres comme croissant ou dcroissant indfiniment, de sorte que le prtendu infini mathmatique nest que lindfini. Il importe de remarquer que lindfini est encore limit ou fini : bien que nous nen connaissions pas les limites, nous savons cependant que ces limites existent, car lindfini, ou un indfini, nest quune partie du Tout, qui est limite par lexistence mme des autres parties ; ainsi, un monde tel que le monde matriel envisag dans son ensemble est indfini, tout en ntant quun point par rapport lInfini. On peut mme ajouter les uns aux autres un nombre quelconque dindfinis, ou les multiplier les uns par les autres ; le rapport du rsultat obtenu lInfini est toujours nul, car la Possibilit universelle comprend une infinit de possibilits particulires dont chacune est indfinie. Il est facile de comprendre par l ce que signifient rellement les absurdits que nous avons signales prcdemment, et qui cessent dtre des absurdits lorsquon remplace le prtendu infini mathmatique par lindfini. En mme temps, nous avons montr dune faon prcise limpossibilit darriver la Synthse par lanalyse : on aura beau ajouter les uns aux autres un nombre indfini dlments, on nobtiendra jamais le Tout, parce que le Tout est infini, et non pas indfini ; on ne peut pas le concevoir autrement que comme infini, car il ne pourrait tre limit que par quelque chose qui lui serait extrieur, et alors il ne serait plus le Tout ; il est bien la somme de tous ses lments, mais en entendant le mot somme au sens dintgrale, et une intgrale ne se calcule pas en prenant ses lments un un ; si mme on a parcouru analytiquement un ou plusieurs indfinis, on na pas avanc dun pas au point de vue universel, on est toujours au mme point par rapport lInfini. Nous avons dit que la srie des nombres peut tre considre comme indfinie dans les deux sens ; on peut ainsi envisager dune part les nombres entiers, indfiniment croissants, et dautre part leurs inverses, indfiniment dcroissants. Ces deux sries partent lune et lautre de lunit, qui seule est elle-mme son propre 32

inverse, et il y a autant de nombres dans une des sries que dans lautre, de sorte quon peut dire que lunit occupe exactement le milieu dans la suite des nombres. En effet, tout nombre de lune des sries correspond dans lautre srie un nombre , tel que lon ait :

lensemble des deux nombres inverses, se multipliant lun par lautre, reproduit lunit. On peut gnraliser encore, et, au lieu de considrer seulement la srie des nombres entiers et de leurs inverses comme nous venons de le faire, envisager dun ct tous les nombres plus grands que lunit, et de lautre tous les nombres plus petits que lunit. Ici encore, tout nombre , il correspondra dans lautre groupe un nombre inverse , et rciproquement, de telle faon que lon ait :

et il y aura exactement autant de nombres dans lun et lautre des deux groupes indfinis spars par lunit. On peut dire encore que lunit, occupant le milieu, correspond lquilibre parfait, et quelle contient en puissance tous les nombres, lesquels manent delle par couples de nombres inverses ou complmentaires, chacun de ces couples constituant une unit relative en son indivisible dualit ; nous dvelopperons par la suite les consquences qui se dduisent de ces diverses considrations. Pour le moment, nous pouvons nous borner considrer, comme nous lavions fait tout dabord, la srie des nombres entiers et de leurs inverses ; on pourrait dire quils tendent dune part vers lindfiniment grand et de lautre vers lindfiniment petit, en entendant par l les limites mmes du domaine dans lequel on considre ces nombres, car une quantit variable ne peut tendre que vers une limite. Ne connaissant pas ces limites, nous ne pouvons pas les fixer dune faon prcise, mais nous pouvons considrer un nombre comme pratiquement indfini lorsquil ne peut plus tre exprim par le langage ni par lcriture, ce qui arrive ncessairement un moment donn lorsque ce nombre va toujours en croissant. ce propos, il y aurait lieu de se demander pourquoi la langue chinoise reprsente symboliquement lindfini par le nombre dix mille ; en grec, la mme chose se produit, et un seul mot, avec une simple diffrence daccentuation, sert exprimer les deux ides : , dix mille ; , une indfinit ; nous essayerons plus tard, de donner lexplication de ce fait. Quoi quil en soit, lindfiniment grand est, comme nous lavons