PERELMAN ET TOULMIN

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Corinne Hoogaert CEEA, Université Libre de Bruxelles PERELMAN ET TOULMIN Pour une rhétorique néo-dialectique C'est en 1958 que paraissent The Uses of Argument de Stephen Toulmin et le Traité de Γ Argumentation de Chaïm Perelman. Deux oeuvres majeures qui vont véritablement bouleverser le champ rhétorique. Il est intéressant de remarquer que ces deux figures emblématiques de l'argumentation nous viennent de la logique : Perelman soutient une thèse de Doctorat consa- crée à Frege 1 alors que Toulmin présente en 1948, à Cambridge, une thèse centrée sur le rôle de la Raison en Ethique 2 . Quand on parle de rhétorique, il nous faut bien évidemment revenir à Aristote, son père fondateur. Dans YOrganon, Aristote étudie deux types de raisonnements bien distincts : les raisonnements analytiques et les raisonnements dialectiques. Les premiers feront l'objet des Premiers et des Seconds Analytiques, les derniers, des Topiques et de la Rhétorique. Les Analytiques ont consacré Aristote comme le père de la logique formelle alors que les Topiques, mais surtout la Rhétorique, en font le premier grand théoricien en la matière. La logique formelle étudie l'inférence apodictique, le syllogisme étant le type de raisonnement logique par excellence qui permet d'aboutir à une conclusion démontrée comme formellement valide, quel qu'en soit le contenu, et la vérité du propos : si « tous les A sont Β » et que « tous les Β sont C », on aura donc « tous les A sont C », et ce, quel que soit le contenu de « A », de « Β » ou de « C ». La prééminence des raisonnements dits analytiques a prévalu pendant des siècles, ce qui explique que pendant très longtemps, la rhétorique s'est vu considérée comme le parent pauvre de la philosophie ; son étude reposant surtout sur l'ornement littéraire, la stylistique. C'est HERMÈS 15, 1995 155

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Corinne Hoogaert CEEA, Université Libre de Bruxelles

PERELMAN ET TOULMIN Pour une rhétorique néo-dialectique

C'est en 1958 que paraissent The Uses of Argument de Stephen Toulmin et le Traité de Γ Argumentation de Chaïm Perelman. Deux œuvres majeures qui vont véritablement bouleverser le champ rhétorique. Il est intéressant de remarquer que ces deux figures emblématiques de l'argumentation nous viennent de la logique : Perelman soutient une thèse de Doctorat consa­crée à Frege1 alors que Toulmin présente en 1948, à Cambridge, une thèse centrée sur le rôle de la Raison en Ethique2. Quand on parle de rhétorique, il nous faut bien évidemment revenir à Aristote, son père fondateur. Dans YOrganon, Aristote étudie deux types de raisonnements bien distincts : les raisonnements analytiques et les raisonnements dialectiques. Les premiers feront l'objet des Premiers et des Seconds Analytiques, les derniers, des Topiques et de la Rhétorique. Les Analytiques ont consacré Aristote comme le père de la logique formelle alors que les Topiques, mais surtout la Rhétorique, en font le premier grand théoricien en la matière. La logique formelle étudie l'inférence apodictique, le syllogisme étant le type de raisonnement logique par excellence qui permet d'aboutir à une conclusion démontrée comme formellement valide, quel qu'en soit le contenu, et la vérité du propos : si « tous les A sont Β » et que « tous les Β sont C », on aura donc « tous les A sont C », et ce, quel que soit le contenu de « A », de « Β » ou de « C ».

La prééminence des raisonnements dits analytiques a prévalu pendant des siècles, ce qui explique que pendant très longtemps, la rhétorique s'est vu considérée comme le parent pauvre de la philosophie ; son étude reposant surtout sur l'ornement littéraire, la stylistique. C'est

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comme si l'on avait oublié la définition de Quintilien pour qui la rhétorique est « la science du bien dire, car cela embrasse à la fois toutes les perfections du discours et la moralité même de Vorateur puisqu'on ne peut véritablement parler sans être un homme de bien0 ». Comme le souligne Michel Meyer (1993, p. 17) dans Questions de Rhétorique : « Ce que recouvre l'adverbe « bien » est trop riche de sens pour nous éclairer vraiment ». Toujours est-il que la rhétorique embrasse plusieurs réalités que l'on pourrait réduire, d'une part, à l'art de l'éloquence et de l'autre, à celui de persuader. Perelman, tout comme Toulmin, se focalisera plutôt sur l'aspect persuasif, manipulatoire de la rhétorique. En d'autres termes, ils étudieront les processus rationnels mis en jeu pour persuader un auditoire du bien-fondé d'un point de vue. Ils ne se contenteront pas, comme Platon, de voir dans la rhétorique la perversité de la contingence par rapport à la pureté du logos, ils s'attacheront à ennoblir l'argumentation d'un certain type de rationalité : une rationalité propre que définirait une nouvelle norme de validité qui ne serait plus (seulement) syllogistico-formelle, mais bien de nature enthymèmique et contextuelle.

Que ce soit dans le Traité ou dans Y Empire Rhétorique, Perelman dresse un véritable catalogue argumentatif ; qu'il soit quasi-logique, basé sur la structure du réel ou bien encore modélisé, tout argument sera analysé et mis en contexte. Toulmin, pour sa part, concentre ses écrits sur les arguments quasi-logiques. Cette étroitesse d'analyse étant peut-être due au fait que Toulmin, contrairement à Perelman, construit sa théorie autour du discours, du message ; l'orateur et l'interlocuteur occupant une place pour le moins restreinte...

Champ argumentatif et schéma mathématique de l'argumentation chez Stephen Toulmin

Se démarquant de la logique formelle qui se détourne du probable, du vraisemblable, donc de la contingence, Stephen Toulmin (1993, p. 17) définit l'espace de l'argumentation comme un lieu de pluralité et de richesse loin de tout monolythisme théorique. « Deux arguments appar­tiennent au même champ lorsque les données et les conclusions constituant chacun de ces deux arguments sont respectivement du même type logique ». Par extension, deux arguments de types logiques différents sont des arguments de champs différents. Toulmin invoque en réalité une grande diversité de champs, allant aussi bien des Eléments d'Euclide à ceux de l'Almanach Nautique. Il s'intéresse ensuite à la dépendance d'un argument par rapport au champ, ainsi qu'à l'usage pratique et quotidien de l'argumentation. Loin de lui l'idée de regrouper toutes ces perspectives sous « un dénominateur commun » et dès lors de « recourir à un ensemble universel de critères applicables pareillement à tous les champs» (ch. I). C'est toujours en décalage par rapport à la logique formelle qu'il s'interroge sur la validité des catégories et suggère à son tour une autre analyse qui se veut «plus fine», et «plus transparente», la logique demeurant ambiguë à l'égard des problèmes. Comme le fait d'ailleurs très souvent Perelman, Toulmin en vient à souhaiter « un schéma d'argumentation aussi sophistiqué que celui du droit ».

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La structure du schéma toulminien semble fort proche de celle proposée par Shannon et Weaver dans leur théorie mathématique de la communication. Ce qui nous met en présence d'un modèle linéaire, c'est-à-dire sans rétroaction de la part de l'auditoire qui modifie la relation ; ce qui ne laisse aucune place à l'aspect pluridimensionnel, orchestral4 de la communication ; la qualité du message, sa vitesse de transmission occupent le centre du débat. Bien que l'Emetteur-Orateur et le Récepteur-Interlocuteur doivent être présents, leur rôle n'est guère déterminant. Pourtant sans eux, pas de communication, pas d'argumentation, plus de message. Toute proposition contient des Données D et une Conclusion C à laquelle on souhaite aboutir. Le passage de D à C se fait par le jeu des Garanties G.

D C

— (Toujours explicites) ex. : « Harry est né aux Bermudes » « Harry est un sujet britannique »

Vu que G (implicites)

Ces garanties correspondent aux « normes et canons pratiques de l'argumentation » (Ch. III), elles sont généralement reconnues comme logiques, vraisemblables.

Il existe différents types de garanties qui ont chacune des forces variables lorsqu'il s'agit d'étayer la conclusion. Comme par exemple : « Toutes les personnes nées aux Bermudes sont des sujets britanniques ».

Si on accepte généralement les garanties sans équivoque, ce qui confère à la conclusion une certaine nécessité, comme dans le désormais classique « Tous les hommes sont (nécessairement) mortels », certaines réserves donnent un aspect provisoire à la conclusion, et celle-ci se voit dès lors qualifiée de « probable » et de « vraisemblable ». Intégrons ces deux nouveaux éléments, Q le qualificateur, et R, les réserves, dans notre schéma de base :

D Q, (probablement) C

I I Vu que G Sauf si R

Harry serait donc probablement un sujet britannique puisque né aux Bermudes. Probablement dans la mesure (R) où ses deux parents auraient pu être étrangers, et lui auraient donc conféré une autre nationalité.

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Le qualificateur, nous l'avons vu, modifie la force, l'impact de l'argument alors que les conditions de Réfutation R, qualifient mais négativement cette fois, la proposition en question. Toulmin touche ici au problème crucial du qualificateur. Problème qui pèse de tout son poids dans la rhétorique juridique, celui de la qualification (cf. La Rhétorique à Herennius). La proposition « Brutus a assassiné César » peut se lire de deux façons fondamentalement dif­férentes : soit il s'agit bien d'un meurtre et Brutus doit être puni en fonction des dispositions légales relatives à ce type de fait, soit il ne s'agit pas d'un meurtre mais bien d'un acte patriotique et Brutus a de ce fait sauvé Rome du tyran. Toulmin va dans ce sens, puisqu'il reconnaît que dans les cours de justice, on débat fréquemment « de la mesure dans laquelle la loi en question convient à l'affaire en question» (1993, p. 124). En d'autres termes, on essaye sans cesse de résoudre le problème de la qualification : est-ce de la légitime défense, un meurtre prémédité, ou bien encore un homicide involontaire ? Nous savons qu'en fonction de la réponse apportée, les peines et donc les implications varient du tout au tout...

Comme nous l'avons déjà fait remarquer précédemment, la théorie toulminienne est logo-centrée. Néanmoins, lorsque Toulmin introduit la notion de fondement F (fondement de la Garantie, ce qui lui donne son autorité), il ne peut laisser l'orateur et l'interlocuteur sur le côté : « Lorsque nous défendons une affirmation, il se peut que nous produisions nos données, garanties et les réserves et conditions s'y rapportant sans pour autant satisfaire l'interlocuteur sceptique : car il peut éprouver des doutes non seulement au sujet de cet argument particulier, mais de la question plus générale de savoir si la garantie (G) est elle-même acceptable ». (id., p. 126). Pourtant, en instaurant au sein même du discours un méta-niveau, l'argument se doit d'être parfait en soi, par soi et pour soi, de sorte qu'il n'ait pas à souffrir des nuisances du monde extérieur. Avec F, le fondement de toute garantie, Toulmin essaye à nouveau d'évacuer tout élément contingent, en l'occurrence l'interlocuteur « sceptique ». Il faudra non seulement que l'argument soit garanti pour ne pas être contesté, mais encore que ces mêmes garanties soient elles-mêmes garanties de sorte qu'il n'y ait plus aucune place pour la contestation. Nous avons donc le schéma final suivant :

D donc β , Ç

I I Vu que G Sauf si R

I En vertu de F (lois, jurisprudence,...)

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Ambiguïtés de la logique formelle (Toulmin)

Nous le savons, Toulmin, tout comme Perelman, s'inscrit en porte-à-faux par rapport à la logique formelle. Dans le lile chapitre des Usages de l'Argumentation, il dénonce l'ambiguïté du raisonnement syllogistique en reprenant le célèbre :

« Socrate est un homme, Tous les hommes sont mortels, Donc, Socrate est mortel».

Selon le schéma toulminien, il faut pouvoir distinguer les données, la conclusion, la garantie et le fondement. Un argument présenté sous forme de syllogisme masque toute distinction entre les garanties d'inférence — qui permettent le passage de D à C — et le fondement de ces dernières. Considérons l'exemple suivant :

« Petersen est suédois, Aucun Suédois n'est catholique, Donc il est certain que Petersen n'est pas catholique» (id., p. 136).

La lecture de cet argument peut se faire de deux façons, soit : 1) Petersen est suédois. La proportion des Suédois catholiques est égale à zéro. Donc il est certain que Petersen n'est pas catholique ; soit : 2) Petersen est suédois. Le Suédois n'est certainement pas catholique. Donc il est certain que Petersen n'est pas catholique. Dans le premier cas nous avons « D,F donc C », dans le second «D,G donc C», toutes deux étant par ailleurs comprises implicitement dans l'argument de départ. Qu'il s'agisse d'arguments du type « par conséquent », « puisque aucun », « aucun » ou même « tout », selon Toulmin : « la distinction... est masquée par la formulation simpliste... une différence capitale quant à la fonction pratique de l'énoncé peut ainsi passer totalement inaperçue » (ibid.). Dans le schéma d'analyse qu'il propose, l'ambiguïté semble levée ; G et F occupant des positions et des fonctions bien différenciées.

Il est vrai que l'agencement de l'argument dans sa totalité sous forme de schéma rend explicite le rôle et la fonction de chaque élément : c'est une fois de plus faire comme si l'échange entre l'orateur et son auditoire n'existait pas, l'argument devant s'expliquer par lui-même, par sa propre logique ; or, ce que Toulmin combat sans cesse est précisément la pauvreté de la logique formelle. On pourrait très bien imaginer qu'un interlocuteur s'interroge sur le bien-fondé de l'argument « Petersen est suédois et donc par conséquent pas catholique ». L'interlocuteur peut demander, comme Toulmin d'ailleurs le reconnaît à certains moments (Ch. II), comment l'orateur en est arrivé à cette conclusion. À lui d'exposer tantôt ses Garanties, tantôt ses

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Fondements. N'oublions pas que l'argumentation devrait avant tout se comprendre dans un contexte bien particulier où interviennent l'orateur qui expose son argument, le message qu'il véhicule, sa force, sa valeur et enfin l'interlocuteur par qui l'argument sera oui ou non reconnu. Comme le souligne Aristote dans le Premier Livre de la Rhétorique : «Il y a trois espèces de rhétoriques ; autant que de classes d'auditeurs, et il y a trois choses à considérer dans un discours : l'orateur, ce dont on parle, l'auditoire. Le but final se rapporte précisément à ce dernier élément, je veux dire l'auditoire5 ». Nous ne reviendrons pas sur la question des genres rhétoriques, le délibératif, le juridique et l'épidictique, nous nous concentrerons plutôt sur ce qui à notre avis, fait et fera toujours la rhétorique : l'auditoire, l'orateur et le message. Si l'argumentation se définit comme étant l'art de bien parler en vue de persuader un auditoire, alors en réduire l'analyse au simple aspect linguistique semble plutôt appauvrissant...

Toulmin reproche à Platon d'avoir créé un idéal philosophique d'apodicticité et d'avoir ainsi influencé des générations de philosophes, leur faisant préférer le raisonnement mathéma­tique au langage humain6. Le langage logique, qui utilise la démonstration, est bien plus stérile que le langage ordinaire. Quand dira-t-on que « toutes les baleines sont des mammifères », si ce n'est dans le cadre d'un exercice de logique ? Le langage courant emploie une douzaine de formes différentes (« chaque A est un Β », « A est Β », ) là où le logicien impose à tous les énoncés de type général une forme pré-déterminée. Il n'en reste pas moins que toutes ces expressions différentes recouvrent une seule et même réalité. « Tous les hommes sont mortels », « chaque homme est mortel », sont des formulations qui renvoient à une seule et même signification, et cela, quelle que soit la forme retenue.

Une autre carence philosophique de la logique serait de considérer que validité et forme sont indépendantes. « Pour autant qu'on emploie la garantie qui convient, tout argument peut s'exprimer sous la forme « D, G donc C » et devenir par conséquent formellement valide » (Toulmin, 1993, p. 147). Alors qu'un argument du type «D, F donc C» n'est pas formellement valide mais peut très bien s'avérer exact. Il nous semble en effet évident qu'un argument « D,F donc C » est tout aussi valable argumentativement parlant qu'un argument « D,G donc C ». On peut d'ailleurs s'étonner de voir Toulmin recourir sans cesse au syllogisme et au quasi-syllogisme pour étayer ses propres thèses. Le schéma d'analyse qu'il propose repose lui aussi sur une structure du type : « X est A, ce qui peut se traduire chez Toulmin par (D), Tous les A sont B, ce qui correspond à (F ou G), donc X est B, et on en arrive à (C) ».

Arguments analytiques et arguments matériels : vers une épistémè de la logique

Dans les chapitres IV et V des Usages de l'Argumentation, Toulmin oppose la « logique en action » à la « logique idéale » : la logique formelle a fait du syllogisme analytique un paradigme

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où tout ce qui est « déductif », « démonstratif » et « contraignant » est privilégié par rapport à ce qui est « inductif », « non démonstratif » et par conséquent « non contraignant ». Il y aurait donc une hiérarchie de « validité » entre les arguments analytiques d'une part, et les arguments matériels de l'autre. Selon Toulmin, «D,F, donc C» sera analytique si et seulement si le fondement de la garantie inclut explicitement ou implicitement l'information qui serait déjà contenue dans la conclusion ; dans ce cas, «D,F donc C» sera d'ordre tautologique. Si F ne contient pas l'information véhiculée par la conclusion, alors l'énoncé «D,F donc C» sera d'ordre matériel. Trois tests permettent de différencier l'analytique du matériel : la tautologie (sauf certaines exceptions), la vérification (vérifier le bien-fondé de la thèse) et enfin l'auto-évidence (l'argument est-il suffisamment clair en soi ?).

Ces tests portent Toulmin à préciser sa définition de l'argument analytique comme suit : « Un argument est analytique si et seulement si (...) la vérification du fondement de la garantie entraîne ipso facto celle de la vérité ou fausseté de la conclusion et cela, que la connaissance vérifie en fait la conclusion ou la réfute» (id., p. 163). La logique classique a pour habitude de considérer tout argument analytique comme contraignant alors que l'argument matériel est par définition non contraignant. Les choses ne sont pas si simples en réalité, on peut être confronté tant à des arguments matériels qui seraient contraignants, qu'à des arguments analytiques qui seraient non contraignants. On connaît le célèbre exemple de Sherlock Holmes, dans lequel celui-ci conclut, au vu des indices disponibles, que l'assassin devait être un habitué de la maison. Les garanties ne sont pas analytiques, mais la conclusion s'impose cependant de toute évidence. Preuve que certains arguments matériels peuvent être contraignants. D'autre part, certains arguments analytiques peuvent être non contraignants, leurs conclusions seront donc d'ordre provisoire ou devront être émises avec réserve ; c'est le cas par exemple des quasi-syllogismes. Profitant de ces distinctions entre l'analytique et le matériel, Toulmin réitère sa propre concep­tion de l'argumentation : « Si nous commençons par supposer que les différences entre des arguments de champs différents ne sont pas essentielles, et que tous les arguments devraient être réductibles à un seul type fondamental, nous risquons de perdre de vue la multiplicité des fonctions, et d'analyser les arguments syllogistiques de tous types selon un seul modèle analytique» (id. p. 186).

Les logiciens ont toujours cherché à réaliser l'idéal d'une science formelle, déductive et axiomatique. Dans les Premiers Analytiques, Aristote exprime le double objectif de la logique : cette science qui s'occupe à la fois de Yapodeixis (démonstration) et de Yépistémè (science). Ce qui revient à exposer la logique sous forme d'épistémè de la démonstration, c'est-à-dire à « en faire une science théorique déductive » (id., p. 219), ce qui conduit la logique à se mathématiser complètement. Le langage humain ne peut se lire indépendamment du contexte dans lequel il a été énoncé, on ne peut le réduire à de simples propositions qui en soi porteraient toute leur signification: «Il η y a que dans les mathématiques pures que nos évaluations puissent être entièrement indépendantes du contexte » (id., p. 223). En conclusion, Toulmin propose de fondre la logique et l'épistémologie en une seule discipline tout en évitant le monopole du déductivisme.

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Tous les arguments sont d'intérêt équivalent. Il n'y a plus de hiérarchisation des champs argumentatifs. Il faut réintroduire des considérations historiques, empiriques et anthropolo­giques dans l'argumentation.

Si Toulmin reconnaît l'importance du contexte avec la notion de « champ argumentatif », il oublie bien souvent le rôle des intervenants aussi bien que le but poursuivi : quel serait l'intérêt d'énoncer un argument x, juste pour l'énoncer ? Il y a dans le fait même de l'énoncer une volonté d'action implicite, mais pas exclusivement manipulatrice comme on l'a longtemps prétendu. Orateur et auditoire ne sont-ils pas, par définition, liés au contexte ?

La Nouvelle rhétorique ou le paradigme de l'auditoire universel (Chaïm Perelman)

Comme Toulmin, c'est dans la fin des années cinquante que Perelman se propose de repenser la rhétorique. Dans le Traité de l'Argumentation, écrit en collaboration avec Lucie Olbrechts-Tyteca, il précise les frontières de ce qu'on appellera désormais «La nouvelle rhétorique1 ». Perelman préférera se concentrer sur l'aspect persuasif, voire manipulatoire de la rhétorique plutôt que sur l'aspect ornemental, stylistique. Dès les premiers chapitres du Traité, Perelman distingue la logique de la rhétorique. L'argumentation est à la rhétorique ce que la démonstration est à la logique. La démonstration est semblable à un calcul qui serait basé sur des règles précises, édictées une fois pour toutes : elle utilise un langage bien spécifique afin de pouvoir valider une conclusion Y à partir de prémisses X ; conclusion qui est dès lors de Tordre de la certitude, de l'évidence, ne laissant aucune place à la contingence voire à l'incertitude. L'argumentation, quant à elle, utilise le langage naturel, ce qui explique son ambiguïté. Etant donné qu'elle est centrée sur l'homme et recherche l'adhésion de l'auditoire, l'argumentation présuppose par définition une « rencontre d'esprits ».

L'argumentation est donc directement liée à l'idée d'auditoire : «Ilfaut qu'un discours soit écouté, qu'un livre soit lu, car, sans cela, leur action serait nulle» (Perelman, 1977, p. 23-24). Elément qu'il nous faut mettre en évidence dans le cadre d'une éventuelle comparaison entre Toulmin et Perelman. Toulmin invoque de temps à autre l'auditoire, cherchant à chaque fois à réduire au maximum son impact sur le message, celui-ci étant le véritable pivot des Usages de l'Argumentation. Perelman, quant à lui, précise l'importance des acteurs du champ argu­mentatif : « Chaque orateur pense, d'une façon plus ou moins consciente, à ceux qu'il cherche à persuader ». Il existerait deux types d'auditoires : le particulier et l'universel. L'auditoire parti­culier regroupe certaines personnes à une certaine époque alors que l'auditoire universel recouvre «l'humanité toute entière, du moins ceux de ses membres qui sont compétents et raisonnables» (id., p. 28). L'auditoire universel serait alors un concept mental que l'orateur aurait préalablement construit. À partir de cette constatation, ne peut-on d'ailleurs penser qu'il y

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a autant d'auditoires universels que d'orateurs différents ? Cela ferait, paradoxalement, de la notion d'auditoire universel un cas particulier de la notion d'auditoire particulier : on pense s'adresser à tous, mais le fait d'être soi-même impliqué donne à l'idée du « tous » une tonalité bien particulière. Le concept d'auditoire universel permettrait donc à l'orateur de sélectionner les arguments qu'il va utiliser afin de convaincre son public. Ce qui fait de l'auditoire universel également une norme, grâce à laquelle, implicitement, on pourrait distinguer les « bons » arguments des « mauvais » ou encore des « moins bons ».

Alors que Toulmin se concentre sur l'étude des quasi-syllogismes, Perelman commente chaque type d'arguments, qu'ils soient de liaison, de succession, basés sur la structure du réel, etc.... En élargissant l'analyse aux rôles respectifs de l'orateur et de l'auditoire, Perelman ne se rattache à aucun schéma, par peur sans doute de trop systématiser un champ par définition mobile, multiple, contingent. Mais il n'en est pas moins fondamentalement propositionnaliste8, il commence par s'intéresser aux origines de la proposition, c'est-à-dire à ses prémisses puisque «le but de l'argumentation est (...) de transférer sur les conclusions l'adhésion accordée aux prémisses» (E.R., p. 34). L'orateur se doit de partir de propositions communément admises, c'est-à-dire reconnues par l'auditoire universel (TA., 2ème partie, 1er eh.), pour que ce dernier adhère à la proposition soumise à son jugement. Dans le Traité, il cite comme exemple la controverse sur le droit à l'avortement : une des prémisses pourrait être la liberté, concept qui remportera l'adhésion de tous ; ensuite il faut que l'orateur amène subtilement son public au point de vue qu'il défend, en l'occurrence le droit à l'avortement. Les prémisses sont soit de l'ordre du réel (faits, vérités, présomptions), soit de l'ordre du préférable (valeurs, hiérarchies, lieux du préférable).

Qu'il s'agisse de faits, de vérités ou bien encore de présomptions, tous requièrent l'adhésion préalable de l'auditoire universel. Perelman utilise le terme « fait » pour une donnée particulière alors que la « vérité » comprend un principe plus large qui relie les faits entre eux (TA., p. 92). Il n'y a pas à proprement parler de hiérarchie entre les faits et les vérités. Il y a avant tout la contrainte selon laquelle un fait est un fait, « un X est un X » dès lors qu'il est admis comme tel par l'auditoire universel. Nous retrouvons cette exigence d'universalité pour les présomptions, si ce n'est que dans leur cas, à l'inverse des faits et des vérités, l'adhésion « ...n'est pas maximale, on s'attend à ce que cette adhésion soit renforcée, à un moment donné par d'autres éléments » (TA., p. 93). Les présomptions sont du domaine du probable, du normal, non de l'évidence ; la problématicité y est plus grande et il faut donc renforcer ce type de prémisses par l'argu­mentation. Si les faits, vérités et présomptions se caractérisent par l'adhésion de l'auditoire universel, il n'en va pas de même pour les prémisses qui sont de l'ordre du préférable9.

Commençons notre étude par les « valeurs » qui, contrairement aux hiérarchies et aux lieux du préférable peuvent, sous certaines conditions, atteindre l'idéal d'universalité. « On ne peut les considérer comme valeurs pour un auditoire universel qu'à la condition de ne pas spécifier leur contenu. À partir du moment où nous venons de les préciser, nous ne recevons plus que l'adhésion d'auditoires particuliers» (TA., p. 102). Certaines valeurs, par la généralité qu'elles sous-

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entendent, pourraient prétendre à un statut semblable à celui des faits : il en est ainsi pour la justice, ou encore pour la liberté. Qu'elles soient concrètes ou abstraites, les hiérarchies quant à elles jouent un rôle central en ce qui concerne l'adhésion de l'auditoire10 : s'il y a effectivement adhésion de tout un chacun à certaines valeurs, son intensité varie selon l'importance que l'on accorde communément à cette valeur dans telle ou telle société. Les lieuxy enfin, viennent consolider, renforcer l'adhésion à certaines valeurs, à certaines hiérarchies. Loin de s'intéresser à tous les lieux pouvant servir de prémisses aux syllogismes rhétoriques ou dialectiques comme l'a fait Aristote dans les Topiques, Perelman se consacre à une certaine catégorie de lieux mais sans se soucier d'une quelconque métaphysique. La définition du lieu renvoie uniquement aux prémisses d'ordre général qui permettent de fonder tant les valeurs que les hiérarchies11. Le fait de choisir une prémisse plutôt qu'une autre donnera à celle-ci une véritable présence.

En d'autres termes, le fait de préférer cette vérité plutôt que ce lieu, fera que cette vérité sera d'autant plus « présente à notre conscience » (ER., p. 49). Reprenons ici l'exemple tiré de la mythologie chinoise : « Un roi voit passer un bœuf appelé à être sacrifié. Il en a pitié et demande quon sacrifie à sa place un mouton ». Cet exemple démontre parfaitement que ce qui se trouve présent à notre esprit, ce qui a acquis existence au sein de notre conscience devient par là-même important. Des techniques telles que Y amplification (division d'un tout en ses parties) ; la congerie (on part du particulier pour arriver à la synthèse) ou bien encore Yhypotypose (qui « expose les choses d'une manière telle que l'affaire semble se dérouler et la chose se passer sous nos yeux11 ») remplissent cette fonction de présentification. Outre la présence d'une prémisse, et l'enjeu qu'elle représente en termes d'adhésion, il faut également parler de la « communion » qui doit exister entre l'orateur et son auditoire. Il faut effectivement tenir compte de l'interprétation que fera l'auditoire des propos tenus. Les techniques de présentation permettront ainsi de favoriser une interprétation plutôt qu'une autre ; celle que l'on souhaiterait que l'auditoire retienne. À l'orateur alors de donner suffisamment de présence à son argument pour que la communication se passe dans les meilleures conditions.

Les arguments quasi-logiques, les arguments basés sur la structure du réel, les liaisons qui fondent la structure du réel

Les techniques de liaison cherchent à établir un lien entre les prémisses d'un argument et la thèse défendue par l'orateur. Celui-ci peut, par exemple, prendre comme prémisse la valeur de la vie humaine et créer alors un lien entre cette valeur et la thèse qu'il défend, en l'occurrence, la

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condamnation de l'avortement. On retrouve dans le Traité trois techniques de liaison bien spécifiques : les arguments quasi-logiques, les arguments basés sur la structure du réel et les liaisons qui fondent la structure du réel.

Les arguments quasi-logiques

Ces arguments sont semblables dans la forme à ceux de la logique formelle, mais différents quant à la finalité {TA., p. 259). Perelman compare notamment la notion de contradiction empruntée à la logique, avec la notion d'incompatibilité liée à l'argumentation. En logique, la contradiction détruit toute conclusion possible tandis que dans le cas de l'incompatibilité, une position peut rentrer en conflit avec une autre, même si la charge qui pèse sur l'auditoire lui impose de choisir celle qu'il soutiendra. Perelman prend ici l'exemple de la personne qui prétend ne jamais tuer d'êtres vivants et à qui l'on montre qu'en soignant un abcès, elle sera amenée à tuer une multitude de microbes13.

Les arguments basés sur la structure du réel

« Dès que des éléments du réel sont associés l'un à l'autre dans une liaison reconnue, il est possible de fonder sur elle une argumentation permettant de passer de ce qui est admis à ce que Γ on veut faire admettre » (E.R., p. 95). La plupart des arguments fondés sur le réel font appel à des liaisons de succession (le rapport de cause à effet) et à des liaisons de coexistence (le rapport entre la personne et ses actes).

Pour les liaisons de succession, Perelman prend comme exemple l'argument pragmatique et ses applications : le raisonnement par les conséquences semble aller si bien de soi qu'il n'a pas à être justifié. Ce même raisonnement pourrait tout aussi bien légitimer certaines superstitions, comme le démontre Ch. Odier, dans Y Angoisse et la pensée magique (1948, p. 121)14. L'argument pragmatique pose le problème de l'unicité de la cause, et comme le rappelle Perelman au sujet de l'article 1382 du Code Civil (réparation du dommage causé à autrui), comment imputer à une seule cause les conséquences qui résultent de différents éléments ? (E.R., p. 98). Quant aux liaisons de coexistence, une excellente illustration nous est offerte par les arguments d'autorité : si l'on accorde du crédit à l'orateur, il s'ensuivra d'office un crédit semblable à la thèse qu'il avance. Comme on a pu le constater, la moralité du candidat aux élections présidentielles aux Etats-Unis est fondamentale. Ainsi, un candidat qui mentirait sur sa vie privée cesserait d'être crédible politiquement, et toute confiance dans ses promesses et ses propos s'évanouirait aussitôt.

Les liaisons qui fondent la structure du réel

Perelman regroupe ici deux grandes familles d'arguments : 1) soit l'argumentation se fait par l'exemple, l'illustration et le modèle, 2) soit par l'analogie et la métaphore.

Nous reviendrons sur cette deuxième catégorie quand il sera question des couples philo­sophiques, ceux-ci fonctionnant tant sur l'analogie que sur la dissociation des notions.

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Alors que l'argumentation par l'exemple sert à fonder soit une précision, soit une règle, l'illustration fonctionne quand celle-ci a déjà été admise (E.R., p. 121). Elle vient remplacer l'image de cette règle, lui donner une certaine présence. Quant à l'argumentation par le modèle, elle suppose une autorité, un prestige qui sert de caution à l'action envisagée (E.R., p. 124).

Les couples philosophiques

Sont reprises dans les liaisons qui fondent la structure du réel, l'exemple, l'illustration, le modèle. Il faut encore détailler quelque peu l'analogie et la métaphore qui travaillent toutes deux par association de notions, ce qui crée une similitude, une quasi-identité entre « A est Β » et « C est D». «Quasi-identité» puisque seules les mathématiques sont à même d'engendrer des identités, des égalités. Dans le cas de l'analogie, on se contente d'assimiler une notion à une autre, on affirme que la formule « A et Β » est similaire à « C est D ». Entre le couple a-b (thème) et le couple c-d (phore) s'opère une relation d'équivalence, ce qui a pour but de mieux faire comprendre un élément relativement peu connu au départ (thème) grâce à l'utilisation de connaissances préalables (phores). On peut prendre pour exemple la citation que fait Perelman de Leibniz dans son Discours de Métaphysique : « Toutes les autres substances dépendent de Dieu, comme les pensées émanent de notre substance15 ». Comme on ne peut expérimenter la morale divine, l'analogie est inéliminable16.

Dans son étude des métaphores, Perelman se démarque de la tradition aristotélicienne, qui voit en chaque trope l'incarnation du métaphorique (Aristote, Poétique, 1457b). Pour Perelman, la métaphore ne recouvre rien d'autre qu'une analogie « condensée, grâce à la fusion du phore et du thème » (E.R., p. 133). À partir de « A est à Β » comme « C est à D », on aurait par exemple « A de D », « C de Β », « A est C ». Partant de la proposition « Richard est courageux comme un lion au combat », nous aurons une métaphore du type « Richard est un lion ». Si la forme est différente, la signification reste la même pour autant que l'on reconnaisse derrière le substantif « lion », l'adjectif que l'on a provisoirement laissé sous silence. Notre esprit fonctionne par association et dissociation de notions : les premières affirment une assimilation, les secondes se basent sur l'antinomie, et leur jeu combiné repose sur des « couples » qui sont rapportés les uns aux autres. Dans le Traité mais aussi dans YEmpire rhétorique, il va même jusqu'à illustrer les grandes tendances philosophiques par des couples opposés du type individuel/universel pour caractériser la logique. De même, on peut retrouver le couple essence/devenir comme idée-clé chez Bergson ou encore voir dans l'opposition monde matériel/monde des idées chez Platon l'une de ses conceptions de base. Tous ces couples correspondent à une structure plus générale :

Thème I Thème II

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Le Thème II est considéré comme étant le qualificateur de référence, alors que le Thème I en est l'antinomie, et dans cette division, il convient de repérer une hiérarchie implicite de valeurs. Pour reprendre le cas de Platon, la science est de loin supérieure à l'opinion, liée à la « subjectivité » et par là à la contingence. Nous n'avons donc plus aucune difficulté à saisir les associations et les oppositions impliquées par l'usage du couple monde matériel/monde des idées. D'autres courants philosophiques, comme l'existentialisme par exemple, n'hésitent pas à opérer un renversement des couples philosophiques traditionnels17. Dans l'œuvre de Bergson, encore, le couple acte/essence se trouve modifié en un autre couple, essence/devenir ; ici le philosophe assimile le devenir à l'acte et bouleverse la hiérarchie traditionnelle qui a prévalu entre l'essence et l'acte.

Le retour d'Aristote Nous avons pu mettre en évidence de très nettes différences entre l'analyse de Toulmin et

celle de Perelman. Pour le premier, l'argumentation est logocentrique alors que pour le second, il faut tenir compte autant du Logos que de VEthos et du Pathos puisque l'argumentation se définit avant tout comme l'art de persuader. Les Usages de Γ Argumentation se focalise sur l'étude des arguments quasi-logiques, alors que Perelman élargit le spectre argumentatif à l'ensemble des prémisses possibles. Dans une constante volonté de systématisation, Toulmin présente un schéma quasi logique dans lequel l'argumentation n'a plus qu'à se couler. Loin d'enserrer la rhétorique dans un tel carcan, Perelman introduit la pluralité des éléments qui en font la texture même.

Il n'en reste pas moins que leur démarche est marquée par un dénominateur commun, à savoir l'idéal de rationalité centrée sur la proposition. Or, avant qu'il y ait des propositions, donc des réponses, il y a des questions (Meyer, 1986). Croire que l'argumentation vise simplement à évaluer des propositions toutes faites est un leurre. À vouloir repenser l'argumentation et la rhétorique sur le seul modèle dialectique et évaluatif, Perelman et Toulmin reconduisent en effet l'un comme l'autre la bonne vieille « rhétorique des conflits », telle que l'avait déjà pensée Aristote. Au lecteur de juger s'ils l'ont dépassée.

Corinne HOOGAERT

NOTES

1. Toujours non publiée à ce jour.

2. An examination ofthe place of Reason in Ethics. Thèse publiée en 1950 (v. biblio.).

3. Cf. Institutions Oratoires, Π, XV (trad. fr. de Ouizille). Paris, Garnier, 1865, p. 180.

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4. Selon les termes de Yves Winkin, dans la Nouvelle Communication. Paris, Le Seuil, 1981.

5. Aristote, La Rhétorique (Le Livre de Poche, 1993, p. 93).

6. Cf. S. Toulmin, Logic and the Criticism of Arguments (conférence reprise dans James L. Golden, Goodwin F. Berquist, William E. Colemane, The Rhetoric of Western Toughts (Fifth Ed.). Kendall/Hunt Publishing Company, 1992, pp. 265-277.

7. Terme choisi comme sous-titre du Traité.

8. Terme emprunté à Michel Meyer dans De la Problématologie (1986) : «Le propositionalisme est la pensée philosophique qui se caractérise par la volonté de construire tout raisonnement et toute pensée à partir de la seule unité de base qu'est la proposition ».

9. «A côté des faits, des vérités, et des présomptions, caractérisées par l'accord de l'auditoire universel, il faut faire place, dans notre inventaire, à des objets d'accord à propos desquels on ne prétend qu'à l'adhésion de groupes particuliers : ce sont les valeurs, les hiérarchies et les lieux du préférable » (T.Α., ρ. 99).

10. « Les hiérarchies de valeur sont, sans doute, plus importantes au point de vue de la structure d'argumentation que les valeurs elles-mêmes... Ce qui caractérise chaque auditoire, c'est moins les valeurs qu'il admet, que la manière dont il les hiérarchise » {T.Α., ρ. 109).

11. «Nous ne voulons pas lier notre point de vue à une métaphysique particulière et, d'autre part, comme nous distinguons les types d'objets d'accord concernant le réel de ceux qui concernent le préférable, nous n'appellerons lieux que des prémisses d'ordre général permettant de fonder des valeurs et des hiérarchies » {T.A., p. 113).

12. Rhétorique à Hérennius, cité par Perelman dans E.R., p. 52, livre IV, § 68.

13. « La contradiction mène à l'absurde quand il n'y a pas moyen d'y échapper par un distinguo, à cause de l'univocité imposée des signes utilisés. Mais il n'en va pas de même d'expressions formulées dans une langue naturelle... C'est pourquoi on ne se trouve pour ainsi dire jamais, dans Vargumentation, devant une contradiction, mais devant une incompatibilité... » (E.R., p. 70).

14. « Si nous sommes treize à table,... je suis inquiète et je ne vaux rien. Si j'exige au contraire que nous soyons douze... alors je suis rassurée et recouvre toutes mes facultés ». Ch. Odier, L'angoisse et la pensée magique (1948), cité par Perelman dans E.R., p. 97.

15. Leibniz, Discours de Métaphysique, XXXII, cité dans TA., p. 505.

16. «Dans les domaines où le recours à des méthodes empiriques est impossible, l'analogie reste inéliminable, et l'argumentation tendra surtout à la soutenir, à montrer son caractère adéquat » (E.R., p. 128).

17. Perelman nous fait d'ailleurs remarquer que « rarement toutefois, ces renversements s'opéreront sans modifier l'un ou l'autre de ses termes, car il s'agit d'indiquer les raisons qui justifient celui-ci» (E.R., p. 143).

R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S

ARISTOTE, La Rhétorique (trad, de Ch. E. Ruelle). Paris, Le Livre de Poche, 1993. — Poétique, 1457b.

GOLDEN, J.L., BERQUIST, G. F., COLEMAN, W.E., The Rhetoric of Western Thoughts. Fifth Ed., Kendall/Hunt Publishing Company, 1992.

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Perelman et Toulmin

MEYER, M., De la Problématologie. Bruxelles, Mardaga, 1986 (Le Livre de Poche, 1994).

— Questions de Rhétorique. Paris, Le Livre de Poche, 1993.

ODIER, Ch., L'angoisse et la pensée magique. Neuchâtel, Delachaux, 1948.

PERELMAN, Ch., L'Empire Rhétorique. Paris, Vrin, 1977.

PERELMAN, Ch., OLBRECHTS, L., Traité de l'Argumentation. Bruxelles, Les Editions de l'Université Libre de Bruxelles, 5eédit., 1988.

TOULMIN, S., An examination of the place of reason in Ethics. Cambridge University Press, 1950. — Les Usages de l'Argumentation (trad. fr. de Ph. De Brabantère). Paris, P.U.F., 1993.

WINKIN, Y., La Nouvelle Communication. Paris, Seuil, 1981.

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