Le saut troyen ΤΟ ΤΡΩΙΚΟΝ ΠΗΔΗΜΑ · the ‘Catalogue of Ships’ (Iliad . ii....

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Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica Societat Catalana d’Estudis Clàssics Núms. 31-32 (2015-2016), p. 13-31 DOI: 10.2436/20.2501.01.59 Le saut troyen ΤΟ ΤΡΩΙΚΟΝ ΠΗΔΗΜΑ Jaume Pòrtulas (Universitat de Barcelona) ABSTRACT Protesilaos, the first Greek warrior to fall before Troy, gets a brief mention in the ‘Catalogue of Ships’ (Iliad II 695-707). In accordance with the proverbial Homeric reticence, neither the name of his young wife nor that of his slayer are given. These, however, and many other bits of information, can be tracked (with highly significant discrepancies) in the Homeric scholia and in a number of passages from the Epic Cycle and the Hesiodic Corpus. From these very fragmentary texts, an epic motif which we could call «the dangers of landing» can be reconstructed. Several centuries later, Alexander the Great of Macedonia remembered this compound of mythical-religious motifs and decided to recreate it when staging his own landing on the Asian shores. Introduction Ce texte est la première partie d’un essai bien plus long sur le héros Protési- las et sa femme Laodamie, essai dont certaines parties sont déjà rédigées, tandis que d’autres ne sont encore qu’esquissées 1 . Je ne m’occuperai ici que des sources les plus anciennes, c’est-à-dire l’epos homérique, les Chants Cy- priens et un fragment du Catalogue hésiodique. Je laisserai pour une autre 1. Des versions antérieures de ces pages ont été présentées lors d’une rencontre du Groupe de Recherche “Estudis de Literatura Grega i la seva Recepció” (septembre 2014) et lors des Deuxièmes Rencontres franco-catalanes sur l’Antiquité classique (octubre 2014). La tra- duction française est d’Isabelle Dejean et mon ami Xavier Bassas, que je remercie cordia- lement. Je veux également remercier M. Clavo, M. Reig, J. Carruesco et Xavier Riu, pour leurs nombreux conseils judicieux dont je n’ai pu, cependant, profiter qu’en partie.

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  • taca. Quaderns Catalans de Cultura ClssicaSocietat Catalana dEstudis ClssicsNms. 31-32 (2015-2016), p. 13-31

    DOI: 10.2436/20.2501.01.59

    Le saut troyen

    Jaume Prtulas(Universitat de Barcelona)

    AbstrAct

    Protesilaos, the first Greek warrior to fall before Troy, gets a brief mention in the Catalogue of Ships (Iliad ii 695-707). In accordance with the proverbial Homeric reticence, neither the name of his young wife nor that of his slayer are given. These, however, and many other bits of information, can be tracked (with highly significant discrepancies) in the Homeric scholia and in a number of passages from the Epic Cycle and the Hesiodic Corpus. From these very fragmentary texts, an epic motif which we could call the dangers of landing can be reconstructed. Several centuries later, Alexander the Great of Macedonia remembered this compound of mythical-religious motifs and decided to recreate it when staging his own landing on the Asian shores.

    Introduction

    Ce texte est la premire partie dun essai bien plus long sur le hros Protsi-las et sa femme Laodamie, essai dont certaines parties sont dj rdiges, tandis que dautres ne sont encore quesquisses1. Je ne moccuperai ici que des sources les plus anciennes, cest--dire lepos homrique, les Chants Cy-priens et un fragment du Catalogue hsiodique. Je laisserai pour une autre

    1. Des versions antrieures de ces pages ont t prsentes lors dune rencontre du Groupe de Recherche Estudis de Literatura Grega i la seva Recepci (septembre 2014) et lors des Deuximes Rencontres franco-catalanes sur lAntiquit classique (octubre 2014). La tra-duction franaise est dIsabelle Dejean et mon ami Xavier Bassas, que je remercie cordia-lement. Je veux galement remercier M. Clavo, M. Reig, J. Carruesco et Xavier Riu, pour leurs nombreux conseils judicieux dont je nai pu, cependant, profiter quen partie.

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    occasion les passages hrodotens sur le hros (Hdt. vii 33; ix 116, 120); le Protsilas perdu dEuripide qui, conformment lopinion majoritaire des rudits, constitue un vritable turning point dans la transformation de lhis-toire ; et les destins post-euripidiens du couple Laodamie-Protsilas dans la posie latine lgiaque et chez les auteurs de la Seconde Sophistique. Dautre part, je ne pourrai traiter quaccessoirement un thme qui, par ailleurs, me fascine ; cest lnigmatique mais vident rapport entre le nom de Protsilas (= le premier impulser la troupe)2 et Pratolaos, singulire figure du pre-mier homme dans les traditions initiatiques et mystriques de la Botie et de Samothrace. Je me limiterai ici reproduire un extrait de Walter Burkert (1985 : 246-247) qui dit lessentiel ce sujet:

    There is a strange bridge from Protesilaos to the Cabiri : an inscribed vase from the Cabirion of Thebes portrays Pratolaos beside the Diony-sus-like Kabiros and his pais [figure 1]. The first man is the first mortal altogether, the first to die transposed into the heroic milieu; he is Protesilaos, the first to fall at Troy.

    Fig. 1. Vase du Cabirion thbain

    Le passage de lIliade

    Commenons par la citation, que tout le monde aura en tte, du contingent de Protsilas dans le Catalogue des Vaisseaux de lIliade. Cette citation donne

    2. Cf. rossi 1997, 204 n. 40: Gli studiosi moderni vi vedono soprattutto lidea del comando, del capo (= ), individuando nellelemento la radice di (cf. robert 1921, 61, n. 4). rAdermAcher 1916, 18-23, 99-111 lo spiega come colui che guida i guerrieri.

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    loccasion dvoquer le courage du hros, mort au moment mme o il met pied terre (cf. Il. ii 695-707 ; traduction de Philippe Brunet, 2010):

    Ceux qui peuplaient Phylaque, les champs fleuris de Pyrase,o Dmter a son temple, Iton la mre des chvres,la maritime Antron, Ptlos au lit de verdure,accompagnrent Protsilas, le guerrier intrpide,tant quil vcut : mais il fut recouvert par la terre noiraude. Phylaque, il ne reste de lui que, meurtrie, une pouse,inachev, un palais. Un Troyen le faucha sur la rive,comme il sautait de sa barque avant toute la foule achenne !Ils se choisirent un chef, malgr leur regret de ce matre.Podarcs alignait leurs rangs, rejeton dnyale,fils du Phylacide Iphicls aux brebis innombrableset le propre frre de Protsilas magnanime,frre cadet toutefois

    Le fait que lIliade sen tienne voquer la mort de Protsilas sans la raconter in extenso a t considr (sans doute raison) comme un indice de lorigine pr-homrique du thme3. Dailleurs, le vaisseau de Protsilas est mentionn dautres moments cls de lIliade. Par exemple, xv 704-708:

    Hector parvint la poupe du beau vaisseau brise-vagues,prompt coursier, qui porta Protsilas en Troade,mais ne pourrait le ramener au pays de ses pres.Tout autour de la barque, Achens et Troyens en bataillesaffrontrent au corps--corps

    Ce serait une erreur de considrer cette mention de Protsilas, ou dautres allusions similaires4, comme un simple ornement ou une digression. La pr-cision qui signale que le vaisseau de Protsilas a t le premier auquel Hec-tor a mis le feu nest absolument pas sans intrt ou anecdotique : il sagit dun cho, dune allusion intentionne au fait que Protsilas lui-mme a t le premier guerrier mourir au combat5.Protsilas tait donc ancr solidement dans le rcit de Troie, bien que, lorsque notre Iliade commence, il y ait longtemps quil soit mort. Mais les vers cits supra suscitent une srie de questions:

    a. Lidentit de celui qui a tu Protsilas.b. Le nom et lidentit de son pouse (et trs vite veuve).c. Quelques particularits de son background personnel et familial.

    3. Cf. burgess 2001, 47, 64, 92; 2009, 17.4. Il. xiii 681; xvi 122-123; xvi 285-286.5. Cf. e. g. schein 1984, 42 n. 43.

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    d. Protsilas connaissait-il le destin qui attendait le premier qui dbar-querait en Troade?

    Ces questions sont lobjet de traitements discordants chez Homre et dans dautres uvres potiques de lArchasme (les Chants Cypriens, par exemple). Cela, bien sr, nest pas pour nous surprendre. Ce sont prcisment ces di-vergences qui nous aident mieux comprendre et le sens gnral de lhis-toire et les stratgies dployes concrtement pour chaque composition po-tique.

    Lidentit du tueur de Protsilas

    LIliade, comme nous lavons vu, attribue la mort de Protsilas un anonyme 6. Cette absence de concrtion est singulire et a provoqu nombre de polmiques. Les spculations avaient commenc avec les scho-liastes et les commentateurs de lAntiquit ; les rudits modernes ont gale-ment manifest leur perplexit ce sujet7. Ainsi, derrire lallgation digno-rance de la part dHomre, Stanley 1993, 290 voyait une certaine ironie : comme si le pote vitait lutilisation trop pdante et minutieuse du mythe, en feignant den ignorer un dtail (un dtail assez important, dailleurs)8. Pour leur part, les scholies homriques offrent plusieurs possibilits propos de lidentit du tueur (cf. Schol. D in Il. ii 701):

    , . . , , .

    Certains attribuent [cette mort] ne, parce quil tait le souverain de Dardanie. Dautres Euphorbe; dautres encore Hector. Il y en a qui

    6. On remarquera que lethnique relie Protsilas aux mystres des Cabires : en effet, le fondateur de ces mystres avait prcisment t Dardane ; cf. Lycophron, Alexan-dra 74-80 (avec les scholies de Tztzs) et les scholies au Time de Platon, 22a. Voir aussi burkert 1985, 132, 195.

    7. Cf. stAnley 1993, 290: The poets vague reference to Protesilaos slayer as a Dardanian man departs from the concrete tone that informs the Catalogue and the poem generally and has remainded puzzling to comentators.

    8. Mon amie Maite Clavo attire mon attention sur un paralllisme remarquable: dans lAndro-maque dEuripide, le nom de lassassin de Noptolme est strictement maintenu aussi dans lanonymat tout au long de la du messager. Cf. (v. 1147), (v. 1148), (v. 1151). Il sagit sans doute de souligner que le facteur dci-sif dans la mort de Noptolme nest pas lintervention humaine mais la volont dApol-lon; vide e. g. PrtulAs, 1988, 298 ss. Mais on pourrait galement trouver en arrire-fond de ces rcits comme une sorte de tabou qui empche de mentionner par son nom lassas-sin humain dun hros lorsque les circonstances de sa mort nous incitent souponner lexistence dun dessein divin subjacent.

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    parlent dAchate, compagnon dne, comme assassin de Protsilas. Il peut sagir aussi dune rfrence anonyme un Dardanien quel-conque.

    Au fil du temps, la candidature dHector gagne du terrain au point que D-mtrios de Scepsis voulait modifier le texte iliadique pour y insrer le nom du Priamide; Il. ii 701, en effet, il proposait de lire au lieu de 9. Euphorbe a galement eu ses dfenseurs, et il semble avoir t le candidat prfr dEustathe de Thessalonique (ad Il. ii 701; i 507, 16-19):

    ; . , , , , ,

    Quel Dardanien, [exactement]? Le fils de Panthoos, Euphorbe. Les an-ciens affirment que si le personnage avait t illustre, le Pote sen se-rait souvenu; mais, mu, pour ainsi dire, par [le destin de] son hros, il vite de donner le nom de lassassin, afin quil ne soit pas honor dans son chant.

    La stratgie narrative des Chants Cypriens tait tout fait diffrente. Nous savons, travers le rsum de Proclus, que ce pome attribuait sans rserve la mort de Protsilas Hector. En plus, juste aprs quHector ait tu Protsi-las, Achille rpondait en tuant un Troyen aux traits singuliers, Cycnos, fils de Posidon, un guerrier redoutable qui avait, grce son origine divine, le pri-vilge de linvulnrabilit. Cycnos avait longuement rsist au dbarquement des Achens, jusquau moment o Achille ltouffa de ses bras puissants. La mort de Protsilas et celle de Cycnos formaient probablement un diptyque. Cest ainsi que, dans les Cypria, la prminence, la supriorit des cham-pions de chaque camp, Hector et Achille, se manifestait ds le premier com-bat en terre troyenne, au moment mme du dbarquement10.

    9. Cf. Tztzs, Schol. in Lycophr. 530. Sur Dmtrios de Scepsis (un philologue contempo-rain dAristarque et de Crats), vide Strabon xii 3, xiii 1; Diogne Laerce v 84; cf. aussi PFeiF-Fer 1968, 249 ss.

    10. severyns 1928, 303 voyait, larrire-fond de cette polmique sur lassassin de Protsilas, une sorte dopposition entre lIliade et les Chants Cypriens; oposition qui aurait attir lat-tention dAristarque, toujours jaloux de la supriorit dHomre sur les potes cycliques. Pour sa part, kullmAnn 1960, 273-274 pensait que laffirmation selon laquelle les Chants Cypriens attribuent la mort de Protsilas Hector nest quune erreur de Proclus.

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    Lpouse de Protsilas: entre Polydora et Laodamie

    Si lIliade vite didentifier lassassin de Protsilas, elle ne donne pas non plus le nom de son pouse. Le Pote sen tient voquer la douleur dune veuve prmature, sans nom. Souvenons-nous du passage (vv. 700-701):

    Phylaque, il ne reste de lui que, meurtrie, une pouse,inachev, un palais11.

    Ce double anonymat de la femme et lassassin de Protsilas peut difficile-ment tre le fruit du hasard. La tradition tardive, du moins partir dEuripide, affirme unanimement que la femme de Protsilas sappelait Laodamie, fille dAcaste, roi dIolcos12. Mais bien avant Euripide, les Chants Cypriens, cits explicitement par la Prigse de Pausanias, donnaient une identit diffrente la jeune pouse. Cf. Cypria fr. 26 Bernab = 18 Davies (apud Pausanias iv 2, 7) ; traduction de Janick Auberger (CUF 2005):

    , , . , , , . ,

    Nous ne savons pas que Lynce ait eu un enfant, mais Idas eut de Mar-pessa une fille, Clopatra, qui pousa Mlagre. Lauteur des Chants Cypriens dit que Protsilas celui qui osa dbarquer le premier au moment o les Grecs abordrent en Troade ce Protsilas avait une femme du nom de Polydora, et il dit que ctait la fille de Mlagre, fils dne. Si cest bien la vrit, ces femmes, au nombre de trois, se tran-chrent toutes la gorge, commencer par Marpessa, sur les corps de leurs maris morts avant elles.

    11. On a beaucoup discut sur la porte exacte de lexpression . Le scholiaste indique: Ou parce quil sagit dune maison sans enfants, ou parce quil manque lun des poux, ou parce quelle nest pas finie; car gnralement on construisait la maison une fois maris. leAF 1971 ad loc. prcise, de faon plutt subjective: the first explanation is best.

    12. Cf. gAntz 1993, 593: In all the later accounts where we do find the tale of Protesilaos last visit she is called Laodameia.

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    Le tableau suivant, tir de severyns 1928, 302, rsume cette gnalogie:

    Aphareus

    Lynce Idas + Marpessa

    Clepatra + Melagre

    Polydora + Protsilas

    Les deux nouveauts les plus significatives des Chants Cypriens sont donc le suicide de Polydora et aussi son nom13. Ce nom nous met immdiatement la puce loreille, et ce, pour diverses raisons. Tout dabord, parce quil sappa-rente bien sr aux noms de Pandore et dAnsidora14. et quil voque une Premire femme porteuse de cadeaux ambigus pour lhumanit15. Ansido-ra/Polydora est un nom tout fait appropri pour lpouse de ce Pratolaos que nous avons rapidement voqu au dbut de ce travail comme une figure de Premier homme dans le contexte des mystres des Cabires. Il est ais de penser que Protsilas et Polydora i. e. le Premier homme et La femme aux nombreux prsents ont t, dans une poque lointaine, un couple de hros fondateurs, bien avant de devenir le couple romantique form par un champion de larme achenne, prmaturment tomb au combat, et son pouse inconsolable. En sloignant de leurs origines, Protsilas et Laoda-mie/Polydora ont assum un destin plus humain, un destin ressemblant fort celui des autres couples tragiques spars par la mort du jeune poux sur le champ de bataille16.Comme le suicide de la jeune veuve scarte du sujet que nous nous sommes fixs aujourdhui, nous nous limiterons ici souligner les traits communs entre la ligne de Calydon, qui aboutit Polydora, et celle de Protsilas. Nous aimerions comprendre un peu mieux ce que pouvait reprsenter le lien entre ces deux lignes. Je pense que lon peut au moins avancer les constatations suivantes:

    13. Cf. severyns 1928, 302: Ce qui leur appartient en propre [scil. aux Cypria], cest non seule-ment le suicide, mais encore le nom mme et la gnalogie de Polydora, qui crait ainsi un lien entre les Chants Cypriens et la Minyade, ou figurait la lgende de Mlagre.

    14. Ansidore/Pandore occupe la place dhonneur entre Athna et Hphastos sur une tasse du Peintre de Tarquinia conserv au British Museum (voir fig. 2). brArd 1974, 162-164 analyse les diffrences entre ces scnes de fabrication technique de la premire femme et les anodoi ou passages chthoniens de certaines divinits souterraines.

    15. Bien que - soit une pithte de la Terre qui donne tout (cf. e. g. Aristophane, Les Oiseaux 971, avec les scholies; Diodore iii 57, 3 ; Philostrate VA vi 39, 21, etc.), Hsiode (OD 80-82) se fait un devoir de dmentir cette tymologie: pour lui, Pandore est the All endowed by the gods (cf. LSJ; et surtout West 1978, 164-165, ad loc.).

    16. Par exemple, le couple Evadn-Capane, protagoniste dun pisode particulirement pa-thtique dans les Suppliantes dEuripide (vv. 990-1113). Montserrat Reig me rappelle per litteras que le destin dEvadn peut parfaitement tre mis en parallle avec celui de Poly-dore/Laodamie.

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    1. Les tendances suicidaires des femmes de la famille sont une carac-tristique rcurrente de la ligne de Polydora (Pausanias lui-mme lindique).

    2. La de Mlagre peut avoir influ sur le dveloppement de lhistoire de Protsilas (et vice versa). Noublions pas que Prot-silas deviendra un revenant de lHads et un hros entre deux mondes.

    3. Il est significatif que Polydora-Laodamie descende dne (= , le Vineux). En effet, burkert 1985, 245) a analys avec sa prcision habituelle les lments dionysiaques tout au long de lhis-toire de Laodamie.

    4. Il y a encore dautres lments qui sont plus difficiles articuler. On peut trouver dans le couple Idas-Marpessa une certaine compo-sante de , et mme de thomachie (au moins dans la version que nous propose Homre, dans le chant neuvime de lIliade, vv. 556-564). Cependant, la ne semble pas jouer de rle impor-tant dans lhistoire de Protsilas, du moins dans les versions que nous connaissons17.

    Fig. 2. Athena, Ansidora/Pandora, Hephaistos. Tasse au fond blanc du British Museum. Peintre de Tarquinia, 470-460 aC.

    17. Cependant, Protsilas reoit lpithte , comme Jess Carruesco me la fait re-marquer, dans le fragment hsiodique 199 MW (vide infra). Les connotacions de ce terme sont souvent ngatives. (Cf. LSJ s.v.: Overbearing, overweening).

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    Le background de Protsilas

    Le Catalogue des femmes du Pseudo-Hsiode prsente une version assez particulire du background familial de Protsilas. En effet, selon le fragment hsiodique 199 MW (qui provient de la section sur les Helenae Proci), Prot-silas aurait t lun des nombreux prtendants dHlne ; il aurait inond Tyndare, le pre de la jeune fille, de cadeaux18:

    , , ,

    De Phylaque, la prtendaient deux hommes insignes:Podarcs, le fils dIphiclos, le vaillant Phylacide,et le vaillant Actoride, Protsilas le farouche.Tous deux mandaient Lacdmone une ambassade,au palais de Tyndare, le trs prudent balide,offraient des dons nombreux la gloire dHlne tait grande

    Cette version donne une gnalogie de Protsilas assez diffrente de lhom-rique19. Daprs le Pseudo-Hsiode, Podarcs, le successeur de Protsilas la tte du contingent thessalien, naurait pas t son frre cadet, comme dans lIliade, mais seulement un neveu, puisquil tait le fils dIphiclos. Iphiclos, quant lui, naurait pas t le pre de Protsilas, mais son cousin germain. Le tableau suivant montre ces diffrences:

    Gnalogie homrique Gnalogie hsiodique

    PhylAkos PhylAkos Aktor

    iPhiklos iPhiklos ProtesilAos

    ProtesilAos PodArcs PodArcs

    Qui plus est, alors que, dans lIliade, la substitution de Protsilas par Podar-cs la tte du contingent thessalien est quelque chose de tout fait normale un frre cadet remplace un an mort au combat , dans la tradition hsio-dique, Protsilas et Podarcs, oncle et neveu, auraient t rivaux en tant que prtendants dHlne.

    18. Vv. 4-9. Traduction de Philippe Brunet, 1999.19. Cf. West 1985, 65 & n. 87; cingAno 2005, 118-152 (en particulier 128, 131-2, 142), etc.

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    Les risques du dbarquement

    Les scholies de Tztzs lAlexandra de Lycophron font rfrence un oracle reu par les Achens, avertissant que le premier combattant qui dbar-querait la Troade y trouverait la mort immdiate (cf. Tztzs, in Lycophr. 245-246):

    Les Grecs avaient reu un oracle daprs lequel le premier qui sauterait du navire sur la terre de Troie serait le premier mourir. Protsilas fut le premier sauter et atteindre la dernire plage ( = Lycophron, Alex. 246). Achille, en raison de loracle, fut le dernier descendre du vaisseau ( ). Et, Protsilas, le premier qui sauta, trouva la mort.

    Inutile dinsister sur la faon dont le courage et la dtermination de Protsilas sont magnifis dans cette variante de la lgende: sa mort devient le rsultat dune dcision volontaire, consciemment assume20. Mais, do provient ce thme de loracle? Quelle est sa source? dAvies 1989, 47 a suggr quil re-montait prcisment aux Chants Cypriens:

    The Cyprias fondness for such prophecies and for such ancient motifs as the sacrifice of the initiators life to ensure an enterprises success encourages the hypothesis that our poem contained this detail too21.

    Ce nest, videmment, quune suggestion indmontrable mais trs plausible, me semble-t-il. De son ct, lpitom dApollodore prsente une variante de ce thme. Daprs cette autre source, lavertissement ne proviendrait daucun oracle; cest la desse Thtis qui aurait prvenu Achille, son fils, pour quil ne dbarque pas le premier (pitom iii 29-30; traduction Carrire & Massonie, 1991)22:

    Thtis prescrit Achille de ne pas dbarquer le premier des navires parce que le premier dbarquer devait tre le premier mourir [] Le premier Grec dbarquer de son navire fut Protsilas : aprs avoir abattu un bon nombre de barbares, il est tu par Hector.

    20. On pourrait proposer comme hypothse que Protsilas ignorait loracle, et que cest bien pour cela quil est le premier dbarquer. Or, dans la notice de Tztzs, rien ne nous permet de comprendre pourquoi il tait le seul ignorer cette donne connue aussi bien de la part des Achens que par Achilles en particulier. Hygin (Fab. ciii) rappelle la mme version du rcit que les scholies de Tztzs: Achiuis fuit responsum.

    21. Rappelons ici que les Chants Cypriens ont t lune des premires compositions po-tiques, voire la premire, o le mythe du sacrifice dIphignie trouve sa pleine expression littraire.

    22. Cette version est, bien videmment, plus compatible avec lhypothse que Protsilas igno-rait la prdiction de Thtis (et les autres Achens de mme). Il sagirait dune confidence faite Achille par sa mre Thtis, dsireuse de sauver la vie de son fils tout prix.

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    Le thme mythique de loracle et/ou lavertissement de Thtis ne figure pas dans le sommaire de Proclus, mais uniquement dans les Scholies de Tztzs et dans lpitom du Pseudo-Apollodore. Cela ne joue pas en faveur de lhy-pothse de M. Davies. Les divergences entre les deux seules sources qui rap-pellent le rcit ne sont pas non plus encourageantes. Mais il nen est pas moins vrai que, comme le rappelle gAntz 1993, 592, we really have very little means of controlling how complete [Proclus] summary of the Cypria is23. Quoi quil en soit, il semble indiscutable que lavertissement de la mort du premier guerrier qui dbarquerait Troie devait tre un thme ancien. QuAchille fut le destinataire principal de cet avertissement semble galement ancien, surtout en tenant compte que, comme le souligne burgess 2009, 17,

    whatever the date of this story, it repeats the common theme of Thetis trying to prevent the death of Achilles. Here Thetis is succesful; Achil-les does not leap ashore and so does not die immediately24.

    Mais le succs naccompagnera pas indfiniment les efforts de la desse de la mer, et Achille finira par trouver la mort devant les murs fatidiques de Troie.

    Le saut mortel dchion

    En partant des textes homriques et des uvres fragmentaires que nous avons analyss jusquici, je pense que lon peut individualiser le thme po-tique des risques du dbarquement. On pourrait discuter sil faut com-prendre ce thme comme (a) un sujet folklorique universel le tabou des commencements, pourrait-on dire; (b) un thme pique, dans lacception spcialise quAlbert B. Lord donne ces mots quand il parle de composi-tion orale par thme25; ou bien (c) un argument purement littraire qui se cristallise dans une srie duvres potiques de diffrentes priodes. ce propos, nous croyons avoir trouv des indices dune autre version de ce mythologme concernant la mort immdiate de celui qui dbarque le pre-mier. Nous pensons chion, le premier guerrier achen qui est sorti du cheval en bois26. Le Pseudo-Apollodore est la seule source qui recueille ce rcit (cf. pitom v 20; traduction de J.C. Carrire & B. Massonie):

    23. burgess 2001, 45 est du mme avis: The account of the Trojan War in Apollodorus is inva-luable because it is undoubtedly largely based on the Cycle and is usually more detailed than Proclus.

    24. Cf. aussi scArPi 1996, 643 (ad Ps. Apol., Epit. iii 29): Ancora una volta Teti [] cerca di orientare coi suoi poteri mantici le azioni di Achille. slAtkin 2011, 17-95 (1 ed. 1991) a tudi minutieusement comment la colre de Thtis se tresse avec bien dautres fils afin de constituer la trame de la destine du fils de Pele.

    25. lord 2000 (1960), 68-98.26. Et une version encore de ce mme mythologme peut tre retrouve dans le rcit odys-

    sen dElpnor; mais, dans ce cas-l, elle est dveloppe de faon parodique-burlesque.

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  • 24 Jaume Prtulas

    Quand [les Achens] jugrent que les ennemis taient endormis, ils ou-vrirent les flancs du cheval et en sortirent en armes. Le premier, chion, fils de Portheus, se tua en sautant. Les autres descendirent avec une corde et gagnrent les murailles.

    Nous ne sommes pas certains que le saut dchion et sa mort instantane aient t clbrs dans le Cycle pique. Cet pisode, pourrait-il en fait faire partie dune Iliou Persis? On y a pens partir dune scne du fameux pithos de Myconos qui nous a transmis la reprsentation la plus ancienne (circa 670 a.C.) du cheval de Troie. Sur lune des mtopes de ce vase celbre (figure 3), on peut voir un guerrier mort en tombant avec toute sa panoplie. cAskey 1976 a suggr quil sagissait prcisment dchion. Anderson 1997, 190 n. 27 rsume parfaitement bien le problme qui nous intresse:

    To compensate for Echions minimal role, Caskey [] proposes a pa-rallel with Protesilaos. Perhaps it was fated that the first warrior to leave the horse would die or that the Greek would be victorious if this warrior were to die. Echions death may therefore have been a sacrifice for the success of the mission, an act which might reasonably earn him a prominent place on the pithos27.

    27. Protsilas et chion, premires victimes dune arme qui sapprte attaquer une ville, jouent un rle parallle, bien que symtriquement oppos, celui que jouent, parmi les dfenseurs, certains adolescents sacrifis et/ou se suicidant, comme cest le cas de Macarie Athnes ou de Mnce dans la lgende thbaine.La diffrence entre les hros de lpo-

    Fig. 3. La mort dchion? Pithos de Myconos

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  • Le saut troyen 25

    Le saut dAchille

    Dans les rcits que nous avons parcourus jusqu maintenant, Achille ne joue pas un rle particulirement glorieux. Au moment du dbarquement, le cou-rage du fils de Ple est bien ple par rapport celui de Protsilas; Tztzs le qualifie mme de ( retardataire). On pourrait bien sr expli-quer la raison de ce comportement en affirmant que grce loracle et/ou grce sa mre Thtis, le meilleur des Achens savait que ce ntait pas en-core son heure. Mais, qui plus est, il ne manque pas dindices montrant que dautres sources racontaient lhistoire du dbarquement dune faon bien diffrente. Une scholie lAndromaque dEuripide (v. 1139) commente lex-pression , traduite gnralement par le saut troyen ou par un saut digne de Troie, de la faon suivante:

    . . , , w

    comme le saut dAchille Troie. Ceux qui ont arrang le matriel de Troie disent quen Troade, il y a un endroit appel le saut dAchille, l o il a saut du bateau. Il a saut avec une telle force, dit-on, quune source y a surgi.

    Nous ne savons pas quel rle a jou Protsilas dans cette version du dbar-quement (si tant est quil en ait jou un)28. Il est noter limprcision de lexpression (que nous avons traduite, de faon tout aussi imprcise, par les arrangeurs du matriel de Troie). Le scholiaste de lAndromaque savait probablement quil ne sagissait pas de la version standard du rcit, que cette variante ne saccordait pas ni avec lIliade, ni avec les Chants Cypriens. Il devait connatre lexistence dune version diff-rente, mais il ne pouvait peut-tre pas lattribuer une source concrte29. Mais deux textes tardifs confirment que cette expression fait rfrence Achille: quatre vers de lAlexandra de Lycophron et un fragment dAnti-

    pe et les victimes tragiques est vidente, et elle relve surtout de la diffrence entre les genres littraires: Protsilas et chion sont vous un destin inluctable, tandis que Maca-rie et Mncee font face la mort avec les yeux grands ouverts. (Sur ces derniers, cf. le travail classique de schmitt 1921).

    28. Thoriquement, on ne peut pas carter que Protsilas a t le premier sauter et trouver la mort; Achille naurait saut que plus tard et son saut prodigieux aurait t marqu par la naissance dune source. Mais ce ne sont que des hypothses sans fondement.

    29. Il se peut quEuripide lui-mme se soit trouv dans cette situation au moment dcrire lAndromaque; car mme si la plupart des rudits saccordent pour affirmer que les mots se rfrent au saut dAchille, dautres ont dfendu quils faisaient al-lusion une prouesse de Noptolme lui-mme (cf. borthWick 1967, 18-23). Pour une dfense du point de vue traditionnel, cf. le commentaire de stevens (1971).

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  • 26 Jaume Prtulas

    maque, le pote pique de Colophon (cit par les scholies de Tztzs lAlexandra). Les vers compliqus de Lycophron disent ainsi (Alexandra 245-248):

    ,

    Quand le loup imptueux plantera le saut plasgien30

    de son pied rapide sur la dernire plage,il fera jaillir du sable un jet resplendissant, ouvrant des sources caches depuis longtemps.

    Et voici le commentaire de Jean Tztzs:

    31

    On dit que lorsquAchille a saut du bateau, une source a surgi, comme lexplique galement Antimaque (fr. 84 Wyss):slevant avec agilit, au-dessus de la terre noire,slance le fils de Ple, rapide comme un faucon.Devant ses pieds, jaillit une source deau prenne.

    Protsilas et Alexandre le Grand

    Je conclurai mon texte en voquant un pisode assez bien connu de la vie dAlexandre de Macdoine, o le grand conqurant manipule le paradigme hroque de Protsilas des fins de propagande, dans le but de faonner une image mythique de lui-mme. Le dAlexandre a fait lobjet de nombreuses tudes et dun grand nombre de commentaires ; maintenant, jaimerais clairer un peu comment le caractre fluctuant et variable que les rcits de lepos ont prserv pendant trs longtemps, mme aprs la rdac-tion des pomes dHomre, devait favoriser une exploitation comme celle ralise par Alexandre et ses pangyristes32.

    30. Plasgien signifie ici de Thessalie et fait refrence Achille, le hros thessalien .

    31. Je reproduis ce texte daprs ldition de Wyss 1974 (1936), non daprs la citation de Tzt- zs.

    32. La construction par les Grecs eux-mmes de leur pass est un argument qui a suscit der-

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  • Le saut troyen 27

    Daprs Diodore de Sicile, Alexandre, juste avant de poser le pied en terres asiatiques, sest livr une crmonie singulire (cf. D. S. xvii 17, 2-3; traduc-tion de P. Goukowsky, CUF, 1976):

    Du navire, il jeta sa lance et, layant fiche dans le sol, il fut le premier Macdonien sauter terre, dclarant recevoir lAsie des dieux comme un bien conquis la pointe de la lance ().

    Lpitom de Justin reprend le mme pisode dans des termes trs simi-laires33. Les rudits se demandent si le geste du Macdonien prtendait tre un tant soit peu juridiquement efficace ou sil appartient plutt un domaine purement symbolique34. Mais personne ne doute que le comportement dAlexandre ce moment-l prtendait voquer la priptie mythique du hros Protsilas, le premier Achen qui a dbarqu Troie35. Juste avant de traverser lHellespont, sur la cte du Chersonse, Alexandre avait dj offert un sacrifice sur la tombe de ce hros, comme lexplique Arrien (Anabase i 11, 5 ; traduction de P. Savinel):

    Arriv Elonte, il offrit un sacrifice en lhonneur de Protsilas, sur son tombeau, parce quil semble que Protsilas ait t le premier avoir dbarqu en Asie, parmi les Grecs qui ont particip avec Agamemnon lexpdition de Troie. Le but de ces sacrifices tait dobtenir un d-barquement plus heureux que Protsilas.

    Un peu plus loin, Arrien raconte quAlexandre a jou le jeu mimtique jusquau bout: il a t le premier dbarquer sur les terres asiatiques, avec toutes ses armes sur lui (ibid. i 11, 7), sans craindre le prcdent mytholo-gique de Protsilas. Il pensait probablement que ce prcdent avait t conju-r grce au sacrifice dElonte, grce aux autres sacrifices en pleine traverse de lHellespont et surtout grce la lance plante en terre troyenne36. Son

    nirement un grand intrt. Cf., en guise dexemple, les volumes dits par C. dArbo-Pes-chAnski (2000) et par g. cAjAni et d. lAnzA (2001); ainsi que snodgrAss 2000, 180-190; crie-lAArd 2002, 239-296; bAkker 2002,11-30; 2006: 92-102; grethlein 2010a, 2010b; lucci 2011; kennedy 2013, etc.

    33. justin, pitom de Trogue Pompe xi 5, 10: Cum delati in continentem essent, primus Alexander iaculum uelut in hostilem terram iecit armatusque de naui tripudianti similis prosiluit.

    34. Pour le premier point de vue, cf. e. g. les commentaires de goukoWsky de Diodore de Sicile (CUF 1976) et de F. sisti de lAnabase dArrien (2001). Pour le deuxime point de vue, cf. bosWorth 1988, 38 n. 35 : It is fanciful to see any juridical significance in his actions.

    35. On pourrait certes soutenir que le saut dAlexandre voque le saut dAchille (vide supra), et non pas celui de Protsilas. Alexandre a commmor le dbarquement dAchille et de toute lexpdition achenne, en faisant riger des autels au dpart de lEurope et larri-ve Asie. Mais le moment prcis du saut terre voque sans doute lhistoire, certaine-ment plus populaire, du grand saut de Protsilas.

    36. Le geste dAlexandre prsente aussi certaines similitudes (comme me la encore rappel Montserrat Reig) avec les histoires de rves et doracles apparemment menaants, qui sont

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  • 28 Jaume Prtulas

    geste est bien sr apotropaque, mais il est la fois un geste dappropriation symbolique37.Une dernire observation. On sous-entend en gnral que la faon dagir dAlexandre au moment de mettre pied terre en Asie renvoie directement lIliade dHomre. Il y a, en plus, des nombreuses anecdotes (en gnral, pas trs dignes de confiance) de la dvotion dAlexandre envers le texte hom-rique (en donnant au mot texte lacception que nous lui donnons, nous, les modernes): et si le grand conqurant connaissait lIliade par cur, et sil dor-mait avec la prtendue recension aristotlicienne sous loreiller, etc38. Cepen-dant, en ce qui concerne la traverse de lHellespont et le dbarquement en Troade, lIliade homrique nest pas vraiment utile. Le protagonisme dAchille y tait attnu, en partie du moins, par un autre hros, Protsilas; et qui plus est, lpisode concluait sur une mort hroque, et non sur une victoire, comme cela aurait convenu pour tablir un paralllisme tout fait satisfai-sant. Mais apparemment, pour Alexandre et nombre de ses contemporains, Homre tait bien plus que la somme de lIliade et lOdysse. La dsignation Homre comprenait tout un ensemble de mythologmes, provenant des pomes homriques mais aussi du Cycle et dautres sources39. Cest en com-binant et en rinterprtant ces matriaux en toute libert, libert qui faisait galement partie de la tradition, quAlexandre et/ou ses propagandistes ont russi faire passer le message qui convenait, un moment crucial de la tra-jectoire du grand conqurant.

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    pourtant neutraliss par un dnouement inespr; par exemple, la royaut offerte celui qui embrassera sa propre mre (= la terre); le mur en bois (= les bateaux) du rcit de Th-mistocle, etc.

    37. Il y a une hypothse complmentaire dont il faudrait discuter une autre fois. savoir quAlexandre se soit inspir dun rituel authentique, existant vraiment (macdonien ou dailleurs). Le souvenir du vieux rituel romain de la dclaration de la guerre travers les fetiales et le pater patratus nous revient immdiatement. (Cf. Tite Live i 32, 5-14; Denys dHalicarnasse, Antiquitates Romanae ii, 72, 6-8; dumzil 1987, 106-8, 135-6, 218-9, 579-81).

    38. Strabon xiii 1, 27 (594c); Plutarque, Vie dAlexandre viii, xxvi; etc. Sur lHomre dAristote, vide sAnz morAles (1994).

    39. Cf. grAziosi (2002); nAgy (2009), etc.

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