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Bâtisseurs : Massinissa un géant de notre histoire REVUE DE L’ ANNÉE DE L’ALGÉRIE EN FRANCE §‡ e«zd «∞Fbœ «∞ºU°l/ §u«Ê,§u¥KOW 3002 Djazaïr Numéro 7. Juin/ Juillet 2003 Al-Maqqari Encyclopédiste, historien d’El Andalous Gravures & peintures rupestres L’Algérie musée à ciel ouvert

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es Algériens sont-ils le seul peuple au monde à seposer tant de questions sur leur identité ?Pourquoi donc sommes-nous à ce point taraudéspar ce «problème» ? Imazighen ? Arabes ?

Musulmans ? Francophones ? Arabophones ? Amazighophones?Oui, oui, oui... Nous sommes tout cela en même temps... Etaprès ?

Cette personnalité une et multiple à la fois, produit d’un richeet long passé, forgée par de longues épreuves, par notre parti-cipation à des civilisations qui nous ont souvent été imposées,n’est-elle pas une chance unique que nous avons bien tort dedilapider en pratiquant la culture de l’oubli et de l’auto-mutila-tion ?

Cette auto-mutilation se traduit par un reniement de pansentiers de notre passé et partant, une déformation systéma-tique, de notre histoire.

En découvrant des constructions enfouies dans leur sol, lesFrançais parlent de «ruines gallo-romaines» (oeuvres de leursancêtres gaulois à l’époque de l’invasion romaine). En Algérie,nous parlons de «ruines romaines», de «villas turques» (alorsque les Turcs construisent dans un tout autre style !), de «mai-sons coloniales», comme si nos ancêtres - et, parmi eux nosarchitectes et nos artisans - avaient durant trois millénaires,assisté les bras croisés, en spectateurs, à la construction deleurs villes et villages par les armées d’invasion (1).

Nous sommes les fils d’une nation qui peut s’énorgueillir toutà la fois d’être la nation de Massinissa, de Jughurta,d’Abdelmoumène, d’Abdelkader, de Ben Badis, de BenM’hidi etd’Abbane Ramdane.

Pourquoi, sous prétexte que notre foi est l’islam, devrions-nous renier ceux de nos ancêtres qui, pour être païens ou chré-tiens, n’en ont pas moins honoré leur pays. Devons-nous reje-ter le grand Augustin de Thagaste que l’Occident vénère etadmire au point d’en faire un saint de l’Eglise catholique, etFronton de Cirta, et Minucius Felix de Theveste, et Apulée deMadaure et Optat de Milev et tant d’autres grands hommes delettres qui écrivaient en grec ou en latin.

Ont-ils moins droit à notre reconnaissance que Ahmed ElMaqqari de Tlemcen, Ibn Hâni ou Ibn Rachiq de M’sila ou enco-re Abderrahmane ath Tha‘alibi d’Alger ou Abou Madyen (SidiBoumediène) ou Ibn Khaldoun qui, bien que né à Tunis, a vécuet produit l’essentiel de son oeuvre en Algérie, ou enfinMohammed Dib qui vient de s’éteindre en France (2) ?

C’est strate après strate, pierre après pierre que notre nations’est forgée à travers les âges. Cet ensemble-là est notre hérita-ge commun, toutes appartenances régionales ou linguistiquesconfondues : gens de l’Est ou de l’Ouest, du Nord ou du Sud,Kabyles, Chaouis, Arabes, Touaregs, Reguibas, Chaambas,Mozabites, Algériens de l’émigration.

Djazaïr 2003 dont la mission est de participer à l’explorationdu patrimoine national souhaite apporter sa modeste contri-bution à cette action de reconnaissance, de réunification; aussinos lecteurs trouveront-ils encore dans ce numéro -l’un desderniers à paraître-, des articles dont le but est de faire décou-vrir ou sortir de l’oubli des pans entiers de notre culture, pourne pas dire de notre histoire.

Après Abdelkader, stratège militaire, homme d’état et philo-sophe, voici Massinissa dont on jurerait qu’il a servi de modèleau précédent.

Nous évoquerons également dans ce numéro la belle et atta-chante figure d’Ahmed El Maqqarî qui, bien qu’ayant donnéson nom à un quartier important de l’agglomération algéroise,reste inconnu de la plupart de nos compatriotes alors que sanslui, le monde ne saurait à peu près rien de l’Andalousie musul-mane, de ses artistes, poètes et savants, alors que sans lui, nousne saurions rien de cette musique dite andalouse et dont nousnous délectons chaque jour. (1) Suggestion :

A nos historiens et archéologues de trouver la terminologie adéquate.

(2) Suggestion :

Ecrivains latinisants, hellénisants, arabophones ou francophones, tous

devraient être réédités, traduits et étudiés dans nos établissements d’éduca-

tion. Suggérons en outre le rétablissement de l’enseignement du latin, si

indispensable à l’étude de notre patrimoine historique et littéraire.

1Djezaïr 2003

Identité et histoire

L

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Djezaïr 2003

Merzak Allouache fait partie de cesrares réalisateurs algériens qui, àforce d’obstination, réussiront tou-jours à traduire sur le terrain, en l’oc-currence sur la pellicule, leurs idées,nonobstant les difficultés: censure,contrôle étatique ou directives-car-cans des producteurs. Chaque film estpour lui un tour de force, une renais-sance, en quelque sorte. Il en est ainsidu dernier film, Chouchou, sa plusgrande réussite ... commerciale (plusde trois millions de spectateurs enFrance!) .

Djazaïr 2003 tente ici de marchersur les traces de ce réalisateur, le seulparmi les créateurs algériens du genreà avoir poursuivi sans relâche une car-rière, plutôt féconde - il est vrai, àl’étranger - malgré la désertification dupaysage cinématographique national.

Il n’a que vingt ans lorsqu’en1964, il s’inscrit à l’InstitutNational du Cinéma d’Alger, àune époque où les jeunes de

son âge qui venaient de célébrer dans l’en-thousiasme général une indépendance chè-rement acquise ne rêvaient que de devenirmédecins ou ingénieurs. C’est à l’INC qu’il seliera avec de jeunes étudiants qui constitue-ront plus tard l’ossature du cinéma algériennaissant, tels que Farouk Beloufa, MohamedIfticène ou encore Sid Ali Mazif. Très vite, il sefamiliarise avec la caméra et réaliseCroisement, son film-diplôme. Après LeVoleur, son premier court-métrage, il par-achève sa formation par des stages à Paris, àl’IDHEC en 1967 et à l’ORTF en 1968.

C’est en 1977 que Merzak Allouache livre sapremière création Omar Gatlato, considéréepar les critiques comme le premier filmd’une «nouvelle vague» du cinéma algérien,très éloigné du cinéma «révolutionnaire»impulsé par le pouvoir de l’époque. Acontre-champ des réalisations étatiques,Allouache présente dans son film la sociétéréelle, en proie à l’ennui et à l’aliénation, quiest de la sorte interpellée par la voix off duhéros. Les films qui ont suivi comme LesAventures d’un héros (1977), L’Homme quiregardait les fenêtres (1882), ne dérogentpas à la règle de Allouache puisqu’il y est enconstant débat avec lui-même. Après l’aven-ture algéroise, le cinéaste fait un essai enFrance en réalisant son quatrième long

métrage, Un amour à Paris (1983).Malgré lacomplexité des personnages et la faibletrame de l’histoire, le film remporte un cer-tain succès. Allouache est accueilli favorable-ment par la critique française alors que celle-ci est généralement allergique aux cinéastesalgériens.

Merzak Allouache restera cinq ans enFrance sans tourner un mètre de pellicule.Absence de création ou peur de l’exclusionculturelle, l’auteur d’Omar Gatlato seraobligé de revenir en Algérie pour retrouversa véritable inspiration.

C’est en 1988 que le cinéaste retrouve saville blanche, secouée par les émeutes d’oc-tobre et où s’ébauche une nouvelle démo-cratie. Il réalise alors des films documen-taires pour rendre compte de la nouvellesituation dans son pays. Et c’est à travers desinterviews de militants politiques, defemmes démocrates ou de journalistes queMerzak Allouache retrouvera cette libertéqu’il avait tant cherchée après son premierfilm en 1977. Quatre films documentairestémoignent de ce travail de fond sur la socié-té civile algérienne, L’Algérie en démocratie,L’Après Octobre, Femmes en mouvementmais surtout Vie et mort des journalistesalgériens.

Mais ce travail de sociologue ne suffisait pasà l’appétit artistique du cinéaste, il tente alorsde développer sa vision personnelle du chan-gement à travers une fiction.

Ce fut donc en 1993, que l’enfant terribledu cinéma algérien amorça un retour sur legrand écran avec Bab El Oued City, un film

Merzak Allouache:De «Omar Gatlato»

à «Chouchou»

PAR � SALIM AGGARJOURNALISTE�

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Un film qui n’a pas obtenu le succès escomptéMerzak Allouache

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Djezaïr 2003

tourné en Algérie au moment-même oùchanteurs, réalisateurs, chercheurs, drama-turges et artistes sont directement la cible duterrorisme intégriste

Après Bab El Oued city, notre réalisateur seretrouve en France pour tourner en 1996 lefilm qui servira de rampe de lancement à sacarrière cinématographique dans ce pays:Salut cousin! présenté au Festival de Cannes.Le film raconte l’histoire d’un jeune Algérienvenu en France pour faire du «trabendo» etqui se retrouve dans l’obligation de resterune semaine à Paris chez un cousin, «beur»de la seconde génération. Le film décrit lesrapports conflictuels entre ces deux jeunesd’univers culturels proches mais avec desparcours diamétralement opposés.

Des concessions

à certains lobbies

Le film rencontre un grand succès public etcritique et propulse un certain Gad El Maleh,alors inconnu sur la scène cinématogra-phique française, au rang de star.

Entre deux documentaires et quelquesreportages, Allouache, très sollicité pour satouche politique dans le traitement dessujets, réalise un téléfilm en 1998 pour lecompte d’Arte, Alger-Beyrouth.

Le film, qui se veut un rapprochement his-torique et idéologique entre la guerre civile

au Liban et la situation en Algérie, a été un«flop» et la critique n’hésite pas à effacercette oeuvre du parcours cinématogra-phique du réalisateur. C’est d’ailleurs Arte, lachaîne culturelle franco-allemande, qui diffu-sera Omar Gatlato. Oubliant l’échec d’Alger-Beyrouth, le réalisateur revient au cinéma en2001 avec L’Autre monde, un film qui s’at-taque directement au thème du terrorisme.Une audace cinématographique qui n’a pasréussi encore une fois à convaincre les cri-tiques, ni à capter le public, lequel a carré-ment boudé l’oeuvre, faisant de L’Autremonde le plus grand échec commercial de lacarrière de Allouache.

Ce revers n’a pas eu raison de la volonté duréalisateur qui s’est investi à fond pourreconquérir son public avec Chouchou, l’his-toire d’un travesti algérien, extrait de l’un despersonnages du one-man show de son amil’humoriste juif marocain Gad El Maleh, ren-contré sept ans plus tôt sur le tournage deSalut Cousin!

Avec plus de trois millions de spectateursen France, Chouchou qui eut autant de suc-cès en Algérie, demeure la plus grande réus-site commerciale d’un réalisateur algériendans l’hexagone. Merzak Allouache a réussison pari de devenir un cinéaste reconnu enEurope, même si pour y arriver, le réalisateuralgérois a dû faire des «concessions» à cer-tains lobbies. ■

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C’est à l’occasion de la sortie deChouchou à Alger, que nous avonsrencontré Merzak Allouache.Toujours aussi discret et avare dedéclarations, l’auteur a tout demême bien voulu se prêter au jeudes questions - réponses.

Une interview qui a tourné court,dès le moment où le réalisateur aéprouvé une certaine gêne devant lesquestions.

Dj.2003: Après l’échec de L’Autremonde, vous voilà de retour avecune nouvelle oeuvre. Commentappréhendez - vous la sortie de cefilm en Algérie ?M.A. : Le cinéma est fait de hauts et debas. Aujourd’hui, nous sommes là pourfêter la sortie d’un nouveau film. Je suisd’autant plus heureux que cette sortie alieu à l’Algéria, là où j’ai vu sortir monpremier film, Omar Gatlato.

DJ. 2003 : Justement, comment expli-quer que votre premier film, c’étaitOmar Gatlato El redjla et que votredernier film aujourd’hui c’estChouchou l’homo...?M.A. : Je pense que vous n’avez pas enco-re vu le film. Chouchou, c’est avant toutun film sur l’intolérance. Chaque film asa problématique et il n’y a aucun lien

linéaire ou social entre ces deux films.L’un se passe en Algérie avec le quotidienalgérois et l’autre se passe en Francedans une société totalement différente.

DJ. 2003 : Comment se fait-il quevotre film ne soit pas inscrit dans leprogramme de l’Année de l’Algérieen France. Est-ce-que cela signifieque vous êtes en désaccord avec lamanifestation ?M.A. : Non pas du tout. Tous mes filmssont programmés dans le cadre de l’hom-mage rendu au cinéma algérien àl’Institut du Monde Arabe et, par consé-quent, dans le programme de l’Année del’Algérie.Pour ce qui est de la production d’unfilm pour cette manifestation, j’avaisdéjà pris des engagements avec mon pro-ducteur, je n’avais donc pas réellementbesoin du Commissariat général del’Année de l’Algérie en France.

DJ.2003 : Gad el Maleh, votre acteurfétiche, n’est pas venu aujourd’hui àl’avant-première du film. Est-ce queson absence est liée à la guerre enIrak ?M.A. : En réalité, Gad est resté en Francepour faire la promotion de Chouchoudans les médias français... Vous êtes trèsdur avec vos questions !...

«Chouchou» un film sur l’intolérance

Un grand succés commercial

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uel parcours ! quelle formi-dable «success-story» que celled’Amine Kouider depuisqu’un jour de 1974, à peine

âgé de sept ans, il franchit le seuil duConservatoire d’Alger, un peu contraint etforcé par des parents mélomanes, origi-naires de la Casbah, coeur battant d’ElDjazaïr où talents artistiques et musicauxn’ont cessé de germer depuis des siècles. Lepère d’Amine est un modeste artisan tailleur,grand admirateur du Maître de la musiquechaâbi, M’hamed El Anka, au point de grat-ter sur une guitare ces airs qui l’enivrent jus-qu'à plus soif... Quant à la maman, elle pous-se volontiers la chansonnette chaque foisqu’elle vient sur la terrasse étendre le lingefamilial plutôt fourni avec deux filles et deuxgarçons à élever.

Donner à son aîné l’éducation musicalequ’il n’a pu avoir lui-même, c’est l’ambitiondu père qui, sur les conseils d’un ami pro-fesseur de chaâbi, Abdelkader Chercham,oriente son fils plutôt vers la musique clas-sique universelle. D’autant qu’en ces années70, l’encadrement est de qualité auConservatoire d’Alger où officient desAlgériens, bien sûr, mais également desenseignants venus d’Europe de l’Est, Russes,Hongrois et Polonais, ainsi que des Français.Ce sont d’ailleurs MM. Lafargue etCharmentier qui seront les premiers à ini-tier le jeune Amine au patrimoine musicaluniversel, à travers la musique de chambrenotamment.

«Mais en fait, entre sept et treize ans, j’aidétesté la musique, sans doute à cause duviolon qui est un instrument difficile etrebutant». Mais l’autorité paternelle et sescommandements veillent... «Quand onentreprend quelque chose, on va jusqu’aubout», répète le père à l’envi. Et puis, on nesort pas indemne d’un milieu familial aussimélomane. Car si une soeur à opté pour lapeinture, le frère, lui, fait du piano àMarseille, et l’autre soeur, 27 ans aujour-d’hui, est violon solo dans l’Orchestre phil-harmonique d’Alger que dirige son aîné...

Et puis, à 13 ans, la maîtrise du violonaidant, se produit le déclic qui va subitementaimanter la passion. «Désormais je ne vivaisplus que pour la musique!». Le moindreargent de poche s’investit aussitôt dans les33 tours de Dvorak, Tchaikovsky ouBeethoven qui tournent à l’infini sur lemodeste tourne-disques «SONELEC». Cesannées d’apprentissage du solfège et de la

musique de chambre accompagnent l’exer-cice du violon et l’assiduité - mais le talentaussi sans doute - et sanctionné de pre-mières distinctions. A 17 ans, il est le plusjeune lauréat avec le premier prix de solfègeet l’année suivante, celle du baccalauréat, ildécroche la médaille d’or en musique dechambre. Mais la fierté reste humble tant cesannées sont celles du labeur et du travailintensif entre études et conservatoire.

« La révélation de ma passion, je l’ai res-sentie dans la seconde étape,entre 13 et 18ans quand l’émotion s’en est mêlée, confie-t-il, ajoutant: «c’est d’ailleurs la dimensionémotionnelle de la musique qui m’a aidé àtraverser la période de l’adolescence».

Frottement

entre deux univers musicaux

Alors même qu’il commence à croire enun avenir consacré à la musique, il s’inscritpourtant en informatique à l’Université deBab-Ezzouar, au grand dam du paternel quilui reproche de ne pas vouloir persévérer.Là-dessus, «hasard ou coup de chance», undépartement de musicologie est créé àl’Ecole Normale Supérieure à Kouba. Amines’y inscrit en licence et entreprend un travailplus profond aux plans de la théorie et del’étude; et là, nouveau clin d’oeil du destin:lui qui avait baigné enfant dans le chaâbi etcôtoyé l’arabo-andalou au Conservatoire, faitune rencontre qui va s’avérer décisive quantà son orientation future. Il a Ahmed Serricomme professeur de musique arabo-anda-louse: «Son érudition et sa gentillesse, sonsens pédagogique s’agissant de la transmis-sion des fondamentaux du genre, déclen-chent en moi un second vent de passionpour l’arabo-andalou cette fois, et qui ne sedémentira plus», souligne-t-il.

Déjà poly-instrumentiste (violon, piano,flûte, clarinette), il plonge avec délices dansl’histoire multiséculaire de cette musiqueaux vingt-quatre modes qui a essaimé sur lepourtour méditerranéen, passant deBaghdad à Cordoue avant de se réimplanterau Maghreb à la faveur de l’exil des Arabesd’Espagne, au lendemain de la chute deGrenade, en 1492. Et dès lors, il va nourrirun rêve : «entreprendre un travail de refon-te au plan de l’orchestration, du rapportentre les instruments». «On ne sait toujourspas aujourd’hui, note-t-il, pourquoi tant de

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Parmi les événements musicaux del’Année de l’Algérie en France, outre lesconcerts de musique arabo-andalousequi ont enchanté un nombreux publicau siège de l’UNESCO, le répertoire clas-sique universel a occupé une place dechoix avec les prestations de l’OrchestrePhilharmonique National d’Algérie placésous la direction du jeune chef d’or-chestre Amine Kouider. L’exécution de la«Suite Algérienne» de Camille Saint-Saëns et celle du «Shéhérazade» deRimski Korsakov, notamment, ontconquis le public pourtant difficile de laprestigieuse Salle Gaveau, haut-lieu dela musique en France.

AmineKouider

Voyagede l’entre-deux

PAR MOULOUD MIMOUN� JOURNALISTE�

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luths côtoient tant de flûtes quand le fonde-ment même de cette musique repose surl’équilibre sonore. En fin de compte, c’est letimbre qui est le vecteur essentiel de lamusique.»

A ce moment du propos, l’oeil s’allume etle verbe se fait passion quand Amine Kouiderévoque la filiation entre l’arabo-andalou et lerépertoire classique européen. Il mentionnecette fameuse sonorité à son apogée auXVIème siècle en Andalousie, et que les trou-badours et les trouvères vont décliner sous levocable de «Suite» qui n’est rien d’autre quela nouba. Les compositions de l’époquebaroque s’en inspirent et les Suites de Bachentretiennent la filiation, sinon la parenté.

«Il y a cinq mouvements dans la nouba et,bizarrement, on retrouve cinq mouvementsdans les Suites du classique européen», s’en-flamme-t-il.

«Musicologiquement parlant, on peutattester qu’il y a eu contact, frottement entreces deux univers musicaux», et de s’enthou-siasmer encore sur le caractère évolutif del’arabo-andalou dont la couleur musicale n’acessé de se transformer : Baghdad,l’Andalousie, le Maghreb à partir du XVIèmesiècle, celui de la colonisation et celui despost-indépendances…

«Comment expliquer cela ? Deux facteursont joué. L’évolution de la langue qui achangé au cours des siècles et celle des ins-truments utilisés, selon qu’ils sont «tempé-rés» ou pas, qu’ils utilisent le quart de tonou pas, comme la guitare et le piano, sansparler de l’introduction du banjo et de la

mandoline, laquelle n’est pas arabe, maisméditerranéenne».

Autre élément qui va nourrir sa paletteartistique, la rencontre avec la musique arabedu Moyen-Orient, la découverte deMohamed Abdelwahab, d’Oum Kaltsoum, lesmodes musicaux déclinés à l’orientale, lesmouachahates, les subtilités du rythme.

«La compréhension de ces deux musiques- l’arabo-andalouse et l’orientale - m’aconsidérablement aidé à évoluer en tantqu’artiste, au point de mieux appréhenderla musique classique universelle. On nepeut pas comprendre la culture des autressi on ne connaît pas la sienne propre».

Partager la musique

avec les autres

Pendant ses quatre années universitaires àKouba, Amine va travailler en profondeur ladimension musicologique car, «par essence,dit-il, la musique est la combinaison entrel’objectivité très précise des éléments qui lacomposent et la subjectivité qui en découle».Durant cette période, il enseigne auConservatoire d’Alger et à l’Université où ildonne des cours de solfège. Il fait parallèle-ment une expérience de violon-soliste dansun duo avec la pianiste Fadela Ababou. Il faitaussi de la direction de chorale avant que nese produise le coup de foudre que va consti-tuer sa rencontre avec la direction d’or-chestre. Désormais sa religion est faite : «J’aitoujours rêvé de partager la musique avecles autres». A travers l’Orchestre de laMéditerranée, il entreprend une période destages à l’étranger qui va s’étaler de 1986 à1990. C’est à 21 ans qu’il connaît sa premièreexpérience de direction d’orchestre : «C’estle premier stade d’un échange émotionneltrès difficile à comprendre de l’extérieur»,dit-il. De retour à Alger, il répète seul chez luien lisant les partitions et cette gestuelle éso-térique inquiète fortement sa maman qui lecroit «atteint», et d’une certaine manière, ill’est… Il va obtenir une bourse et rejoindreaussitôt le Conservatoire de Marseille, où,entre les cours et l’Opéra, les journées sontremplies de musique. En 1992, il obtient sondiplôme de chef d’orchestre et gagne Parisaprès un bref intermède algérois. Là-bas,avec quelques amis, il fonde l’OrchestrePhilharmonique International avec lequel ilfait ses premières armes. Il inscrit l’arabo-

andalou au répertoire, ce qui enchante mani-festement tous les musiciens étrangers del’orchestre. En 1997, il crée une chorale àl’UNESCO et il est distingué «Artiste pour lapaix». Mais ce sont les cinq années suivantesqui vont lui permettre de tutoyer les som-mets grâce à une rencontre décisive avec legrand chef russe Valéry Guerguiev qui leprend sous son aile et l’emmène avec lui seproduire à New-York, Saint-Petersbourg etRotterdam. Pour la 217ème (!) saison del’Opéra de l’ancienne Léningrad, le chefrusse lui confie la baguette en 2000, ce quiconstitue une grande première pour unAlgérien.

L’année suivante, le ministère algérien de laCulture le sollicite pour créer enfin unorchestre de musique classique à Alger.Après trente ans de silence, la fosse d’or-chestre de l’Opéra d’Alger est rouverte.Quatre opéras seront donnés entre 2001 et2003 : Don Giovani de Mozart, Rigoletto deVerdi, Le Barbier de Séville de Rossini et Cosifan tutte de Mozart. L’Orchestre Philharmo-nique d’Alger sous la direction d’AmineKouider est né. Il va se produire notammenten Irak ainsi que pour l’Année de l’Algérie enFrance. Le rêve d’Amine aujourd’hui, c’estsurtout que l’Algérie mette en place unestructure permanente gérée «par un véri-table administrateur avec des moyens bud-gétaires».

Mais l’avenir musical d’Amine Kouider leconduira sans doute un jour à investir plussérieusement le patrimoine arabo-andalouen y apportant sa touche «classique». Il s’ima-gine volontiers capable de créer un nouvelunivers musical auquel il souhaite associerNoureddine Saoudi –qui dirige le départe-ment musique au Commissariat général del’Année de l’Algérie en France, et BrahimDjelloul Rachid violoniste et musicologuevivant en France : «j’ai toujours regrettéqu’on n’écrive pas plus dans le domaine del’arabo-andalou. Or, on ne peut créerl’œuvre d’une seule personne, ce serait pré-tentieux, la réussite est dans la complémen-tarité».

S’agissant enfin de l’apport oriental à lamusique classique universelle, Amine le situesur un plan émotionnel et sur un plan ryth-mique, compte-tenu de la longue phrasemonodique de l’arabo-andalou.

«Je suis heureux de pouvoir vivre une bi-culturalité. Quel beau voyage que celui del’entre-deux!…». ■

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Maitre en pleine action���

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De nombreuses rencontres organiséesces dernières années et, présentement,la dense palette de manifestations ini-tiées et placées sous le fronton del’Année de l’Algérie en France, indi-quent que la sphère culturelle nationa-le retrouve des impatiences et frémisse-ments d’avant la déferlante terroriste etson projet de lobotomisation de lasociété.

Ces signes de mise en échecd’une chronique annoncée dela culture du néant et de ladésertification des coeurs et

des esprits attendent cependant d’être trans-formés en signaux forts attestant quel’Algérie, réémergeant lentement de l’enfer,a repris langue avec ses balises historico-cul-turelles et réinsuflé confiance et espoir à sespotentialités intellectuelles et artistiqueslaminées par plusieurs disparitions (tra-giques ou naturelles) et de nombreux exils-potentialités sans lesquels un corps socialnavigue dans le brouillard, sans image de lui-même ni repères de sa place dans le monde.

Mais, tout d’abord, comment a-t-on plongédans cette culture du gâchis accoucheuse detragédie? Il est admis, et aujourd’hui plusque jamais reconnu à l’heure de l’essor ful-gurant des nouvelles technologies, que la

dimension culturelle se situe au coeur detoute problématique de développementd’un pays, entreprise qui puise dans ce sou-bassement les leviers de commande propresà assurer la permanence et le devenir detoute société réglée sur ce crédo: garder sonessence sous peine de se dissoudre et sonefficacité sous peine de perdre tout moyend’existence et d’autonomie. Dans le cas del’Algérie et de la politique de développementdéfinie et menée depuis l’indépendance, cetaspect est celui qui a fait le plus problème, etnous vaut aujourd’hui le plus de dégâts, danssa réflexion et sa prise en charge.

La languedu fer et de l’acier

Dans son premier volet, qu’on définira parla notion de culture fonctionnelle car liéeaux exigences socio-économiques, cettedimension devait servir de fer de lance parl’émancipation et la promotion intellectuellede l’homme et pour l’accès au progrès. Baséfondamentalement sur la démocratisation del’enseignement et la réappropriation de lalangue arabe comme instrument de reprisede soi-même et outil à forger pour le mettreau diapason de la science et de la technolo-gie modernes (faire de l’arabe «la langue du

L’Algérie sur un tamis

culturel:Chronique

d’un gâchis et frémissements

d’espérancePAR KAMEL BENDIMERED�

JOURNALISTE�

6Djezaïr 2003

De haut en bas et de g� à d�: Tahar Djaout� Azeddine Medjoubi� Abdelkader Allalou et Cheb Hasni�assassinés par le terrorisme intégriste�

Q

Page 8: Massinissa Al-Maqqari REVUE DE L’ ANNÉE DE …al-djazair.com/articles/Une_Annee_de_l_Algerie_en_France_7.pdf · Djezaïr 2003 Merzak Allouache fait partie de ces rares réalisateurs

Djezaïr 2003

fer et de l’acier», selon les mots du présidentBoumediène), ce projet culturel nationalambitieux et généreux a bénéficié de moyensmatériels et financiers remarquables équiva-lant, en moyenne annuelle, au tiers du bud-get de fonctionnement de l’Etat, et d’un arse-nal conséquent de textes politiques et légis-latifs.

Mais en dépit de la volonté politique affi-chée et des efforts enregistrés, cette entre-prise d’envergure tendue vers le décollageculturel et le remodelage en ce sens du pay-sage national et mental n’a pas donné lesfruits escomptés parce que parasitée partrois facteurs essentiels : absence d’une stra-tégie cohérente de développement du sec-teur (par exemple, mise en oeuvre desréformes en amont et en aval en «oubliant» lepalier intermédiaire du secondaire, inatten-tion accordée au domaine sensible de la for-mation professionnelle), qualité de forma-tion et de recrutement du personnel ensei-gnant obérée par les urgences et l’immensitédes besoins de la scolarisation, inadaptationou insuffisance des programmes, méthodeset outils pédagogiques déployés.

Résultats : des déperditions scolairesimportantes alors que, paradoxalement, lepays manque cruellement de main-d’oeuvrespécialisée et de cadres intermédiaires et, ausupérieur, une formation qui ne préserveplus du chômage et qui souligne la désarti-culation entre l’appareil de production etl’institution de formation. Premier gâchisdonc sur le terrain culturel, et un limon ferti-le pour les frustrations et les explosionssociales ainsi que les manipulations de tousbords.

Le deuxième volet de cette dimension cul-turelle a été pour sa part délibérément relé-gué au second plan par les pouvoirs publicssous le prétexte que l’ampleur, la multiplicitéet l’urgence des tâches à accomplir détermi-naient une échelle des priorités. Ainsi a-t-ilété considéré comme peu dommageablepour la société la remise à plus tard d’unepolitique d’incitation et de stimulation de laproduction intellectuelle, littéraire et artis-tique qui passe d’abord et se développe, enconcomitance avec l’oeuvre de sauvegarde,de promotion et de valorisation du patrimoi-ne culturel sous toutes ses formes (histo-rique, religieuse, littéraire, musicale...), «uni-vers» de valeurs à partir desquelles chaquepenseur ou créateur devait trouver matière àirriguer sa réflexion, sa sensibilité et son

talent et apporter sa pierre au renforcementde la personnalité nationale, tout en élargis-sant les consciences aux réalités modernes.

Sur ce palier de la culture, appréhendé demanière politiquement erronée ou irréflé-chie, on a joué la carte de la facilité en multi-pliant les manifestations et les productionsde circonstance - ce qu’on a appelé la cultu-re des «mounassabat» -, ou en construisantdes murs (centres culturels, bibliothèques...)sans penser à humaniser ce béton par deséquipements, des activités permanentes etsurtout des hommes spécialement préparésà lui donner vie.

Comment ne pas parler là aussi de gâchislorsque, faisant le bilan d’un quart de sièclede production intellectuelle, littéraire etartistique dans l’Algérie indépendante (1962-1987), et pour ne s’arrêter qu’à deux chiffressimplement, on remarque que notre paysa, pendant cette période de 25 ans,édité autant de titres (4.000 environ)que le Danemark en 5 mois (10.000ouvrages en 1976), l’Espagne ou laFrance en un peu plus d’un mois (res-pectivement près de 37.000 titres en1986 pour la première nation et 34.000en 1994 pour la seconde), et qu’il a pro-duit 160 pièces sur le registre duthéâtre professionnel, soit l’équivalentd’une demi-saison de l’affiche théâtraled’une ville comme Paris.

Charlatanisme politique à base de religiosité

Et s’il faut souligner encore notre hautedépendance culturelle, il suffit de rappelerque la majeure partie, pour ne pas dire laquasi-totalité des écrivains, artistes et pen-seurs nationaux qui comptent sont passéspar le «relais» d’une capitale d’Europe ou duMachrek arabe pour se faire connaître etreconnaître chez eux. N’ajoutons pas à cetableau tous ceux qui, fuyant la perversité dusystème de pensée unique puis la monstruo-sité des égorgeurs d’espérances, sont partisdéployer leurs talents et leur savoir-faire sousdes cieux plus cléments, renforçant ainsi, auprofit des pays du Nord, toute cette popula-tion qualifiée du Sud qu’un rapport del’O.C.D.E. chiffrait en 1990, pour les 25années antérieures, à 1 million de personnes,soit une perte de substance pour les pays endéveloppement dépassant les 1.300 milliards

de dollars de leur dette.Pour la décennie noire vécue par l’Algérie,

à quel coût économico-social estimerait-onalors la perte engendrée par l’exil ou plusexactement l’hémorragie de dizaines de mil-liers de cadres nationaux de haut niveau, et àquel «prix» culturel évaluerait-on aussi l’as-sassinat de centaines d’hommes de science,de plume et d’intellectuels fauchés dans leurgrande majorité en phase active ou maturede leurs capacités de réflexion? Dans ledomaine littéraire, par exemple, les bonnesplumes se bousculent actuellement au por-tillon comme le montrent les nombreuxouvrages édités à la faveur de l’Année del’Algérie en France; mais parmi ces nouveauxvenus on attend encore l’écrivain de la trem-pe de l’exigence d’écriture de Tahar Djaout,assassiné le 16 mai 1993, à propos duquelMohamed Dib nous déclarait, quelques joursauparavant, que l’Algérie tenait en lui l’un deses grands romanciers de demain, aptes àassumer avec honneur et bonheur la relèvede leurs aînés. Dans le secteur théâtral égale-ment, et toujours à titre d’exemple, il faudradu temps pour combler le vide laissé par cechêne qu’était Abdelkader Alloula, tombé(en mars 1994) à 56 ans, laissant un prodi-gieux capital d’expériences dramatiques etde recherches artistiques qui ont marqué leparcours de la scène algérienne d’après-indé-pendance.

En guise de conclusion: en deçà ou au-delàde la crise économique qui frappe les espritset fait valser les petites et moyennes bourses,il est impératif de ne pas oublier - et d’agirsur - ce phénomène qui l’entretient et la faitperdurer, cette «fragilisation» de l’Algérienqui cherche ses marques dans une mémoirecollective défaillante, qui se trouve «disjonc-té» des valeurs fortes de son socle identitaireet civilisationnel. Faut-il alors s’étonner quesur ce socle culturel érodé, et sur fond d’unhorizon social (et politique) opaque obscur-ci encore davantage par la prétentionarrogante et sauvage de l’impérialisme amé-ricain à régenter le monde, à commencer parl’arabe, un charlatanisme politique àbase de religiosité a édifié son lit etfailli construire la tombe de toute unesociété en nous promettant des lende-mains qui chantent par la castrationde toute représentation de nous-mêmes, l’interdit de toute expressionqui interroge en profondeur le coeur etla raison de l’homme. ■

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La tenue de ce colloque sur «la présen-ce des religions monothéistes enAlgérie à travers les âges» s’inscrit dansles activités culturelles programméespar le Commissariat Général de l’Annéede l’Algérie en France. Cette initiativetend à permettre à l’Algérie d’être per-çue sous son vrai visage, en faisantdécouvrir les valeurs universelles véhi-culées à travers sa culture plusieursfois millénaire.

e bond dans l’Histoire denotre pays à travers les reli-gions monothéistes, à uneépoque marquée par l’évolu-

tion des sciences et de la technologie, le foi-sonnement des idéologies, un certain regaind’intérêt pour les religions, était une occa-sion de dépasser les clivages imposés par lescirconstances historiques et de mettre enrelief les valeurs qui visent plus à regrouperqu’à diviser. C’est aussi une démarche quidonne la priorité aux valeurs communes destrois religions que l’on peut résumer dans latolérance, l’amour du prochain, la solidaritéet le dialogue.

L’Algérie a ouvert ses portes à des manifes-tations culturelles d’une portée extraordinai-re, offrant une occasion inespérée aussi bienà des groupes qu’à des individualités de reli-re objectivement notre histoire et retrouvertout ce qui peut constituer notre patrimoinecommun. C’est dans cette perspectivequ’ont été replacées les trois religions mono-théistes ( judaïsme, christianisme et islam)dans l’espace et dans le temps, pour montrerl’impact des valeurs universelles qu’ellesvéhiculent sur nos populations à travers lesâges.

Pour être plus pragmatiques, les partici-pants ont été d’accord dès le départ sur l’im-périeuse nécessité d’éviter des polémiquessophistes et d’inscrire chaque interventiondans un espace redonnant à chaque religionsa place en tant que culture dynamique àmême d’enrichir l’Homme par l’apport devaleurs qui s’adaptent à la réalité et la trans-cendent en même temps.

L’objectif est clairement défini sur l’invita-tion envoyée aux nombreux participants quistipule que «cette rencontre cherche àmettre en valeur l’impact et le rayonnementdes trois religions qui ont partagé le destinde l’Algérie. Elle s’attachera à souligner l’es-prit de tolérance qui a pu y fleurir à certainespériodes de l’histoire et à promouvoir uneperspective de dialogue et de concorde».Pour atteindre ce but, le comité préparatoireavait dégagé cinq grands axes constituantla charpente du colloque sous les titres sui-vants : 1) Emergences; 2)Enracinements;3)Permanences; 4)Des visages; 5)Temps pré-sents.

Les interventions traitant des thèmes dechaque axe, au nombre de seize, ont été pré-sentées par des communicants de rang uni-versitaire ou appartenant à chaque culte,Juifs, Chrétiens et Musulmans, sans pour celatomber dans un clivage hermétique et systé-matique.

Les intervenants juifs (Richard Ayoun,Albert Bensousan, Maryse Choukroun et ZiniSchlomo) ont mis l’accent sur le passé deuxfois millénaire du judaïsme en Algérie, l’atta-chement des Juifs à ce pays, la symbiose quia régné durant l’histoire entre les trois com-munautés et l’impact du célèbre RabbiEphraïm Enkawa de Tlemcen, à la fois méde-cin, philosophe et homme de culte, sur lamémoire collective des Algériens. Ils ont

Colloque:

Présence des religionsmonothéistes

en Algérie à travers les âges

PAR TAHAR ABSI� UNIVERSITAIRE�

8Djezaïr 2003

C

... Le Prophète a cru à ce qui lui a été révélé par Dieu ainsi que lesfidèles. Tous ont cru en Dieu, en ses Ecritures et en ses Envoyés. Nous nefaisons aucune différence entre ses apôtres qui ont dit: «Nous avonsentendu et obéï». Ton pardon, notre Seigneur! Vers Toi est le Devenir»(Coran II- 285)

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montré la spécificité des Juifs d’Algérie quiportent l’empreinte de la culture locale etdes valeurs communes aux trois religionsmais aussi leur apport à la transmission de laculture algérienne en France et en Europe.

Les intervenants chrétiens (ClaudeLepelley, Denis Gonzalez, Michel Lagandepour l’Emir Abdelkader, Jean DominiqueOurant, Henri Teissier et Marie-ChristineRey) ont mis en relief l’apport de l’Algérie audéveloppement du christianisme en Franceet en Europe et l’ascendant de ses valeurs surdes penseurs comme Augustin, Tertullien,Cyprien... qui continuent à avoir une influen-ce considérable sur la pensée religieuse du21ème siècle. Le combat pour la spiritualité,la justice, le respect de l’autre, le dialogue, laréconciliation, la nécessité de la diversité reli-gieuse constituent les pôles mobilisateurs duPère de Foucault, du Cardinal Duval et desChrétiens algériens ou résidant en Algérie.

Les intervenants musulmans (Tahar Absi,Mohamed Ghalem, Nadir Marouf, MohamedAiouaz, Hassen Rémaoun) ont présenté destableaux récapitulatifs et évolutifs de la cultu-re algérienne et des valeurs musulmanes quis’intègrent dans les moeurs, s’enracinentdans les mentalités, tout en s’adaptant à lavie de chacun. Ils ont insisté sur la nature desliens fondés sur la cohésion, qui mobilisentles gens pour vivre ces valeurs communes, etsur l’ouverture de l’islam sur les autres reli-gions, avec une portée morale et religieusespécifique. Comme ils ont montré son ascen-dant sur les penseurs musulmans et nonmusulmans de chaque époque. Ibn Arabi etl’Emir Abdelkader restent parmi les grandesfigures représentatives d’une spiritualité à larecherche d’un idéal qui ne marginalise per-sonne. Leur pensée bouscule la tradition,ouvre la voie à un humanisme qui s’inscritdans la foi et la recherche de la vérité par l’ef-

fort que doit consentir chacun pour sereconnaître dans son prochain sans distinc-tion de race, de langue ou de religion.

Des débats autour des sujets traités se sontdéroulés à la suite des interventions. Tous lesintervenants ont évoqué l’apport de l’Algérieau développement des trois religions.

L’ambiance chaleureuse et fraternelle qui arégné au cours des débats a permis le rap-prochement des points de vue et l’évacua-tion des faux problèmes qui divisent leshommes,, les dressant les uns contre lesautres.

Il serait peut-être prétentieux de noterqu’un élan spontané a pu émerger à l’occa-sion de cette rencontre, dans le souhait dedonner une suite aux débats entamés, consi-dérés comme un cadre possible à même decontribuer à un travail plus vaste de définition,voire même de construction de nouveaux rap-ports entre religions monothéistes. ■

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La bande dessinée algérienne jouit, à travers le monde,d’une réputation bien assise. C’est ce qu’elle vient deconfirmer à Aix-en-Provence du 7 mars au 4 avril et àParis du 25 avril au 6 mai à l’occasion de deux exposi-tions sous l’intitulé : «40 ans de bande dessinée et dedessins de presse en Algérie».

Un public nombreux a pu ainsi admirer la rétrospec-tive présentée dans le cadre de l’Année de l’Algérie enFrance retrouvant avec plaisir les travaux des pionnierstels que Slim, Haroun, Kaci, Hiahamzizou ou Aram touten constatant qu’une riche relève est là, dont la pro-duction est aussi abondante que variée.

La tenue d’une telle exposition répondait au besoinde montrer au public français que la B.D et le dessin depresse constituent dans notre pays un mode d’expres-sion artistique et intellectuelle reconnu et une traditionsolidement implantée. Nos dessinateurs sont connus àtravers le monde par la fertilité de leur imagination et laqualité de leurs dessins. Les thèmes retenus montrentbien les préoccupations de nos «bédeïstes», profondé-ment enracinés dans leur société : problèmes sociaux,histoire, émigration, fanatisme religieux, etc...

La B.D. algérienne connaît de toute évidence les pro-blèmes du livre en général au-delà desquels elle s’im-pose désormais comme un genre majeur et nos«bédéïstes», pratiquant souvent en même temps la cari-cature politique jouent désormais dans la cour desgrands puisqu’ils collaborent en professionnels à detrès nombreux médias étrangers, notamment français.

Citons, parmi nos jeunes et brillants talents, les nomsde Dilem, Nasser, Zeghidour, Melouah, Riad et biend’autres encore tels Temami ou Amouri.

Le fascicule publié par le Commissariat général del’Année de l’Algérie en France à l’occasion de l’exposi-tion, richement illustré, s’ouvre sur une présentation deMouloud Achour dans laquelle l’écrivain rend homma-ge aux premiers «bédéïstes» algériens, en soulignant laplace importante occupée par la B.D. dans la créationculturelle nationale.

Un autre texte, signé Youcef Ferhi, retrace l’historiquede ce qu’il est désormais convenu de considérercomme le 9ème art. En guise de boutade, ce pionnierde la presse nationale risque même l’idée que notrepays serait le berceau de la B.D., avec les fresques duTassili...!!■

40 ans de bande dessinée algérienne.

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(Le Monde )

«L’inventaire du vent»La voix, calme et sereine, une voix habitéepar la poésie, le besoin de dire les choses lesplus intimes et aussi violentes avec une ten-dresse qu’il allait chercher dans ce qu’ilappelait «le silence noir et ses mots».Mohammed Dib était un grand poète, unhomme ancré dans l’humilité que l’histoireet ses épreuves lui ont appris. Simplement,méthodiquement, il n’a cessé durant toutesa vie de faire l’inventaire du vent, celui qui

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L’hommage à Mohammed DibMohammed Dib s’est éteint vendredi 2 mai, à son domicile de la Celle-Saint-Cloud. A 82 ans, il était le dernier de sa genération, celle desdoyens de la littérature algérienne de langue française, celle deMouloud Féraoun, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine et Malek Haddad.

Les Algériens ont pleuré l’homme qui, dans sa fameuse trilogie, a susi bien décrire leur vie de damnés de la terre à l’époque coloniale. Al’étranger, également un hommage unanime lui a été rendu, particu-lièrement en France où tous les médias ont évoqué sa vie et son oeuvredense et diverse. Le ministre de la Culture Jacques Aillagon lui a éga-lement consacré une émouvante déclaration.

«Djazaïr 2003» a choisi, pour rendre compte de cet intérêt en Francepour l’auteur de «La Grande maison» :

- un hommage de l’écrivain franco-marocain Tahar Ben Jelloun dansle quotidien «Le Monde» - lequel a consacré à l’événement une pleinepage-.- des extraits d’un article du «Figaro» sous le titre de «Mohamed Dib,

romancier des deux rives francophones».- une déclaration de Hervé Bourges, Président de l’Année de l’Algérie

en France.

(1) «Djazaïr 2003» avait rendu hommage au grand écrivain aujoud’hui disparu dans son numéro 4(Décembre 2002-Janvier 2003) avec la publication de trois articles.

Tahar Ben Jelloun

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blessait son pays, celui qui le menait versd’autres contrées, les pays nordiques notam-ment. Mohammed Dib était d’une grandediscrétion. Quand on se voyait, on ne parlaitpas de l’actualité qui nous faisait mal. On seregardait et on savait. Pas la peine de com-menter la tragédie récente de son pays venues’ajouter à d’autres drames. Il se tenait àl’écart, dans une distance vigilante. Parpudeur, par impuissance des mots. Alors onparlait écriture, surtout poésie. Il lui arrivaitde me donner quelques informations sur lavie de ses enfants. Très peu de mots. Ces der-nières années, il se sentait trahi par son corpsque le diabète rendait moins disponible. Ilvoyageait moins.

Attaché à ce qu’il nommait ce «reste de laparole/ fidèle à son esseulement», il écrivaitdes poèmes brefs, des vers ciselés dans cessilences qu’il portait en lui avec élégance. Cen’était pas un bavard, ni un agitateur. Sescolères étaient rentrées. Il insistait pour faire«une poésie légère de mots», quelque chosepour avancer dans le secret, dans le mystèredes illuminations qu’il entrevoyait loin de saterre natale.

Ce grand écrivain était aussi un grand lec-teur. Curieux de ce qui se publiait auMaghreb et au-delà. Il suivait avec une certai-ne délicatesse l’imaginaire des autres, ceuxqui se réclamaient de lui ou simplement quilui vouaient une belle admiration. Il étaitabordable, mais on n’osait pas le déranger.

«Il était la grandevoix de l’Algérie contemporaine»

« Mohammed Dib incarnait ce qu’il y a demeilleur dans l’héritage croisé de la France etde l’Algérie. Il était avant tout un homme de

l’écrit, qui savait toucher juste par les motsles plus simples : il avait fait de la langue fran-çaise un instrument de rêve et de clairvoyan-ce à la fois, mariant la lucidité de ses romansà l’onirisme dépouillé d’une poésie boule-versante. Il était unanimement respecté etaimé sur les deux rives de la Méditerranée».

«Nous avons eu la joie et l’honneur de luirendre hommage, dans le cadre de l’Annéede l’Algérie, les 25 et 27 janvier derniers, àParis, par un colloque organisé à laBibliothèque Buffon, «Au bon plaisir deMohammed Dib», ainsi que par la lecture de«L’enfant Jazz», montée au théâtre du Rond-Point. La Bibliothèque Nationale de Frances’apprête à lui consacrer plusieurs journéesautour d’une exposition exceptionnelle«Visite guidée dans l’oeuvre de MohammedDib».

Il était la grande voix de l’Algérie contem-poraine, lui dont Aragon, dès 1954, avaitsalué les deux premiers romans comme l’au-rore d’une nouvelle littérature francophone,lui le premier écrivain maghrébin auquell’Académie française a, quarante ans plustard, décerné le Grand Prix de laFrancophonie. C’est avec une profonde émo-tion que je tiens à saluer sa mémoire».

«Romancier des deux rives francophones

par Anne Muratori-Philip

Le Figaro du 5 mai 200

.. «Considéré comme l’un des fondateurs dela littérature algérienne de langue française,(Mohamed Dib) a publié une trentaine deromans, mais aussi des nouvelles, des contes,des pièces de théâtre et de magnifiquesrecueils de poésie. Rappelant que sa dispari-tion intervient «en cette année de l’Algériequi lui était dédiée», le ministre de la CultureJean-Jacques Aillagon a rappelé que l’écri-vain «était le trait d’union spirituel entrel’Algérie et la France, le nord et le sud de laMéditerranée, les deux rives de la franco-phonie. Deux peuples amis et une même

langue perdent aujourd’hui un très grandécrivain».

«L’audace de Mohammed Dib c’est d’avoirentrepris, comme si tout était résolu,l’aventure du roman national de l’Algérie».Cette phrase de son ami Aragon résumeadmirablement son oeuvre ponctuée de prixlittéraires, dont le grand prix de laFrancophonie de l’Académie française en1994, attribué pour la première fois à un écri-vain maghrébin.

(...) Après l’indépendance de l’Algérie,Mohammed Dib retourne à ses premièrestentations : au surréalisme, à la mythologie.Son écriture, plus dépouillée et subtile, pro-mène le lecteur des frontières de l’Illiadeaux portes des enfers kafkaïens. Pendant plusd’un demi-siècle, cet écrivain discret de laMéditerranée a conjugué harmonieusementl’art de la poésie arabe au jeu subtil de lalangue française. Ce qui inspiré à Aragoncette phrase révélatrice dans la préface à sonrecueil Ombre gardienne (publié en 1961 etréédité en 2003 à la Différence) : «Le singu-lier de l’affaire c’est qu’ici je ne me trouvepoint devant une poésie traduite, les motssont les nôtres, les miens».

L’auteur de théâtre est moins connu, mêmesi son premier texte destiné à la scène, LaFiancée du printemps, a été enregistrée parl’ORTF en 1964 et que le Festival d’Avignon1977 a présenté Mille Hourras pour unegueuse. D’ailleurs, il disait avoir écrit denombreuses pièces restées dans ses dossiers,«des farces tragiques avec un côté clow-nesque et grinçant, un peu dans le genre despremières pièces de Brecht, un mélange depoésie chantée, récitée, mimée, avec partici-pation du public» ... ■

11Djezaïr 2003

Hervé Bourges

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origine des royaumes berbèresdu Maghreb remonte probable-ment vers le milieu du deuxiè-me millénaire avant l’ère chré-

tienne puisque nous savons pardes dessins et des hiéroglyphes que des roisnord-africains envahirent l’Egypte en 1227 ,en l’an 5 du règne de Mineptah. A la fin duIXème siècle avant notre ère, Elissa princessede Tyr, négocia avec un roi Numide, Hiarbas,l’installation de sa petite colonie dans leGolfe de Tunis. Plus tard au III ème siècleavant J.-C., ces rois numides apparaissent àtravers les récits concernant les trois guerrespuniques qui opposèrent durant plus decent ans les deux grandes puissances del’époque : Rome et Carthage.

C’est vers la fin de la première guerre,en 238 avant J.-C., que Gaïa donne naissanceà Massinissa. L’enfant, tout en apprenant lemétier des armes dût recevoir une éducationprincière , car descendant d’une lignée pres-tigieuse de rois Massyles. En effet, sesancêtres régnaient depuis plusieurs généra-tions sur une grande partie de l’Algérie orien-tale et une partie de la Tunisie occidentale .Leur capitale était Cirta, l’actuelleConstantine. C’est tout naturellement que lejeune Massinissa part en Espagne pour com-battre à la tête d’une armée numide, auxcôtés de ses alliés et voisins carthaginois.

Massinissa se trouvait encore enEspagne, quand son père Gaïa mourut en206 avant J.- C. Il avait été alors contacté

par des représentants de la Républiqueromaine qui cherchaient des alliés solides enAfrique pour pouvoir affronter Carthage.Devant l’alliance Carthage–Syphax qui pre-nait son territoire en tenailles, il conclut unpacte d’alliance avec Scipion en 206-205.Ayant regagné l’Afrique pour faire valoir sesdroits à la succession, il dut combattre sesrivaux qui avaient l’appui de Syphax , roi dela Confédération des Massaessyles, quirégnait sur la partie occidentale de l’Algérieet qui avait pour capitale Siga, sur les rives dela Tafna. Les territoires Massyles furent enva-his par Syphax qui contraignit Massinissa,blessé, à se réfugier en Tripolitaine. Là ,Massinissa reconstitua son armée avant d’en-gager, aux côtés de celle de Scipion, débar-quée en Afrique, les hostilités contreCarthage et Syphax. L’affrontement final alieu à Zama en Octobre 202. La cavalerienumide menée par Massinissa joua un rôleessentiel dans la victoire. Carthage est vain-cue, Syphax est blessé et fait prisonnier.Massinissa rentre dans Cirta et retrouve sontrône. On dit qu’il y retrouva la belle princes-se carthaginoise Sophonisbe qui lui avait étépromise, mais qui fut mariée à Syphax enéchange de son appui.

Des terres

qui fructifient deux foisAu lendemain de la victoire de Zama,

Massinissa se trouve à la tête d’un vasteroyaume s’étendant à l’ouest jusqu’au fleuve

Massinissa,un géant

de notre histoire

PAR ABDERRAHMANE KHELIFA � INSPECTEUR DES MONUMENTS HISTORIQUES�

12Djezaïr 2003

Dans l’histoire -plusieurs foismillénaire- de notre pays, uneplace particulièrement impor-tante revient à Massinissa (238-148 avant J.-C.). Il fut le fonda-teur du plus puissant et plusvaste royaume numide de l’his-toire, s’étendant du fleuveMoulouya à l’Ouest jusqu’à laCyrénaïque à l’Est.

Il réussit à préserver l’indé-pendance de son royaume enjouant habilement de la rivalitéentre Rome et Carthage, tout enlui garantissant une prospéritééconomique certaine, grâce auremarquable développement del’agriculture et de l’élevage.

Monnaie à l’effigie de Massinissa

La bataille de Zama (fragment d’une tapisserie du ��ème siècle)

L’

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Moulouya. La limite orientale, elle, étaitmouvante et pendant un demi-siècle (202-148), Massinissa la fait reculer au détrimentde Carthage, considérant que ces territoiresavaient appartenu à ses ancêtres. En 193, ilsoumet les villes de Tripolitaine. Cette poli-tique de conquête fut entreprise par étapeset lui permit de s’emparer de nombreusesvilles du littoral septentrional , de la côte duSud-Est et de la région des grandes plaines( Tunisie occidentale). Ces conquêtes territo-riales eurent, entre autres conséquences, defaire du Royaume Massyle une puissancemaritime, héritière de l’ancien Empire car-thaginois. Depuis la Moulouya jusqu’àTabarka, les ports numides, en plus de ceuxqui jalonnaient les côtes de la petite Syrte etde la Tripolitaine assuraient le contrôle desexportations numides sur l’ensemble du bas-sin méditerranéen. Une flotte de guerreimportante protégeait les bateaux de com-merce. Cette ouverture vers le commerceattira des marchands italiens, grecs, égyptiens,syriens…De ces échanges, il subsiste denombreux témoignages littéraires, épigra-phiques et archéologiques.

C’est surtout avec Rhodes, grande puis-sance commerciale, que les marchandsnumides commercent. Un marchand deRhodes fit élever une statue à Délos en l’hon-neur de Massinissa. Celui-ci avait offert auxRhodiens du bois de thuya et de l’ivoire. Aumusée de Cirta, des amphores rhodiennestrouvées dans des sépultures témoignent de

l’importance du commerce grec. Les estam-pilles conservées sur les anses de la plupartdes amphores, permettent de les dater du IIème siècle avant l’Ere chrétienne.

Nicomède, roi de Bithynie, lui éleva aussiune statue pour son attitude bienveillante:Massinissa avait envoyé un chargement deblé qui fut vendu au profit du templed’Apollon.

Massinissa réussit à imposer la paix et lastabilité à ses sujets, anciens et nouveaux,nomades pour la plupart. Il développa chezeux l’agriculture qui les attacha à la terre etles enrichit. L’historien Polybe pouvait écri-re: «Voici ce qu’il fit de plus grand et de plusmerveilleux; avant lui, toute la Numidie étaitinutile et considérée comme incapable par sanature de donner des produits cultivés. C’estlui le premier, lui seul, qui montra qu’ellepeut les donner tout autant que n’importequelle autre contrée, car il mit en valeur de

très grands espaces». Massinissa encourageale travail de la terre aux dépens de l’écono-mie pastorale, la vie sédentaire au détrimentdu nomadisme et l’habitat groupé et en durà la place de la tente que l’on transportait depâturage en pâturage. Des témoignages épi-graphiques et littéraires reconnaissent à laNumidie une production céréalière abon-dante et même excédentaire. Strabon parle«des terres qui fructifient deux fois ; ils fontdeux récoltes l’une en été l’autre au prin-temps, la tige de la plante atteint une hauteurde cinq coudées et une grosseur égale à celledu petit doigt ; le rendement est de 240 pourun». Tite-Live signale des quantités considé-rables de blé fournies par Massinissa auxarmées romaines pendant les guerres contrePhilippe, Antiochus et Persée.

Si les céréales occupaient dans l’agri-culture numide une place de choix, les

arbres fruitiers ne manquaient pas à larichesse des grands domaines : l’olivier, lavigne, le figuier, le grenadier. Tous ces arbresfruitiers étaient cultivés en Numidie, surtoutautour des grandes agglomérations commeCirta, Theveste, Dougga, ainsi que sur lescôtes. La culture de la vigne est attestée àGunugu (Gouraya) à l’Ouest de Cherchell,alors qu’à Leptis Magna et dans la région deTheveste, il y avait de vastes étendues d’oli-veraies. Par ailleurs, dans les régions méri-dionales, les Numides cultivaient le palmier.

Rien de semblable

dans tout le reste de la terre

Les auteurs anciens vantaient les atoutsde la Numidie en matière d’élevage. Parlantde cette contrée Polybe écrivait : «l’abondan-ce de chevaux, de bœufs,de moutons et de

13Djezaïr 2003

Le site de Cirta� l’actuelle Constantine

Stèle représentant un marchand d’huile(Musée de Cherchell)

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chèvres est telle que je ne pense pas qu’onpuisse trouver rien de semblable dans tout lereste de la terre... La raison en est que beau-coup de tribus de la Numidie ne font pasusage de la culture mais vivent de leurs trou-peaux». Le cheval semble avoir été l’objetd’une attention toute particulière de la partdes rois numides. Le fils de Massinissa,Micipsa, pouvait réunir autour de Cirta10.000 chevaux. Le nombre de poulainsrecensés dans toute la Numidie était de100.000 à la même époque. Ce cheval estmontré au revers des monnaies royales. Sonrôle dans la cavalerie numide fut détermi-nant. Il est l’ancêtre de notre cheval barbe.Une inscription grecque fait état d’une vic-toire remportée par les chevaux deMastanabal aux Panathénées de 168.

La frappe de la monnaie se multipliasous Massinissa, circulant sur l’ensemble dubassin méditerranéen et bien au- delà. Lesmonnaies étaient en cuivre ou en plomb.Elles portaient à l’avers un personnage barbu(Massinissa) dont la tête était ceinte de lau-riers et, au revers, un cheval au galop ou,plus rarement, un éléphant. Le nom deMassinissa (MSNSN) était inscrit au bas de lapièce.

Le règne de l’Aguellid Massinissa resteun record de longévité : 56 ans!

De taille élevée, il avait une solide consti-tution et une étonnante vigueur. Il avait eu 44enfants mâles. Tous les historiens vantentson endurance. Il était ainsi capable, dit-on,de rester debout ou à cheval toute une jour-

née. Octogénaire, il sautait sur sa monturesans aucune aide.

C’est la stabilité qui résulta de ce longrègne qui permit le développement de l’agri-culture et du commerce comme l’attestent ladiffusion exceptionnelle de la monnaie et lamultiplication des villes du Maghreb central.Ainsi s’installait sur la rive sud de laMéditerranée, une grande puissance quipouvait rivaliser avec Rome. Cette dernière ,consciente du danger, décida de prendrel’initiative en s’immisçant dans le partage duroyaume de Massinissa quand il mourut en148 avant J.-C.

Le long règne de Massinissa n’estperçu par les historiens romains qu’à lalumière des événements qui intéressentRome. Il sont forcément orientés, même sides auteurs comme Polybe, qui fut reçu parMassinissa en 150, ou Strabon, chantèrentses louanges. Ptolémée Evergète nousapprend que dans son palais de Cirta, il pré-sidait des banquets dignes d’un souverainhellénistique. Tite-Live nous apprend queMastanabal était instruit dans les lettresgrecques. Il nous renseigne fidèlement surles contingents que Massinissa mit à la dispo-sition de Rome contre ses ennemis. MaisMassinissa tenait à l’indépendance de sonpays. Tite-Live affirme que le grand Aguellidproclamait que l’Afrique devait apparteniraux Africains. C’est dans cet esprit qu’il entre-prit de reconquérir les terres prises parCarthage qu’il considérait comme étrangèreà l’Afrique.

Les documents archéologiques et épi-graphiques sont trop peu nombreux pourdonner un éclairage complet de ce passénumide. Les tombeaux du Médracen ou duKhroub, ou encore le Mausolée de Douggadonnent cependant la mesure architecturalede cette période. De même que les nom-breuses pièces de monnaie trouvées dans larégion de Constantine ou du côté de Siganous éclairent sur le règne de Massinissa.Mais cela reste insuffisant au regard de l’épo-pée de ce monarque d’exception à qui l’onattribue l’institution de l’écriture libyque.

Stéphane Gsell put dire de lui qu’ «ilfut, en un frappant raccourci, le plus grandentre les plus grands souverains de laBerbèrie: l’Almoravide Youcef Ibn Tachfin,l’Almohade Abd El Moumen Ibn Ali, le Chérif

marocain Moulay Ismaïl qui, à bien deségards, lui ressemblèrent. Il étendit ses Etatsde la Maurétanie à la Cyrénaïque, amassa detrès grosses sommes d’argent, et entretintdes troupes nombreuses et aguerries. Il pro-pagea l’agriculture et développa la vie urbai-ne. Grecs et Romains reconnurent en lui unvrai monarque…» ■

14Djezaïr 2003

Tombeau supposé de Massinissa au Khroub

Tombeau de Massinissa «reconstitué»

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espoir vaincu de Boabdil, roide Grenade, sa déroute, sesregrets et ses larmes inutiles sicruellement condamnés par

une mère trop tard clairvoyante (1) ne met-taient pas seulement un douloureux pointfinal au règne de la dernière dynastie arabeen péninsule ibérique. S’ils donnaient lesignal de l’exode, définitif celui-là, desMusulmans vers des rives hospitalièrestoutes proches , s’ils faisaient taire sur unsanglot de monarque humilié la chansonéternelle qu’un grand peuple avait su savam-ment et amoureusement composer au coursde ses huit siècles de vie espagnole contem-plative et raffinée, ils léguaient à l’Algérie,comme à tout le Maghreb Arabe, l’héritage leplus précieux et le plus miraculeusementpréservé d’une civilisation prestigieuse.

Le miracle se perpétue de nos jours et sousnos yeux. Il est dans l’éclatante survivance dela musique dite andalouse, dont les Algériensont fait leur musique classique, et qu’ils ontsu transmettre, telle une flamme sacrée, parsimple enseignement oral, de génération engénération, malgré la tragédie d’un dénoue-ment historique impitoyable, la décultura-tion de la décadence, l’aliénation des occu-pations étrangères.

Il est vrai que rares sont les cités privilé-giées, promues ainsi providentiellement aurang de véritables cités-conservatoires, quiont reçu pour mission de veiller, avec unevigilance et une piété exemplaires sur les tré-sors confiés à elles, et par elles, à la seulemémoire des hommes, sans le secours d’au-

cun signe ni d’aucune écriture, hormis lestextes littéraires des innombrables poèmeschantés… Tlemcen d’abord, qui recueillitdès le 13ème siècle, après la chute deCordoue, le premier don, qu’elle partageraavec ses satellites Oran et Nédroma. PuisAlger, Béjaïa et Blida, Constantine et Annabaoù vinrent mourir les dernières vagues dureflux, chargées des derniers messages.

Cette tradition artistique noble et profon-de, peut-on en quelques mots en expliquerle sortilège millénaire ?

Un cri d’amant

heureux ou éploréEdifiée aux portes mêmes de l’Occident, sur

les bords de cette Méditerranée depuis tou-jours favorable à toutes les rencontres et àtoutes les synthèses, elle est née du mariagemerveilleux du classique antique et de la sen-sibilité orientale, de la pensée grecque et del’immigration arabe aux fulgurants déploie-ments d’ailes.

Modale, son caractère fondamental reste lamonodie ; savante, elle est habile à insérerdans l’ingénieuse abstraction d’une géomé-trie qui s’enivre de ses figures et de sesconstructions, les ravissantes fantaisiesqu’apporte la grâce d’un oiseau qui chante,d’une fleur qui s’épanouit, d’un cri d’amantheureux ou éploré. Lyrique, elle sait allier lagriserie du poème au roucoulement de joiecomme à la plainte sans fin de la mélodie quis’enchante de ses propres soupirs.

A la fois mystique et mathématicienne, elledemeure étrangement docile aux lois ésoté-

Nul mieux qu’El Boudali Safir n’a suparler de la musique algérienne diteandalouse. Sa vie durant, il a mis sonimmense talent de poète au service decet art pour lequel il a, par ailleurs,tant fait. On lui doit d’avoir réuni lespremiers véritables orchestres dans lesdifférents genres, particulièrementdans l’andalou hérité de la civilisationdéveloppée par les Arabo-Berbères surla péninsule ibérique pendant huitsiècles.

A Alger, Tlemcen, Constantine, Béjaïa,il est à l’origine de la création degrands orchestres rattachés aux sta-tions radio de l’époque (1943).(*)

En publiant l’article ci-après, «Djazaïr2003» entend rendre hommage à lamémoire de cet écrivain-mélomane,tout en proposant à ses lecteurs l’undes plus beaux textes qui aient étéécrits sur cette musique, indissociablede notre patrimoine culturel.

Un patrimoine transmis de génératin en génération���

L’

La musique classique

algérienneou l’éternel miracledu message andalou

UN ARTICLE DU REGRETTÉ EL BOUDALI SAFIR

MUSIQUE

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(*) Voir l’hommage à El Boudali Safir � n° � de Février�Mars de Djazaïr ����

Djezaïr 2003

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riques des chiffres et des nombres, commede leurs éloquentes correspondances. D’oùla multiplicité des modes, des rythmes, desagencements en vastes suites majestueuses,parfaitement équilibrées.Car, quelle est la signification des 24branches symboliques du fameux arbre desmodes dessiné par Zyriab (2) sinon la volon-té de se soumettre au rythme qui régit lemouvement que la nature imprime à la rota-tion de la Planète autour du Soleil ! A chaqueheure qu’égrène le jour vient correspondreun mode, c’est-à-dire un chant, qui exprimeun état d’âme approprié, une pensée, unsentiment, un devoir. Et si, par exemple, lesmodes raml et raml-maya célèbrent le cha-toiement des soirs prometteurs des joies etdes ivresses qu’apporte la nuit complice, lemaya et le rasd dil saluent par de pieusesélévations mêlées à de profanes pensées lejour qui pointe à l’horizon dans toute sasplendeur.

Et puis, il y a la féconde, la subjugante

magie des chiffres. Je songe surtout à celle,persistante et païenne, du chiffre cinq quidénombre les doigts de la main supplianteou créatrice. Catégorique ou insidieuse, ellesemble imposer partout sa règle fatidique.On la retrouve dans l’art, comme dans la vie,comme dans la religion et dans les symbolesde sa représentation ou les superstitions quisont greffées sur elles. Il existe cinq obliga-tions fondamentales pour le croyant accom-pli, comme il y a cinq moments qui l’appel-lent à communier avec Dieu par la prière. Etles cinq branches de l’étoile qui se blottitdans le creux du croissant emblématique, lescinq doigts qui éloignent le démon ou conju-rent le mauvais œil, le jet d’eau ou le massifde fleurs qui ornent le patio ou le jardinarabe au point précis où se croisent les dia-gonales parties des quatre coins, répondentà la même et mystérieuse injonction. Parfois,ce chiffre se gonfle et se prolonge, pas au-delà de sept toutefois, restant par consé-quent impair comme par une curieuse pres-

cience de la loi d’or qu’énoncera Verlaine :De la musique avant toute chose, / Et pour

cela, préfère l’impair.Ainsi, le grand Zyriab ajoute une cinquième

corde à son luth (3) et fixe à cinq le total desmouvements essentiels de la suite musicaleandalouse, qu’on dénomme nouba(4). Al’intérieur de celle-ci, dans la parfaite ordon-nance de sa structure architecturale, mêmedocilité. Les différentes parties, jouées etchantées, istikhbars (préludes) compris,obéissent à l’immuable loi : un motif plus oumoins développé appelé ghosn (rameau)répété trois fois, un refrain déployé commeune élévation, un retour au motif initial pourconclure. Les introductions ou les pérorai-sons instrumentales appelées touchias oubacherafs (celle de l’ouverture et celle de lafin) élargissent parfois ce nombre jusqu’àsept.

Mise au point dès le 9° siècle à Cordoue, lanouba andalouse se présente donc, avec samajesté bouleversante et sa structure savam-ment élaborée, comme le parfait modèleprécurseur des grandes suites musicales quel’Europe ne se mettra à composer que bienplus tard. Car, si charmantes qu’elles puis-sent être, toutes les petites pièces éparses etisolées, lais, chansons, motets, danses etritournelles du monde occidental du Moyen-Age, nous paraissent dérisoires auprès de cesvastes constructions mélodiques qui ontvaincu l’oubli et traversé le temps. A vraidire, hélas, l’étonnante victoire, ne fut quepartielle. L’héritage somptueux n’est pas par-venu à nous dans son exubérante totalité.Livré, en plein désastre, à la fragile mémoirede quelques poignées de gardiens fidèles etvigilants, il a fatalement subi les consé-quences d’un système de transmission aussialéatoire.

Des vingt-quatre modes que comportaitl’ingénieuse classification de Zyriab, quinzeseulement subsistent en Algérie (5) et sur lesquinze, douze (6)restent suffisammentconnus pour offrir matière à la compositionde noubas, c’est-à-dire de suites à peu prèscomplètes. Mais, libéré de la contraintequ’impose la fixité de l’écriture, enrichi,selon les zones et les époques d’implanta-tions, d’apport, d’influences, d’accents per-sonnels et divers, locaux ou étrangers, l’héri-tage s’est individualisé peu à peu en sedémultipliant. Chaque région l’a marqué deson tempérament, de son sceau particulier.Académique à Tlemcen, romantique à Alger,

Djezaïr 2003

Abdelkrim Dali qui avait su si harmonieusement allier les traditions algéroise et tlemcenienne�

MUSIQUE

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il prend à Constantine l’aspect d’un artbaroque et flamboyant, tout surchargé d’ai-mables fioritures.

Une si claire

et si multiple splendeurMonumental et resplendissant joyau à trois

facettes, également ouvragées, égalementbrillantes, le patrimoine andalou constituedonc aujourd’hui, l’immense chance cultu-relle de l’Algérie et de tout le Maghreb. Il futaussi, en des époques révolues, la chanceculturelle de l’Européen en quête de civilisa-tion ! En des temps, somme toute pas si loin-tains, où était universel ce qui était arabe,c’est par lui que furent transmis à l’Occidentattardé et surpris les premiers instruments etles premières techniques de l’éblouissantesymphonie que les Bach et les Mozartdevaient faire éclater sur le monde, avec unesi claire et si multiple splendeur.

Ainsi le prouvent violes et violons, contre-basses et violoncelles, arrière-petits-enfantsdu vénéré R’bab. Ainsi l’affirment mandoleset guitares, issues de nos Kouitras et de nosluths, ainsi le répètent à ceux qui savententendre, harpes et pianos, clarinettes ethautbois, flûtes et bassons, échos superbeset amplifiés des soupirs du roseau, desmodulations des ghaïtas, des accords de nosveilles cithares. Toccata et riccorcaré, sonateset oratorios à l’écrasante grandeur, ne sont-ils pas la forme évoluée, enrichie de toutesles ressources et de toutes les conquêtes dela polyphonie, des préludes et des noubasarabes à l’exemplaire composition !

Et aujourd’hui, lorsque la déjà vieille etinsatiable Europe, repue et fatiguée de lamagnificence de ses festins sonores, tente deprésenter à sa faim créatrice de nouvellesnourritures, de nouvelles inspirations, c’estencore vers cet art d’Orient et d’autres quilui sont proches qu’elle se tourne volontiers.Des modes, des thèmes, des rythmes, en unmot des richesses inconnues que la tech-nique moderne peut plus profondémentexplorer l’attirent comme autant de sourcesà la fois fraîches et abondantes.

On sait que ce sont les troubadours et lesjongleurs du Moyen-Age qui se firent les ini-tiateurs de cette tradition artistique, alors enplein essor. Parcourant châteaux et bourgs,luths, rebebs et tambourins arabes en main,ils savaient jouer, chanter, danser, sur desthèmes et des motifs venus d’Espagne par lerelais de la Provence. Et ce qu’ils apportè-rent à la France, à l’Italie, et même àl’Angleterre ou l’Allemagne, ce ne furent passeulement des mélodies au charme étrangeet pénétrant, mais aussi des poèmes, et avecles poèmes de nouvelles façons de sentir etde s’exprimer. En bonne partie, l’explosionlyrique de la Renaissance est née de cecontact lointain et de cet apport.

Tournés vers l’antiquité gréco-latine,Ronsard, Pétrarque, ou le Shakespeare dessonnets ne savaient peut-être pas ce qu’ilsdevaient à des poètes comme Guillaume dePoitiers, Marcabru ou Joffroy Rudel. Maisceux-ci savaient ce qu’ils devaient aux admi-rables compositeurs des «Muwachahs» etdes «Zedjels» andalous.

Or, jusque là, personne n’avait chanté avecautant de lyrisme mesuré et subtil que lesauteurs souvent anonymes de ces piècesdélicatement dégagées des contraintesrigoureuses de la prosodie et de la grammai-re pour mieux servir la mélodie, l’amourcomme la forme la plus élevée du bonheur,la femme comme la plus belle source d’ins-piration, le vin comme le plus haut degré del’émoi esthétique ou mystique, l’aurore, lecrépuscule, le printemps, les fleurs, commel’hommage le plus éclatant à la puissance età la bonté du Créateur.

Ainsi dès sa naissance, ce généreux réper-toire a pu manifester une emprise universel-le, méconnue mais puissante. Au lyrismeémouvant de l’apport littéraire, il joignaitl’appoint d’une mélodie à multiples enchan-tements.

On a pu mettre l’accent, à juste titre, surson côté intime, discret, parfaitementmusique de chambre sans penser, d’autrepart, à la magnificence voluptueuse de cesvastes cantates qu’on appelle noubas, à lagrandeur pathétique de leurs mouvementset leurs dialogues, à l’ampleur enveloppanteque savent prendre parfois, ces chatoyantesdraperies sonores que sont certaines intro-ductions ou certaines répliques orchestrales,à la majesté des fréquentes interprétationsconfiées à des formations chorales et instru-mentales aussi bien étoffées que judicieuse-ment équilibrées.

Il convient de dire, aussi, comment dès lafin du 17° siècle, elle sut se dédoubler pourpermettre ici même, l’éclosion d’une capi-teuse et édifiante postérité. C’est, en effet àelle, à ses gammes, ses motifs, ses modèlesque le répertoire de musique populaire cita-dine avec les «aroubis», les «haouzis», les«kadriats», les «r’haouis» doit son dévelop-pement et son charme... ■

(1) La mère de Boabdil lui aurait fait ce reproche : «te voila,pleurant comme une femme un royaume que tu n’as pas sudéfendre comme un homme».(2) Certainement le plus grand musicien arabe. Originaire deBaghdad, il vint se fixer à Cordoue (9ème siècle). Créateur etthéoricien, il codifia la musique dite andalouse, que ses conti-nuateurs allaient enrichir de siècle en siècle pour en faire lemonument parvenu jusqu’à nous.(3) Zyriab ajouta une 5ème corde, qui devait symboliser l’âme,les quatre précédentes représentant les quatre éléments : air,eau, terre, feu.(4) La Suite algérienne comprend les cinq parties suivantesjouées et chantées: m ‘çadder - b ‘taïhi - derdj - nesraf - khlass.(5) Ce sont les modes : dil. maya, rasd-dil, raml-maya, rasd,ghrib, h’sine, zidane, medjenba, mezmoum, sika, moual, djar-ca.(6) Ce sont les douze premièrs cités dans la note précédente. Lemoual, le aarak, le djarca, subsistent comme préludes etcomme thèmes de certaines ouvertures, de certaines nesrafs etsurtout de certaines mélodies légères appelées neklabs

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MUSIQUE

Académique à Tlemcen� romantique à Alger� baroque et flamboyant à Constantine���

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mprégnée par la «douleursolaire» de ce pays, elle s’enarrachera à la veille des annéesnoires, suivant sa famille vers

son autre patrie, la France, jusque-là un lieude villégiature, pour des vacances illimitéeset sans retour cette fois.

Devant ce séisme, qu’elle évoquera sanscesse, Nina écrit pour oublier ou pour ne pasoublier. Elle décrit tous ces nœuds qui sonten elle et en l’Algérie et qu’elle essayera derafraîchir et de délier de façon à nous offriren 1991 le fruit de ses premières contrac-tions, «La Voyeuse interdite», ouvrage quiobtiendra la même année le Prix du livreInter.

Elle jettera un regard volé et prolongé sur la rue des hommes, leurs phantasmes, leurs

violences ambulantes : «Le soleil s’emparedes murs. Les voyeurs concertent puis sedétachent péniblement de la pierre. Ilsdéambulent à la recherche du sombre enmontrant des dents jaunes, pincent leursexe en signe de puissance et s’adossentcontre le portail de notre maison….moi, jereste tapie derrière ma fenêtre. Là, spectatri-ce clandestine suspendue au-dessus de laville, je ne risque rien.» La voyeuse est unepetite fille qui absorbera des images qu’elledévoilera en plantes vénéneuses. Elle regar-dera aussi la femme et haïra sa soumissionmultiple et sa fausse fragilité. Ni sa mère, nises sœurs, ni sa tante, ni ses voisines n’échap-peront à Nina (seule Zhor aura osé défier larue)…Et ce père qui désormais viole safemme, ou voit sa fille en garçon, ou ne lavoit pas. La femme est métamorphosée et lapetite fille ne veut pas être femme.

Dans ce roman, il n’est pas question dedévoiler quoi que ce soit. L’auteur est très àl’extérieur de lui-même, c’est pourquoi ilplaque un regard sur la rue puis sur un inté-rieur qui n’est pas tout à fait le sien. Une sortede malaise difficile à exposer à partir d’uneréalité sociale autre que celle réellementvécue par la romancière, de mère française etde père «intellectuel». Elle y parviendra dansune écriture serrée et torturée qui lui per-mettra d’aller de plus en plus loin vers cequ’elle veut réellement exprimer.

NinaBouraoui,

Voyeuse enfin heureuse

PAR SAMIRA NEGROUCHE� ECRIVAINE

Au moment de son irruptiondans le monde de l’écriturelittéraire, au sortir, non pas del’adolescence - elle a alors vingt-quatre ans -, mais de cetteAlgérie des années quatre-vingtsqui accumulait les premissesd’une ère chaotique douloureuse,Nina Bouraoui apparaissait déjàdéchirée par sa «double origine»,sur laquelle elle s’étalera au filde son oeuvre, en même tempsque marquée par le machisme,la «jungle masculine» régnantsur les rues d’Alger.

I

Djezaïr 2003

LIVRES

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Ouverture charnelle

de l’écrit

Elle revient un an plus tard, avec un romantout aussi poignant. Il n’est plus questiond’observer, mais de mettre en action toute lahaine et la rancœur de l’enfant torturée.Dans «Poing mort» , elle dira: «Mon affinitéavec la mort a commencé dès mon plusjeune âge; non pas par excès de morbiditémais par conscience de la finitude et plusexactement de Ma finitude» . A cette lecture,on est totalement vidé de son énergie à vou-loir savoir ce qui peut bien émerger descorps blessés. La symphonie monte ainsicrescendo avec une écriture de plus en plusprécise, violente et totalement désinhibée.

«Le Bal des murènes» « est la plus profon-de des morsures méditerranéennes et elles’en souvient. Elle défie quiconque de vivresa douleur et de la lire. Elle restera adoles-cente et qu’importe qu’elle soit un «garçon».Sa mère, par moments, la répugne ; et pour-tant elle la veut et la désire jusqu’à vouloirl’interdire aux autres. Ce sont là les pre-mières confusions que l’auteur revèle au lec-teur dans une écriture au rythme saccadé parses profondes affictions.

Le corps devient de plus en plus médical,Nina parle d’asthme, d’asphyxie, d’escarreset se perd dans une terminologie médicale

de plus en plus apparente dans cette ouver-ture charnelle de l’écrit. Elle dit et se rétrac-te encore : «La peau du ventre est détenduepar des grossesses nerveuses, des poches àréduire sous anesthésie, le chiot se répanddans un liquide de rêve et d’imaginaire,d’eau et de sucs, il est inondé, privé de têteet de petit nom, il se manifeste sans seconcrétiser, sa réalité est précaire, je suisaussi dans la poche de ces mères en danger,à la fois vrai et à côté de moi, fragile commeune poudre au vent».

Une fille-femme qui a cent ans dans «l’âgeblessé» et qui ne finit pas de se repasser desscènes parfois orphelines les unes desautres; elle commence à nous saupoudrer deson affliction première, le second exil, ladouble appartenance. Elle parle déjà entermes plus clairs, dans une écriture sévèremais retenue. Elle raconte des faits, la plage,les hommes, sa métamorphose corporelle,leurs désirs, son dégoût, la violence de deve-nir autre chose que l’enfant : «L’enfance estune chute en avant, un désistement de soi,une progression vers le bas…Elle s’effondre,un jour, il lui faudra partir, quitter sa peau,perdre ses traits, s’effacer…Tomber, avec ladouleur de n’être rien…c’est soudain lahonte du corps limité…» Elle se révèle deplus en plus à elle-même en évitant les fuitesmétaphoriques.

Cette quête se terminera, dans un premierplan, par «Le Jour du séisme» où , non seule-ment, Nina revient sur un jour historiquedans notre pays mais où surtout, elle diraclairement ses sentiments par rapport à lui ;elle glisse de façon très rapide, probable-ment par manque d’informations et dedétails, sur son oncle martyr et sa grand-mère, auxquels le livre est dédié. Elle survolele pays, de Zéralda aux Aurès jusqu’au grandSud pour revenir au Chenoua. Et l’on com-prend que le séisme est aussi sa perte del’Algérie, son besoin de voir et de savoirpourquoi tout devient désert et désarroi : «Jereçois le premier signe de la terre. Ellerabaisse. Elle foudroie. Elle humilie. Laterre est supérieure au corps». Elle sait enfinchercher la voix qui chante en son cœur.

C’est réel

et ça n’existe pas

Désormais, elle ne nous cachera plus rien.Le nouveau millénaire l’aura fait accoucherde «Garçon manqué», roman autobiogra-

phique dans lequel Alger devient une réalitéindétournable. Il devient question de sonmalaise d’être une enfant «mixte» faisantdonc partie d’une tribu mutante à n’intégrersous aucun prétexte. Elle parlera plus préci-sément de sa mère bretonne, de son pèrealgérien et se demandera quelle réalité a pul’absorber jusqu’à ce jour. Elle dira n’existerque par personnalités interposées dansAhmed ou Brio et devra faire ses preuvesavec tous. Elle ne sera pas la jolie petite filledans les robes de sa grand-mère rennaise.Elle sera le copain de Amine, son secret, sonplaisir puis sa trahison. Elle dira comme, au-delà de la douleur, lui manquent les plagesd’Alger et les courses sur le sable. Elle diraavoir été déchirée de ce qu’elle a été. Elleévoquera son corps brun qu’elle assumeenfin jusqu’à le dire à Amine, le Kabyle, quipassera, lui, du fait de la blancheur de sapeau, inaperçu dans le métro. Nina se fluidi-fie et desserre ses nœuds petit à petit : «Unpetit tatouage bleu, comme le ciel d’Alger . Ilrestera toujours quelque chose de nous,Amine. Dans nos rêves, dans notre force.Dans cette joie à retrouver. Dans cetteodeur algérienne qui revient comme parmiracle à chaque printemps français».

Presque dix ans d’écriture et l’auteur s’estpeut-être guéri de l’Algérie en espérant avoirlaissé un souvenir furtif sur les hauteursd’Alger.

De révélation en révélation, elle finira par«Une vie heureuse», en 2002, par son éternelbesoin de dire, comme si son bonheur endépendait: Elle dira comme elle est milliar-daire d’aimer Diane…ou probablementAnne: «Ici, c’est comme les images qui sontdans ma tête. C’est réel et ça n’existe pas».L’important dans son écriture, c’est cetteouverture extérieure qui vient d’elle-même ;elle écrit désormais loin de toute contrainteet survole son espace littéraire comme onplane sur un champ d’été; on a plaisir à la lireet l’on se demande ce que peuvent biencacher ses notes d’Aix-en-Provence.

Nina Bouraoui passera-t-elle à une autreécriture ? A-t-elle réellement refermé les plussombres chapitres de sa vie ? N’est-elle enco-re qu’une éternelle adolescente qui se posemille et une questions sur le chemin à par-courir ?

Si l’écriture a été pour elle une psychanaly-se, souhaitons très fort que le bonheur nel’arrête pas d’écrire. ■

Djezaïr 200319

LIVRES

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a poésie, comme l’amour,s’agrippe au moindre espacede liberté quand le coeur fait fide la raison. Elle s’entête à

être dans un monde d’images et de téléma-tique. Elle va souvent rôder, en silence, insi-gnifiante, menue, obstinée et affirméeautour de la moindre parole que la douleuraiguise. Le poème naît ainsi dans les affres dela plainte, parfois silencieuse, parfois tumul-tueuse. Le candidat à cette aventure, vers laquintessence du discours, par étapes sugges-tives, par images criardes, affirme sa préémi-nence dans un tourment à peine perceptiblepar autrui. La démesure prend le pas sur lepragmatisme de la norme.«D’abord moi-même

sans brouillon

je rends à la mort

ma fixité d’écrire.

Il n’arrive jamais rien qui blesse sauf

la force impérieuse

de penser à travers le jour

qui s’enterre à ma place.»

Djamal Amrani dira de ce qui précède quece sont des paroles dithyrambiques. Non, jene fais qu’écrire ce que le coeur dicte à mamain adossée à sa magnifique poésie qui, duTémoin à la Nuit du dedans (2003), a seméses vers dans un geste rageur et pathétique.Bien sûr, le poète est toujours seul; il n’a quesa solitude, sa muse et parfois des fantômesqui accompagnent son itinéraire. Il ne comp-te que sur sa déraison pour occuper la placequi lui est due, dans un monde soudaine-ment pressé par l’image et la presse intellec-

tuelle. Je veux témoigner de mes lectures, aufil de mes pérégrinations mentales, pour direla grandeur d’un poète et l’ostracisme dont ilfait l’objet.«Erre l’aube,Le vent palpe mes regretsEt je porte l’auréole de ma genèseEt l’énigme de l’olivierQuelle mémoire vient noyer mes brûlures?Ecriture de ma mutilation,Dents brisées sur la parole.»

La douleur précède l’écriture, si ce n’estl’odeur de la mort qui essaime ses préalables.Djamal Amrani a connu tout cela. De labataille d’Alger aux prisons coloniales, despromesses de juillet à la famine de la main,ce poète a tiré ses poèmes du fond d’uncoeur meurtri, blessé, assoiffé et couvert decendres. Il ne peut y avoir une écriture de lajoie sinon par la jubilation de la mémoire etdu corps. «L’écriture est une malédiction»,dit cet autre poète. C’est le cas ! Puisque lagestuelle tente la superbe falsification de lasouffrance pour paraître au sillage de la vie.Où est donc l’île-refuge pour des mots, d’unécorché vif, dans une errance immémoriale?Au lieu du poème que m’inspire Oeuvreschoisies (Ed. ANEP, 2003, 561 pages) printa-nière, accompagné de la douceur du regardde Djamal Amrani, je pose le douloureuxquestionnement sur l’écriture, en amont eten aval de la souffrance. Le poète assiste àses propres funérailles dans l’apothéose deson discours.«Il nous faut dénombrer

les fleurs

Jetées éparses

et les pétales éclos

à chaque aurore nouvelle

Il nous faut ensevelir

le vide tutélaire;

le vide des cicatrices

et du sommeil,

le vide nu,

sous les braises.»

Djamal Amrani a livré au lecteur uneincroyable masse poétique, totale et volon-taire. Je ne parle même pas de ses inédits etde ce roman qui attend d’être édité. A titreposthume avoue ce démiurge. Il y a de toutdans sa production : du témoignage dansBivouac des certitudes, de la douleur dansAussi loin que mes regards se portent, del’affirmation dans Au jour de ton corps, duressourcement vital dans Déminer lamémoire, du cri de désespoir dans Argile

Parution des Oeuvres complètes de

Djamal Amrani:L’écriture

de la mutation.

PAR YOUCEF MERAHI� POÈTE�

Djezaïr 2003

Les Editions ANEP viennent depublier, avec le concours duCommissariat général de l’Annéede l’Algérie en France lesOeuvres Complètes du poèteDjamal Amrani. Ce volumineuxouvrage (561 pages) vient oppor-tunément couronner une oeuvreaussi riche que diverse. En luiconsacrant l’article qui suit, sousla plume du poète YoucefMerahi, Djazaïr 2003 a voulurendre justice à l’un de ses plusfidèles et talentueux collabora-teurs, en même temps qu’unhommage à ce journaliste-poètedont l’oeuvre reste encore, mal-gré tout, à découvrir.

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d’emboile, de la beauté du poème dans Versl’amont...Lathmas est toujours accrochée ànotre ombre, fidèle suiveuse au verbe vivi-fiant. Puis la fidélité est au coeur du texte, LaNuit du dedans pour falsifier les suicidesquotidiens.

S’il a le mot juste, simple et possible, sesmétaphores audacieuses donnent l’autorisa-tion à une ivresse de la vue. Il ne faut pass’appuyer sur une lecture au premier degré,sinon l’arrivée est aléatoire. Il faut par contres’appesantir, remettre la lecture à l’ouvrage,laisser le temps au temps de souffler l’hypo-thèse, revenir, questionner le vers, suivrel’apparente anarchie de la structure du dis-cours, accrocher le texte à un autre: lepoème éclatera alors à l’oeil le plus créduleet au coeur le plus désabusé. C’est tout legénie de Djamal Amrani: écrire sa totale fran-chise, étaler sans complaisance sa douleurprofonde, crier au secours, tendre la main auprochain et tenter d’être un dans un élan sui-cidaire.

Le poème le sauve de la démence et de lafuite en avant.«Et je réinvente le temps

mon espoir bat plus fort que mon coeur,

songe du pétale

fumées errantes dans la galaxie de l’oubli

la charité du souvenir, et le tournoiement

[de l’étoile.

Je règne sur l’apparence, sur l’esplanade

[des abandons,

sur ma mémoire esseulée et fraternelle

et j'augure que je suis remis à neuf

arbre resurgi des bivouacs.»

S’il déclare écrire jusqu’à la rupture desnerfs, c’est parce que, de sensibilité à fleur depeau, son abandon à la poésie est un voeusacerdotal. Plus qu’une mission. Du Témoin(1960) où il raconte une expérience.

Djamal Amrani assure son ascension, esso-re sa mémoire pour en extraire l’ultime moi-gnon de souvenir passé, darde ses yeux sur lemilieu ambiant, questionne son être et pro-pose d’autres chemins à une génération del’indépendance assoiffée de vérité. AvecAussi loin que mes regards se portent ..., cepoète atteint le summum de son interroga-tion comme pour combler un vide terrestre.Anna Gréki n’est déjà plus ! Déminer lamémoire permet à Djamal Amrani de revenirsur d’anciennes traces comme pour assurerun avenir poétique. Ces mots souterrainspermettent au poète de raviver tous les tra-cés lointains ou à portée de main, afin deconvaincre la cécité de retarder son méfait.S’il magnifie l’absence, ce rapsode desgrandes villes convoque ses souvenirs pourse sentir entouré.«Eboulement obscur de mes continents de neigeLumière transparente de mes végétations spectralesAbîme fugitif de mes horizons débornésCorps tendus aux soirs de grandes cruesEglogue conjecturale de mon galop fantasqueet qui... et puis j’écris à l’encre de mes nerfs...échoué le temps mobile.»

Il est compris dans l’entendement communque la poésie n’est qu’une pratique solitaireet inutile qu’il faut, par conséquent, mettreau rebut de la création. Si la philosophie a pus’adapter, pourquoi pas la poésie? Cette der-nière, têtue comme le chiendent, s’accroche

à la plus petite des illuminations de ceux quivont à la rencontre de leur être pour, juste-ment, appréhender les autres. Il est vrai quequelque part, Djamal Amrani me dicte cesphrases. Je répète ce poète, à l’âge où lamémoire se glorifie. Et puis, il y a toujours unrêveur pour espérer toucher la hanche dupoème dans un cri immémorial.«Amour du même amourmordant secrètement la lèprecensurant la beauté de l’épure l’anarchie qui me façonnejoie gagnée au ciel ouvertà la mort qui se donneau chemin de ma généalogie

Poésie séminale du sexeet de ses collatérauxPoésie minérale de l’argileAnémone folle de luxureBouche fougueuse chant d’oiseau baguépasserelle sans garde-fouVisage en terreLa nuit porte mon deuilavec des milliers d’yeux.»

La poésie de Djamal Amrani, poésie fleuvedu début ou poésie ramassée d’aujourd’hui,a connu trois stades évolutifs qui peuvent serésumer comme suit:1- «en ce temps-là», quand le passé resurgitdu fond des âges, douloureux, lourd et amer,afin que la mémoire éclate en blessures fer-tiles;2- «entre-temps», quand le présent-naissancedystocique d’une main affamée -dessinepour le regard sa cohorte de fantômes ettrace pour l’errance des kilomètres d’indiffé-rence humaine;3- «maintenant, entendu demain», pourdésapprendre la peur de la main tendue sansretour et pour que les flammes laissent aumoins des cendres pérennes. ■

Deux ouvrages récents de Djamal Amrani

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Djezaïr 2003

«Le théâtre qui ne recueille pas,par le rire ou les larmes, le soufflesocial ou historique, le drame dupeuple et la couleur authentiquede ses paysages et de son espritn’a pas le droit de s’appelerthéâtre». Ainsi parlait le metteuren scène sans doute le mieuxoutillé techniquement et le plusdoué artistiquement de la sphèrealgérienne d’après-indépendance,Abdelmalek Bouguermouh dispa-ru accidentellement dans sa toni-cité et maturité créatives à l’âge de43 ans.

la différence de la très grandemajorité de ses pairs algériensou assimilés, Malek - commeon l’appelait familièrement -

n’a pas appris son métier sur le tas mais à tra-vers des études «académiques» dans l’un desplus prestigieux instituts mondiaux d’ensei-gnement supérieur d’art dramatique, celuidu «Gitlis» de Moscou. La vision qu’il aura dela scène, une fois retourné à Alger en 1974,après six ans de cursus, sera toujours déter-

minée par l’assise de la formation reçue avecl’idée maîtresse que le théâtre est à la fois unart, une arme et une science.

Dans la foulée de deux grands théoriciens-praticiens du théâtre universel, Mayerhold etStanislavski, il avait également fait sien cecredo que dans une mise en scène («véri-table science réglée par des lois au mêmetitre que la dramaturgie», disait-il), «l’essen-tiel est le travail avec les acteurs», soulignantà ce propos que le rôle du metteur en scèneest non seulement de penser et d’ordonnerle spectacle, d’en contrôler le sens, mais éga-lement de préparer et de hisser les comé-diens aux exigences de la scène moderne(savoir jouer, chanter, danser, mimer, fairel’acrobate...).

Qui a suivi le parcours écourté mais densede cet artiste a toujours été frappé par sacapacité de travail phénoménale et sa ges-tion professionnelle du temps. Il accordaitune part prépondérante à la formation etune attention aiguë à la préparation, la miseà niveau, le choix et la direction des comé-diens quel que soit leur statut, amateur ouprofessionnel, même si la première catégoriel’interpellait davantage puisque, à l’excep-tion de l’équipe du Théâtre Régional d’Annaba(pour «El Mahgour»), Malek a toujours dirigédes novices ou des non-professionnels desplanches.

La ténébreuse

Raïhana

«L’enjeu véritable dans une mise en scène,observait-il, est dans la distribution, dans sajustesse. Ensuite, c’est une question d’équi-libre: savoir organiser l’apport de chaquecomédien, savoir intégrer tout élément devie et harmoniser le tout en un univers théâ-tral précis».

Dans cette démarche de travail à doublevecteur, formateur et créateur, éreintant surles plans physique et psychique au pointd’influer sur la santé du metteur en scène,Bouguermouh a conduit paradoxalementson char en convoquant à la fois Stanislavskiet Brecht aux conceptions théâtrales diffé-rentes pour ne pas dire divergentes, le pre-mier professant le «système du revivre»impliquant pour le comédien une identifica-tion totale avec son personnage, et le secondappelant au contraire à une approche distan-ciée de ce dernier par l’acteur afin de per-mettre au spectateur une lecture désaliénée

AbdelmalekBouguermouh

sous les sunlight:

celui pour qui le théâtre était à la fois

art et science

PAR KAMEL BENDIMERED� JOURNALISTE�

THÉÂTRE

A

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et critique des évènements et du mondepour mieux le changer.

«L’important pour nous en Algérie, notait-il en 1976, dans une contribution écriteinédite (à signaler que Malek a publié plu-sieurs études et réflexions sur le théâtresous un pseudonyme), n’est pas de se récla-mer de telle ou telle école, mais de toucherà tout prix le public, même au risque de faireune synthèse de plusieurs systèmes enattendant de trouver une forme typique-ment algérienne».

Pièce maîtresse sur l’échiquier scénique deBouguermouh, le comédien acquiert uneliberté (et particularité) supplémentaire ense conjuguant au féminin. Car Malek est, ànotre connaissance, le seul metteur enscène d’après-indépendance à avoir bouscu-lé la fausse pudeur pratiquée sur lesplanches algériennes en incitant et prépa-rant des comédiennes à jouer sans com-plexe de la féminité et de la plasticité de leurcorps. La réussite de «Hzam el Ghoula»,montée avec la jeune troupe du ThéâtreRégional de Béjaia, s’arrime à différentsparamètres dont celui de la sensualité, utili-sé de manière franche mais sans racolagepar la ténébreuse Raïhana.

Toutes les oeuvres exploitées parBouguermouh sur scène (car il a aussi réali-sé des «dramatiques» pour l’ex-RTA, où ils’est «fourvoyé» pendant une dizaine d’an-nées) dérivant de ses choix, sur la base de safréquentation assidue de la littérature dra-matique ou romanesque universelle (il atoujours rêvé d’adapter au théâtre le romanVol au-dessus d’un nid de coucou) et despossibilités que certaines lectures ouvraientpour aborder le champ de la complexe etdélirante réalité nationale.

Les textes qui stimulaient en ce sens sonintérêt et sa curiosité étaient donc impré-gnés de son «regard» avant d’être proposés

à des auteurs ou collectifs pour une adapta-tion ou réécriture en fonction du contextenational. Ainsi, Les Musiciens de Brême desfrères Grimm et La Décision de Brecht don-neront, en versions respectivement retra-vaillées avec des lycéens algérois et les ama-teurs de la Troupe Théâtrale d’Alger (TTA),Kane ya ma kane (1975) et Naïchou marraouhda (1976). L’apôtre houspillé d’AndréMakaionek se transformera en El mahgour(1978), sous la plume créative de SlimaneBenaïssa. Enfin, Omar Fetmouche sera mis àcontribution à deux reprises avec Hzam elghoula (1987), adaptée de La quadraturedu cercle de Valentin Kataev, et Rdjâl yahlalef (1989), basée sur le Rhinocérosd’Eugène Ionesco.

Frapper un grand coup

à Alger

Dès son premier essai avec Kane ya makane, montée avec des lycéens au sein duCentre de culture et d’Information, Malekdévoilait la riche palette de ses dispositionsen réalisant un coup de maître, réussissantmême à mettre dans sa poche l’inénarrable«Momo» (le poète de la Casbah HimoudBrahimi, aujourd’hui disparu) qui considé-rait avoir vu «le plus beau spectacle pourenfants de sa vie». Spectacle que les spécia-listes couvrirent, la même année d’élogesdans le cadre du Festival international deSibénic (ex-Yougouslavie).

Après avoir récidivé avec un brio analogue,et sur un autre registre, avec Naïchoumarra ouahda en compagnie de la TTA, lemetteur en scène dirige une équipe profes-sionnelle (TRA) pour sa troisième expérien-ce d’El Mahgour, de laquelle nous écrivionsà l’époque qu’elle révèlait «la patte et le tem-pérament d’un réalisateur authentique et degrand avenir ... possédant le sens du mouve-

ment, du rythme, de l’harmonisation deséléments scéniques, (et) bon directeur d’ac-teurs» .

Alors qu’on pensait son itinéraire définiti-vement scellé avec la scène théâtrale,Bouguermouh fausse compagnie à celle-cipendant près de dix ans (1978-1987) pour setourner vers la télévision, avant de rebondirà la tête du théâtre régional de Béjaïa. Il s’at-tellera à la tache difficile d’arrimer cettestructure, encore balbutiante, à la trajectoirede la crédibilité professionnelle, se battantsur plusieurs fronts avec , pour boussole, laquête d’un théâtre performant dans lequel

disait-il, «analyse et charge émotive se sou-tiennent réciproquement, se stimulentd’une façon profonde et vraie».

C’est ce qu’il fera avec son quatrièmeessai, Hzam El ghoula, dont la mise enscène réussira à mettre entre parenthèsescertaines faiblesses du texte dramatiquegrâce à «une sève inventive s’arc-boutant surun dispositif scénique tissé de tubulures etdont la fonctionnalité est telle qu’elle en faitl’un des plus réussis que le théâtre algérienait produits».

Son dernier spectacle, Rdjâl Ya Hlalef ,s’éclairait d’une veine créative analogue etd’un dispositif scénique non moins ingé-nieux mais il était encore au stade de la fini-tion lorsqu’il a dû être présenté aux 2èmesjournées théâtrales d’Annaba (27 Septembre-6 Octobre 1989) . «Honnêtement, nousconfiait-il la veille de cette manifestation, ilme reste au minimum deux semaines detravail supplémentaires pour proposer unproduit acceptable au public d’une«Première», mais comme je me suis engagévis à vis des organisateurs ...»

Il s’était remis à la tâche dès son retour àBéjaïa, nous promettant de frapper un grandcoup à Alger à la fin du mois de novembreen montrant le spectacle tel qu’il l’a conçu etdésiré, l’inscrivant dans ce rapport de dia-logue fécond et majeur avec le public pourlequel il a toujours artistiquement et profes-sionnellement milité. La grande faucheusequi avait fait des siennes peu auparavant enciblant par deux fois les Kateb ( Yacine etMustapha), frappait fort à nouveau le 11novembre 1989, sur la route Béjaïa-Alger, enimplosant le destin de ce metteur en scèneet homme de culture généreux, rigoureux,inspiré et perfectionniste dont la scène algé-rienne n’est toujours pas en phase de com-penser l’absence. ■

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THÉÂTRE

On reconnaitra auprés de Bouguermouh (�ème à droite) les regrettés Allal El Mouhib (�er à droite) et Abdelhamid Benhedouga (ème à droite) ainsi que la comédienne Nouria (au centre)�

Djezaïr 2003

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Léon l’Africain aurait sansdoute été heureux de voir cegrand gaillard sans complexe

prendre à bras-le-corpsle projet de présenter

l’Algérie contemporaineaux Phocéens dont le

cosmopolitismeest loin d’êtreune légende !

Sacré Martinez, qui, bienque refusant depuis toujours

l’exil, fut contraint de partir unjour pour ce «là-bas» si proche

d’ici... Sortir, apercevoir le soleil, etentrevoir Alger au loin,pour ne pas oublier. Lesouci constant de DenisMartinez l’Algérien est demontrer son pays à tra-vers les différentes com-posantes de son art.

D’abord en 1995 à «LaFriche Belle de Mai» avec

«Algérie, cultures vivantes».Ensuite, en Mars-Avril 2000,

«Expressions algériennes contempo-raines», l’un des événements majeurs du

genre des vingt dernières années, unegrand-messe qui aura eu le mérite de faireconnaître cette culture particulière de notrepays à travers un éventail très large d’ex-pressions. Le plasticien algérien, animateurde premier ordre, du fait de ses nombreusesinitiatives ne pouvait évidemment pas passerinaperçu.

Un rébus

à cinq énigmesL’Année de l’Algérie en France va servir de

catalyseur fondamental de la création et de lamise en place d’une image tout simplementjuste de l’Algérie et de ses fondements créa-tifs. Pour notre plasticien. Il était nécessairede participer à cet événement. Les difficultésne manquent pas pour monter «Jonctions»un projet ambitieux, une grande idée qu’hé-bergera encore une fois «La Friche Belle deMai», en partenariat à travers son principalanimateur Philippe Foulquié, avec égalementCatherine Brocard et Hélène Marx pour laproduction. Une association, constituéepour l’occasion, «Jonctions» sera chargée de

drainer les subventions nécessaires au finan-cement d’un programme très ambitieux avecde nombreux espaces qui, justement doiventparler au plus juste de l’Algérie. Dites-le avecdes couleurs ! Telle semble être la devise deDenis Martinez.. Des débats au contenuriche et surtout authentique. Inutile donc desouligner qu’il a fallu cogiter longuementpour réaliser des choses mûres qui interpel-lent finalement et en même temps le passé,le présent et le futur.

Ceux qui connaisent le plasticien saventqu’il flirte allégrement avec toutes lescontrées de notre pays. Pas étonnant alors dele voir organiser une grande rencontre pré-vue du 12 septembre au 12 octobre 2003 :«Djazaïr en Friche», point d’orgue de ce«pélerinage» artistique multi-éthnique et sur-tout cosmopolite au niveau des tendancesculturelles qui vont s’entrechoquer sur placeet se contaminer joyeusement. Ce qui nouslaisse prévoir une animation exceptionnelede ce mégaprojet qui se prépare d’ores etdéjà à présenter une série de manifestationsancrées dans le «détournement» positif decette «Année de l’Algérie» au bénéfice d’uneculture contemporaine décidée, dans l’espritde l’artiste, à montrer sa création et celles deses pairs : cinq espaces dédiés à la créationalgérienne comme un immense rébus à cinqénigmes.

Le premier espace sera intitulé «Peintureet écriture», mettant en scène des oeuvres deDenis Martinez inspirées de l’écriture et serainstallé in-situ, en contrepoint d’un travailsonique et de textes récités de Julien Hakim,le tout suivi d’une performance «La lumièredu charbon», conçue par le plasticien avec le«performer» Mahfoud El-Ayachi.

«Tiliwa, les sources», sera le deuxième espa-ce, avec des artisans et artistes invités. Unmur d’argile rouge y sera sculpté et ornéselon la tradition zénète par Mohamed SalimAmirouche, artisan de Timimoun. L’actionsera suivie d’un rituel de blanchiment à lachaux en giclures, laissant la place un peuplus loin à un mur peint fabriqué dans lestyle des Maâtkas en Kabylie. Ce travail seraréalisé par deux artisanes-potières du cru.Noureddine Ferroukhi y rendra par ailleurshommage à la sensationnelle Cheikha Remitipar une installation artistique. Ce deuxièmeespace sera aussi consacré à une expositionde poupées magiques aghendjas ou bou-ghandja. Ces poupées seront réalisées pardes enfants algériens.

«Jonctions», un mégaprojet

animé par

DenisMartinez

par Jaoudet Gassouma Journaliste

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ARTS PLASTIQUES

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Martinez

à la flûte et au bendir

La Halqa, troisième espace, sera à l’imaged’un cercle sur la place publique. Théâtre derue et installation au sol khatem khomassi,polygone «étoilé», clin d’oeil à Kateb Yacineet à Alloula. Cette installation sera «honorée»par une série d’actes culturels dont la partici-pation d’un conteur (Mahfoud El-Ayachi, lepoète) accompagné de la troupe Hilal kar-kabou de Blida. Miloud Benbarek, interprèteet poète oranais y chantera à la mémoire deAlloula. Martinez jouera de la flûte et du ben-dir, un aspect de son talent que beaucoup degens ignorent d’ailleurs. Le tout saupoudréd’une performance sonore Twalwil autourd’un poème de Zineb Laouedj. L’avant-der-nier espace sera consacré à la mise en placed’une sculture polychrome «Win machi, oùvas-tu ?» accompagnée d’une installationpermanente peinture et vidéo intitulée «Lafenêtre du vent» et des vidéo-images de JeanPhan (un «Algérien» du Vietnam !!!) etDominique Devigne suivie d’une performan-ce autour de ce concept de «Fenêtre du

vent». Cette manifestation d’envergure seraaussi illustrée par la présence du collectifd’artistes Essebaghine, du 18 septembre au12 octobre à la Salle des Petites Colonnes.D’autres encore bougent du côté deMarseille! Dans les colonnes de La Friche,nous noterons la présence de l’AssociationDounia dans l’action «Côtes à Côtes» avecl’AGESCA. Toutes veilleront à initier un cyclede rencontres musicales rassemblant tout cequi se fait de bon en musique algérienne.

La présence de DZ’R sur fond de DiwanRouge - Diwan Bleu ne manquera pas dedonner de la couleur au tout, ainsi que de lachaleur venue tout droit du Gourara. El-Guerrab Ouel Salhine, pièce de théâtre deOuld Abderrahmane Kaki, présentée par latroupe El-Kenki sera aussi de la partie avecdes installations vidéo et multimédia et dessites de rencontres installés un peu partoutdans La Friche. En résumé, une grandeaction mue par la volonté de faire date enprésentant un panel de création insolente,rigolote, une action à suivre de près dans cebeau Marseille qui est «un peu chez nous» etque l’on adorera toujours autant. ■

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ARTS PLASTIQUES

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L’Année de l’Algérie en France adonné au public français l’occa-sion de découvrir notre richepatrimoine national en matièred’Art rupestre.

C’est ainsi que le Musée del’Homme et le Museum d’His-toire naturelle de Paris abritentdes expositions sur les merveillesde l’art rupestre d’Algérie, demême que d’autres établisse-ments en province : le Musée deNemours, en Ile-de-France, leMuseum d’Histoire naturelle deDijon, le Museum d’Angers oubien encore le Parc de laPréhistoire de Tarascon (Ariège).

Et c’est encore cet art que l’onretrouve dans des cataloguescomme celui produit par l’expo-sition «Parures» à Mantes-la-Joliepour évoquer les «Bellesd’Antan».

u nord au sud, d’est en ouest,les rochers du pays suppor-tent des gravures et des pein-tures qui remontent à des

temps immémoriaux. Les spécialistes discu-tent avec véhémence de cet âge:, quelque8000 ans disent les partisans d’une séquencecourte, trouvant dans la culture capsienne(1)qui fleurit dans le Constantinois entre les8ème et 5ème millénaires, l’origine de cetart, du moins dans le Nord; sans doute plusde 20 000 ans disent les autres. Ces derniers,non seulement se demandent pourquoi l’artrupestre du Nord de l’Afrique qui rejointdans sa conception -flore quasiment inexis-tante, animaux omniprésents mais avec peud'espèces, sol jamais marqué-, l'art du Nordde la Méditerranée, n’aurait pas le même âge,mais ils étayent cette thèse par de récentesdécouvertes. Ainsi à Tidunadj dans le Tadrart,province quasi-inhabitée du Grand Sud, desgravures de bovins sont antérieures à uneterrasse d’oued qui les oblitère; à TinGhegho en Ahaggar, de très longues duréess’inscrivent dans l’altération différentielle desparois gravées. En l'attente de possibilités dedatation directe, la chronologie de l'artrupestre est établie par une mise en relation

avec des données elles-mêmes datables oudont on peut apprécier la durée.Actuellement, trois éléments fondamentauxprésident à cette ordonnance : la présencehumaine tantôt discrète, tantôt ostentatoire,celle de bétail et celle de Pelorovis (2), espè-ce qui s'est éteinte il y a quelques millénaires,au cours de l’Holocène, à un moment encoremal situé. A ces éléments s'ajoute pour lesgravures un critère délicat, mais essentiel, levieillissement du trait qui se traduit dediverses manières par son émoussé, sonlustre, sa patine.

Bien avant

l’Egypte pharaonique

Art de plein air, art de l'espace et de lalumière, cet art s'épanouit sur des parois defalaises, des éboulis rocheux ou à la faveurd'abris sous roche peu profonds.L’occupation des surfaces porteuses n'appa-raît pas quelconque : placées souvent à hau-teur d'homme, certaines figures peuventaussi être si haut perchées qu'elles appellentl'usage d'échafaudage. La valeur à ces dispo-sitions est délicate à apprécier d’autant quede nombreuses représentations ont été alté-rées par le temps, ne nous donnant plusaccès qu'à un art résiduel. La multituded’images restantes, qui est encore loin d’êtretotalement répertoriée, comporte unnombre incalculable de chefs-d’œuvre. Elleillustre la diversité physique et culturelle deces anciennes populations, leur vie quoti-dienne, leurs rites, leurs mythes. Ellemontre que le Maghreb fut un grandfoyer de civilisation et de création artis-tique, bien avant l’Egypte pharaonique.

C’est à Thiout, dans le Sud-Oranais, qu’uneparoi gravée attribuable pour la première foissans réserve à des temps révolus était recon-nue en 1847. Bien antérieure aux décou-vertes qui allaient rendre célèbres les grottesornées d’Espagne ou de France, c’était la pre-mière reconnaissance d’un art appartenant àdes temps révolus. Depuis, les découvertesse multiplient sans cesse mais ne sont pasmédiatisées comme celles des grottesCosquer ou Chauvet en France ; pourtantcertaines apportent une très haute tenueesthétique et des indications essentielles surles peuplements anciens, leurs vicissitudes. L’évolution de cet art a été fixée sous formede périodes par Théodore Monod dans

Art rupestre :L’Algérie,

un immense musée à ciel ouvert

par Ginette Aumassip�préhistorienne.

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D

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l’Adrar Ahnet, et affinée par Henri Lhotedont les travaux ont fortement contribué à saconnaissance. La plus ancienne découvertene comporte que des gravures sans que l’onpuisse savoir si des peintures existaient quiauraient été détruites par le temps. Th.Monod l’a nommée période bubaline carelle figure un énorme bovidé dit parfois«bubale»qui vivait alors. A l’aide d’un traitpoli, profond et régulier, avec un puissantréalisme, les artistes de cette période onttracé des animaux isolés, souvent avec degrandes dimensions. Cet art est un art deChasseurs, tourné vers l’environnement ani-

mal que son réalisme paraît traduire avec unmaximum de vérité comme pour s’en saisir.Deux imposants foyers existent, l’un dansl’Atlas saharien, l’autre dans les montagnesdu Sahara, et malgré un fond d’unité indé-niable, on ne sait encore quels liens ont puexister entre eux. Dans l’Atlas saharien,auprès du bubale, une représentationmajeure est le bélier. Portant un imposantsphéroïde sur la tête qui a été rapprochéd’un disque solaire, il est généralement asso-cié à des personnages en positiond’orant(3), ce qui lui accorde un caractèresacré. On ne peut que penser au bélier

d’Amon(4) et c’est d’ailleurs cette analogiequi fut à l’origine des chronologies courtesproposées au début du 20ème siècle.

Périodes

des «Têtes Rondes»

La période bubaline est suivie par la pério-de bovidienne qui doit son nom aux nom-breux bovins gravés ou peints alors, souventpar troupeaux entiers. A cet art s’ajoute alorsla sculpture, avec d’admirables représenta-tions d’animaux, souvent de bovins, enronde bosse qui ne dépareilleraient en rien lasculpture moderne. Art de Pasteurs, il sedéveloppe entre – 5 500 et – 2 000 ans. Lesanimaux portent des robes pie ou diversattributs comme colliers, longes, qui indi-quent leur domestication. Les pis sont repré-sentés gonflés, suggérant la pratique de latraite. Les peintures sont riches de scènesmontrant les détails de la vie quotidienne.Dans les phases anciennes, les personnagessont habillés d’un simple pagne, ils portentde longues robes dans les étages récents. Ilsaccordent une grande importance à leur coif-fure, souvent en volumineux cimier. Une desparticularités de cette période, surtout de safin, est la reprise des traits estompés de gra-vures antérieures ; elle est particulièrementfréquente dans certaines régions comme leTadrart. Il peut s’en suivre un véritableimbroglio à première vue, car la techniquebovidienne qui est un piquetage, reproduitalors des scènes insolites pour cette période,pouvant entraîner de sévères confusionsdans les traductions que l’on peut faire decet art.

Au Sahara, la période bovidienne est pré-cédée par une phase peinte des plus origi-nales qui a reçu le nom de «période des TêtesRondes» en raison de l’aspect des person-nages de l’une de ses phases. Très complexe,elle est subdivisée en plus de six phases dontla succession est assurée par des superposi-tions. Elle apparaîtrait avant –10 000 ans, pré-cédée d’un étage dit «Kel Essuf» qui serait àson origine. Quoiqu’exclusivement gravéeselles aussi, les représentations «Kel Essuf»sont bien différentes des gravures bubalines.Connues presqu’exclusivement dans leTadrart, en particulier dans le Sud, ellesreprésentent des êtres énigmatiques anthro-pomorphes ou zoomorphes. Si leur apparte-nance culturelle reste problématique, leur

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rhet� la déesse cornue ou «Dame blanche»� (Période des têtes rondes)�

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association avec ce que l’on nomme desplanchers à auges, qui sont des aménage-ments dans les rochers ayant servi à recueillirde l’eau, permet de les rapporter comme cesderniers, à la grande période aride qui sévitsur le Sahara durant la dernière période gla-ciaire, entre 20 000 et 10 000 ans.

Dans les peintures Têtes Rondes, l’omni-présence de l’homme traduit des soucis biendifférents de ceux de la période bubalinemême si cette dernière, dans sa partie finale,en est peut-être contemporaine. Ces repré-sentations humaines sont très variées, tantôtréduites à de petits personnages qui fontpenser à des diablotins, tantôt amenées à detrès grandes dimensions ( jusqu’à 6 m pourune peinture de Jabbaren) qui ont conduitles premiers Européens les ayant vu, à lesqualifier de « grands dieux». Ponctué defigures masquées, placé dans des abris quin’étaient pas des habitations mais des sanc-tuaires, tout dans cet art est empreint d’unegrande spiritualité.

Au cours du 2ème millénaire, la périodebovidienne prend fin, le désert chassant peuà peu les troupeaux vers le sud. Des modifi-cations majeures interviendront en réactionà la désertification. Le cheval et le char qui

apparaissent alors dans l’art en seront lessoutiens. Le cheval est souvent représentédans les peintures avec un style particulierdit «galop volant», et s’accompagne dessignes d’un des plus vieux alphabets dumonde, le tifinagh. C’est le début de lapériode libyco-berbère qui verra son épa-nouissement avec l’intervention du cha-meau, que l’on peut situer au début de l’èrechrétienne. En remplaçant le cheval dansl’art rupestre, le chameau témoigne de l’ari-dification générale. Les figures deviennentde plus en plus schématiques, la techniqueplus incertaine. Les caractères alphabétiquesprolifèrent qui supplanteront les images.`

Domestiquer

la girafe !

Dans ces sociétés, l’art a un rôle magique, ilest langage. Médiateur entre son groupe etl’univers, l’artiste eut-il une part derecherche esthétique ? Devait-il créer desœuvres d’une plastique achevée, rendre laréalité ou l’imaginaire ? Des techniquesemployées, on connaît l’origine des pig-ments : les ocres se trouvent couramment

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Gravure de Teghaghart: remarquable composition évoquant des bovins s’appretant à s’abreuver

Jaquette de l’ouvrage de H� Lhote: A la décou�vertes des fresques du Tassili (Artaud� ed� ���)

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dans la nature sous forme d’oxydes de ferauxquels les impuretés donnent des tons dif-férents, les blancs proviennent du kaolin, fré-quent dans certaines régions du Sahara cen-tral. Des analyses permettent de soupçonnerleurs préparations : pilés, ces colorantsétaient mêlés à des substances servant deliants, comme le lait, le miel, la sève, voire le

sang et même l’urine. Au travers de ces images, de l’évolution

dans le choix des sujets, ce sont des modesde vie qui sont décrits. Depuis que l’on a pumettre en relation les niveaux de peinturesavec les niveaux archéologiques dégagés parles fouilles, on dispose d’un vaste éventaild’éléments pour les connaître. Dans l’art desTêtes Rondes, la fréquence des représenta-tions du mouflon n’est pas un choix innocent; l’idée que l’on ait pu tenter de le domesti-quer qui avait été émise, a trouvé une écla-tante confirmation récemment en Libye, oùau fond d’un abri, les archéologues ontdécouvert une aire de stabulation de cet ani-mal et un apport de foin. Ce temps, vieux deplus de 10 000 ans, où l’homme commence àdomestiquer les animaux s’avère plein desurprises. On n’exclut pas aujourd’hui queles populations du Tassili N’Ajjer aient tentéde domestiquer la girafe !

Etalées dans le temps, ces fresques per-mettent aussi de suivre l’évolution et l’adap-tation des sociétés humaines à un milieuessentiellement changeant, se détériorantgravement à partir du milieu du 3ème millé-naire. Si certaines sont de véritables instanta-nés, des scènes de la vie, beaucoup ont uncaractère rituel. Le soin avec lequel l’art bovi-

dien a traité les têtes et surtout les cornagesdes bovins qui peuvent même être décorés,évoque une relation au sacré. Des inhuma-tions de bovins retrouvées dans la nécropolede Mankhor, toutes privées des chevillesosseuses qui supportent les cornes, renfor-cent ce rapport et l’importance rituelle descornes dont on peut encore trouver aisé-ment des traces dans les attitudes d’aujour-d’hui. Hampâté Bâ, ambassadeur du Maliauprès de l’UNESCO et grand initié peulnous a appris à en lire plusieurs au traversdes mythes peuls, en y retrouvant les mêmesscènes initiatiques, des campements structu-rés de la même manière, les mêmes coif-fures. Il amenait la question des relationsentre ces anciennes populations et les popu-lations peules. Les migrations vers le Sud quisont perçues à partir de 2 500 av. J.-C. invi-tent volontiers à des liens, non pas des seulescultures, mais aussi des hommes. ■

(1) Du paléolithique final en Afrique du Nord, durantlequel le mode de vie devient sédentaire ou semi-nomade.(2) Pélorovis ou bubale, bovidé qui s’est éteint au néoli-thique.(3) En position de prière.(4) Dieu égyptien, patron de Thèbes. Il fut assimilé plustard à Rê, dieu solaire représenté portant un disquesolaire sur la tête.

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Gravure de Tamadjert (T� N’Ajjar): attelage de char� A remarquer le galot dit «volant» du cheval�

Aouanrhet: Masque (période des Têtes rondes)

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Bismillah bdit ou ‘ala-nabi salit

C’est en invoquant le nom de Dieu que je commence. En le priant de répandre Ses Grâcessur le Prophète, Et en appelant sur Ses compagnons les bénédictions divines.J’ai appelé : Ô mon créateur ! Ô Toi qui secours! Je requiers Tonsecours !Sidi Abd el-Kader ! C’est toi que j’aichoisi comme clé du bien. Ô Chefdes pôles mystiques ! Ô Toi que mon sort n’a point encoretouché !Ouvre-moi au milieu des difficultésune voie,Et dresse - moi dans les mers unechambre haute de joie ! Ô Bienfaitde Dieu! Ô Bou‘alam al Jilanî !»

’est par ces invocations quedébute toute séance de boqa-la(1). Pratique ancienne, s’il

en est, la boqala présente les caractéris-tiques d’un rituel et d’un jeu dont le but estde connaître l’avenir et, - pourquoi pas -, agirsur lui .

De tout temps et chez tous les peuples,connaître le futur fut - et reste - une préoc-cupation constante. Le présage est un moyende le découvrir de manière simple : unesignification est donnée à un geste fortuit, àun mot entendu au hasard (y a-t-il un hasard ?)et aussitôt une indication en est déduite.Certaines traditions établissent que leProphète Mohammed (slsp) tenait comptedes présages, conseillant de prendre le bonaugure, même en le provoquant intention-nellement. Il est également d’usage deconsulter le Coran pour y découvrir deséclairages sur l’attitude à prendre ou sur lesévénements à venir ; Le Kitab al-aghanî oud’autres recueils de poésie servent aussi àcela en Perse et dans d’autres régions avoisi-nantes. Ainsi retrouve-t-on les expressionshal al-kitab ou ftah al kitab (il a ouvert lelivre) et qaraa fal al-kitab (lire dans lelivre), geste différent de l’istikhara ou prièrespéciale exécutée pour se déterminer lorsd’un choix à faire ou d’une décision impor-tante à prendre.

C’est à cet ensemble de croyances que serattache la boqala, petit poème, de quatre àcinq vers, récité ou improvisé dans certaines

circonstances. Et, «du moment que les pre-miers vers d’un poème pris au petit bonheurdans un recueil révèlent les secrets de l’ave-nir, un poème tiré de la mémoire – cette pro-digieuse bibliothèque des peuples sans livres- peut remplir le même office et un poèmecomposé sur le champ semble à priori êtredavantage révélateur de l’inconnu (2).»

Un rituel

magico-religieuxCe jeu-poésie s’accompagne généralement

sur la rive sud de la Méditerranée, en parti-culier dans certaines villes des côtes algé-riennes et de leur arrière-pays, d’un rituelmagico-religieux. Les villes d’Alger, de Blida,Bougie, Dellys, Collo, Cherchell, Médéa,Miliana… voient depuis très longtemps lesfemmes de ces cités se retrouver certainsjours pour interroger l’avenir et connaîtreleur «fâl». A ces séances où ne sont conviéestraditionnellement que les femmes, il arrivede déroger à la règle et, d’admettre au coursde réunions familiales, un familier de sexemasculin. Généralement, les séances se tien-nent la nuit et, plus particulièrement, la veillede certains jours : mercredi, vendredi etdimanche. Elles peuvent également êtredéclenchées au cours de certaines après-midi empreintes d’oisiveté.Fâl ya falfâl djiblî khbâr man koul blâd(Présage, ô présage! apporte-moi des nou-velles de toutes les contrées).

Ainsi, aux jours convenus de la semaine,parentes, voisines et amies, bavardant autourd’un thé ou d’un café, décident d’une séan-ce. C’est alors qu’on ramène le récipient, unbocal (boqala) en terre rempli d’eau, prove-nant si possible de sept sources ou fontaines.Chacune y jette sa bague ou un petit objetportant une marque personnelle (broche,boucle d’oreilles) ou, à défaut, une fèvesèche marquée d’une encoche. Sur la braisecontenue dans le brasero (majmar ou mij-mar) l’officiante répand de l’encens ; le vaseretourné est alors soumis à la fumée ; pen-dant cette fumigation, a lieu l’invocation(du’a ou farch) :

«Nous t’avons soumis à la fumée dubenjoin, apporte-nous des nouvelles descafés; nous t’avons soumis à la fumée duhenné apporte-nous les nouvelles d’Alger»,etc..., formule qui varie en fonction desingrédients contenus dans la fumigation.

La doyenne de l’assemblée demande alorsaux femmes présentes de penser (n’nwiw) à

La boqalaJeu-poésie

à usagedivinatoire

par G�Simon� Khedis

Conservateur� Chercheur en sciences humaines

«La divination, qui a son fondement

dans l’âme, naît du degré de pureté

et de luminosité de cette dernière»

Mas‘udi

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Djezaïr 2003

une personne ou à autre chose (situation ouquestion). Puis elle récite un poème, celuiqui lui vient à l’esprit : appris un jour, trans-mis depuis des siècles, venu de loin oud’ailleurs ou tout simplement improvisé ; ondemande alors à la plus jeune, fille vierge (‘atek) de préférence, de tirer un des objetsdu récipient. Commence alors l’interpréta-tion du poème qui s’applique à la personne à

laquelle a pensé sa propriétaire. Mariage,départ, voyage, amour, maladie ou autre évé-nement. Ainsi sera l’avenir de celle ou decelui à qui il aura été dévolu.

Une multitude de variantes existent : parexemple, au cours du du’a ou farch, il suffità la jeune fille choisie de faire un nœud à saceinture ou à son mouchoir, en pensant àl’une des femmes de l’assistance ou à un(e)absent(e), défaisant le nœud et révélant lenom indiqué après la récitation du poème.

Interroger

le silenceLes poèmes-présages sont alors commen-

tés. Quand l’interprétation est ambiguë etpeu claire, une vérification s’impose. Le vaseest pris par ses anses, entre les mains de l’of-ficiante ou celles de deux femmes, puis oneffectue les gestes correspondants à unenouvelle étape, celle de la vérification ; pourcela on va faire pivoter le vase, et selon ladirection où il tourne, l’infirmation ou laconfirmation s’impose. Une contre-épreuveest parfois exigée quand, prenant ce jeu ausérieux, et inquiètes, les participantes sou-haitent obtenir une certitude. On attendgénéralement la nuit, pour monter sur la ter-rasse et interroger le silence par une formu-le accompagnée du lancement de l’eau qui aservi vers l’inconnu. Ce dernier s’ouvre à unsigne, à un bruit, à une voix… tout ce quipeut apporter un indice et une preuve.

Divertissement ? Art divinatoire ? Cette pra-tique, dont l’origine demeure inconnue, acertainement intégré, au gré de l’histoire, lescomposants de l’un et de l’autre, tout enayant emprunté différents autres moyens misà sa disposition par les différents apports civi-lisationnels. Restée encore vivace, sous desformes différentes,elle présente un certainnombre de particularités. La première estque cette poésie est une production spécifi-quement féminine malgré certains emprunts.Anonyme et collective elle est égalementdestinée à un auditoire féminin. Son inter-prétation implique la connaissance de codeset symboles, relativisée en fonction de l’in-terprétatrice, de son questionnement et deses préoccupations.

Cette tradition orale est également particu-lière aux milieux citadins; la langue des bwa-qel est l’arabe dialectal avec des emprunts auturc, à l’espagnol et au français, notamment.La structure des poèmes se rapproche decelle de l’écrit, manifestant une certaine

pureté de langue, des rythmes, des sonoritésqui font leur beauté, ce dont la traduction nerend pas toujours compte. La ressemblanceprofonde avec la poésie andalouse, sa proxi-mité dans ses formes du «hawzi» et deschants d’escarpolette propres à Fès ouTlemcen et leurs environs, avec égalementles «coplas» espagnoles, nous invite à y déce-ler un héritage : andalou ? turc ? ou encoreplus universel ?

La thématique est essentiellement amou-reuse mais reste conditionnée par la naturede l’auditoire. Y dominent donc l’amour, lapassion, l’érotisme, la description des jar-dins, le voyage, l’absence, la séparation, lesretrouvailles…

Le « je» qui parle est souvent un «je» seulou un «je» et un «tu» sous forme de «moi» ou«nous»; monologue ou dialogue, ce «je» peutdisparaître pour laisser place à une descrip-tion impersonnelle qui se termine par unesentence pouvant apparaître dans les deuxderniers vers.

Repris par des auditoires différents, cepatrimoine reste tributaire de ses conditionsd’exercice. Des digressions, des «trous», desvariantes, des enrichissements successifsjalonnent la production des textes. Dans uncontexte, souvent de nécessité, ce «conserva-toire» de la tradition orale a préservé une cul-ture «moyenne». La sauvegarde de cet héri-tage anonyme et collectif - «la mémoire dupeuple est notre bibliothèque nationale»,affirmait Mohammed Dib au lendemain del’indépendance de l’Algérie - a pu se faire jus-qu’à aujourdhui. La vigueur de ce genre delittérature orale a tenu du fait que cette poé-sie est dite à un public et est transmise dansun anonymat qui lui fournit ainsi un consen-sus. Il mérite néanmoins la fixation, mêmetemporaire, afin de fournir des repères dansle temps.

Enfin, quoique produites pour répondre àune quête d’information sur l’avenir ou à larecherche d’une aide pour dévier le coursdu destin, la récitation de ce genre de lalittérature orale algérienne que constituentles bwaqel, demeure au cœur d’un momentludique et convivial. Ce cadre d’expressionaux pulsions et à l’imaginaire permet la méta-morphose du quotidien, offre des instantsd’évasion, l’occasion de s’embarquer ou des’envoler vers les rêves et vers l’espoir. ■

(1) Boqala (pl. bwaqel). (2) Mohamed Bencheneb.

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BwâqelLe jasmin dit « comme Dieu m’a placé haut ! comme Dieu m’a fait

beau !J’habite les hauts parages et je suis

sur les femmes comme un amant»La rose rouge prit la parole et dit « comme Dieu m’a haut placée ! comme Dieu m’a faite belle! Je suis lareine du jardin et je possède un

teint éclatantLe lentisque prit la parole et dit: « interrogez le campagnard et le citadin.Interrogez les élégants et lesamants.Comme mes tendres pousses

sont douces dans le verre ! Toutes les fleurs et les fleurettess’enroulent autour de mes rameaux.Et je suis leur roi !»Le myrte prit la parole et dit

« tais-toi, bavard !Lorsque tu es sec, tu vas au feu.Mais moi, mon origine remonte au

Prophète !»★★★

J’avais attaché l’oiseau avec une cordelière de soie ;

Je ne pensais pas qu’il s’envolerait après qu’il se fut apprivoisé

Il a laissé sa cage vide et a occupé la cage d’autrui

Et je suis resté errant sur les mers, ayant perdu ma route,

Sans mât, sans voile, sans avirons.Tel est le comportement du sort: il

est favorable puis contraire.

★★★

Apprenez-moi, ô ! Madame ! le jour où vous allez au hammam,

A porter votre malle et à courir devant vous

Je tournerai à votre droite et puis à votre gauche

Je serai votre serviteur aussi longtempsque je vivrai.

PATRIMOINE

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Al Maqqarî encyclopédiste, historien d’Al-Andalous

PAR LE PR� MAHMOUD�AGHA BOUAYED�

armi les milliers d'écrivains, poètes, savants, mémorialistes, juristes,historiens, théologiens, lexicographes, grammairiens, que cette terre,carrefour de civilisations et de cultures a vu naître, l'Algérie est d'au-tant plus fière d'Ahmed Al-Maqqarî, que son œuvre considérable fut

élaborée à une époque de particulière décadence et de déclin des sciences et desarts dans le monde musulman.

L'œuvre de cet écrivain, poète, historien et savant religieux, n'est pas seule-ment importante par le nombre de titres et la diversité des sujets, mais surtoutpar son apport émérite à l'histoire politique et littéraire de l'Occident musulman,Espagne et Maghreb.

32Djezaïr 2003Djezaïr 2003

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Djezaïr 2003

ans son monumental "Nafh At-Tîb" consacré à l'histoire et à lalittérature de l'Espagne musul-mane, nous aurions à jamais

ignoré de grands moments de l'histoire poli-tique, littéraire et scientifique de la Péninsuleibérique, et les splendeurs glorieuses de lacivilisation musulmane dans cette région dumonde. Al-Maqqarî qui vécut aux 9ème-10ème siècles de l'Hégire/ 16ème-17èmesiècles de l'Ere chrétienne, assista au dernieracte de la présence musulmane en Espagne.Il était contemporain du bannissement, audébut du 17ème siècle, de ces descendantsdes Espagnols musulmans connus dans l'his-toire sous le nom de «Moriscos», que la tyran-nie de l'Inquisition avait contraints à seconvertir au christianisme. Malgré les pres-sions et les persécutions les forçant à abjurerl'islam, pour se convertir au catholicisme, ilssont restés fidèles à leurs anciennescroyances. La destinée tragique de ceshommes ayant abandonné à jamais leur pays,et leur arrivée au début du 17ème siècle dansdifférentes villes du Maghreb où ils se réfu-gièrent, et se reconvertirent à l'Islam, ontrappelé à cette âme sensible, à ce poète, ledrame de l'éviction des Musulmans espa-gnols, par leurs compatriotes chrétiens. Cesont ces douloureux événements qui ontvraisemblablement déterminé Al-Maqqarî àconsacrer son monument historique et litté-raire Nafh-At-Tîb, à l'histoire de l'Espagnemusulmane, à ses villes, à ses savants, sespoètes, ses écrivains, ses philosophes, et à safin tragique.

Naissance et enfance

à TlemcenD'une famille originaire de la région de

M'Sila dans le Constantinois, plus exacte-ment de l'actuelle Magra, bourgade situéeentre M'Sila et Barika, Ahmed Al-Maqqarî estné vers 986 de l'Hégire/ 1577 de l'Ere chré-tienne, à Tlemcen où sa famille était établiedepuis plusieurs générations. Un de sesaïeux qui accompagnait le célèbre mystique,Abou Madyan Chou'ayb dans son trajet deBougie à Marrakech, s'installa à Tlemcen oùson maître trouva la mort en 594 de l'Hégire/1197 de l'Ere chrétienne. Les Maqqarîn'étaient pas seulement des intellectuelsdans l'ancienne capitale de l'Algérie supplan-tée depuis peu, à l'époque de l'écrivain, parAlger où s'est constitué un puissant royaume

rattaché au Khalifat ottoman d'Istanbul. Lafamille des Maqqarî comptait de grandsnégociants à côté de juristes, de muphtis etde lettrés jouissant d'une grande renommée.L'auteur de Nafh At-Tîb nous a laissé undocument capital sur les méthodes de négo-ce pratiquées par sa famille, au moment oùTlemcen était encore une ville immensémentriche, parce que capitale du florissant royau-me du Maghreb central, et relais commercialimportant entre les pays d'Afrique noire, et laMéditerranée occidentale. Les Maqqarî dispo-saient de tout un réseau de gîtes d’étapes, etde puits creusés par leurs soins.

Nous avons signalé que la date de naissan-ce d’Ahmed Al-Maqqarî, qu’il n’indique paslui-même, et qu’aucun de ses biographes nedonne avec certitude, peut être située versl’année 986 de l’Hégire/1577 de l’Ere chré-tienne. Dans l’ancienne capitale desZiyanides qui jouissait encore d'une intenseactivité culturelle, le jeune Ahmed trouvad’excellents maîtres pour s’initier à la langueet à la littérature arabes, ainsi qu’aux sciencesreligieuses. Son oncle Saïd Al-Maqqarî pourlequel il avait une grande admiration, et qu’ilcite à plusieurs reprises dans ses œuvres, futson principal maître.

Vers l’âge de 20 ans, c’est- à-dire vers 1009de l'Hégire/ 1599 de l'Ere chrétienne, il fit unpremier voyage à Fès au Maroc où régnaientles Rois saâdiens, dont Marrakech et Fèsétaient les capitales selon les périodes et lescirconstances. Il y a tout lieu de croire que larecherche scientifique et la collecte d'infor-mations étaient les seuls buts du voyage. Lejeune Ahmed était attiré par la réputation dessavants de Fès et par la richesse des biblio-thèques de la ville.

En 1013 de l'Hégire/ 1604 de l'Ere chré-tienne, deuxième départ pour Fès. Mais cettefois-ci, il quitte sa ville natale sans esprit deretour, et va s’installer au Maroc. Les raisonsde cet exil volontaire restent mystérieuses.Pourquoi quitter un pays dont il ne cesserajamais de vanter la beauté et les charmes etde déplorer la séparation ? Pourquoi ne pas yretourner, quand il sera dans l’obligation,quelques années plus tard, de quitter leMaroc, comme nous le verrons plus avant ?Vraisemblablement pour des causes poli-tiques. Al-Maqqarî, si cette supposition estexacte, n’aurait pas été le premier intellectuelà rencontrer des difficultés avec les autorités,à l'époque du Khalifat ottoman, et à avoir prisle chemin de l’exil.

L’exil

A Fès où il se fixa, le jeune prodige netarda pas à jouir d'une grande renommée.C’est ainsi qu’il devint muphti de la ville etprédicateur de la Grande MosquéeQaraouiyine pendant plusieurs années, plusprécisément, comme il l'indique lui-même,jusqu'en 1027 de l'Hégire/ 1617 de l'Ere chré-tienne, date à laquelle il dût quitter le Marocdans des circonstances sur lesquelles les bio-graphes sont fort discrets. L’hypothèse laplus vraisemblable, est qu’Al-Maqqarî neresta pas passif, lors des graves troubles queconnut le Maroc à cette époque. Il a vraisem-blablement pris le parti du Saâdien AbdallahIbn Al-Ma`mûn qui s’est appuyé pendantcette crise bien connue dans l’histoire duMaroc, aussi bien sur les Chraga, tribu algé-rienne de la région de Tlemcen établie auxenvirons de Fès, que sur les émigrés tlemcé-niens, relativement nombreux dans la ville deFès. Al- Maqqarî faisait partie, sans aucundoute, de ces Tlemcéniens partisans du pré-tendant sâadien, qui, nous dit-on, livra la villede Fès au pillage des Chraga. Al-Maqqarî sesentant probablement en mauvaise position,et peut-être même en danger, décida de fuirFès, et d'aller en pèlerinage à la Mecque. Lesouvenir de l'assassinat, quelques annéesauparavant, par des hommes de main d'unautre prétendant sâadien, Mohammed ach-Chakh, lors d'un autre siège de Fès, en 956de l'Hégire/ 1579 de l'Ere chrétienne de soncompatriote Abd Al- Wahîd Al-Wancharîssî,jurisconsulte renommé, fils du grand juris-consulte Ahmed Al-Wancharîssî auteur dufameux Mi‘yâr, n'était pas pour apaiser sesappréhensions.

Au Moyen-Orient, Al-Maqqarî allait séjour-ner successivement au Caire, à la Mecque,Médine, Jérusalem et Damas. Il fit cinq fois lepèlerinage à la Mecque, et sept séjours àMédine. Mais c’est au Caire qu’il allait se fixer.Il s’y maria même. Mais l’auteur de Nafh-At-Tîb ne s'accommoda pas beaucoup de sonséjour dans la capitale égyptienne : l’échecde son mariage, joint à une mésintelligenceavec la population du Caire, à des difficultésde toutes sortes, et à sa déception de ne pastrouver en Egypte, la vie intellectuelle qu'ilattendait, l'affligèrent cruellement et le firentlanguir encore davantage après Tlemcen saville natale et son pays.

Toutefois, ni la jalousie de certains savants

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du Caire, ni les obstacles qu'ils ont dresséssur le chemin d’Al-Maqqarî, ne l’empêchè-rent de jouir de considération et d'admira-tion dans la ville, et de dispenser des coursdans la célèbre Université d’Al-Azhar. Maisc’est à Damas, qu’Al-Maqqarî allait rencontrerl’affabilité et les amitiés dont il avait besoin,loin de Tlemcen, de l'Algérie et des siens. Lesuccès de ses cours dans la Grande Mosquéedes Omeyades, fut immense. Les intellec-tuels de Damas, les étudiants et la popula-tion, furent fascinés par l’étendue desconnaissances de ce savant maghrébin, quiles émerveilla par son érudition, sa sensibili-té artistique et sa profonde piété.

Son dernier cours à Damas fut, nous dit-on, un grand événement. Dès qu’Al-Maqqarîeût fini sa conférence, la foule se précipitapour lui baiser les mains. Jamais savant étran-ger ne fut l’objet de pareille ovation, ajoutentles biographes. Al-Maqqarî décide alors des’établir définitivement à Damas, dont leshabitants l’avaient si chaleureusementaccueilli et si fraternellement adopté.Auparavant, il devait régler des affaires enEgypte. Alors qu’il se disposait à quitter défi-nitivement le Caire, pour aller s’installer àDamas, la mort le surprit. C’était en 1041 del'Hégire/ 1632 de l'Ere chrétienne. Il était âgéde 57 ans environ.

Des contemporains

fascinés

Ainsi que nous venons de le constater, aucours de ce bref aperçu sur la vie d’Al-Maqqarî, ses contemporains, qu’ils fussentmaghrébins ou orientaux, l’ont tenu en gran-de estime, et ont eu beaucoup de considéra-tion admirative pour ses connaissances, sestravaux et ses talents d'enseignant et de pré-dicateur.

A une époque sombre de l'histoire de lacivilisation arabo-musulmane, marquée parle déclin et la décadence de la pensée reli-gieuse et de la culture, progressivement sclé-rosées, où la science de l'homme s'étaitdénaturée dans les avatars d'une forme demystique et d'un juridisme stérile, lesconnaissances littéraires et historiques d'Al-Maqqarî ne pouvaient que fasciner davantageencore, ses contemporains et les séduire.Les Orientaux en particulier, ignorant beau-coup de ce qui concernait le Maghreb, furentéblouis par les informations et les récits d'Al-Maqqarî sur les pays de l'Occident musul-man, leur passé, leurs villes et leurs monu-ments, leurs célébrités et leurs productionslittéraires et artistiques.

Mais Al-Maqqarî n'était pas seulementhomme à charmer ses auditeurs dans descours publics dispensés à Fès, au Caire, à laMecque ou à Médine, ou à séduire par savaste érudition ses homologues d'Orient etd'Occident dans des réunions privées. Al-Maqqarî écrivait, et il a réussi à rédiger aucours de sa courte vie, plusieurs dizainesd'ouvrages d'histoire, de littérature, de droit,de théologie. L'observateur est frappéd'abord par la diversité de cette œuvre. Maisobservons-le tout de suite, ce ne sont ni sesécrits théologiques ou juridiques, ni sa poé-sie, ni ses épîtres à la gloire du Prophète, quiont immortalisé le nom d’Al-Maqqarî. Notreauteur est passé à la postérité par sesouvrages consacrés au Maghreb et àl'Espagne, et en particulier par ceux qui noussont parvenus: Nafh At-Tîb et Azhâr Ar-Riyâd.

C'est dans ces deux ouvrages fondamen-taux et plus particulièrement dans le pre-mier, Nafh At-Tîb, qu'il a révélé sa profondemaîtrise scientifique, sa connaissance despays de l'Occident musulman, ses dons d'ob-servation, de mémorialiste, ainsi que ses qua-lités d'homme de lettres et d'artiste.

Certes, ce n'est pas en Orient qu'il acquitla somme de ses connaissances sur l'Afrique

du Nord et l'Espagne, mais bien à Tlemcen,Fès et Marrakech, brillants et prestigieuxfoyers culturels, où il croisa des hommes aufait des événements qu'il relatera dans sesouvrages, et prit contact avec des érudits,mémorisant les informations ayant trait aupassé politique, scientifique, et culturel del'Andalousie, et du Maghreb. C'est dans saville natale, et dans les villes du Maroc qu'ilconsulta les fonds documentaires de biblio-thèques particulièrement riches. C'est dansces cités maghrébines qu'il a pris certaine-ment des notes, consigné bien des faitsobservés ou relatés, et collecté maintes cita-tions qui lui permettront de rédiger auMoyen-Orient la plupart de ses écrits, enparticulier son Nafh At-Tîb. Pour relater desmilliers de faits historiques, citer de mémoi-re des textes, des poèmes, des titres d'ou-vrages, des noms de villes, des noms de per-sonnages et d'auteurs, il était doté, sansaucun doute possible, d'une mémoire prodi-gieuse.

L’art

de la digression

Dans toute l’œuvre si riche et si variée d’Al-Maqqarî, nous retrouvons le défaut, com-mun à tous les écrivains arabes anciens, del’abus des digressions très longues et très fré-quentes, qui rompent le fil de la narration.Dans la plupart de leurs œuvres, ces auteurs,y compris les plus grands comme Al-Djahiz,passent d’un sujet à l’autre, et s’égarent par-fois dans leurs digressions, sans toutefoistomber dans l’incohérence. Le cas d'Al-Djahiz avec son Livre des avares est un som-met dans le genre, où l'art de la digressionest cultivé comme un contrepoint, voirecomme une esthétique scripturaire. Cet écri-vain a élevé le passage d'un sujet à l'autre à lahauteur d'un principe littéraire. Tous cesécrivains ne perdent jamais en effet de vue,l’objet principal de leur livre, et y reviennentavec une adresse talentueuse, dès la fin de ladigression, ou lorsqu’ils jugent qu’ils se sonttrop écartés du sujet. Ces auteurs considé-raient ces écarts, ces hiatus, non pas commedes dérives mais bien, métaphoriquementparlant, comme un arbre se ramifiant. Maiss'il nous arrive de déplorer, chez certainsauteurs, ces fréquents éloignements du sujetcentral, et ces digressions narratiques, nousnous en félicitons par contre, dans le cas

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ieur de la maison tlemcenienne où aurait vécu El Maqqari

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d’Al-Maqqarî. D’ailleurs, l’auteur, loin deconsidérer cet art de la dérive comme undéfaut, pensait qu'une telle technique d'écri-ture, dispenserait une lecture à la fois infor-mative et distractive. Chaque fois que notreauteur se laisse emporter par sa plume, ouqu’il nous annonce ces digressions intention-nelles, ou s'en excuse par anticipation, encitant le célèbre dicton : «un fait en amène unautre», il nous relate aussitôt des événementset des épisodes, nous narre des anecdotes,cite des textes historiques ou littéraires, desnotices biographiques…, autant d'élémentsd'information qui seraient restés à jamaisignorés, disparus comme tant d’autres faitset tant d’autres œuvres, lors des crises et des

vicissitudes que connurent à l’époque lesriches bibliothèques du Maghreb et del’Espagne. Les digressions d’Al-Maqqarî ontété jusqu’à ce jour, une véritable mine d'in-formations dans laquelle historiens, hommesde lettres, sociologues, philologues et autresspécialistes de l'Occident musulman, puisentcopieusement sans discontinuer depuisquatre siècles. En un mot, - et c'est ce quiconfère à ses facultés, à ses dons narratiquesce pouvoir «encyclopédiste», trouvant dansun menu détail anodin, matière à extraire del'histoire -, cette façon de produire, d’écrireun texte en filigrane d'un prétexte, confèrede toute évidence relief et attractivité à la lec-ture.

Si Al-Maqqarî fut un poète mineur sansgrande originalité aussi bien dans le fond quedans la forme, il fut par contre un homme degoût, sensible, ouvert et tolérant. Sa profon-de piété ne l’empêcha nullement de citer

tout au long de ses différents ouvrages litté-raires et historiques, des poètes ayant chantél'amour, le vin, le monde terrestre. Pourchaque morceau choisi, il fit preuve d’unremarquable goût littéraire fin, sûr, dévelop-pé, rare à cette époque pervertie par uneforme dépravée de mysticisme, et scléroséepar le joug rigoriste de jurisconsultes hermé-tiques et réfractaires à toute ouverture et àtoute adaptation aux problèmes de leursépoques.

Le plus grand écrivain

de son époque

Sa prose était à l’image de son temps. Nousretrouvons dans son style, les accents del’écrivain espagnol Lissân Ad-Dîn Ibn Al-Khatîb, mort en 776 de l'Hégire/ 1374 del'Ere chrétienne, le champion de la proserimée, auteur pour lequel Al-Maqqarî avaitune réelle admiration, et auquel il a consacrécomme nous le verrons plus avant, une gran-de partie de son Nafh At-Tîb, ainsi que delongs passages dans son Azhâr Ar-Riyâd. Sila perversion de la littérature arabe par laprose rimée, fut un signe de décadence, iln’en reste pas moins qu’Al-Maqqarî demeurele plus grand écrivain de son époque. Mieuxque quiconque de ses contemporains, ilreprésente son siècle, avec ses travers, et cequi lui reste comme qualités. En le surnom-mant Al-Djahiz, du nom du plus grand écri-vain de la littérature arabe classique, certainsde ses biographes ont sans aucun doute exa-géré, mais il n’en demeure pas moins qu’ilslui ont reconnu par là, d’indéniables qualitésde prosateur dont des auteurs contempo-rains arabes ou orientalistes se sont parfoisattachés à diminuer la portée.

Al-Maqqarî n’a pas profité des leçons de cri-tique historique d’Abderrahmane IbnKhaldoun, l'auteur de la Muqaddima/ lesProlégomènes de son Histoire universelle, etn’a pas appliqué ses théories révolution-naires sur la science historique, dont il apourtant pris connaissance. Un de ses bio-graphes indique même qu’Al-Maqqarî a écritun commentaire des Prolégomènes. Ce texte,s’il a jamais existé, ne nous est malheureu-sement pas parvenu. Il faut cependant souli-gner qu'en histoire, Al-Maqqarî a été plus uncompilateur qu’un historien, au sens khal-dounien du mot. Nonobstant ces réserves,son apport pour l’histoire de l’Espagne et du

Maghreb est capital. On ne dira jamais assezque «Nafh-At-Tîb» est une source considé-rable pour connaître le passé de ces pays, unfilon inépuisable, et qu’il représente en parti-culier, l’unique document en langue arabe etde première main, sur la fin de la présencemusulmane dans la Péninsule ibérique. Onne dira jamais assez non plus, qu’Al-Maqqarîa sauvé de l'oubli par la mémoire scripturaireen les citant, des documents historiques quenous n’aurions jamais connus autrement.C'est ce qui donne au Nafh At-Tîb, écriral'historien français Lévi-Provençal, le meilleurspécialiste de la période musulmane de l'his-toire de l'Espagne, une valeur inestimable, etplace son œuvre, au tout premier rang denos sources sur l'Espagne musulmane. Il fautsouligner que tout autant Nafh At-Tîb queAzhâr Ar-Riyâd, comme nous l'avons relevéprécédemment, fourmillent aussi bien defaits historiques, de notices biographiques,de renseignements divers concernant lespays du Maghreb et de l’Espagne, et témoi-gnent pour l'histoire universelle, sur cetteapothéose civilisationnelle que l'Islam agénéré dans l'Esprit des siècles.

Du grand nombre d’œuvres produites parAl-Maqqarî,- rappelons qu'il a écrit plusieursdizaines d’ouvrages, d’épîtres et de poèmesdidactiques-, seules quelques-unes nous sontparvenues. Celles qui concernent les sujetsreligieux et juridiques, n’auraient pas suffi àlui assurer la postérité. Nous déploronsparmi celles qui ne nous sont pas parvenues,la perte d’un ouvrage sur l’histoire deTlemcen Anwâ`Nissân Fi Anbâ`Tilimsânqu’Al-Maqqarî déclare avoir commencé.Certains spécialistes pensent qu’il ne l’a pasachevé, et c’est ce qui nous console quelquepeu.

Les oeuvres

maîtresses

Nous avons déjà dit que ce sont Azhâr Ar-Riyâd et Nafh At-Tîb qui ont immortalisé leurauteur. Azhâr Ar-Riyâd, consacré en principeà la vie et à l’œuvre d’un juriste de Ceuta auMaroc, le célèbre Qadi `Ayyâd, décédé en544 de l'Hégire/ 1097 de l'Ere chrétienne,abonde lui aussi de digressions d’une valeurinestimable, pour l’histoire de l’Afrique duNord et de l’Espagne, sur les écrivains ethommes de science de ces pays, sur les per-sécutions subies par les Espagnols musul-mans demeurés en Andalousie après la chute

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Edition française réalisé en � �� au Pays�Basde «Nafh�at�tib»�

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de Grenade en 897 de l'Hégire/ 1492 de l'Erechrétienne.

Le sujet principal de Nafh At-Tîb, sonœuvre majeure, et par laquelle il atteignitune renommée internationale, est l’histoirede la littérature des Musulmans d’Espagne, etla vie du célèbre ministre et écrivain LissânAd-Dîn Ibn Al-Khatîb, contemporain et amid'Abderrahmane Ibn-Khaldoun, et deMohammed Ibn-Merzoûk At-Tilimsâni,savant et homme politique, auteur duMusnad as-Sahîh al-Hassan.

La première partie consacrée à l’Espagne,est divisée en huit chapitres. Dans le premier,l’auteur décrit l’Espagne, son sol, ses pro-duits, ses villes. Un grand nombre d’anec-dotes, de digressions, de renseignements surles sciences, la religion, l’administration, lesmœurs et coutumes agrémentent ce cha-pitre. C’est aux événements ayant trait à laconquête de l’Espagne par Târiq Ibn Ziyâd etses successeurs, que le deuxième chapitreest consacré. Le sujet du troisième est l’his-toire des Khalifes omeyades de Cordoue, quiont succédé à la période des gouverneursayant administré le pays depuis sa conquête.Tous les Khalifes de cette époque reconnuecomme l'Age d’or de l’Espagne musulmane,sont passés en revue, ainsi que les dynastiesqui se sont partagées le pays, après la dispa-rition des Omeyades d’Occident. Cordoue,son histoire, ses monuments, ses savants etartistes, ses habitants occupent tout le qua-trième chapitre. Un jour, nous raconte l’au-teur, les deux célèbres philosophes IbnRuchd et Ibn Zuhr présentent au Khalifealmohade Ya’qûb Al-Mansûr, les mérites desdeux villes rivales: Cordoue et Séville. IbnRuchd dit à un moment à son collègue, pourexalter les mérites de la ville de Cordoue,démontrer sa suprématie intellectuelle, etfaire ressortir la légèreté des habitants deSéville, connus, pour leurs penchants pour lapoésie et la musique: lorsqu’un savant meurtà Séville, les ouvrages qu’il laisse sont vendusà Cordoue, et lorsqu’un musicien meurt àCordoue, ses instruments de musique sontvendus à Séville.

Dans le cinquième chapitre, ce sont troiscent trois savants, juristes, médecins, poètesandalous ayant voyagé en Orient qui défilentdevant nos yeux. Leurs biographies et lesinformations de première main sur leursœuvres, constituent une véritable sommed'histoire consacrée à la littérature arabe enEspagne. Le sixième chapitre contient

soixante- douze notices relatives à des voya-geurs qui ont accompli la pérégrinationinverse, d’Orient vers l'Espagne. Le premierd'entre eux, est Abderrahmane Ier, l'intrépi-de fondateur de la dynastie omeyaded’Espagne. Echappé miraculeusement aumassacre des membres de sa famille par lesAbbassides , ce jeune prince d’une audace etd’une volonté exceptionnelles, fuit tout seull’Orient, pour venir en Espagne. Il en chasse-ra les gouverneurs représentant le Khalifeabbasside de Baghdad, et fondera une dynas-tie indépendante, avec Cordoue commecapitale. La civilisation musulmane brillerade mille feux, grâce aux actions d'encourage-ment et de protection engagées par lesKhalifes de Cordoue, pour les sciences et laculture. L’aventure du grand musicien etchanteur Ziryâb est pleine d’intérêt. Somméde quitter Baghdad par son maître, Ishâq Al-Mawsilî, musicien attaché aux Khalifes abbas-sides, qui pressentait en lui un dangereuxrival, Ziryâb se réfugia en Espagne. Grandesthète, il peut être considéré, à juste titre,comme l'un des créateurs de cette musiquearabe d’Espagne dont l’Algérie sera la princi-pale, et la digne héritière.

L’engin volant

d’Ibn Firnâs

Nous découvrons dans le septième cha-pitre consacré par l’auteur aux qualitésmorales et intellectuelles des Espagnolsmusulmans, une autre histoire de la littératu-re arabe dans la Péninsule ibérique. Y figu-rent des scènes littéraires, des anecdotes,des notices biographiques d’écrivains, depoètes, hommes et femmes, de savantsmédecins, etc… Parmi les nombreux faits etanecdotes consignés dans ce texte, la miri-fique tentative du savant médecin Ibn-Firnâsde voler dans les airs, retient en particulierl’attention. C’était sous le KhalifeAbderrahmane II, dont le règne s’étendit de176 à 238 de l'Hégire/ 792 à 852 de l'Ere chré-tienne. Ibn Firnâs qui, le premier, relate l'au-teur de "Nafh At-Tîb", inventa l’art de fabri-quer du verre avec de la pierre, mit au pointun appareil ressemblant à un oiseau. Le jourvint où il voulut essayer son engin, c’est- à -dire s’élever dans les airs. L’auteur nous ditqu’Ibn Firnâs réussit à s’envoler, et restamême suspendu pendant quelques instantsdans l’air, mais retomba au milieu des rires et

des quolibets de la foule. C’est ainsi que lepremier ancêtre de nos aéronefs, moyen delocomotion devenu de notre temps si com-mun, s’est brisé il y a quelques onze sièclesau milieu des ricanements d’une foule neréalisant pas l’importance de cette démons-trative invention, bien après le mythe fasci-nant d'Icare, et bien avant les célèbresesquisses de Léonard de Vinci consacrées àl'hélicoptère. Le vieux rêve de l'humanité,voler dans les airs, allait attendre de nom-breux siècles pour voir le jour; il n'empêchequ'Ibn Firnâs, visionnaire, gagnerait aujour-d'hui à être reconnu par l'histoire.

Dans toutes les pages du huitième et dernierchapitre de cette première partie, se lisent lasensibilité d’Al-Maqqarî et son regret duParadis perdu; tout comme ses contempo-rains, il ne se consolait pas de la perte del’Espagne, pour l'Islam et les Musulmans.L'auteur consacre de longs passages de sonlivre au recul progressif de Dar el Islam queles Espagnols chrétiens ont appeléReconquista, repli qui aboutit à la fin du9ème siècle de l'Hégire/ 15ème siècle après

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Jésus-Christ, à la chute de Grenade, dernierbastion de l’Islam en Espagne, puis plus tard,à l’expulsion totale des Espagnols demeurésmusulmans, malgré leur baptême imposépar les inquisiteurs chrétiens. Une à une, lesvilles et les régions tombent entre les mainsdes Espagnols chrétiens, aidés et appuyéspar la coalition des Croisés accourus de toutel'Europe occidentale. Il y eut plusieurs sur-sauts, et des victoires retentissantes, rem-portées à titre d'exemple, par Al-MansourIbn Abi ‘Amir - l’Almanzor des Espagnols-,Youssouf Ibn Tachfîne fondateur de la dynas-tie des Mourabitine, (les Almoravides), sur-

sauts qui n'ont réussi qu'à retarder la tra-gique échéance. Quand le ressort de la luttese brise chez la population et les princes, lepoète prend la relève. Les pièces lyriquesappelant à la résistance, et décrivant le tristesort attendant les Musulmans d’Espagne,sont considérées à juste titre, parmi les plusbelles œuvres poétiques de la littératurearabe, comme la célèbre pièce d'Abu Al-Baqâ`Ar-Rundî.

En 897 de l'Hégire / 1492 de l'Ere chré-

tienne, c’est la capitulation des rois nasrideset la chute de Grenade. Malgré les clauses dela reddition, les croyances des Musulmansrestés en Andalousie, ne sont pas respectéespar les vainqueurs. Puis, c’est la fin de la tra-gédie; les derniers Musulmans sont expulsésde leur pays, de 1052 à 1056 de l'Hégire/1608 à 1611 après Jésus-Christ, et ils se réfu-gient à Alger, Béjaïa, Tlemcen, Fès, Tétouan,Tunis ainsi qu'à Damas et Istanboul.

La première partie de cette immensefresque consacrée à l’histoire politique,sociale, littéraire, artistique de l'Espagnemusulmane se termine sur une note d’espoir: celui, espère l'auteur de Nafh At-Tîb, de voirGrenade et le reste de l’Espagne, revenir unjour à l’Islam.

Vie et oeuvre

du vizir Ibn Khatib

La vie mouvementée du grand écrivain ethistorien andalou Lissân Ad-Dîn Ibn Al-Khatîb et sa fin tragique, ont vivementimpressionné Al-Maqqarî. Il lui consacre ladeuxième partie de son livre, environ le tiersdu corpus de l'ouvrage. Tour à tour, il traitede sa naissance, de sa vie, de son accessionau poste de ministre, de ses malheurs, deson assassinat à Fès en 776 de l'Hégire/ 1374de l'Ere chrétienne, de ses professeurs, de sacorrespondance, de son œuvre en citant àprofusion de longs passages, de ses élèves, etenfin de ses enfants. Comme la précédente,cette deuxième partie est émaillée d’intéres-santes digressions, aérées de citations,d’anecdotes, ainsi que de notices biogra-phiques, de faits historiques.

Nous n’exagérerions certainement pas endisant, que Nafh At-Tîb n’est pas seulementune encyclopédie historiographique vivante,mais une bibliothèque entière consacrée àl’Espagne musulmane et aux hommesillustres qui ont fécondé, nourri et enrichison patrimoine. Cette œuvre colossale a étéécrite au Moyen-Orient. Al-Maqqarî a beau-coup regretté de ne pas disposer de sessources restées à Tlemcen et à Fès. Nousavons dit que l'auteur s'est beaucoup appuyésur sa prodigieuse mémoire pour réaliser sesnombreux ouvrages. On imagine aisément,on la devine admirativement, la sommebibliographique qu'Al-Maqqarî aurait pu pro-duire s'il avait eu à sa disposition la richessedes fonds des bibliothèques algériennes et

marocaines… Et si le destin lui avait assuréune longue vie.

Les Orientalistes européens ont très tôtréalisé l'importance considérable de Nafh At-Tîb. La première partie, celle consacrée àl'histoire de la Péninsule ibérique, fut éditéeentre 1855 et 1861 en Europe, plus précisé-ment à Leyde, dans les Pays-Bas sous le titreAnalectes sur l'histoire et la littérature desArabes en Espagne. Ensuite l'ouvrage connutplusieurs éditions au Moyen-Orient; la plusrécente, une remarquable édition critique,fut mise au point par l'historien Ihsâne‘Abbâs, et publiée à Beyrouth, en 1968, en 8volumes, dont un volume intégralementconsacré à plusieurs index variés et d'excel-lente facture, qui facilitent comme tous lesindex, l'utilisation de l'ouvrage par les cher-cheurs et les curieux. Notons aussi qu'unepartie de l'ouvrage fut traduite en langueanglaise dès 1840.

Etant donné la notoriété de l'auteur, l'im-portance des sujets traités, de nombreusesbibliothèques du Maghreb, du Machreq etd'Europe conservent des manuscrits de NafhAt-Tîb. La Bibliothèque Nationale d'Algérieen conserve quatre exemplaires. Un de cesmanuscrits, se présente comme un volumede luxe, datant du 13ème siècle. Il s'agit dupremier tome.

D'autres textes d'Al-Maqqarî furent édités,notamment Azhâr Ar-Riyâd publié au Cairepuis à Mohammadiya, au Maroc (de 1939 à1980) en cinq volumes, et Rawd al-As al ‘Atiral’anfâs fî dhikr man laqituhu min a ‘lâmMarrâkach wa Fâs publié au Maroc, en 1964par Abdawahhab Ibn Mansûr.

Le plus prolifique homme de lettres et his-torien algérien de l'époque arabo-islamique,Chihâb Ad-Dîn Ahmed Al-Maqqarî At’-Tilimsânî a su mémoriser et transmettre à lapostérité universelle, la splendide épopée del'Espagne musulmane qui vit naître, croître etse fructifier, dans une symbiose multiéth-nique et multiconfessionnelle, une admi-rable concorde cultuelle et culturelle vécuepar les Espagnols musulmans, chrétiens etjuifs au Moyen-Age. Bien avant le 21èmesiècle, l'Espagne musulmane a initié, a vécu,le dialogue des religions, le dialogue des civi-lisations. Cependant l'homme, et l'œuvrerestent méconnus du grand public, y com-pris de beaucoup d'hommes de culture deson pays natal. ■

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ontispice du manuscrit de «Nafh�et�tib»

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Djezaïr 2003

En 1964, Kateb Yacine dira de lui,lors de la cérémonie du Prix JeanAmrouche qui venait de lui êtredécerné à Florence par leCongrès méditerranéen de laculture: «Avec Frantz Fanon,Jean Amrouche a été le deuxiè-me grand nom de la littératurealgérienne qui ait disparu cesdernières années». De son côté,Henri Kréa écrira : «c’est la réin-carnation de Jugurtha, quiavait été pour l’écrivain del’Afrique septentrionale ce queAimé Césaire a représenté pourles écrivains du monde noir».

C’est le 7 Février 1906 quenaquit Jean El MouhouvAmrouche à Ighil Ali (petiteKabylie) dans une famille

catholique. Celle-ci dut émigrer en Tunisie.Longtemps coupé de ses racines ances-

trales, Jean Amrouche, brillant essayiste,conférencier éloquent, poète à la recherchede son paradis perdu autour des années 30,retrouvait dix ans plus tard le visage deJugurtha. En janvier 1956, il se range à notrecause et s’engage pour expliquer l’Algérie à laFrance.

Perpétuellement déchiré, partagé entredeux mondes, essayant d’être, comme il le

disait lui-même, «le pont, l’arche qui faitcommuniquer deux nations, sur lequel onmarche, que l’on piétine, que l’on foule».

Selon son expression, il a «supporté cettecrucifixion» jusqu’à en mourir. «Ce n’est paspar hasard que je suis malade», confiait-il en1961 à Jacques Berque et cela voulait dire :«Ce n’est pas par hasard si je meurs». Danssa dramatique dualité il a été véritablementun homme-frontière, mais en restant tou-jours l’éternel Jugurtha.

En 1943, Jean Amrouche entrait auMinistère de l’Information à Alger, puis à laRadio-diffusion française, toujours à Alger.

En 1939, avaient paru à Tunis Les chantsberbères de Kabylie, tandis qu’en 1944, àAlger, naissait L’Arche, une revue publiéesous le patronage d’André Gide et de Jacqueshassaigne.

En 1958, Jean Amrouche était nommérédacteur en chef du journal parlé de l’ORTF(ses Entretiens avec Paul Claudel, FrançoisMauriac, André Gide, Ungaretti sont bienconnus et s’imposent par leur qualité).

Médiateur

entre De Gaulle et Ferhat Abbas

Il animait également l’émission Des Idées etdes Hommes. En 1959, il fut destitué de sesfonctions en raison de ses prises de positionpolitiques et l’émission fut supprimée. «Seulet à (ses) frais et risques», il avait servi demédiateur entre le général de Gaulle et

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JeanElMouhouvAmrouche:L’Homme-frontière

PAR DJAMAL AMRANIJOURNALISTE� ÉCRIVAIN

C’

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Ferhat Abbas, alors Président du GPRA. Ce n’est quepeu avant sa mort, le 16 Avril 1962, qu’il fut réintégréà l’ORTF. Pour ses positions, Jean Amrouche disait n’être man-

daté par personne, ne représenter que lui-même etn’être ni le chantre, ni le porte-parole de laRévolution algérienne. Tout en se libérant lui-même,il pensait que son devoir lui imposait un rôle de tru-chement. Il s’est donc adressé aux Français avecpassion pour leur dire quelques amères vérités:«Reconnaître une patrie aux Algériens et que cettepatrie soit selon leurs vœux, tel est le problèmeessentiel» écrivait-il dans Témoignage chrétien endate du 8 novembre 1957.

Algérien catholique, nul mieux que lui ne pouvaitsentir à quel point les Algériens revendiquaient unnom, une identité, une patrie.

C’est en février 1946 que parut dans L’Arche, àAlger, un texte écrit en 1943, L’Eternel Jugurtha. Quenous dit Jean Amrouche dans cet essai ? Il supposequ’il existe un génie africain, un «faisceau de carac-tères premiers», un «tempérament spécifique».Jugurtha représente l’Africain du Nord, c’est-à-dire leBerbère sous sa forme accomplie.

La poésie de Jean Amrouche est essentiellementla recherche d’un langage primordial. Mais c’estmoins par les mots que par les rythmes que le langa-ge se définit.

Dans la magistrale introduction aux Chantsberbères, Jean Amrouche écrit que «l’homme dont lavie n’est pas séparée de la vie de la mère est néces-sairement poète». Poète, Jean Amrouche était bienplacé pour sentir mieux qu’aucun autre les « chantsberbères» , le «chant profond» par une «connaturalité»affective. Jean Amrouche, on le sait, a recueilli ceschants, monodies, vieux poèmes d’autrefois, intensé-ment enracinés dans l’humain, de la bouche mêmede sa mère, Fadhma Aït Mansour.

Cendres (poésie) a été publié aux éditionsMirages, Tunis, en 1934 ; Etoile secrète (poésie) auxmêmes éditions en 1937. Jean Amrouche publiera en1960 Tunisie de la grâce, un poème où nous retrou-vons les images bibliques chères à l’auteur. Il y a chezlui le malaise du poète de ne pouvoir atteindre l’har-monie primordiale. Sa poésie était, en lui appliquantle mot de René Char, « la vie future à l’intérieur del’homme requalifié» et sa première passion fut cettetragédie du poète frustré de son paradis. L’autre pas-sion qui a interféré fut celle de l’homme colonisé«ayant mal à l’Algérie et mal à la France, autant etde la même manière à l’une qu’à l’autre»

Jean Amrouche a combattu pour « la fondationde l’homme, pour la réinvention de l’homme et lamétamorphose de la vie». Sa foi s’est manifestée encela très lucidement et authentiquement. ■

Le Combat algérien

(Extraits)

`

(...) Alors vint une grande saison de l’histoire

Portant dans ses flancs une cargaison d’enfants indomptés

qui parlèrent un nouveau langage

et le tonnerre d’une fureur sacrée:

on ne nous trahira plus

on ne nous mentira plus

on ne nous fera pas prendre des vessies peintes

de bleu de blanc et de rouge

pour les lanternes de la liberté

nous voulons habiter notre nom

vivre ou mourir sur notre terre mère

nous ne voulons pas d’une patrie marâtre

et des riches reliefs de ses festins.

Nous voulons la patrie de nos pères

la langue de nos pères

la mélodie de nos songes et de nos chants

sur nos berceaux et sur nos tombes

Nous ne voulons plus errer en exil

dans le présent sans mémoire et sans avenir

Ici et maintenant

nous voulons

libres à jamais sous le soleil dans le vent

la pluie ou la neige

notre patrie : l’Algérie. ■

Jean El Mouhouv Amrouchein Anthologie Espoir et Parolede Denise BarratEd. Seghers, Paris 1963.

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os amis Français, lors-qu’on en arrive aux pro-pos de table, ne man-quent jamais de nous rap-

peler qu’en France, le couscous s’esthissé en première ligne de la popula-rité culinaire. Bien que l’Elysée nel’ait pas encore inclus dans ses menusofficiels et que les «étoilés» et autres«toqués» fassent encore la finebouche, à quelques exceptions près,comme cette dinde de Noël farcie aucouscous au miel concoctée par LeNôtre, il y a quelques années,- notrecouscous a encore de beaux joursdevant lui. Il aura tout de même falluplus d’un siècle pour que letâam(l’aliment par excellence) gagneses lettres de noblesse dans l’hexagone.

La langue de Molière a intégré le plat natio-nal des pays du Maghreb sous la forme decouchou dès 1505, puis couscoussou (1556)orthographié également kouskoussou, quideviendra couscous au cours du 20 èmesiècle. Bien avant la colonisation, dans lesécrits français, le couscous nourrit l’Algériencomme l’habille le burnous ou le loge legourbi. Et si quelques auteurs, commeVenture de Paradis, Diego de Haödo ouThomas Shaw abordent le sujet avec lesérieux de l’historien, d’autres nous ont lais-sé de véritables pièces d’anthologie d’an-thropologie coloniale.

Couscous

aux sauterelles

Dans un truculent ouvrage, publié en 1912intitulé «Gastronomie pratique, EtudesCulinaires.» sous la plume d’un certain Ali Bab,resté, longtemps durant, un ouvrage de réfé-rence, le couscous est intégré à part entière à la

cuisine française et la recette donnée à ce cha-pitre est de bonne facture. Quant aux notes quil’accompagnent, elles se passent de commen-taire ... «Le mot arabe couscous désignait àl’origine les graines mondées de maïs etde houlque(1) en épi, très employéestoutes deux comme aliments depuis laplus haute antiquité .... Ces graines, entemps normal, étaient simplementbouillies; mais lorsque, par suite d’inva-sion de sauterelles, les récoltes se trou-vaient en partie détruites, les indigènesmélangeaient les sauterelles avec cequ’elles avaient laissé de grain pour serattraper un peu et les raffinés faisaientfermenter le mélange avant de s’en réga-ler. Aujourd’hui les amateurs de saute-relles se font rares. Tout passe. Dans cer-tains pays, on fait fermenter le couscousde millet puis on le fait cuire à la vapeuraprès l’avoir relevé avec des aromates etdes épices et y avoir ajouté des raisins,qui remplaceront les sauterelles d’antan.»

L’auteur, qui fut l’un des précurseurs de ladiététique, continue sur le sujet: «Le couscousest un aliment très digestible et très assi-milable. On lui a attribué le développe-ment invraisemblable que présentent parderrière comme par devant certainesfemmes d’Orient». Mais c’est certainementdans ses ouvrages, (Gastronomie africaine,

1930; La Cuisine française et africaine pourtoutes les familles, 1949; L’Afrique gourman-de, ou l’Encyclopédie culinaire de l’Algérie, dela Tunisie et du Maroc(n.d); L’Algérie gour-mande n.d.); les seuls de toute l’histoire de lacolonisation qui traitent réellement et sérieuse-ment, il faut le souligner, de la cuisine algérien-ne, que Léon Isnard lève le voile sur le couscous.

A sa suite, J.B. Reboul, auteur d’une véritablebible de la cuisine provençale, parue en 1895, aintégré le couscous dans une des nombreusesrééditions. L’une d’entre-elles, datée du débutdu XX° siècle, nous apprend : «quoique cemets soit essentiellement arabe, laProvence est trop en rapport suivi avec lesrégions nord-africaines pour que nousrésistions à la demande qui a été très for-mulée de voir figurer dans notre livre ceplat exotique». Et, au culinographe d’em-prunter la recette du Couscous ou tâam à L.Isnard. Nous remarquerons ici l’usage du mottâam, d’ailleurs plus répandu dans les parlersalgériens que celui de couscous.

Dans la littérature, si Rabelais évoque un«coscoton à la mauresque», ce serait à Coletteque reviendrait le mérite d’avoir décrit, pour lapremière fois, le mets. Toutefois, il fautattendre les auteurs dits «orientalistes» pour popu-lariser le couscous. Fromentin s’en délectedans Un été dans le Sahara. C’est dans sa haltede Boghar qu’il reçoit la dhifa : «Enfin arrivele couscoussou, dans un vaste plat de boisreposant sur un pied en manière decoupe... La boisson se compose d’eau, delait doux (halib), de lait aigre (leben) ...Le couscoussou se mange indifférem-ment, soit à la cuiller, soit avec les doigts;pourtant, il est mieux de le rouler de lamain droite, d’en faire une boulette et del’avaler au moyen d’un coup de poucerapide, à peu près comme on lance unebille. L’usage est de prendre autour duplat, devant soi, et d’y faire chacun sontrou. Il y a même un précepte arabe quirecommande de laisser le milieu, car labénédiction du ciel y descendra». La spé-cialité revient pas moins de quatre fois dans lepériple saharien avec l’orthographe kouskous-sou.

Pique-assiettes

européensLa dhifa, l’invitation, l’hospitalité arabe, est de

rigueur, à cette époque, pour les voyageurs demarque. Il n’y avait point d’hôtellerie, lesBureaux Arabes chargeaient les aghas et autrescaïds de pourvoir aux besoins des visiteurs.D’une pierre deux coups tout en réglant un

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Couscouscolonial

À TABLE

par Mohamed MedjahedJournaliste

N

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problème logistique, on mettait le voyageur encontact avec le «Royaume Arabe»... Pour la peti-te histoire, l’abus de la dhifa a été à l’origined’une curieuse circulaire émanant duGouverneur général à la fin du XIXème siècle,invitant les «Indigènes» à être vigilants dans leurhospitalité. Sous prétexte que de nombreuxpique- assiettes européens abusaient de la cou-tume sacrée.

Alphonse Daudet ne manquera pas de se faireoffrir sa dhifa . C’est chez l’agha de Miliana quele père de Tartarin de Tarascon dégustera uncouscous qui lui laissera un souvenir indélébile.Sur son carnet de notes qui devait servir à larédaction des aventures du héros du roman,l’auteur provençal relève un curieux couscousà la vanille! ... Mais c’est dans les Contes duLundi que Daudet décrit, au chapitre desPaysages Gastronomiques, le kousskous. C’esten Algérie. Nous sommes chez un agha de laplaine du Chélif: «Accroupis tout autour surdes nattes, nous mangions silencieuse-ment : c’étaient des moutons entiers, toutruisselants de beurre, qu’on apportait aubout d’une perche, des pâtisseries aumiel, des confitures musquées et enfin,un grand plat de bois où des poulets s’éta-laient dans la semoule dorée du kouss-kous... Cependant, à l’intérieur de latente, cet abri des tribus nomades qui res-semble à une voile fixe sur un élémentimmobile, l’agha dans ses burnous delaine blanche semblait une apparition destemps primitifs et pendant qu’il mangeaitson kousskous gravement, je pensais quele plat national arabe pourrait bien êtrecette manne miraculeuse des Hébreuxdont il est parlé dans la Bible».

Guy de Maupassant est peut-être le plus pro-lifique sur le sujet, et il semble s’en régaler audébut de son voyage : «Les Arabes préparentle kous-kous en roulant à la main de lafarine de façon à former de petits grainspareils à du plomb de chasse. On cuit cesgranulés d’une façon particulière et on lesarrose avec un bouillon spécial. Je seraimuet sur ces recettes, pour qu’on nem’accuse pas de ne parler que de cuisine».L’écrivain fait honneur à la cuisine locale, maisla lassitude semble le prendre au fil de sesétapes algériennes. «Le repas se termineinvariablement par le kous-kous ou kous-koussou, le mets national» surtout quandles variations climatiques s’en mêlent commeici un vent de sable : «On respirait du sable,on buvait du sable, on mangeait du sable... Une soif ardente nous torturait. Maisl’eau, le lait, le café, tout était plein desable qui craquait sous notre dent. Le

mouton rôti en était poivré; le kous-koussemblait fait uniquement de fins graviersroulés ; la farine du pain n’était plus quede la pierre pilée». Et quelques étapes plusloin l’auteur exulte : «Pas de mouton rôtipour déjeuner ! Quel bonheur ! Pas dekous-kous ! Quel délire ! Du raisin! desfigues ! des abricots ! Tout cela n’était pastrès mûr. N’importe, ce fut une orgie ...»

Le couscous

et la «littérature pied-noir»

Il n’ y a pas que les écrivains, les historiens, lesvoyageurs et les explorateurs de tout acabit quise soient penchés sur nos manières de table. Acette époque, les officiers et soldats de l’Arméed’Afrique se faisaient anthropologues à l’occa-sion. Le couscous doit, en grande partie, sapopularité française à l’intendance militaire. Audébut, il s’agissait de donner des nourritures augoût des turcos, zouaves, spahis et autrestirailleurs; puis le reste des troupes y prit goût.Ici c’est un compagnon de celui qui deviendrale Maréchal Randon, gouverneur de l’Algérie,qui donne ses impressions : «Nous nous ren-dîmes sous une tente dressée par nosamis les Arabes, et là, assis par terre, lesjambes croisées, nous attendîmes ledéjeuner. Une demi-heure après, unArabe entra, portant une énorme gamelleen bois remplie de couscoussou surmon-té de quartiers de mouton bouilli. A ladroite de ce plat du milieu, on posa unelarge corbeille en paille tressée, conte-nant des raisins blancs à grosses graines;en face, (...), dans une autre corbeille, despastèques coupées en petits morceaux.On sera peut-être bien aise de savoir cequ’est le couscoussou dont je viens deprononcer le nom. Le couscoussou oucouscous est l’aliment fondamental desrepas arabes, car il remplace le pain queles habitants de l’Afrique ne connaissentpas. Les Arabes le préparent eux-mêmes,il est fait avec de la farine d’orge ou de

froment que des femmes indigènesobtiennent en écrasant le blé entre deuxpierres plates. Quand on veut employercette grosse semoule, on la délaie quel-quefois au lait et plus souvent avec dubeurre fondu et du suc de mouton bouilli.Les grains ne forment point une bouillieni une pâtée, mais ils restent tous séparéset sont seulement imbibés du liquide quia servi à la préparation. Si le beurre estfrais, le couscoussou n’est pas mauvais,mais quand il est fort et sent la peau debouc, dans laquelle on l’a préparé, il estdétestable; c’est de cette dernière espècequ’était celui qu’on nous servit à la fête.On poussa le luxe culinaire jusqu’a verserune énorme gamelle de beurre fondu surle plat en le posant sur la natte (j’ai man-qué dire la nappe), ce qui ne contribuapas peu à nous en dégoûter. On y avaitmêlé des grains de raisin, de manière à enfaire une espèce de pouding qui,sansdoute, ne valait pas celui à la chipolata ...

Bien entendu la littérature «pied-noir» n’a pasmanqué de faire une place à ce mets qu’elle arendu, à son tour, indissociable de sa culture àcôté de la kémia et de l’anisette. C’est ainsi queRoland Bacri, dans son «Roro», dictionnairepataouète, intellectualise l’humour desHernandez en parodiant Ray Bradbury :«L'espace, il était constellé d’une myriadede grains brillants, comme si j’sais pas,Quelqu’Un, là-Haut, il aurait roulé uncouscous cosmique». Une ballade pied-noirrapatrié résume cet héritage culturel :■

(1) houlque: plante herbacée, voisine del’avoine.

41Djezaïr 2003

À TABLE

Dans les auberges parisiennes, On sert maintenant, très souvent

Un plat, autant qu’il m’en souvienne,Qu’on n’y voyait jamais avant.Ce plat qu’on fabrique en série

Et qui semble bien plaire à tous, Nous est arrivé d’Alger

Et ça s’appelle le couscous. *************

Princes, Si par quelque féerieBugeaud revenait ... S’il disait :

«Je vous avais donné l’Algérie ...»«Qu’en fîtes-vous ? On répondrait :

«Nous avons lâché blé, pétrole,Oran, Sidi-Bel-Abbès et Beni-Messous;

Mais la France qui n’est pas folleN’abandonnera jamais le couscous ...»

La dhifa coloniale