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A N N E E R E V U E T R I M E S T R I E L L E

S E P T E M B R E 9 5 119

L’analyse du discours philosophique

Frédéric Cossutta

M. Ali Bouacha, J.-F. Bordron, K. Ehlich, D. Maingueneau, G. Philippe

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CONSEIL DE DIRECTION

J. D U BO IS - B . PO TTIER B . QUEMADA - N. RUW ET

RESPONSABLE ÉDITORIALE :DANIELLE LEEMAN

CHARGÉE DE FABRICATION :MARTINE TOUDERT

La composition de ce numéro a été confiée à Frédéric Cossutta

Sommaire

F. C o s s u t t a , Présentation ....................................................................................................... 5F. C o s s u t t a , Pour une analyse du discours philosophique............................................ 12D. .M a i n g u e n e a u , L’énonciation philosophique comme institution discursive . . . 40J.-F" B o r d r o n , Signification et subjectiv ité........................................................................ 63M. A l i B o u a c h a , De l ’ego à la classe de locuteurs : lecture linguistique des

. Méditations ............................................................................................................................ 79G. P h i l i p p e , Embrayage énonciatif et théorie de la conscience : à propos de V Etre

e.p le Néant ............................................................................................................................... 95K. Ehlich, Manière de penser, manière d’écrire : la procédure phorique dans le

texte hégélien '......................................................................................................................... 109

Abstracts ...................................................................................................................... 123

Un an, quatre numéros :France .............................................................................Etranger ...........................................................................Le numéro ......................................................................

Règlement par chèque bancaire à l ’ordre de : Centrale des Revues

11, rue Gossin 92543 Montrouge Cedex

Larousse17, rue du M ontparnasse, 7529N Paris Cedex 06

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S E P T E M B R E 9 5 119

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M. Ali Bouacha, J-F. Bordron, K. Ehlich, D. Maingueneau, G. Philippe

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LAROUSSE

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« La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1er de l'Article 40).« Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal ».

Commission paritaire n° 56492

© Larousse, Paris. Printed in France

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F. C o ssu t t aCollège International de Philosophie

P R É S E N T A T IO N

Le numéro 21 de la revue Langages de mars 1971 »’intitulait La philosophie du langage. Mais si on en examine le sommaire, on découvre que certaines contribu­tions portaient sur le langage des philosophes et s’attachaient à en mettre en évidence certaines propriétés. Cela montre qu’à une époque où commençait à se répandre l’application des diverses disciplines linguistiques à une multitude de types de discours, littéraire, politique, médiatique, religieux, la philosophie aurait pu deve­nir elle aussi un objet d’investigation. Pourtant, excepté quelques tentatives isolées, on constate qu’aucun programme de recherche ne s’est vraiment développé comme analyse du discours philosophique. Cette étrange impasse est moins due aux hasards de l’histoire qu’à des raisons de fond. Elles tiennent en effet autant aux propriétés spécifiques de la philosophie considérée comme discours, qu’à la nature des outils linguistiques ou textuels qui étaient offerts à l’époque. D’un côté en effet la philoso­phie, même si sa position hégémonique était battue en brèche par la montée en puissance des sciences humaines, répugnait à se laisser constituer comme objet d’une investigation extérieure, et après le moment 'de fascination structuraliste pour Saussure, Jakobson et les formalistes russes, elle intervenait de nouveau sur le terrain du langage. De l’autre, les sciences du langage et du discours se dévelop­paient en ordre dispersé dans un foisonnement de courants et d’écoles, avec pour conséquence un abaissement progressif de la frontière entre linguistique et philoso­phie, ce qui a entraîné un redécoupage des territoires disciplinaires. Les linguistes du « speech act » par exemple ont développé les intuitions initiales d’Austin, qui était un tenant du courant analytique anglo-saxon, les développements logiques vers des sémantiques formelles ou des logiques non extensionnelles ont influencé nombre de théories linguistiques du sens et de la référence, l’inspiration aristotélicienne du courant néo-rhétoricien n’est plus à démontrer, on connaît les rapports privilégiés qui lient les conceptions de Hjelmslev ou de la sémiotique à la phénoménologie husserlienne, ou la pragmatique à celle de Peirce. Enfin, nombre de philosophies contemporaines, celles de Habermas, Apel, Ricœur, Jacques, Meyer, placent la dimension langagière au cœur de leur dispositif théorique, et intègrent tel ou tel secteur de la linguistique, qu’ils contribuent en retour à influencer. L ’histoire raisonnée de ces bouleversements reste à faire, nous nous contentons ici de constater qu’elle met en évidence une proximité mais aussi des ambiguïtés entre les disciplines du langage et la philosophie, qui ont fait paradoxalement obstacle à un tel projet.

Le moment nous semble pourtant venu d’examiner à quelles conditions une Analyse du discours philosophique est possible, et de montrer par la diversité des textes ici réunis, quelques-unes des directions dans lesquelles elle peut se dévelop­per.

Deux facteurs nous y encouragent. Tout d’abord une transformation progressive du panorama que nous dressions à grands traits, a vu se modifier le centre de gravité des disciplines du langage. La linguistique, en prenant en considération les proprié-

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tés énonciatives et pragmatiques, s’est déplacée vers l’étude de la langue en contexte, conçue comme activité en situation communicationnelle. Les dimensions propre­ment argumentatives ou dialogiques du sens ont été mises en évidence, et l’examen d’opérations qui, dans la philosophie, jouent précisément un rôle important est venu au centre des préoccupations. Les théories du discours de leur côté (voir le numéro récent de cette revue consacré par D. Maingueneau aux Analyses du discours en France) ont cessé de s’inscrire dans un espace théorique et idéologique assez restreint qui privilégiait l’étude du discours politique, et s’attachait surtout à penser, fût-ce d’une façon moins mécanique que le marxisme des années 60, l’arti­culation entre les formations discursives et les formations sociales. La multiplication des centres de recherche, la diversification des types de discours étudiés l’enri­chissement des méthodes en linguistique, le déplacement des enjeux en analyse du discours, sont autant de signes encourageants.

La seconde circonstance, qu’on ne saurait certes mettre sur le même plan que la précédente, tient à la mise en œuvre d’un projet de recherche que nous pouvons conduire dans le cadre d’une Direction de Programme au sein du Collège Interna­tional de Philosophie. Nous avons voulu rassembler des linguistes, des philosophes, qui, sans nécessairement faire de cette question leur objet principal, sans nécessai­rement partager les mêmes choix théoriques, s’accordent pourtant tous sur la nécessité d’appréhender la philosophie comme activité discursive. Un séminaire de recherche 2, des journées de travail 3, des publications 4 commencent à donner à ce projet quelque consistance 5. Il s’agit moins de créer une unité théorique illusoire et vaine que de donner à des chercheurs isolés les conditions d’une réflexion en commun.

Ce volume ne cherche pas à illustrer directement les travaux de ce groupe, même si tous les auteurs réunie ici, à part K. Ehlich, en font partie, puisque nous avons privilégié le point de vue des linguistes ou analystes du discours, afin de proposer quelques repères et quelques exemples de la fécondité de leur perspective.

Si tous les auteurs s’accordent pour étudier la dimension spécifiquement discur­sive du philosophique, cela ne préjuge pas nécessairement de la méthode qu’il convient d’employer pour en rendre compte, ni de la nature des rapports existant entre ces méthodes et leur objet. On peut ici, sans vouloir accentuer les différences à l’excès, distinguer deux types de positions.

1. Le CED ISCO R, animé par S. Moirand à Paris I I I , développe une activité de recherche intense portant sur les discours de vulgarisation ou de spécialité, d’un grand intérêt pour la perspective que nous développons ici. Cf. Beacco-Moirand. « Autour des discours de transmission des connaissances », dans Langages, n° 117.

2. Ce groupe a déjà traité de la question de l ’argumentation philosophique, du style des philosophes, de la cohérence textuelle. A chaque fois une étude détaillée de textes, p ar exemple de Descartes ou de Bergson, a permis de comparer concrètement la diversité des méthodes et d’approfondir l ’intelligibilité des textes (correspondance : Collège International de Philosophie, 1 rue Descartes, 75005 Paris).

3. Dans le cadre d’une série de journées publiques intitulées L'écriture des philosophes, deux journées consacrées en février 1995 au Discours philosophique, ont permis de confronter les points de vue des logiciens, des linguistes, des historiens de la philosophie et des philosophes sur cette question.

4 . Un volume consacré à l ’étude du statut de l ’argumentation en philosophie à travers l’exemple privilégié de la philosophie cartésienne, sans constituer la transcription d’un travail collectif, traduit à la fois une communauté d’inspiration et la diversité des options qui s’y manifestent. Voir Cossutta (éd.). Structures de Vargumentation philosophique. P aris, P uf, 1996.

5. Nous tenons également à ne pas nous couper des centres de recherche qui développent des problématiques d ’analyse du discours, ou qui approchent la philosophie sous des angles comparables, le CEDISCO R a Paris I I I , le Centre Européen pour l’Etude de l ’Argumentation a Bruxelles, le Groupe de Recherche «ur la Philosophie et le Langage de Grenoble.

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Pour certains auteurs il est nécessaire, si l’on veut rendre compte du discours philosophique, de disposer d’une théorie générale de la signification et du discours. Ainsi D. Maingueneau a élaboré une conception générale de la discursivité, puis, l’ayant par ailleurs appliquée au discours littéraire 6, en transpose ici de façon très globale (mais systématique) les catégories, en les mettant à l’épreuve du discours philosophique. L ’article, à portée théorique 7, montre que nonobstant son statut de discours constituant, la philosophie n’en dépend pas moins, comme tout discours, d’une institution discursive qui suppose qu’on la rapporte à ses conditions d’énon­ciation. La catégorie centrale de « scénographie » permet d’éviter de penser le contexte de l’œuvre de façon purement mécanique, puisqu’elle donne au faisceau des repères énonciatifs un rôle qui, loin de simplement traduire une inscription dans un champ social, montre que le discours procède rétroactivement à la légitimation de son procès d’instauration et valide ou déplace en retour les conditions de son institution discursive. Ainsi le sens d’une philosophie ne saurait être dissocié de l’étude de ses conditions d’énonciation.

J . F. Bordron appréhende la question de la constitution du sens des énoncés philosophiques d’une tout autre façon, en essayant plutôt, à partir d’une théorie générale du sens, de penser la nature des contraintes sémiotiques qui en assujettis­sent la possibihté. Dans un ouvrage entièrement consacré à Descartes, il avait déterminé quelles étaient les contraintes sémiotiques de la pensée discursive, en testant les « relations possibles entre les opérations philosophiques et le discours sémiotique » 8. Cela l’avait conduit à privilégier l’étude des structures sémio- narratives et à montrer qu’il n’y a aucun étonnement à constater qu’une philosophie puisse s’organiser en récit. Mais ce qui paraît évident pour les Méditations Méta­physiques ne l’est pas moins pour la philosophie en général, et, en s’aidant du schématisme kantien et de la conception husserlienne du sens, il met en évidence l’interdépendance étroite entre les schèmes spéculatifs et les schèmes narratifs qui sont sous-jacents à toute philosophie 9. Il montre enfin ici, après avoir exphcité la question de la signification par une théorie des dépendances, comment la scène spéculative du cartésianisme permet la construction du point de vue subjectif.

L ’auteur de cette présentation voudrait pour sa part essayer de tenir ensemble les deux dimensions qui sont ainsi prises en compte. En effet l’option de J . F. Bor­dron conduit, si on la poursuit, à envisager les conditions d’une déduction transcen- dantale des catégories expressives du discours philosophique. Les recherches de D. Maingueneau, sans jamais verser dans l’empirisme ou le sociologisme, rapporte­raient plutôt les modes de constitution du discours philosophique à une transaction entre des constructions doctrinales et leurs conditions sociales d’institution, puisqu’aussi bien « une œuvre constituante joue-t-elle son rôle non seulement par les contenus qu’elle véhicule mais aussi par les modes d’énonciation qu’elle autorise ». Mais comment penser de façon homogène une double articulation qui, dans les deux options précédentes, est certes indiquée, mais au profit de l’un des deux termes :

6. Maingueneau. Le contexte de Vœuvre littéraire. P aris, Dunod, 1993.7. On trouvera l ’étude de fonctions ou de cas particuliers dans Maingueneau-Cossutta, « L ’analyse des

discours constituants », Langages n° 117 et « Ethos et argumentation philosophique. Le cas du discours de la méthode », in Cossutta éd. op. cit., 1996.

8. Descartes. Recherches sur les contraintes sémiotiques de la pensée discursive, p. 10, P aris, Puf, 1987.

9. « Schématisme et signification », Sémiotique, ontologie et icônicité. Poética et analytica. Aarhus universitet, 1991.

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entre le discouru et son contexte, entre le discoure de l’œuvre et l’œuvre comme doctrine. Nous montrerons que c ’est l’étude du dispositif scénographique mis en place autour des repères énonciatifs qui, à nos yeux, permet de penser simultané­ment ces dimensions constituantes. Elle permet en effet de rapporter les schèmes spéculatifs et les schèmes expressifs par la médiation de contraintes énonciatives qui, corrélativement, jouent le rôle de médiation pour rapporter les conditions de l’institution discursive du philosophique à ses conditions d’instauration doctri­nale ,0. Il faudrait donc, et nous nous éloignons alors de l’option sémiotique, développer une analyse du discours philosophique capable de lier une analyse linguistique des opérations et une étude globale des contraintes discursives.

Une analyse du discours philosophique doit autant développer une théorie générale du sens ou du discours, et donc aborder l’étude des grandes opérations qui contraignent la constitution discursive du philosophique, que l’analyse micro­contextuelle ou détaillée des opérations de langue qui concourent à l’élaboration du sens.

C’est à cela que s’attachent les trois autres contributions, qui s’enracinent moins directement dans la volonté de construire une théorie autonome du discours philo­sophique que dans le souci, à partir d’une linguistique générale, de se donner les moyens d’aborder les opérations discursives par l’étude de leurs marqueurs linguis­tiques. Cette deuxième voie ne s’oppose pas à la précédente, l ’enjeu d’une réflexion théorique sur l ’analyse du discours étant plutôt de les concilier.

Ainsi A. Ali Bouacha se réfère explicitement à une linguistique des opérations telle qu’elle a été développée par A. Culioli 11, et montre qu’il faut tenir compte de deux propriétés fondamentales pour développer une telle approche : « Il faut d’abord distinguer entre le discours, objet théorique conçu comme lieu organisé d’un système de signes mettant en jeu des individus et des univers en représentation et l’univers objet empirique renvoyant à du texte. D’un côté on met en relation du texte dans son appréhension immédiate avec une activité discursive à laquelle il renvoie ou plus précisément à laquelle on le fait renvoyer, et de l’autre, on considère ce texte comme un ensemble de données linguistiques brutes qu’il faut ensuite traiter en données discursives. Celles-ci sont nécessairement filtrées par des propriétés linguistiques à partir desquelles il est possible de décrire des propriétés discursi­ves » l2. A. Ali Bouacha, à partir de l’analyse de discours didactiques ou de vulgarisation 13, a ainsi élargi la catégorie linguistique de généricité vers une élabo­ration de la catégorie discursive de généralisation. Son texte montre comment sont liées les opérations énonciatives et les opérations discursives, grâce à l’étude du statut de la première personne dans les Méditations métaphysiques.

L ’étude de Gilles Philippe vient renforcer l’intérêt de cette investigation, dans la mesure où, à partir d’un horizon théorique très proche, il étudie aussi le statut générique de la première personne, mais cette fois dans l’Etre et le néant. Il s’agit de

10. Pour une application à des œuvres philosophiques de Platon ou Descartes, « Dimension dialogique du discours philosophique : les dialogues de Platon ». Colloque le Dialogique, organisé par l ’université du Maine, sept. 1994, actes a paraître (Berne, Peter Lang). « Argumentation, ordre des raisons, et mode d ’exposition dans l ’œuvre cartésienne », dans Cossutta éd. op. cit., 1996.

11. Pour une linguistique de Vénonciation. Opérations e t représentation I. Paris, Ophrys, 1990.12. « Enonciation, argumentation et discours », p. 47 , dans Configurations discursives, Annales

littéraire de l ’Université de Besançon, Paris, Diffusion les Belles Lettres, 1993.13. Le discours universitaire, la rhétorique et ses pouvoirs, Peter Lang, Berne, 1984.

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repérer et «Ιο comprendre des alternances très rapides dans le système d’embrayage énonciatif qui ne recoupent pas les hétérogénéités séquentielles entre passages argumentatife et passages narratifs ; le texte, opérant un constant va-et-vient entre deux scènes énonciatives, brouille constamment les pistes. Il faut, pour clarifier cette question, procéder à une étude du fonctionnement linguistique de la première personne. Or on découvre un emploi qui subvertit l’opposition classique entre embrayé / non embrayé : « cette forme idéale de discours totalement désembrayé... que Benveniste cherchait à définir, c ’est dans le discours philosophique qu’il fallait la rechercher ». Ce qui invite le linguiste, en considérant « la spécificité de la pratique philosophique du discours », « à élargir, voire à reconsidérer ses catégo­ries ». Il convient en effet ici de rapporter les modalités langagières au contenu spéculatif du discours sartrien. Or on se rend compte que la langue véhicule une ontologie substantiellste dont la phénoménologie sartrienne veut se démarquer, et pour ce faire, l’emploi d’un Je non spécifié lui permet de déjouer les clivages traditionnels que la conscience entretient avec elle-même comme conscience-de-soi.

L ’article de K. Ehlich partage avec les précédents le souci d’une analyse « mi­croscopique » des phénomènes de langue qui interviennent dans la structuration du procès discursif. Mais on pourrait aussi le rapprocher de la perspective de D. Main­gueneau, dans la mesure où, prenant en considération les difficultés de lecture auxquelles sont confrontés les lecteurs de Hegel, qu’ils soient de langue allemande ou pas, il s’inscrit dans une perspective pragmatique, rejoignant indirectement les questions de l’éthos, de l’incorporation et de l’oralité. Il lui faut en effet penser les ajustements toujours difficiles auxquels le philosophe doit consentir, pris entre l’exigence d’autarcie expressive des structures conceptuelles et les exigences com- municationnelles qui découlent de la nécessité d’être lu et compris. Le reproche d’obscurité fait à Hegel, selon l’auteur, est en grande partie un faux procès, car il existe au sein du texte des mécanismes et des structures langagières qui, sans dispenser de tout effort intellectuel, permettent de pallier cette difficulté. Refusant une définition coréférentielle des pronoms personnels de la troisième personne, l’auteur en donne une interprétation anaphorique ou plus globalement « phori­que », en montrant qu’ils contribuent non seulement à la structuration interne du procès de pensée, mais qu’ils facilitent chez le lecteur le maintien d’une orientation focalisante, condition de la réception et de la compréhension du discours. Mais prise entre le souci d’économie et le risque d’un excès phorique, la discursivité hégélienne pour résoudre ses paradoxes micro-langagiere apphque des schèmes d’orahsation, les principes d’une scansion quasi prosodique, à son énonciation textuelle.

Nous avons présenté ces contributions en fonction d’une différence d’apprécia­tion concernant le rôle respectif du linguistique et du discursif. Nous pourrions également rapprocher celles qui insistent plus sur la dimension pragmatique (Cos­sutta, Maingueneau, Ehlich) ou examiner le rapport qu’elles entretiennent avec leur objet.

Sans qu’il y ait eu de concertation sur ce point, trois contributions portent en effet sur le statut de la première personne dans le cadre de philosophies de la conscience (Ah Bouacha, Bordron, Philippe). Il ne faut pas s’étonner de cette relation qui vérifie un lien entre des types d’approches et des types d’opérations philosophiques. G. Philippe observe ainsi au début de son article « qu’il existe, dans le champ des sciences humaines, un rapport très étroit entre les théories linguisti­ques de l’embrayage énonciatif et les théories philosophiques et psychologiques de la

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conscience et du sujet ». Nous mettrons pour notre part en évidence le risque de voir se développer ainsi une circularité non maîtrisée du rapport entre philosophie et linguistique qui annulerait l ’idée même d’une analyse du discours philosophique. J . F. Bordron évite ce risque en déduisant la forme générale du sujet empirique à» partir d’une schématisation instruite par la théorie kantienne. Pour leur part, les trois auteurs qui étudient au plus près les opérations linguistiques ne tombent ni dans le risque d’une application de catégories théoriques qui ne feraient que s’auto-vérifier, ni dans la tentation de donner une leçon au philosophe en prétendant résoudre linguistiquement la question philosophique que celui-ci se pose. En effet aussi bien A. Ali Bouacha que G. Philippe évitent une lecture à l’aveugle, et se posent la question de savoir comment le régime énonciatif du texte en première personne est modifié par le statut philosophique de la première personne. Tous deux rencontrent en effet des formes d’usage qui ne sont ni de l’universel ni du singulier, mais une façon inédite de les associer virtuellement. De son côté, K. Ehlich montre que le régime anaphorique et les procédures focalisantes mises en place par Hegel ne sont pas indépendants des relations structurelles que sa philosophie entretient avec ses propres modes d’expression, ce qui est d’ailleurs développé explicitement dans la préface à la Phénoménologie de l ’esprit. Le paradoxe du commencement du système (il n’est possible que s’il est achevé...) se voit immédiatement redoublé en un paradoxe de la lecture, dont l’étude de K. Ehhch met en évidence la transposition micro-contextuelle : il indique en effet quels procédés Hegel met en œuvre pour assurer les possibilités de bouclages rétroactifs et anticipateurs qui permettent d’assurer la translation du sens nécessaire à l’auto-développement et à l’appropria­tion réceptive du concept philosophique.

Les auteurs ont su éviter un positivisme qui, conférant à leur discipline une position de surplomb excessif, l’empêcherait de problématiser son objet. Confrontés à des structures langagières inédites, ils doivent approfondir leurs modèles et raffiner leurs catégories. Ainsi, on peut considérer que l’expression philosophique, comme le souligne A. Ah Bouacha à propos du remodelage cartésien de l’emploi du pronom de la première personne, peut modifier les usages au-delà de son propre champ. Pour mettre cela en évidence, comme le souligne fortement G. Philippe à la fin de son article, le linguiste a dû, sans abandonner son statut de spécialiste du langage, prendre en considération certaines dimensions spécifiquement doctrinales (philosophie de la conscience, phénoménologie, dialectique) qui contraignent en retour les procédés de langue qui sont pourtant la condition de leur émergence dans l’ordre du discours. Ils rejoignent ainsi les trois premières interventions pour lesquelles la différenciation entre dimension spéculative et dimension expressive n’avait d’autre statut que fonctionnel, la tâche de l’analyse étant de comprendre la nature de leur articulation, la portée de leur autonomie respective, ou les mécanis­mes de leur réversibilité.

Ainsi les études que nous présentons ici voudraient pouvoir intéresser aussi bien le spécialiste d’analyse de discours, ou le linguiste, que le philosophe, ou l’historien des doctrines, puisque les différentes communications s’efforcent de ne sacrifier ni l’étude des dimensions langagières à la prise en considération des contenus philoso­phiques (dont elles ne seraient alors qu’un support extrinsèque), ni la dimension philosophique au profit de l’étude exclusive des opérations linguistiques (qui dès lors ne prendraient le texte philosophique qu’à titre de prétexte). Dans la mesure où tous ont considéré que les dimensions énonciatives, pragmatiques ou sémiotiques étaient

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le lieu où se nouait la relation entre les dimensions doctrinales spéculatives, les dimensions expressives, et les dimensions contextuelles, il devient possible d’envisa­ger une Analyse du discours philosophique qui soit à la fois une authentique Analyse du discours, et un encouragement pour l’effort de compréhension ou d’interpréta­tion des œuvres philosophiques.

U

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Fréd éric COSSUTTA(College International de Philosophie (Paris)

P O U R U N E A N A LYSE D U D IS C O U R S P H IL O S O P H IQ U E

1. A quelles conditions une Analyse du discours philosophique est- elle possible ?

1. Un étrange objet qui semble résister à toute tentative d’analyse

On pourrait s’étonner de devoir donner une justification théorique à une ques­tion qui, si on s’intéressait au discours politique, médiatique, de vulgarisation ou littéraire, ne se poserait pas avec la même acuité.

La situation de la philosophie semble en effet bien étrange, puisqu’elle suppose qu’on s’inscrive déjà dans son propre champ pour pouvoir s’en démarquer et la prendre pour objet. En effet :1) il faut la pratiquer pour y exercer une activité critique, puisque les philosophes ne répondent de leurs assertions qu’au regard d’instances de validation qui sont elles-mêmes philosophiques. Ainsi l’activité philosophique comporte une dimension polémique et dialogique intrinsèque qui la met perpétuellement en conflit avec elle-même ou avec les institutions discursives concurrentes. Si toutes les doctrines prétendent unilatéralement à la vérité, leurs prétentions sont limitées par la juxta­position d’une diversité de systèmes qui sont en concurrence. Qu’on limite cette dispersion par un principe éclectique ou synthétique, qu’on la réduise dans une progression historique, ou que l’on se réfère à la « philosophie perennis » ne change rien.2) La critique de l’extérieur n’est pas possible si l’on en croit l’argument bien connu selon lequel le misologue ou le négateur du principe de contradiction sont dans une position intenable. Ainsi le dénigrement de la philosophie, on le sait depuis les sophistes, les cyniques et les sceptiques grecs, renvoie moins à un ailleurs de la philosophie qu’à un travail opéré par la philosophie elle-même sur ses marges et ses frontières, comme si l’idée de son impossibilité perpétuellement la hantait, et était depuis toujours inscrite dans ses conditions de surgissement. Comme le phénix, la philosophie renaît toujours de ses cendres, et on peut soupçonner là quelque complaisance de sa part. Nous savons en effet depuis le Socrate platonicien qu’elle a dû souvent mimer sa propre mort pour instaurer la possibilité de sa résurgence. C’est un de ses gestes caractéristiques que de faire table rase, de revenir à l’origine pour retrouver un socle originaire, et c ’est vrai aussi bien pour Nietzsche qui justifie l’apocalypse en attendant une nouvelle aurore, que pour Hegel qui au crépuscule consume rétrospectivement l’histoire dans l’embrasement final du savoir absolu.3) Et de fait, comment pourrait-on lui poser extérieurement la question de sa possibilité, puisque son projet s’inscrit dans la volonté de répondre d’abord, et avant toute autre préoccupation à cette question ? Une des tâches prioritaires de toute philosophie, fût-elle anti-systématique ou « anti-philosophique », consiste en effet à expliciter son propre mode de constitution, c ’est-à-dire à ne s’autoriser que d’elle -même pour poser les conditions de validité de ses propres énoncés, comme les

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conditions de vuliilution <le tout énoncé. Lors même qu’elle renonce à cette position en Hiirplonib, ou qu’elle cherche son enracinement hors du logos, elle ne s’en érige pu» moins, ne serait-ce que par défaut, sur les ruines des sytèmes qu’elle a mis à bas. (Jue l’on songe à la position de Kierkegaard par rapport au système hégélien. Mais, alors que les philosophies fondatrices étaient menacées d’exploser sous l’effet d’une série de paradoxes structurels que leurs adversaires se faisaient un malin plaisir de mettre en évidence, les philosophies anti-fondatrices sont vouées à l’implosion, ou à H’cn tenir à l’intenable. En effet, elles étaient et sont toujours confrontées à la nécessité de devoir faire de leur propre impossibilité leur raison d’être, exposées au double risque de devoir soit retarder indéfiniment leur propre annulation pourtant exigée par l’appel qui les suscite (la vie, Dieu, etc.) et de s’installer comme n’importe quelle autre dans le paysage déjà très peuplé de la philosophie, soit de se renverser en leur contraire, sous la forme d’une rigidification dogmatique, ou en rendant les armes à leurs adversaires. Il faut alors se résoudre, si l’on ne consent pas à cette double abdication, à faire œuvre de philosophe, que ce soit au prix d’un déplacement métaphilosophique 011 d’un procédé d’écriture permettant de contourner l’impossi­ble rapport tautologique du logos avec lui-même. La crise des fondements avait déjà indiqué deux voies permettant de surmonter les paradoxes inhérents à toute tenta­tive de clôture logique : l’explicitation hiérarchisée de niveaux méta-logiques (solu­tion de Hilbert-Russell-Carnap-Tarski), 011 si l’on rejette cette structure de renvois, comme le fait le Wittgenstein du Tractatus, l’exhibition de ce qui, ne pouvant se dire ni se démontrer, ne peut que se montrer et s’expliciter.

On constate d’ailleurs que les tentatives contemporaines par lesquelles des philosophes ont essayé d’aller jusqu’au bout de cette déprogrammation du projet philosophique, n’ont guère eu d’autre effet que de « démoder » une façon de philosopher sans pouvoir éradiquer ce que Kant avait reconnu comme indéracina­ble : il ne suffit pas d’expliciter la nature des illusions transcendantales pour s’en débarrasser. Il est frappant de constater que la philosophie analytique, qui constitue déjà une atténuation considérable du projet éradicateur logiciste tel qu’il fut sou­tenu par le cercle de Vienne, par Carnap, ou par Patomisme logique, est assez rapidement passée d’une démythification à usage thérapeutique de la philosophie traditionnelle considérée comme abus de langage, à l’élaboration d’un nouveau style philosophique qui, abordant les questions par leur biais langagier, a prouvé sa fécondité dans tous les secteurs conventionnels : ontologie, philosophie de l’esprit, éthique, esthétique etc. Au point qu’actuellement un philosophe comme Rorty plaide pour une réconciliation entre philosophie anglo-saxonne et philosophie conti­nentale (Engel 1992). D’un autre côté, il n’apparaîtra peut-être pas si inconvenant qu’il y paraît au premier regard de comparer les solutions apportées à cette question par les sceptiques, le Wittgenstein du Tractatus, et J . Derrida. Ce dernier montre par exemple à propos de la métaphore qu’il faut cesser de rêver à quelque métapho- rologie possible, car « une métaphorologie serait dérivée au regard du discours qu’elle prétendrait dominer » (Derrida 1971, p. 18). La proposition d’une gramma- tologie prend donc acte des limites d’une science ou d’une philosophie de l’écriture philosophique, mais n’en propose pas moins une pratique d’écriture qui, tentant de déjouer les pièges de la métaphysique à l’œuvre dans tout discours, redonne en fin de compte ses chances à la philosophie : « la constitution d’une science ou d’une philosophie de l’écriture est une tâche nécessaire et difficile. Mais parvenue à ses limites et les répétant sans relâche, une pensée de la trace, de la différence, de la réserve, doit aussi pointer au-delà de l’épistémè » (Derrida 1967, p. 142). Encore

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récemment, dans un article où il se posait la question « Y a-t-il une langue «les philosophes ? », J . Derrida répondant à ceux qui l’accusent de réduire la philoso­phie à la littérature, caractérisait ainsi son travail d’écriture : « Dans mes textes la forme d’écriture qui, pour n’être pas ni purement littéraire ni purement philosophi­que, tente de ne sacrifier ni l’attention à la démonstration ou aux thèses, ni la fictionnalité ou la poétique de la langue » (Derrida 1988, p. 31-32).

2 . En sortir sans en sortir : philosophie du langage, langage de la philosophie et analyse du discours philosophique

On ne peut donc sortir de la philosophie... quand on y est déjà entré. Mais pourquoi devrait-on y entrer ? Répondre à cette question, ne serait-ce que d’un mot, serait recommencer l’éternel recommencement de la philosophie. Si bien qu’il faut prendre acte du fait que, du point de vue du philosophe, on ne saurait fonder aucun savoir sur la philosophie qui ne soit philosophique. Mais pourquoi devrait-on en sortir ? Répondre à cette question serait ne pouvoir terminer une fois de plus son interminable agonie. Si bien qu’il faut prendre acte de ce que d’un point de vue extérieur à la philosophie, celle-ci ne saurait être garante du savoir qu’elle a sur elle-même. Cela signifie-t-il l'impossibilité de la philosophie et d’une analyse du discours philosophique ? Au contraire, nous voyons là un encouragement et un mode de résolution des paradoxes qui nous permettrait simultanément de dévelop­per une analyse du discours qui échapperait autant au relativisme qu’au positi­visme, à l’inhibition qu’au dogmatisme, et d’assumer un exercice de pensée et de vie qui, débarrassé de ses fantasmes auto-destructeurs comme du risque totalitaire, n’hésiterait pas à se dire philosophique.

Si la philosophie ne peut se totaliser elle-même, sinon sur le mode d’une clôture métaphysique, si elle ne peut non plus s’annuler sans reconduire immédiatement son geste instaurateur, il devient légitime de la prendre pour objet. En effet, cela signifie qu’elle ne peut jamais achever son mouvement d’auto-constitution, non seulement parce que des paradoxes structurels grèvent les tentatives de construction systéma­tique ■, ce que le scepticisme précisément met en évidence, mais aussi parce qu’une doctrine est toujours menacée de dé-constitution de la part de ses concurrentes. C’est bien plutôt ce constant mouvement qui fait l’essence de la philosophie. Mais c ’est dire que son projet d’explicitation de son propre mode de constitution discur­sive laisse toujours un reste, un point aveugle qui porte justement sur cette question. Les paradoxes que nous avons évoqués trouvent en effet tous leur équivalent dans des paradoxes inhérents à l’expression philosophique. Pour les philosophies systé­matiques, on se heurte par exemple à la circularité existant entre les termes permet­tant l’instauration conceptuelle et la catégorisation doctrinale qui doit rétroactive­ment se les réapproprier. Parallèlement, dans les philosophies de déconstitution du philosophique comme le scepticisme, ou dans des philosophies comme celles de Nietzsche, Kierkegaard, Bergson, Wittgenstein, on est en permanence confronté à devoir résoudre la difficulté d’une discursivité auto-contradictoire. Ce reste discur­sif, intotalisable par le philosophe, peut devenir l’enjeu d’une investigation pour qui disposerait des moyens de penser la constitution discursive, non plus en vue d’ériger un univers de sens auto-constitué, mais pour développer un savoir sur la constitution discursive.

1. Sur ce point, voir Cossutta, 1989, p. 145 ; 1994a, 111 ,117 .

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Muíh la condition qui permet à un «avoir «le prétendre à la validité est la ri'1-onnaÍHHance de ses limites, et une analyse du discours philosophique devra soigneusement les définir.

Kn effet, toute tentative pour constituer un savoir non philosophique qui vou­drait épuiser l’essence de la philosophie se heurterait à sa propre impossibilité, et au risque de l’imposture s’il prétendait faire ce que la philosophie n’a pas pu faire sur elle-même. Cela condamne tout positivisme épistémologique ou naïf à l’échec, car la philosophie pourra toujours l’interroger sur ses fondements et expliciter la dépen­

dance des sciences du langage à l’égard de postulats qui indirectement renvoient à des choix philosophiques. Une théorie du discours philosophique (ou toute approche utilisant des outils non philosophiques, en l’occasion linguistiques ou d’analyse textuelle), ne saurait donc analyser la philosophie comme discours constitué qu’à la condition de renoncer à son auto-constitution, c ’est-à-dire à la possibilité d’une explicitation totale de ses conditions de possibilité. Faute de quoi elle se constituerait elle-même comme philosophie. C’est le cas pour des tentatives comme celle de Katz, qui, en construisant une sémantique, pensait se donner les moyens de résoudre linguistiquement les questions philosophiques, et débouche, après s’être inscrite dans une philosophie de la linguistique, comme l’indique le titre de son livre sur une « philosophie du langage » (Katz 1971). Une théorie du langage, en croyant penser le langage de la philosophie, devient ainsi une philosophie à part entière. Il y a donc un lien de dépendance plus complexe qu’il n’y paraissait entre l’analyse du discours et son objet philosophique, puisqu’il joue à la fois en aval et en amont. En amont, par le risque d’une dépendance présuppositionnelle d’une théorie du discours par rapport à des conceptions philosophiques déterminées, en aval par la possibilité d’interventions des linguistes dans les questions traditionnellement traitées par les philosophes.

Le discours philosophique, comme discours constituant, n’est pas sans avoir joué un certain rôle, au cours de son histoire, par rapport à la langue dont il a, dans certains cas, contribué à modifier les usages, et surtout par rapport à l’archive qu’il contribue périodiquement à remanier lorsque ses schemes doctrinaux ou méthodi­ques valent comme principes de structuration pour d’autres discours ou ont des effets pratiques et institutionnels. Il peut donc intervenir dans la constitution des disciplines du langage, ce qu’atteste leur développement récent. En effet, l’abaisse­ment des frontières entre philosophie et sciences du langage dans les vingt dernières années, s’il est extrêmement fécond, n’en représente pas moins, du point de vue d’une analyse du discours philosophique, un risque. Le philosophe peut être tenté d’investir les conceptions linguistiques du sens des énoncés philosophiques, pour mieux régénérer le geste d’instauration philosophique. C’est manifeste pour des tentatives herméneutiques qui, soucieuses d’intégrer comme le fait par exemple P. Ricœur, l’étude de structures narratives ou métaphoriques, laissent toujours à la dimension spéculative le dernier mot. D’un autre côté l’analyse du discours, tentée d’utiliser l’apport des philosophies, aurait bien du mal à conduire une investigation sur l’une d’entre elles, tout en devant directement ou indirectement lui emprunter ses catégories, ou au contraire des catégories issues de philosophies adverses (ainsi, imaginons ce que pourrait comprendre du platonisme ou de Descartes, une approche rhétorique utilisant des classifications aristotéliciennes).

Nous avons vu que c’est la limitation des prétentions hégémoniques de la philo­sophie à l’égard du discours qui rendait légitime le projet d’une approche extérieure, mais nous découvrons également que c ’est l’irréductibilité d’un tel discours (il n’est

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pas réductible à ce que l’analyse en fait, ou du moins elle n’en invalide pas pour autant la possibilité) qui invite l’analyse à contraindre sa constitution.

3 . Contraintes épistémologiques d’une analyse du discours philosophique

Une réflexion théorique sur l’analyse du discours philosophique doit donc expliciter la nature des dépendances qu’elle doit reconnaître et des limites qu’elle doit se donner si elle veut prétendre au statut d’un savoir.

Elle doit accepter une double dépendance : une dépendance forte à l’égard d’une réflexion épistémologique, et une dépendance faible à l’égard d’un horizon philoso­phique. Il n’est pas nécessaire qu’elle explore systématiquement cette dépendance faible qui n’obère en rien son effort d’investigation. Sinon elle reculerait perpétuel­lement la mise en œuvre de son programme, en s’épuisant à en valider la possibilité, ou comme nous l’avons vu, deviendrait une philosophie honteuse. Il lui suffît de maintenir la présence de ce point aveugle, non comme un obstacle à l’élaboration de ses méthodes d’analyse, mais comme leur condition, en considérant que son refou­lement, loin de la délivrer d’une sujétion à la philosophie, l’inscrirait au contraire dans un assujettissement d’autant plus dommageable qu’il serait inaperçu (à la façon dont Althusser dans un autre contexte parlait de philosophie spontanée du savant). Elle doit par conséquent se démarquer d’une philosophie du langage, sans ignorer l’horizon philosophique des questions portant sur le langage.

Par contre, la dépendance forte à l’égard d’une réflexion épistémologique doit être constamment maintenue comme une chance, et non comme un risque. Elle signifie en effet le refus d’un empirisme naïf. La première tâche d’une analyse de discours est en effet de penser la constitution de son objet comme domaine d’obser­vables : comment à partir de l’objet-texte découper des séquences signifiantes, hiérarchiser des niveaux opératoires, passer d’un relevé d’indices d’opérations linguistiques à la complexité d’opérations proprement discursives ? Cette tâche va de pair avec la construction de catégories métadiscursives permettant de rendre intelligibles les phénomènes étudiés, et de modèles permettant de schématiser le procès de constitution ou de réception du sens des énoncés philosophiques. Une telle réflexion ne peut se dispenser de prendre en considération les théories du discours élaborées pour d’autres domaines, non seulement parce qu’il serait vain de cons­truire ad hoc une définition du discours qui ne vaudrait que pour la philosophie, mais parce qu’il est nécessaire, si l’on veut pouvoir en penser la spécificité, de la comparer à d’autres types discursifs 2. Mais là encore, il ne s’agit pas de procéder au choix d’une méthode au hasard ou selon la fantaisie. La théorie appropriée sera celle qui s’ajustera au mieux à la nature de l’objet, sans en réduire la complexité.

Or nous avons défini cette complexité et cette spécificité du philosophique à la place qu’il occupe parmi les discours constituants, dont la prétention est de s’auto- constituer et de jouer un rôle constituant à l’égard d’autres régimes discursifs (Maingueneau-Cossutta, 1995, p. 112). La spécificité du discours philosophique parmi les discours constituants est d’être le discours qui veut expliciter les conditions de possibilité de toute constitution discursive. En effet, l’objet du discours philoso­phique n’est pas seulement sa propre constitution, mais la constitution discursive en général. Une œuvre littéraire certes construit les conditions de sa propre légitimité

2 . C V st ce <jue nous com m ençons à fa ire , à titre encore program m atique, avec D. Maingiicneuu ¿ propos <lcs discours constituants (M aingueneaii-C ossutta, 1995»).

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discursive en proposant un univers de sens, et plus généralement offre des catégories sensibles pour un monde possible. La philosophie, elle, n ’explicite pas sous forme figurative et fictionnelle, mais sous forme conceptuelle et catégorielle, les conditions qui rendent le sens possible. L ’analyse du discours pour sa part, a une vocation comparable, mais elle s’inscrit dans un autre registre. Si elle peut élaborer une conception générale, lorsqu’elle fait retour sur elle-même, comme c ’est le cas ici, elle ne peut jamais se dispenser d’une articulation de ses modèles et catégories à des domaines d’objets diversifiés. Bien entendu, le cas particulier où elle se prendrait elle-même comme objet fait problème, car à vouloir expliciter ses propres conditions discursives elle transgresserait la règle de non-totalisation et serait reconduite au régime paradoxal qui régit le discours philosophique. Dans ce cas, une fois de plus, on oscillerait dans une boucle sans fin. Nous sommes face à un choix qui, de l’analyse du discours, peut nous reconduire à la philosophie (l’objet analysé deviendrait sujet analysant), ou au contraire, nous conduire à l’inscrire dans un champ disciplinaire autonome, dont l’analyse du discours philosophique ne serait qu’un secteur.

Si l’on opte pour cette direction, il faut maintenir, mais maintenir faiblement, le caractère faible de la dépendance à l’égard d’un fondement philosophique, et s’appuyer au contraire fortement sur la dépendance forte qui pose la nécessité d’une réflexion épistémologique, afin de définir le rapport de l’analyse du discours philo­sophique à son objet et à ses méthodes.

4 . Contraintes épistémologiques portant sur l’objet. Quelles relations une doc­trine entretient-elle avec ses modes d’expression ?

Si l’analyse du discours veut définir son objet, il lui faut élucider la nature du rapport qu’entretient la philosophie avec la langue et les contraintes générales qui rendent un discours possible. La tâche est d’autant plus difficile que, le discours philosophique s’appliquant à lui-même ses propres catégories, les formes de l’ex­pression y sont en permanence réabsorbées par les contenus et réassignées dans le cadre des catégories conceptuelles. La philosophie est ce discours qui, constitué à partir des contraintes générales et spécifiques qui sont la condition de toute mise en discours, les réélabore dans son propre champ, les catégorise, de telle façon qu’il devienne auto-constituant. C’est ce qui lui confère la propriété, au regard des autres discours, d’en prétendre fonder le mode de constitution, de s’en porter garant ou de les délégitimer.

Tantôt le philosophe fait comme s ’il y avait une pure transparence des contenus philosophiques en construisant une langue idéale, ou en se posant dans le registre d’utilisation idéale de la langue. Par exemple il élabore à partir des notions offertes par la langue vernaculaire un champ conceptuel dont les structures sémantiques sont liées à des procédures définitionnelles et obéissent aux contraintes inhérentes à une logique explicite du sens. Tantôt au contraire, il retravaille une langue verna­culaire dont il sollicite les stratifications sémantiques et étymologiques, les usages, afin de donner à voir le mouvement de constitution du sens des énoncés. Que le résultat débouche sur la stabilisation d’un lexique ou sur la valorisation d’une façon de dire, dans les deux cas le philosophe assume une position de maîtrise en contrôlant des processus dont il ne garde certaines traces que pour mieux favoriser la réception de sa doctrine. La philosophie ne présenterait donc aucun des résidus expressifs, mienne des scories communicationnelles qui émaillent les conversations, et ne lais­serait donc pas prise à l’analyse, comme si l’on pouvait donner aux moyens expres­sifs un rôle purement contingent. Cette maîtrise serait d’autant plus grande qu’elle

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ne dépendrait pas d’une habileté stylistique ou d’une aptitude au maniement de la langue, mais du travail philosophique lui-même qui constitue en tant que tel la source de toute stylisation et le lieu d’un rapport que la langue entretient avec elle-même.

Nous pensons au contraire que ces éléments discursifs ou expressifs, loin d’être adventices ou occasionnels, sont doublement liés aux contenus : d’une part ils déterminent leur possibilité d’émergence, en leur offrant plus qu’un support, mais l’étoffe même de leur inscription dans l’ordre du dicible. D’autre part ils sont rétroactivement déterminés par les contenus, pour autant que chaque doctrine doit trouver le mode de présentation adéquat à ses schemes. Certes, une doctrine ne semble pas totalement réductible à ses lieux d’inscription, dans la mesure où le philosophe s’y réfère comme à une entité faite d’idéalités qui ne devrait rien aux conditions contingentes de son élaboration, parmi lesquelles il faudrait compter la variété de ses reconfigurations dans la diversité des textes. Mais ces reformulations voient leur nombre restreint par des règles de limitation ou d ’emploi (tous les modes d’expression génériquement possibles ne sont pas nécessairement acceptables pour telle ou telle philosophie) qui ne sont pas sans rapport avec les contraintes doctrina­les 3. On rencontre donc, certes, une variation sur les reformulations possibles, mais aussi des formes d ’expression que l’on appellera canoniques, à travers lesquelles une philosophie s’accomplit. Ainsi les rapports entre forme d’expression et structures du contenu oscillent entre contingence et nécessité. La nature des transactions opérées consciemment ou non par le philosophe sur ce rapport détermine la forme générale de l’œuvre.

Comme nous l’avons vu, les grandes philosophies explicitent leur propre mode de constitution, et par conséquent thématisent nécessairement la question de leur choix de langue, de leur mode d’expression et d’exposition. La forme d’expression d’une doctrine et ses thèses ne sont pas dissociables, dans la mesure où le procès d’analyse et de démonstration qui permet de leur donner une légitimité est lui-même dépendant des thèses qu’il est censé permettre d’expliciter. Donc le choix d’un genre, celui d’une forme d’exposition ne dépendent pas du hasard mais doivent être appropriés à la forme procédurale qui développe la conceptualité propre à une philosophie. Ainsi la métaphysique cartésienne trouve son mode d’expression approprié dans un exposé narratif empruntant ses caractéristiques génériques à l’exercice spirituel de type méditatif. Il ne s’agit en rien d’un emprunt mécanique, puisque le temps méditatif constitue la dimension expresssive de l’ordre analytique qu’elle explicite et qu’elle rend en même temps possible, et accessible au lecteur. Descartes emprunte les traits caractéristiques d’un genre en les adaptant à la façon dont s’accomplit le procès de pensée (méthode). Nous avons montré également comment, au sein des dialogues platoniciens, les personnages explicitaient constamment les conditions de leur entretien au point qu’en faisant une étude systématique des propriétés méta- dialogiques de l’activité interlocutive, on pouvait esquisser les éléments d’une pragmatique transcendantale platonicienne. Cela pourrait donc laisser penser que la philosophie maîtriserait totalement ses propres conditions d’expression, dans la mesure où on y observerait une adéquation la plus grande possible entre les schemes

3. Nous avons étudié ces phénomènes entre autre pour les dialogues de Platon (Cossutta 1994b) et pour r<Rtivre cartésienne (Cossutta 1996).

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doctrinaux et les schemes expressifs. Cela correspond effectivement à la vocation des grandes philosophies systématiques. Mais s’il est normal que la philosophie efface après coup les traces de son élaboration ou qu’elle en donne une version publique édulcorée ou reconstruite, pour permettre au lecteur de reparcourir son chemine­ment, cela ne justifie pas de la réduire à sa dimension purement conceptuelle ou démonstrative. Au contraire l’analyse du discours philosophique doit desserrer cette compacité expressive et observer comment sont effectués les montages, les mises en scène par lesquels la doctrine se joue ou se mime elle-même dans un espace de représentation qui utilise toutes les ressources de l’écriture. Elle a vocation à mettre en évidence le travail grâce auquel cette tentative d’adéquation se réalise, à évaluer les degrés de cohérence ou d’hétérogénéité que cela suppose, moins pour disqualifier la prétention du philosophe, que pour signifier que c’est aussi ce travail patient d’élaboration du sens, avec ses fourvoiements et ses réussites, qui caractérise l’activité conceptuelle. Ainsi, la maîtrise expressive est plus un idéal, que réalisent parfois avec bonheur certaines grandes œuvres, qu’un fait. L ’activité philosophique est faite d’une pensée qui se cherche et qui s’apprivoise elle-même dans le jeu du discours, entre la pure liberté créatrice qui découpe idéalement son objet, et les compromis formels qu’exige sa destination. Pour répondre à cette double nécessité, le philosophe doit maîtriser nombre d’exigences qui génèrent des tensions au sein de son texte. Entre la forme qui accomplirait l ’expression la plus rigoureuse et la plus pure de la structure des idéalités philosophiques, et ce qu’il faudrait prendre en compte pour réfuter les adversaires, initier un disciple, expliquer ce que l’on veut dire, il faut transiger. Tantôt on tente d’intégrer le plus économiquement le maxi­mum de contraintes discursives, et l ’on tend alors vers une œuvre-monde unique, tantôt on accepte une prolixité textuelle en redéployant ou réélaborant la doctrine au gré de formes d’expression, qui, à travers le choix d’un genre ou d’un mode d’exposition, satisfont de façon privilégiée l’une ou l’autre de ces contraintes.

Toute philosophie, quelle que soit la façon philosophique dont elle résout le problème de sa propre expressivité, doit satisfaire aux exigences inhérentes à la communication, négocier un rapport avec son public et les institutions sociales qui règlent la répartition de la parole. Un philosophe doit développer des stratégies pour être reconnu, il doit passer des alliances, s’adresser aux spécialistes, être accepté par ses pairs, chercher à officialiser sa doctrine. On peut dès lors parler avec D. Main- gueneau de « l’énonciation philosophique comme institution discursive ». Les phé­nomènes qu’il étudie ici-même, eux non plus, ne sont pas des éléments extrinsèques à la philosophie et doivent être pris en considération au même titre que ceux que nous venons de décrire. Pour échapper à un sociologisme réducteur qui traiterait méca­niquement le rapport du texte au contexte, on doit, là aussi, privilégier la richesse des composantes discursives de la philosophie, ne pas négliger les préfaces, étudier les notes qui renvoient à des systèmes d’affiliation, ou par leurs oublis à des dénis, étudier tout ce qui au sein du texte contribue à légitimer ses propres conditions d’élaboration.

L ’analyse du discours philosophique, grâce à l’étude des propriétés discursives appréhendées dans leur complexité et leur richesse, mettra donc en évidence le double aspect de la constitution philosophique : les conditions de son institution et celles de son instauration discursive. Son institution discursive médiatise le rapport entre œuvre et contexte, son instauration discursive médiatise le rapport entre formes expressives et schèmes spéculatifs.

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5 . Contraintes épistémologique» portant sur les méthodes. Règles de la méthode de l’analyse du discours philosophique

Il reste à présent à déterminer par quel biais aborder la philosophie comme discours. Les présupposés épistémologiques définis tout au long de cette réflexion contraignent autant la définition des méthodes que le choix des objets.

Nous pouvons écarter rapidement toute approche reposant sur une série de postulats qui, isolés ou groupés, représentent des impasses plus que des encourage­ments pour une analyse du discours philosophique : le postulat de réduction rédui­rait unilatéralement la complexité textuelle à l’une de ses composantes ; le postulat de traduction exigerait que l’on transpose dans un métalangage adéquat les contenus philosophiques, puis qu’on opère mécaniquement (voire automatiquement) des calculs sur le modèle pour obtenir une représentation du langage objet. Le postulat de normativité, solidaire des précédents, voudrait qu’à partir d’une référence ou d’un critère (langage idéal, langage ordinaire, modèles de genre, normes de raison­nement, règles de cohérence) on puisse procéder à des jugements de valeur revenant à disqualifier l’objet étudié. Le postulat prescriptif, conséquence du précédent, donnerait à celui qui le manie la possibilité de rectifier ou d’intervenir sur la question traitée en prétendant disposer des moyens de la résoudre ou de la dissoudre et par exemple de guérir ceux qui sont atteints par cette maladie philosophique. Nous ne nous attarderons pas à analyser ces postulats, solidaires d’une position en surplomb que nous avons déjà critiquée.

Nous nous attarderons un instant sur trois postulats dont la critique déterminera directement le choix d’une position méthodique : postulat éclectique, postulat ins- trumentaliste et postulat de « lecture en aveugle ».

Nous avons indiqué qu’il fallait envisager l’étude de la philosophie comme activité langagière, mais comment choisir entre les différentes approches offertes par les linguistes et les analyses du discours ? Il faut renoncer à une thèse excessive qui d’un point de vue extérieur poserait la réductibilité de la philosophie à sa dimension expressive, puis la réductibilité de celle-ci à l’un de ses constituants. On étudierait alors le texte en le réduisant à une de ses composantes, logique, rhétorique, séman­tique , stylistique, lexicologique par exemple. Il est intéressant de constater d’ailleurs que la seule tentative vraiment cohérente, suivie de la mise en œuvre de moyens importants, d’application des progrès de la linguistique à la philosophie, s’est développée dans le domaine lexicologique. Ce programme de recherche (soutenu par le CNRS) s’est développé dans le domaine de l’histoire de la philosophie et des doctrines et non dans une perspective d’analyse du discours 4. Il s’agissait, au début des années 70, de coupler l’utilisation d’outils informatiques avec les méthodes de la lexicologie statistique (les travaux du laboratoire de lexicologie politique de l’ENS de St-Cloud jouant un rôle pionnier). André Robinet en fondant le CIRPHO (Centre International de Recherches Philosophiques par Ordinateur) fut l’initiateur d’un tel projet en France, puisqu’il a mené à bien avec ses équipes des projets sur Malebranche, Descartes, Leibniz, Rousseau, et fonda une coopération européenne fructueuse dans ce domaine. La lexicologie assistée par l’informatique a pu procurer

4. Le programme développé par J . Cauvin 6e montre plus soucieux de penser, comme préalable à son approche du corpus hégélien, les caractéristiques langagières de la philosophie, comme le montre l'article remarquable qu’il avait consacré à cette question (Gauvin 1971). On pourrait en dire autant des travaux en Analyse Automatique du Discours de M. Pêcheux, en remarquant toutefois que le privilège accordé au discours politique n ’a pas vraiment permis d’en mesurer la fécondité en philosophie.

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<I«*H index d’occurrenceB et de cooccurrences, associés à des tables de répartition de fré(|uence pour le lexique des grandes œuvres philosophiques. On ne peut nier l’intérêt de telles tentatives pour l’historien de la philosophie qui, disposant ainsi de possibilités de recoupements, et pouvant examiner objectivement la répartition statistique des fréquences selon la chronologie, ou les passages d’une œuvre consi­dérée, trouve ainsi des moyens supplémentaires pour résoudre certaines questions cruciales pour la compréhension de la doctrine : « les procédures de statistique lexicale informatisée suggèrent de multiples applications pour l’étude approfondie des textes... : diagrammes de genèse, relevés structuraux, apparition et disparition de formes lexicales, rythmique interne aux œuvres, souplesse des constellations verbales ou durcissement des syntagmes systématiques, constitution de lexiques d’auteurs ou d’époques etc. L ’attention portée artificiellement sur des reliefs lexi­caux inaperçus à la lecture, même pointilleuses, renforce et développe notre connais­sance de la trame sémiotique sur laquelle s’énonce tout discours » (Robinet, 1978, p. 39). Ces diagrammes joueront un rôle pour les interprétations philosophiques qui « trouvent là des points de départ assurés, des clignotants qu’il ne faut pas perdre de vue durant le travail interprétatif, des éléments de preuve et de confirmation, mais aussi des initiatives heuristiques qui renouvellent l’approche des œuvres les plus classiques » (ibid. p. 40). Mais J . L. Marion soulignait dès l’origine les limites de cette entreprise en affirmant que « le matériau des réponses, muettes autant que disponibles, muettes puisque disponibles, ne livre rien qu’à la mesure de la perti­nence des questions ; il reste toujours indispensable de comprendre le penseur étudié, de le laisser parler, et donc de ne pas trop vite le considérer comme un objet que l’on suppose au discours de l’interprète » (Marion, 1973, p. 48).

On est alors confronté à un dilemme car, soit on fait un usage purement instru­mental de ces méthodes dans un cadre interprétatif, et c’est en définitive les métho­des de l’historien ou de l’herméneute qui sont déterminantes, soit on accorde plus de confiance à la discipline qui met cette méthodologie en œuvre, mais alors on risque de n’obtenir aucun gain pour la compréhension du texte philosophique. Ainsi, on peut se référer aux travaux de Lyons sur la sémantique platonicienne. Son ouvrage traduit en France (Lyons 1968) comporte deux chapitres consacrés à une exposition de la sémantique structurale. On sait moins qu’il en a élaboré les fondements à partir de l’étude du corpus platonicien (Lyons 1963). Les spécialistes de Platon auraient pu trouver là un instrument d’investigation. Effectivement M. Dixsaut, dans Le naturel philosophe, s’y réfère en admettant qu’un recours à la sémantique est utile, d’autant que Lyons étudie précisément les champs lexicaux de « technè, epistemè, sophia ». Mais elle ajoute très vite une limite à ce recours, qui s’il a pu jouer un rôle dans l’élaboration de son travail, n’apparaît plus comme tel dans le reste de l’ouvrage : on ne saurait conduire une analyse sémantique qui supposerait des réseaux de sens suffisamment stabilisés pour qu’on puisse y repérer des sous-systèmes et des hiérar­chies de niveaux, parce que « dans les dialogues, le Logos est intérieurement fracturé, à double sens, à double entrée : ironique » (Dixsaut, 1985, p. 36). D’ailleurs il faudrait, pour que l’étude de la dimension sémantique ait un intérêt, analyser la façon dont elle joue dans la forme dialoguée, puisque le niveau dialecti­que où on se situe, comme l’a indiqué V. Goldshmidt, est déterminant pour le sens qu’y prennent les énoncés. Mais le platonisme n’était pas du tout la préoccupation de Lyons, dont l’objectif était purement linguistique, le corpus platonicien n’étant qu’un champ d’élaboration et d’application : « le texte de Platon a été traité comme un corpus linguistique, dont l’analyse permet au linguiste de porter des jugements

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concernant la relation entre les éléments qui y sont présents, et de dire ce qu’il peut s’attendre à trouver dans d’autres exemples de langage soumis au même type d’analyse » (ibid., préface, non paginée). Il ne suffît pas d’isoler un seul niveau de stratification textuelle, ni de lui appliquer un outil linguistique 5 pour obtenir une analyse de discours. Ici le texte ne sert que de corpus pour l’élaboration ou la vérification d’un modèle élaboré en dehors de lui. Il est vrai que l’étude de Platon inviterait plutôt à l’étude des propriétés dialogiques du procès dialectique, et on peut espérer des développements récents de la pragmatique et de la linguistique du dialogue qu’elles développent une étude fine de la structure dialógale des dialogues platoniciens 6. Toujours est-il qu’aux postulats précédents nous opposerons la nécessité d’une analyse qui ne renoncera pas à obtenir un gain heuristique ou interprétatif du texte, qui prendra en compte tous ses niveaux constitutifs, concou­rant ainsi à l’enrichissement des hypothèses de l’historien de la philosophie.

On constate que des correspondances s’établissent tout naturellement entre des courants linguistiques ou de disciplines d’analyse du discours, et le choix d’un phénomène particulier du texte philosophique. Ainsi l’étude du champ conceptuel bénéficierait des apports privilégiés de la sémantique structurale, l’étude des struc­tures narratives celle de l’analyse du récit ou de la sémiotique de type greimassienne, la forme dialoguée celle d’une linguistique du dialogue, l’argumentation des apports d’une nouvelle rhétorique, les philosophies de la conscience, d’une linguistique de l’énonciation, l’étude des rapports entre œuvre et contexte d’une sociolinguistique ou d’une analyse du discours élargissant son horizon à la prise en considération de l’institution discursive.

Mais ces couplages, auxquels on ne saurait refuser une part de pertinence, illustrent le risque d’une dépendance forte à l’égard d’une philosophie évoquée plus haut, et tendent à fragiliser la vocation scientifique de ces approches : ou l’on privilégie un seul aspect du texte alors qu’il faudrait prendre en considération sa complexité, ou l’on risque un éclectisme méthodologique à vouloir superposer artificiellement ces études pour pouvoir analyser les dimensions correspondantes du texte. Il est certes légitime d’isoler aux fins de l’analyse certains phénomènes : par exemple si l’on veut faire une étude des aspects métaphoriques, comparatifs ou imagés chez Bergson, ou Kant, il peut être utile de disposer d’une critériologie fine, permettant de déterminer ce qui est métaphore ou image, etc. Cependant, les textes présentent les traces d’une activité discursive qui intègre les usages métaphoriques dans des constructions qui mobilisent des effets de style ou d’argumentation, des catégorisations conceptuelles, des structures d’adresse faisant intervenir un desti­nataire supposé ou réel, et enfin doit-on prendre en considération les contraintes doctrinales qui en règlent l’usage. On ne saurait par ailleurs faire dépendre l’étude du discours philosophique de l’évolution des rapports de force intervenant entre ces disciplines, écoles ou courants relevant des « sciences » du langage qui, à un moment donné, cherchent à occuper une position dominante dans les institutions et le champ disciplinaire.

5. Dans un autre registre, D. Parrochia a tenté de modéliser le système des dichotomies platoniciennes en appliquant au procès de division un modèle mathématique emprunté à la théorie des filtres issue de la topologie générale de Bourbaki (D. Parrochia, La raison systématique, Vrin, 1993, Livre I I , ch. 1 et 2).

6. Cf. sur ce point Auchlin A. « Une approche discursive du Ménon : sur le dialogisme explicite et la participation. » L ’écriture des philosophes /. Colloque organisé par le Collège International de Philoso­phie, P aris, 1995. Il existe en Allemagne et en Angleterre une bibliographie déjà importante sur ce point.

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Ces considérations plaident en faveur d’une méthodologie qui permettrait de rendre compte de la philosophie comme système d’actes, ensemble de gestes de pensée agis à travers le discours, et dont les traces demeurent à travers les marques ünguistiques stratifiées qui se déposent en écriture. La philosophie n’est pas le dépôt immobile d’une pensée rigidifiée dans la monumentalité d’une doctrine achevée, mais propose bien davantage le partage du geste par lequel elle constitue comme objet de sens ses objets et ses thèses. Certes la pensée dépose des thèses, offre des résultats, mais il est beaucoup plus important de comprendre le mouvement par lequel les significations ont été posées que de se référer à un catéchisme dogmatique. On ne séparera donc plus le corps, la biographie, l ’existence et la pensée quand on aura pris en compte là encore de façon non mécanique leur intrication 7. Une philosophie traduit moins une existence, une vie qu’elle ne médiatise à travers ses gestes une forme de vie, une forme d’existence. On pourrait ainsi étendre la concep­tion développée par P. Hadot à propos des philosophes antiques, jusqu’aux systèmes qui paraissent les plus refermés sur leur abstraction (Hadot, 1992, p. 9). On les interpréterait comme « exercices spirituels », puisqu’ils nous invitent à nous appro­prier leur gestuelle, ou ce qu’on pourrait appeler aussi leur style.

Une linguistique des opérations associée à une approche pragmatique du dis­cours est indispensable, si on veut restituer cette dimension expressive de la philo­sophie, et garder à son texte la caractéristique d’une œuvre vive. On peut en effet les associer, dans la mesure où toutes deux tendent à privilégier l’étude des composantes énonciatives du discursif, ce qui les rend virtuellement compatibles, et on doit le faire si l’on veut penser simultanément le rapport de la philosophie considérée comme genre de discours à son « ailleurs » extradiscursif, et à son intériorité doctrinale.

Il convient donc à présent de définir une hiérarchisation de niveaux opératoires permettant d’intégrer les composantes linguistiques et discursives du philosophique dans un modèle général.

I I . Construction des catégories de l ’analyse discursive

1 . Opérations linguistiques, opérations discursives

Pour construire les catégories d’une approche discursive du philosophique, sans qu’elle soit grevée par les limites inhérentes à la restriction de son domaine d’objet (théorie qui ne vaudrait que pour la philosophie), il faut que la théorie qui lie les catégories dans un modèle général s’intégre dans une théorie générale du et des discours.

Pour construire une théorie générale du et des discours sans que l’élaboration de ses catégories soit dépendante d’autres champs disciplinaires, ou de préconstruc­tions idéologiques ou philosophiques, il faut faire en sorte que la théorie générale du discours s’articule à une théorie linguistique générale. Ainsi l’analyse du discours philosophique cherchera, pour penser les opérations complexes, leurs points d ’ac- croche dans des formes linguistiques. Il ne s’agit pas de proposer une réduction du

7. Sur ce point, nous souscrivons aux analyses proposées ici-même par D. Maingueneau sur le statut 'le lu biographie et de l ’éthos, avec les aménagements requis par le déni dont ils font en apparence l ’objet chez nombre de philosophes.

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discursif à du linguistique, mais de comprendre que ce qui opère à un niveau transphrastique trouve son ancrage dans des micro-opérations associant les repères énonciatifs, le lexique et la syntaxe. Nous partageons le point de vue de Sophie Moirand pour qui « Les indices verbaux d’ordre linguistique sont constitués par l’organisation du lexique dans l’ordre du discours, les récurrences ou les raretés d’apparition de constructions syntaxiques sous-jacentes ou de celles qui apparais­sent en surface, la présence effective de marques énonciatives (traces d’opérations énonciatives privilégiées : positionnement de la personne, positionnement par rap­port au temps ou à l’espace, détermination, quantification, thématisation, modali­tés, hétérogénéités exhibées ou suggérées) » (Moirand, 1990 : 6-7). C’est là une conviction forte, pour reprendre son expression, puisqu’elle pose « la nécessité d’une “prise” linguistique du pragmatique et de l’argumentatif dans la matérialité du texte » (ibid. P. 7). On pourra alors déterminer la portée et les limites de leur valeur opératoire au niveau transphrastique, déceler les mécanismes des transferts de propriétés, relever des marqueurs communs. Cela ne nous dispensera pas de devoir différencier des niveaux de structuration fonctionnant comme des paliers d’intégration des différents types d’opérations, ni de devoir élaborer un modèle général articulant la façon dont ces opérations générales de mise en langue et de mise en discours concourent à la spécification du discours philosophique. On pourra ainsi élaborer les catégories permettant de représenter rigoureusement sinon formelle­ment les contraintes de mise en discours. Notre hypothèse théorique consiste à utiliser la linguistique d’A. Culioli pour en transposer l’esprit (sens d’une analyse détaillée des mécanismes de langue, réflexion épistémologique sur la construction des représentations métalinguistiques, prise en considération comparative de la diversité des langues, phénomènes de langue représentés comme opérations), et les méta-catégories (systèmes de repères, décrochage, frontière, arbre à came, curseur) au niveau d’une linguistique du discours. Il nous semble en effet qu’il est possible de transposer au plan du discours ce constat à valeur programmatique : « Lentement, nous passons d’une linguistique des états à une linguistique des opérations. Peu à peu, nous entrevoyons que la langue est une incessante mise en relation (prédication, énonciation), grâce à quoi des énonciateurs, en tissant un jeu structuré de référen­ces, produisent un surplus d’énoncés et repèrent une pluralité de signification » (Culioli, 1973, p. 87). Nous ne prétendons pas à nous seul développer une telle analyse des opérations discursives mais en avoir indiqué la nécessité. S’il y a sous la diversité des formes d’expression philosophiques des contraintes générales inhéren­tes à toute mise en discours, qui pèsent sur l’effort pour penser lorsque celui-ci s’effectue à travers la langue, on peut définir l’analyse du discours philosophique, pour paraphraser encore une formule fondatrice de la conception culiolienne, comme la discipline dont la finalité est d’appréhender l’activité discursive à travers la diversité des textes.

2 . Détermination et hiérarchisation des opérations linguistiques et discursives

Comment éviter le double risque du réductionnisme linguistique et du laxisme dans la catégorisation ? Il faut distinguer et hiérarchiser des types de catégories et distinguer les niveaux où elles interviennent dans la complexité discursive du texte. Puisqu’il s’agit ici en effet dans la majorité des cas de discours écrits, il faudra accorder une attention particulière aux contraintes spécifiques à la mise en texte : nous accorderons par exemple une attention particulière au rôle joué par la maté­rialité spatiale du livre-support. Au même titre que le temps associé à la première

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personne dans le dispositif énonciatif (rôle du présent d’énonciation), il constitue en effet un élément situationnel qui va jouer un rôle considérable dans les opérations de repérage interne au discours, permettant de situer les paquets d’énoncés les uns par rapport aux autres. On voit sur cet exemple que les opérateurs linguistiques jouent un rôle intermédiaire favorisant la construction d’opérations discursives complexes. Dans l’exemple choisi, le système des espaces typographiques, les découpages divers, la numérotation des pages, paragraphes ou chapitres, sont mis en relation par le moyen d’un système de renvois effectués par des marqueurs aspectuels, déictiques, anaphoriques divers, avec des éléments du contenu philosophique qui peuvent être désignés par une catégorie doctrinale ou par d’autres formes thématisantes. Ces opérateurs de renvoi ancrés dans des formes syntaxiques (anaphoriques) ou lexica­les (répétition d’un syntagme nominal, reprise substantivée d’un procès), consti­tuent un niveau d’organisation élémentaire souvent structuré par des prises en charge énonciatives (« comme nous l’avons amplement montré au paragra­phe 2 ... »), qui permettent à l’énonciateur de gloser ou nommer les opérations discursives qu’il effectue, comme l’atteste la référence de « amplement montré » à la sphère argumentative. On distinguera des marqueurs linguistiques constituant le support ou jouant un rôle dans la construction d’opérations discursives (ex. : rôle des relais anaphoriques dans la densification d’un discours à visée didactique ou argumentative), des marqueurs non directement linguistiques entrant dans la com­position ou constituant le support d’opérations discursives (rôle d’opérateurs rhé­toriques, argumentatifs, relais métadiscursifs, ordre d’exposition, jeux sur les niveaux référentiels). De même qu’on peut regrouper des faisceaux de marqueurs pour définir des opérations en langue que l’on représente par des catégories méta- linguistique (A SSERTIO N , M ODALITÉ, G É N ÉR IC ITÉ , ANAPHORE, PASSIVATION, NOMINALI­S A T IO N ...) , on pourra définir, par composition d’opérations linguistiques et de marqueurs proprement discursifs, des opérations discursives définies en termes de contraintes ou représentées par des métacatégories discursives (ARGUMENTATION, D ID A CTICITÉ, DIALOGICIT É , R E N V O I...) .

L’appréhension du niveau discursif pose des problèmes spécifiques en philoso­phie. Nous voudrions en évoquer quelques-uns. Les sujets parlants, même s’ils ont une activité de commentaire sur leur propre activité langagière (reformulations, méta-énoncés relevant d’une activité qualifiée par A. Culioli d’épilinguistique), ne passent pas leur temps, sauf s’ils sont linguistes ou professeurs de langue, à intro­duire explicitement les catégories grammaticales ou les règles sémantiques qui gouvernent leur production verbale. De la même façon, maie c ’est déjà moins vrai pour les discours de transmission de connaissance ou de vulgarisation (Beacco- Moirand, 1995), l’utilisation du discours ne suppose pas en permanence une expli­citation de ses conditions de fonctionnement, même s’il est vrai que la recherche d’une entente par exemple, oblige au cours d’un échange à rechercher des ajuste­ment en explicitant certains postulats conversationnels. En philosophie, ce travail est constant, celui qui définit dit qu’il définit, celui qui démontre non seulement le dit et en disant le donne à croire, mais souvent explicite ce qu’il entend par démonstra­tion. Cela introduit une difficulté particulière parce qu’il sera difficile de bien distinguer la représentation métadiscursive de ces opérations de leur dénomination »a définition en contexte par le philosophe. Pourtant, il faut intéger cette activité métadiscursive du philosophe à l’analyse, en mettant en évidence la part des procédés qui sont généraux, et en délimitant exactement leur part et leur degré d'implication dans les contenus doctrinaux : tous les philosophes utilisant le support

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«lu livre recourent au système du blanc typographique, et souvent numérotent des régions de texte ou les associent à des titres. Pourtant, ce système peut prendre une valeur signifiante ou non, en vertu des contenus. Ainsi l’utilisation de structures de numérotation ternaires chez Hegel (par exemple dans / ’Encyclopédie des sciences philosophiques) est liée au rythme du procès dialectique dont il rigidifie ici l’exposi­tion pour des raisons didactiques. De la même façon, comme le montre ici K. Ehlich, le fonctionnement du régime anaphorique chez le même auteur répond aux mêmes contraintes que d’autres niveaux macro-contextuels de l’expressivité hégélienne.

Une seconde remarque a trait à la distinction et à la portée des opérations discursives. On peut, lorsqu’on élabore un modèle, distinguer abstraitement des opérations, examiner leurs règles de compatibilité, mais l’étude suivie et détaillée des textes montre qu’elles sont toujours liées, que les mêmes opérateurs linguistiques concourent simultanément à leur mise en œuvre. Ainsi un renvoi peut fort bien simultanément permettre une économie en évitant la répétition, consolider une thèse, et renforcer la systématisation doctrinale. Nous avons montré à propos de Platon, Descartes, Spinoza ou Hume, que les tâches d’argumentation, d’explica­tion, d’initiation s’opéraient simultanément, selon des modalités toujours différen­tes chez chaque auteur, en fonction d’une visée privilégiée selon les thèses philoso­phiques soutenues. Enfin, la portée de ses opérations pose des problèmes d’échelle et de découpage. En effet, le discours construit son propre espace-temps à mesure qu’il se développe linéairement, ce qui oblige à travailler aussi bien en micro-contexte qu’en macro-contexte. On peut isoler une séquence définitionnelle ou consacrée à la description d’un cas particulier, mais nombre de processus se déploient transversa­lement sur un texte entier. Ainsi, limiter par exemple l’étude d’une métaphore dans une œuvre de Kierkegaard à un passage donné, empêchera de remarquer la pré­gnance significative de certains thèmes métaphoriques que seule l’analyse du texte entier permet de comprendre.

3 . Hiérarchisation des catégories

Pour commencer à clarifier quelque peu la complexité des opérations discursi­ves, on peut distinguer les quatre niveaux où elles opèrent en leur associant les catégories qui permettent de les représenter.

(1) Catégories permettant de désigner les phénomènes de construction des énoncés.

Il s’agit ici de cerner des opérations syntaxiques et sémantiques qui ne sont pas spécifiquement transphrastiques, mais entrent dans la composition des opérations de niveau discursif : propriétés lexicales, nominalisations, passivations, phénomè­nes de focalisation et de repérage, valeurs aspectuelles, déictiques, anaphores. Ces catégories renvoient à la langue pour autant qu’elle structure tout discours : elles prennent en considération des mécanismes de repérage fondamentaux, dans la mesure où l’articulation entre la prédication et l’énonciation est effectuée à leur niveau. La linguistique culiolienne est un cadre satisfaisant pour leur traitement (Culioli, 1990). A la limite, ce niveau ne concerne que l’analyse interne des énoncés, mais on voit bien que les relations transphrastiques le supposent nécessairement, puisque la répétition d’un syntagme nominal, l’intervention d’un relatif ou de tout autre anaphorique par exemple, permet d’engendrer une trame énonciative com­plexe, homogène dans la mesure où elle construit sa propre cohérence (suivi isoto­

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pique, cohérence sémantique, harmonisations des marques morpho-syntaxiques), ou la modifie par variations, ruptures, changement d’embrayage ou de régimes sémantiques.

(2) Catégories générales permettant de décrire la mise en discours.

Un faisceau d’opérations syntaxico-sémantiques concourt à la construction d’opérations nécessaires à toute mise en discours, et qui interviennent donc pour her les énoncés dans l’organisation du discours, indépendamment des considérations de visée, ou de genre. Les catégories de ce niveau désignent des phénomènes, qui certes peuvent être repérés ponctuellement à travers les traces des opérations linguistiques qui les mettent en œuvre, mais se caractérisent avant tout par le fait qu’ils contri­buent à la construction de la trame même du discours. Tout discours utilise des repères énonciatifs, aspectuels, déictiques, détermine des zones et des séquences articulées selon des modes de relation qui font d’une production orale ou d’un texte un espace/temps susceptible d’être parcouru et d’entrer dans un mécanisme de bouclage fait de rétroactions et d’anticipations. On trouve la position des repères énonciatifs réglant la distribution de la parole et l’attribution du dire, rendant possible l’émergence d ’un cadre d ’espace/tempe spécifique qui prend la forme générale d’une scène (cf. Cossutta, 1989) où viennent s’inscrire les événements du discours. Tout discours, pour autant qu’il a nécessairement un destinataire (son absence apparente étant un cas limite), construit une image de sa destination, et on peut légitimement regrouper tous les traits grâce auxquels cette fonction est rem­plie... On examinera également la position des systèmes référentiels : référence et co-référence, anaphore textuelle. Nous désignons par ce terme tous les phénomènes de relayage et de renvois grâce auxquels un discours, un texte peuvent se référer à eux-mêmes (simple système de grille numérique, ou renvois élaborés à l’aide de déictiques). On relèvera enfin les opérations qui concourent à la position thémati­que, à l ’obtention d’une cohérence textuelle assurant à la fois une identité à travers la variation, et autorisant l’apport d’informations nouvelles par rapport à un repère constituant le fond identique du propos.

(3) Catégories générales permettant d’identifier de grandes contraintes discursives.

Les opérations précédentes constituent des supports ou des cadres pour la mise en place d’opérations discursives plus complexes : le discours quel qu’il soit obéit à des visées qui sont liées simultanément aux conditions du traitement de son objet, et aux conditions de son inscription dans le procès de communication. Nous appelons « contraintes du discours » les macro-opérations qui lui permettent de prendre une configuration déterminée en visant une fin : tantôt il transmet une information, tantôt il la réélabore, la critique, l’exphque, mais il peut également viser par des prescriptions, des conseils, des souhaits, à modifier l’attitude du destinataire. Enfin il peut proposer un univers de sens qui n’est pas destiné directement à véhiculer un contenu informatif, ni à modifier nos attitudes, comme c ’est le cas dans la fiction ou pour l’examen d’une hypothèse. Ces opérations générales, répondant aux visées du discours, ne sont pas spécifiques d’un type de discours, même si leur prévalence peut contribuer à spécifier des genres : les opérations didactiques, argumentatives, pé­dagogiques, dialogiques, polémiques, tantôt interviennent de façon localisée, tantôt donnent au discours sa coloration prévalente. On peut ainsi distinguer un passage dialogué d’un dialogue. Il y a des aspects didactiques dans d’autres productions que

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celles qui, comme les manuels scolaires, sont régies par cette contrainte. Ainsi on décrira sous ces catégories les grands principes de structuration du discours, sans préjuger des types ni des genres qu’ils permettent d’élaborer. On mettra ainsi en évidence la présence des schemes organisateurs de la présentation des contenus (structures narratives, schéma de composition).

(4) Catégories spécifiantes, permettant de désigner des fonctions particulières à unmode de discours ou de définir des types de discours.

Ces catégories désignent des opérations qui, tant par la nature du travail référentiel portant sur la constitution du domaine d’objet que par la nature du procès de mise en relation des énonciateurs entre eux ou aux énoncés, contribuent à la constitution de formes expressives dotées de caractéristiques distinctives plus ou moins stables. Ainsi il est vrai par exemple que la contrainte didactique, l ’obligation de procéder à des renvois internes, ou les procédés de focalisation peuvent jouer un rôle dans toutes les productions discursives ; mais un discours sera didactique s’il est structuré par des opérations qui le spécifient comme tel (répétition, emplois parti­culiers des tournures personnelles, formes d’adresse, recours à l’exemplification). Mais s’il est possible de repérer des contraintes spécifiquement didactiques, un discours n’est pas didactique en soi. Il est construit comme tel à travers d’autres systèmes de contraintes : la transmission de connaissances dans une communauté de spécialistes, la vulgarisation scientifique, la relation pédagogique, le manuel de philosophie, croisent la didacticité avec d’autres contraintes qui les spécifient comme situation communicative, comme type de discours ou comme genre. On peut se demander si les différents types de discours ont une façon identique de mettre en œuvre les mêmes contraintes, ou s’ils construisent à chaque fois des contraintes spécifiques, comme semblent l’attester pour la philosophie les contributions ici rassemblées qui portent sur l’emploi du pronom à la première personne.

4 . Construction d ’un modèle de l ’appareil de l ’énonciation philosophique

Nous avons défini des niveaux opératoires et des types d’opérations, et leur avons associé des catégories qui en permettent une représentation métadiscursive. Nous en avons évoqué quelques-unes, mais sans faire l’inventaire complet des opérations constituantes de la discursivité philosophique. Il faut pour cela construire un modèle théorique qui, respectant les niveaux qui viennent d’être définis, permette de dénombrer et d’associer les opérations qui en contraignent la mise en discours et en définissent progressivement la spécificité. La particularité du philosophique étant de reprendre les opérations qui déterminent sa constitution discursive (instituante et instauratrice), en les (re)catégorisant conceptuellement, on pourra dès lors leur associer leur forme transposée. Ainsi en philosophie les repères énonciatifs, effacés sous le procès de pensée objectivé, ou exhibés, assumés à la première personne, ou associant les coénonciateurs pour instaurer une relation avec un interlocuteur supposé, conjugués avec d’autres opérations du niveau précédent contribuent à spécifier la figure de l’Auteur, ou du Philosophe tel qu’il est dessiné dans l’espace scénique ainsi instauré, tout comme celle du Destinataire. Sur chacune des places et des relations de l’appareil énonciatif sont construites les fonctions majeures qui concourent, pour la philosophie par exemple, à la mise en œuvre du procès de pensée qui structure la présentation de la doctrine.

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Nous avons présenté ailleurs de façon détaillée un tel modèle auquel nous nous permettons de renvoyer (Cossutta, 1994c et 1989). Nous privilégierons plutôt l’exa­men d’un exemple, qui permettra de voir comment on peut croiser l’analyse de certaines opérations discursives en procédant à l’examen de leur mise en œuvre dans un texte philosophique. Observons la façon dont les opérations de renvoi, que nous avons évoquées plus haut à titre d’exemple, contribuent à la structuration de l’exposition démonstrative et didactique dans l’Ethique de Spinoza.

I II . Anaphore textuelle, contraintes didactiques et systém aticité : 1 ’’Ethique de Spinoza

1. L ’anaphore textuelle et la construction de l’eapace-temps discursif

Il conviendrait de parler de procédés diaphoriques, mais, ne tenant pas compte ici de la distinction entre anaphore et cataphore, noue désignons par ce terme les opérations de reprise ou d’anticipation d’un terme dans la chaîne du discours. Les opérateurs linguistiques de l’anaphore sont multiples : substituts pronominaux (pronoms démonstratifs, pronoms personnels à la troisième personne, pronoms relatifs), verbes, adverbes voire adjectifs anaphoriques. Ils offrent une série de mécanismes qui, permettant à la fois une translation et un transfert de sens, interviennent dans la construction d’opérations plus globales qui ont pour fonction d’assurer au niveau du discours la translation et le transfert de sens. Nous dési­gnons, rappelons-le, cette opération générale parle terme d’« anaphore textuelle ». L ’Anaphore linguistique n’opère pas seulement au niveau de la phrase, mais elle contribue, avec d’autres phénomènes, paraphrasages, redondances, itérations, à produire une trame complexe qui joue à la fois séquentiellement et pour ainsi dire synoptiquement, puisqu’elle maille les énoncés dans un filet plus ou moins dense de boucles de rétroaction ou d’anticipation. Mais cette anaphore micro-contextuelle, si elle assure un suivi et une cohérence interphrastique, a nécessairement une portée limitée. Elle doit donc être relayée par des opérateurs qui vont jouer un rôle analogue, mais cette fois en portant sur des groupes d’énoncés plus importants, et surtout en reliant des éléments appartenant à des phrases disjointes. L ’anaphore textuelle joue un rôle considérable pour la cohérence thématique et sémantique, puisqu’elle assure la continuité interphrastique d’un sens qui est en quelque sorte transporté en même temps qu’il est retravaillé (changement de focalisation, etc.). Elle joue également un rôle déterminant dans la constitution de l’espace-temps textuel, puisqu’elle assure un repérage interne et des renvois qui permettent de contrebalancer la linéarité séquentielle du discours par une mise en présence quasi-simultanée de tout ou partie du texte par rapport à un de ses lieux/moments. Il ne s’agit pas seulement d’assurer le maintien ou la transformation d’un niveau isotopique, mais de construire le texte comme son propre référentiel en lui associant des repères topologiques ou temporels. Cette opération est extrêmement générale et joue un rôle considérable dans toute l’activité langagière, puisqu’elle fait du texte sa propre mémoire, le constituant comme une archive que l’on peut reparcourir sans fin, que l’on peut à la fois totaliser à mesure qu’on en parcourt le chemin jusqu’à la fin, ou dans laquelle on peut se réimmerger si l’on se réinscrit dans une des zones d’espace-temps qui le composent. Le texte est ainsi offert dans une disponibilité permanente qui l’ouvre à la lecture, lecture contrainte par les ciblages imposés et les renvois explicites, mais aussi lecture ouverte à qui veut s’y frayer son propre

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cheminement. Sans elle nous serions voués à la fragmentation, limités à des atomes de sens isolés : toute activité discursive suppose la construction d’un espace/temps homogène à l’intérieur duquel transitivité interne (enchaînement des séquences, isotopie, homogénéité identifiée des « contenus ») et tr ans ver s alité (répétitions à distance de l’identique — noms propres, systèmes de désignations etc. — reprises, renvois, anticipations, bilan général) se croisent sans cesse grâce aux anaphoriques textuels.

La question du statut de cette catégorie nécessiterait une investigation beaucoup plus approfondie. Faut-il désigner comme anaphore des phénomènes discursifs qui habituellement ne relèvent pas de cette catégorie ? Tous les opérateurs mis en jeu pour cette constitution n’étant pas des anaphoriques, faut-il élargir à ce point la catégorie d’anaphore, ou désigner par un autre terme ces phénomènes si l’on pense qu’ils constituent une classe bien définie ? Faut-il y intégrer des phénomènes qui ne relèvent pas de l’énonciatif : grilles de numérotation et pages, opérateurs de mise en relation logique ? Par ailleurs cette question recoupe celle qui occupe la sémantique (répétitions strictes par synonymie ou élargissement en classes paraphrastiques) ? Est-il nécessaire de rappeler qu’il ne faut pas confondre anaphore et coréférence, cette dernière assurant aussi pour une part des effets de continuité sémantique. Enfin, la continuité/cohérence globale est également liée à des systèmes de contrainte qui mettent en forme le discours selon des structures préconstruites : structures prosodiques ou rythmiques, structures de genre : un roman, une pièce de théâtre obéissent à ou suscitent l’attente de structures narratives ou dialogiques qui sché­matisent l’espace-temps du discours et contribuent à la structuration de son univers interne. Nous ne pouvons entrer ici dans l’analyse de cette question, nous attachant seulement à indiquer les caractéristiques générales d’une contrainte de mise en discours qui, pour la philosophie, joue un rôle considérable.

Si toute mise en discours, orale ou textuelle, suppose comme une de ses conditions fondamentales la possibilité de croiser continuité et renvois, tous les discours n’en font pas le même usage : coexistent des formes très contraintes, et donc denses, et des formes lâches et dispersives à côté de formes équilibrées, tant du point de vue séquentiel que transversal : la prise en considération de la variation qualitative et quantitative de l’anaphore textuelle permet une description fine de ce qu’on pour­rait nommer métaphoriquement le « grain » du texte. Mais il s’agit moins ici d’éta­blir des coefficients de densité ou de dispersion, que d’analyser certains phénomènes structurels pour l’exposition doctrinale d’une philosophie : celle-ci doit pouvoir assurer son déploiement linéaire selon un ordre séquentiel contraignant, qui déter­mine les phases de la lecture, mais doit aussi accomplir sa structuration en un corps d’énoncés homogènes. L ’anaphore textuelle accomplit donc une fonction de totali­sation par laquelle le discours se rapportant à lui-même, ayant des limites, une aire propre à l’intérieur de laquelle sont définis topologiquement des régions, temporel- lement des moments, peut opérer la systématisation doctrinale, et rendre possible sa réactualisation par un lecteur.

2 . Anaphore textuelle, didacticité et systématisation de la doctrine spinoziste dans l'Ethique

Nous voudrions montrer comment Spinoza doit résoudre un problème d’équili­bre entre la construction de sa doctrine selon le point de vue de la vérité de l’idée adéquate, et la nécessité de tenir compte des contraintes communicationnelles permettant d’opérer une conversion des lecteurs et d’universaliser son propos.

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Didacticité et Expressivité selon l’ordre rigoureusement démonstratif semblent se contredire, et c ’est la densité des renvois internes du système qui, accentuant son caractère hermétique, semble en rendre l’accès impossible. Or nous montrerons au contraire que VEthique, en superposant des réseaux de renvois, en intriquant ainsi selon des règles rigoureuses des strates discursives fonctionnant selon des régimes énonciatifs différents, peut satisfaire simultanément les contraintes didactiques (expliquer), pédagogiques (convertir par l’intériorisation compréhensive), démons­tratives (enchaînement déductif des propositions).

A) Forclusion systémique du pédagogique et paradoxes de lecture

Dans l'Ethique, l’exposition more geometrico identifie la progression démonstra­tive au développement de l’ordre intrinsèque des contenus. P ar conséquent, la présentation semble anti-didactique puisqu’elle suppose qu’on se place d’emblée au niveau de la connaissance du troisième genre, les préjugés communs ainsi que les « préjugés » cartésiens se trouvant heurtés de plein fouet. Le risque est donc considérable pour l’auteur de ne pas être lu, et donc de ne pas être compris. Le philosophe est pris entre deux exigences contradictoires : d’une part celle de la logique immanente du système qui part des catégories les plus abstraites pour le lecteur, puis progressivement s’enrichit de considérations plus denses anthropolo­giquement, et d’autre part les exigences de la compréhension qui supposeraient que l ’on commençât par les matières qui nous sont les plus familières, comme le faisait le Traité de la Réforme de l'Entendement qui cheminait en partant de l’analyse des préjugés et en distinguant les genres de connaissance.

Pour comprendre les raisons de ce choix d’exposition, il faut avoir lu le texte en entier, si bien qu’à la limite on ne peut comprendre le début que si on est parvenu à la fin. Mais pour comprendre la fin il faut avoir suivi pas à pas la progression déductive, et donc commencer par la partie la plus difficile, celle qui n’offre à l’imagination et aux transpositions concrètes qu’une prise minimale. Il faudrait donc une propédeutique permettant d’entrer dans le texte, mais cela contredirait l’esprit de la doctrine, qui a renoncé à exposer dans une partie spéciale la méthode. Il faut donc y entrer « par le haut », sans que rien ne puisse nous dispenser de l’effort de lecture : seule une ascèse volontairement consentie permet aux difficultés qui le rendent indéchiffrable de donner au texte la valeur d’une épreuve initiatique.

Ces premières indications mettent en évidence une propriété paradoxale du discours philosophique par rapport à la fonction pédagogique. Le texte de l'Ethique semble nier la possibilité d’un parcours progressif, qui du simple au complexe, du facile au difficile, prendrait en charge le disciple pour l’accompagner pas à pas vers la compréhension du système. Spinoza place d’ailleurs dans l’ultime scolie de l’ultime proposition de l'Ethique une remarque essentielle pour justifier philosophi­quement cette extrême difficulté. C’est la pleine intellection de l’idée adéquate qui transforme l’âme : « Le sage au contraire (de l’ignorant), considéré en cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement » (Scolie de la proposition XLII livre V, p. 341, trad. Appuhn.G. F.). Ici, la présentation delà vérité est tellement brutale qu’elle éblouit et demeure hermétique, ou d’un ésotérisme décourageant. Mais c ’est, de façon paradoxale, la fascination qu’exerce la présentation de l’ouvrage qui constitue l’appel initial à partir duquel le lecteur va consentir à l’effort de déchiffrage. C’est la joie éprouvée

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dans l’effort pour vaincre les difficultés de compréhension qui constitue le motif d ’un approfondissement, comme le confirme la fin de la scolie de la même proposition :

« Si la voie que j ’ai montré qui y conduit, paraît extrêmement ardue, encore y peut-on entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et si l’on y pouvait parvenir sans grand peine, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare » {ibid. p. 341. C’est nous qui soulignons).

B ) Fonction didactique et initiatique du dispositif form el de l'exposition

La didacticité est liée à la disposition d’ensemble du système qui, avant d’expli­citer à mesure qu’il se développe les conditions de sa compréhension par le lecteur, donne à percevoir typographiquement sa structure d’exposition ordonnée déducti- vement. Cette présentation constitue en tant que telle l’accomplissement d’une visée didactique, même si cette visée est une propriété immanente au système et non le résultat d’une forme particulièrement adaptée à la compréhension. Pour M. Gué- roult, l ’exposition géométrique est l’expression adéquate et nécessaire de la doc­trine : « L ’indissociabilité absolue de la philosophie de la déduction more geomé­trico qui l’accomplit s’établira avec évidence au cours du livre II, lorsque sera déduite la nature de la connaissance adéquate. Mais si cette indissociabilité est effective, la structure de la pensée et celle de la méthode ne faisant qu’un, il est clair que l’unique voie légitime pour entrer dans la doctrine est de s’associer au processus démonstratif qui seul, selon elle, peut produire la vérité » (Gueroult, 1968, p. 14). Le paradoxe veut cependant que ce soit précisément le choix d’une rationalité absolue dans l’exposition qui crée des effets d’obscurité : en effet la présentation deductive a bien pour objet une explicitation totale des contenus, comme le formule si bien Guéroult : « cette “prolixité” géométrique étant condition de la connaissance adéquate, ne fait qu’un avec le développement doctrinal, car elle opère une genèse intégrale des concepts grâce à quoi s’instaure, pour chaque chose considérée, la vision de toutes ses relations à l’intérieur de sa seule idée » (ibid. p. 15). Pourtant, l’explicitation semble nuire à la compréhension, dans la mesure où le refoulement des indémontrables dans un stock liminaire de définitions et d’axiomes, puis la position des propositions assorties de leurs démonstrations préparant la définition de l’essence de Dieu, placent d’emblée le lecteur dans un univers de sens clos sur lui-même : clôture sémantique puisque les énoncés définitionnels font violence aux habitudes héritées du cartésianisme, et clôture référentielle puisqu’on ne peut, au début du livre I, associer immédiatement aucun dénoté aux concepts ou proposi­tions. Mais « encore y peut-on entrer », et la voie abrupte est compensée par des mécanismes d’explication qui en facilitent l’accès. Spinoza prend en effet le parti de « redoubler » cette exposition déductive par une série de dispositifs discursifs qui tous permettent d’assurer la lisibilité du texte et contribuent à la satisfaction de ce que nous avons appelé contrainte Didactique. Il procède en effet à une dissociation visuelle et fonctionnelle du didactique.

C’est donc en utilisant toutes les ressources spatiales de ce mode de présentation géométrique que la contradiction est résolue. En effet, cette forme d’exposition joue sur la disposition visuelle des séquences textuelles : chaque partie isolée typographi­quement (titre, blanc, numérotation) se voit assigner un rôle fonctionnel selon un schéma valable pour l’ensemble de l’œuvre. Chaque section de texte est assortie d’un index définissant sa fonction (« définition », « explication ») et d’un repère numé­rique (la numérotation étant recomposée pour chacun des cinq livres). Ainsi, les

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ilrtinilioiiH, axiomes, propositions, démonstrations et corrolaircs se succèdent selon un ordre immuable, chaque proposition se déduisant immédiatement de la précé­dente, et supposant toutes les précédentes, ainsi que leur démonstration pour être à Hon tour validée, ou convoquant plus spécialement grâce aux systèmes de renvois celles qui concourent à sa démonstration (nous avons étudié ailleurs le rapport entre l’ordre déductif et l’ordre d’exposition). Selon le même principe, Spinoza associe, tout en les hiérarchisant typographiquement, des passages à portée didactique à chacune des unités fonctionnelles qui structurent le texte : les explications repren­nent les définitions, les scolies suivent l’énoncé des propositions démonstrations et corollaires, les appendices ou les préfaces encadrent les différents livres de l’ouvrage. Cela permet à la fois des interventions didactiques au fil du texte pour faciliter la compréhension de telle proposition, tout comme des mises en perspective cavalières portant sur un problème d’ensemble. L ’œuvre semble donc croiser deux formes d’exposition simultanées : le travail d ’explicitation déroule le fil déductif, explore l’ensemble des dimensions démonstratives jusqu’au niveau du corrolaire, et le fil explicatif interrompt la trame déductive, et la reprend dans un méta-discours pour en faciliter l'intelligibilité. Ces fils s’intriquent selon deux règles : explications et scolies sont intercalées sous les énoncés doctrinaux, préfaces et appendices encadrent et surplombent les masses compactes de chaque livre.

L ’articulation de ces deux dimensions forme le tissu complexe mais homogène à travers lequel s’organise le texte de VEthique. Grâce au jeu des découpages évoqués plus haut, grâce au système des renvois et références internes se dessinent des principes de composition et des parcours qui vont offrir à la lecture des chemins multiples et différenciés.

Nous envisageons ici des trajets pensables, tels que la forme de l’exposition les rend possibles, laissant de côté la question de leur lecture effective par tel ou tel individu déterminé.

Lecture 1

On pourrait dans un premier temps envisager de dissocier tous les aspects didactiques (scolies, explications, introductions, appendices), pour ne garder que la partie dogmatico-démonstrative, puis au sein de cette dernière, ne garder que les axiomes, définitions et propositions, sans les démonstrations ni les corrolaires. Nous disposerions alors d’un pur enchaînement de thèses. En fait, ce qui frappe à pratiquer ce type de lecture, c ’est plutôt l’absence d’enchaînements, les propositions semblant juxtaposées ou reliées par une liaison thématique plus que logique. Elles fonctionnent plutôt comme des aphorismes qui condenseraient le véritable contenu de la doctrine. Leur lecture à la suite les unes des autres ne peut donc être première, elle convient éventuellement à titre récapitulatif pour celui qui, ayant déjà effectué la totalité des parcours, veut obtenir une vision synoptique ou une progression synthétique.

Lecture 2

Pour retrouver une certaine profondeur, une consistance philosophique du texte, il faut donc rétablir l’ancrage des propositions dans le tissu démonstratif. Celui-ci constitue le véritable texte central de YEthique. C’est à son niveau que les relations linéaires entre propositions successives apparaissent le mieux, et c ’est également là que les propositions entrent dans un processus de circulation générale, puisqu’à chaque fois des propositions antérieures différentes sont convoquées expli-

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«•itement pour étayer la démonstration. Lire l'Ethique, c ’est donc avant tout lire successivement chaque proposition associée à sa démonstration, et parcourir ainsi linéairement la totalité de l’œuvre, et circulairement l’arrière-plan démonstratif de chaque proposition.

Lecture 3

Cette fois nous pouvons réassocier au corps doctrinal les explications et scolies dans lesquelles l’auteur explicite et explique sa pensée. On peut ajouter à ce qui précède les introductions et appendices qui développent des considérations portant sur l’ordre suivi ou la portée générale des conceptions spinozistes (forte dimension argumentative et polémique).

L ’association des trajets 1, 2, 3 contribue, sur un axe de succession linéaire, à enrichir la lecture par l’introduction de niveaux textuels aux fonctions différenciées et hiérarchisées (validation, explicitation, explication). Le lecteur doit parcourir chaque niveau avant de passer à la thèse suivante, mais peut également se dispenser de la lecture de l’un d’entre eux. Dans un seul sens cependant, puisqu’on ne peut lire l’explication sans avoir lu démonstration et énoncé, ni la démonstration sans l’énoncé de la thèse à démontrer. Il peut aussi réduire l’épaisseur du texte et ne lire que les énoncés minimaux du système.

Cependant, à côté de ce parcours linéaire associé à ses étagements, un autre type de chemin de lecture est induit par le système des renvois effectués au sein des démonstrations et d’autres parties du texte. Cela détermine une lecture qu’on pourrait qualifier de transversale ou oblique, dans la mesure où elle suppose une circulation généralisée entre toutes les parties du texte. Cette circulation obéit à deux types de règles.

Lecture 4

Elle suit les chemine de démonstration (règle d’orientation logique). Chaque démonstration, sauf lorsqu’elle indique que la proposition est évidente par soi, fait appel à un nombre explicite de propositions antérieurement démontrées, ou au stock initial des définitions, postulats et axiomes. On peut ainsi tracer (nous l’avons fait pour le livre I), des réseaux de présuppositions logiques qui induisent le lecteur à procéder à une rétro-lecture permanente de l’œuvre. En effet, il doit se reporter aux passages évoqués s’il veut comprendre et le sens du passage qu’il est en train de lire et sa démonstration, et rétroprocéder ainsi jusqu’à l’origine. Très souvent l’explici- tation n ’est pas faite, il faut « couper-coller » les passages évoqués, comme le montre cet exemple pris au hasard : « Je tiens la première partie de ce lemme pour connue de soi. Quant à ce que les corps ne se distinguent par rapport à la substance, cela est évident tant que la proposition 5 que par la proposition 8 de la première partie » (p. 85). Le lecteur avance donc dans VEthique à reculons, puisqu’à mesure qu’il progresse il lui faut relire une quantité de plus en plus grande de propositions et de démonstrations antérieures. Le paradoxe d’une lecture zénonienne qui se dévore­rait elle-même, ou s’immobiliserait, est évité dans la mesure où la rétro-lecture, certes dans un premier temps est difficile et doit être faite exhaustivement au point d’obliger à devoir reparcourir tous les circuits antérieurs, mais peu à peu se déleste de tout ce que la mémoire du lecteur peut réactiver. Le texte explicite tous les renvois nécessaires et met ainsi en co-présence tous ses moments constituants, le mouvement de la lecture devant produire une simultanéité là où il y a succession. Plus la lecture progresse, plus en un sens son mouvement s’accélère, au point qu’il ne devient plus

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nécrMMuire île lout reprendre, si bien que finalement on peut s’appuyer sur la série l>rute îles propositions proposées dogmatiquement dan» l’ordre, et suppléer menta­lement aux démonstrations des propositions et aux définitions des concepts. La forme minimale (énoncé des propositions) jouant alors le rôle d’un procédé mnémo­technique, ou d’un résumé dogmatique.

Lecture 5Reste un dernier système de renvois transversaux, celui des liaisons internes qui

induisent une lecture récurrente en dehors des réseaux déductifs. Dans les parties non strictement démonstratives, c ’est-à-dire dans les scohes, appendices etc., les renvois ne sont plus posés par une simple référence interne (numéro de proposition et numéro du livre), mais sont le plus souvent opérés grâce à une prise en charge liée aux repères énonciatifs. Ces renvois constituent une aide à la lecture et dessinent un nouveau réseau de circulation en déterminant des parcours dont la principale caractéristique n’est plus leur lien avec le procès démonstratif, mais avec le procès didactique ou polémique. Ces renvois sont fréquemment effectués sous forme d’an­ticipations (« Mais de cela il sera question plus tard »), alors que le réseau démons­tratif lié par la règle de non réversibilité ne référait qu’à des phases antérieures du texte.

C) Chemins de lecture et initiation philosophique

En associant les parcours de lecture linéaire/approfondissante (1-3) aux par­cours de circulation régressive et anticipatrice (démonstrative ou liée à la fonction didactique, 4-5), nous augmentons considérablement les possibilités d’apprentissage de la philosophie de Spinoza.

Nous comprenons maintenant comment la satisfaction simultanée de la contrainte didactique et de la contrainte démonstrative concourent à mettre en œuvre la possibilité de satisfaire pleinement la contrainte pédagogique 8, puisque les chemins de lecture multiples construits par l’anaphore textuelle développent un véritable parcours initiatique, qui permet non seulement de suivre les démonstra­tions et de les comprendre, mais de les faire complètement siennes. Ainsi, la contrainte didactico-pédagogique est assurée par la forme même d’une exposition qui semble au premier abord totalement contraire aux exigences de l’initiation. Alors que la forme méditative chez Descartes suppose une rumination intérieure et l’identification à une temporalité formellement liée au mouvement de la conscience, le temps logique du système de Spinoza a l’étrange propriété d’être à la fois irréversible (enchaînement des liens déductifs) et totalement rétroactif (régression des liens démonstratifs). Aucune propédeutique n’est donc nécessaire puisqu’il suffit de suivre le programme de formation inclus dans le dispositif textuel, en adoptant un des cycles de lecture en fonction du degré d’avancement de notre initiation. Le novice accomplira le parcours dans sa totalité au prix d’un gros effort, au risque de se perdre dans le dédale des propositions et de perdre de vue l’ensemble. Mais il pourra s’aider en reparcourant la série des énoncés de propositions. Le lecteur plus avancé pourrait reprendre la lecture linéaire du procès démonstratif

8. Nous distinguons en effet explicitation (Contrainte expressive), explication (contrainte didactique), et initiation (contrainte pédagogique), car on peut très bien comprendre une doctrine sans la faire sienne. La contrainte pédagogique doit être rapprochée des contraintes d’étayage (légitimation, démonstration, argumentation), cf. Cossutta, 1996.

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sans réactiver nécessairement tous les renvois et en sautant les scolies ou appendices, ou au contraire, se concentrer sur tel ou tel point en vue de l’exégèse. Le lecteur accompli enfin pourrait à la limite ne se référer qu’à la lecture suivie des énoncés propositionnels, et suppléer par sa connaissance intime du système aux démonstra­tions.

Dans VEthique, Spinoza ordonne deux structures, mais limite le risque de leur hétérogénéité en les articulant selon une boucle qui fait de l’une l’effet de la réversibilité de l’autre. En effet la présentation contraignante, qui confère au tout son organisation, est celle qui part de la définition de Dieu, mais les scolies utilisent par anticipation des éléments ayant trait à la nature de l’erreur qui ne seront légitimés théoriquement que plus tard dans l’ordre démonstratif. Cette anticipation trouve sa justification dans les interventions énonciatives par lesquelles l’auteur se constitue comme mémoire auxiliaire du lecteur, joue le rôle d’un guide qui anticipe les difficultés ou prévient les risques de mauvaise interprétation en proposant de différer l’analyse d’un thème qui sera plus clairement compris lorsque d’autres éléments auront été démontrés. Il peut aussi introduire des démonstrations supplé­mentaires qui sont moins élégantes ou moins directement liées à leur fondement, dans la mesure où elles sont moins directement impliquées par la logique immanente, mais offrent l’avantage d’être plus faciles à comprendre parce qu’elles utilisent un point de vue qui est le point de vue spontané du lecteur. Ainsi, la deuxième démonstration de la proposition affirmant l’existence nécessaire de Dieu (XI, p. 30), est conduite a posteriori, « afin que la preuve fût plus aisée à percevoir ». Il serait nécessaire de mesurer comment l’ordre d’exposition suivant l’esquisse pure et idéale de la déduction est tout au long de l’œuvre modifié par des aménagements didacti­ques. Il faut pour cela se référer à un principe d’équilibre ou d’économie entre forme du contenu et forme d’expression doctrinale.

Nous ne pouvons manquer de nous demander si le procédé ne comporte pas un risque proportionné à son ambition. En effet, le Traité de la réforme de l ’entende­ment ne fut ni achevé ni repris, parce que la méthode et la pédagogie pouvaient en droit être identifiées à l’exposé formel des contenus doctrinaux (ce qu’accomplit VEthique). N’observe-t-on pas une résurgence à l’intérieur même de l’œuvre cano­nique de scories extrinsèques qui risquent de parasiter et de contredire ce que précisément la forme est censée accomplir, la menaçant par conséquent de distor­sions ou d’éclatement ? N’est-ce pas également le risque d’une contradiction entre la logique a-temporeUe de l’exposé géométrique (dont la temporalité interne n’est que l’indice de la temporalité discursive propre à toute entreprise de pensée, quand bien même celle-ci viserait l’éternité), et la logique temporelle « psychologique », celle du lecteur engagé dans les progressions, les stagnations, les retours et reprises multi­ples ? S’il est vrai comme nous l’avons indiqué précédemment que l’exposition canonique devrait être strictement géométrique, comment concilier les exigences purement déductives avec les exigences proprement pédagogique et didactiques nécessaire pour ménager l’entrée dans le système ? La solution qui consiste à distinguer puis à articuler diverses instances discursives dans le même texte, comme s’il incluait son propre commentaire, semble poser autant de problèmes que leur séparation dans des livres distincts qui prendraient respectivement en compte la méthode, la progression, et 1’« ordre des raisons ».

Pourtant, si l’on considère le mode d’exposition choisi comme compromis entre éternité de l’essence, temporalité ou a-temporalité intrasystématique et temps de la lecture du système, on découvre une loi de composition interne qui intègre ces

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dimensions logico-temporelles apparemment hétérogènes. Selon que Dieu est consi­déré comme cause, c ’est-à-dire nature naturante, ou comme effet, c’est-à-dire comme nature naturée, nous sommes en présence de l’éternité ou de la temporalité naturelle, le temps interne de la lecture n’étant qu’un des modes déterminant l'individualité. La temporalité interne du système, celle de l’immanence des enchaî­nements, permet de transformer l’individu assujetti à ses déterminations causales en un sage qui « ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement », puisqu’il fait coïncider en lui la conscience de lui-même, de Dieu et de la Nature. Ainsi la distinction entre Substance, Attribut et Mode, permet de qualifier et de situer le rapport respectif entre les trois « temporalités », et entre les trois formes de lecture possibles de YEthique : la lecture du débutant doit rapporter la temporalité natu­relle (apprentissage et relectures), à la temporalité logique (maîtrise parfaite de la circulation interne du système), la lecture du disciple avancé doit rapporter la temporalité logique à l’éternité, en apprenant à se passer de la linéarité discursive qui l’asservit encore au temps (compréhension synoptique totale de la nécessité interne qui relie les énoncés entre eux). Le procès de lecture est donc en même temps un élargissement des horizons de la pensée vers l’universaUsation du vrai, puisque « notre Ame, en tant qu’elle connaît est un mode éternel du penser, qui est terminé par un autre mode éternel du penser, ce dernier à son tour par un autre mode et ainsi à l’infini, de façon que toutes ensemble constituent l’entendement éternel de Dieu » (L.V.Prop. XL. scolie, G.F., p. 338). Pour que cet « ensemble » ne soit plus une simple virtualité, mais devienne un fait, il faut franchir une dernière étape : la lecture achevée est celle qui pourrait abolir la nécessité de la lecture, tellement l’entendement s’identifierait à l’essence manifestée par la forme du contenu. Lire, c ’est donc devenir en acte ce qu’on est en puissance, c’est-à-dire devenir Dieu. C’est idéalement le cas de celui qui est parvenu à la béatitude, puisqu’elle est jouissance d’une joie éternelle par laquelle l’auteur, le lecteur totalement co-auteur de l’œuvre et Dieu s’identifient. Cependant le Sage ne saurait jouir définitivement de cette quiétude tant que l’ignorance étend encore son empire, et il doit sans cesse travailler à « réformer l’entendement humain ». Le système n’est donc jamais achevé, mais il tourne d’un mouvement perpétuel sur lui-même, en intégrant à chaque tour de nouveaux disciples qui deviendront à leur tour les « co-auteurs » de leur propre lecture, c’est-à-dire les membres d’une communauté philosophique qui doit de nouveau se préoccuper de s’élargir, et préfigure ainsi la communauté éternelle par laquelle Dieu se rassemble sur soi.

Le texte n’est donc pas un mausolée dressé statiquement, mais une machinerie complexe qui accomplit des cycles dont les révolutions, réglées de l’intérieur, accom­plissent une série de transformations progressives de l’être du lecteur. Il ne trahit donc pas une contradiction entre deux logiques opposées qui feraient de l’exposition l’enjeu d’une tension irrésolue, car il intègre au contraire et articule les effets divergents d’une logique unique, en posant une logique immanente qui réunifie forme du contenu et forme d’expression philosophique. Selon que la lecture procède de la nature naturante vers la nature naturée ou de la nature naturée vers la nature naturante, on obtient deux modes de composition, l’un qui va de Dieu vers l’homme, l’autre qui va de l’homme vers Dieu. Le texte est construit du point de vue de Dieu qui au sens strict est un non-point de vue, mais comporte son double en miroir, composé cette fois du point de vue de l’homme. La première détermination est privilégiée, et c ’est elle qui constitue le principe régulateur pour l’exposition de l'Ethique. Elle commande pourtant à ce titre, comme une de ses nécessités internes

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(principe d’universalisation), la mise en place d’un ordre différent qui tient compte de l’homme tel qu’il est, c’est-à-dire en proie à l’ignorance. Il faudrait toutefois se demander quels sont les dosages effectivement réalisés par rapport à l’intrication idéale des deux exigences respectives, et s’interroger sur d’éventuelles failles ou hétérogénéités dans le dispositif tel qu’il est réalisé. Le système de l'Ethique est par conséquent à la fois totalement clos sur lui-même, et en même temps ouvert à la nature qu’il ne se contente pas de rendre intelligible, mais qu’il transforme en la rapportant comme nature naturée à elle-même comme nature naturante.

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Dominique M A IN G U EN EA U Université d’Amiens

L ’É N O N C IA TIO N P H IL O S O P H IQ U E CO M M E IN S T IT U T IO N D IS C U R S IV E

La philosophie répugne en règle générale à se laisser étudier comme un discours parmi d’autres, voire à être traitée comme discours, comme en témoigne le peu d’études menées dans cette direction. Ce type d’analyse implique en effet que l’on relativise sa double prétention à être autoconstituante él à trancher en dernièree instance sur les prétentions émanant d’autres types de discours. C’est d’ailleurs le déclin de la prétention hégémonique de la philosophie ainsi que des développements féconds dans les disciplines du langage qui ont donné plus de consistance à un projet d’analyse du discours philosophique.

Dans cet article nous aimerions développer une conception de la discursivité philosophique comme « institution » discursive. Dans le processus par lequel s ’ins- titue l’énonciation philosophique on se refuse ainsi à dissocier les opérations par lesquelles le discours développe ses contenus et le mode d’organisation institutionnel que le discours tout à la fois présuppose et structure. Le discours ne fait qu’un avec la manière dont il gère sa propre émergence, l’événement de parole qu’il institue ; il représente un monde dont son énonciation est partie prenante.

Si, au lieu de considérer la seule cohérence / cohésion des œuvres, on saisit leur émergence comme événement énonciatif qui représente un monde tout en établissant les conditions de son dire, on met en cause la répartition traditionnelle des tâches entre une approche qui prendrait en charge 1’« extérieur » du texte et une approche du texte comme système conceptuel. Puisque l’énonciation se déploie comme dispo­sitif de légitimation de son propre espace on ne cherchera pas, comme dans la démarche structuraliste, une théorie de « l’articulation » entre le texte et une réalité extraverbale muette : cela reviendrait à présupposer le partage même qu’on cherche à surmonter.

Cet article va se focaliser sur des phénomènes que l’on place traditionnellement à la périphérie des doctrines philosophiques. On n’en inférera évidemment pas que nous reconduisons l’opposition entre « contenu » doctrinal et « contexte » que nous venons de critiquer.

Le discours philosophique comme discours constituant

Notre recherche s’inscrit dans une démarche que nous développons depuis une vingtaine d ’années en analyse du discours sur les discours à fonction fondatrice, que nous avons appelés des discours « constituants ». La prétention attachée au statut de discours constituant, c’est de fonder et de n’être pas fondé 1 par une autre

1. Dans l ’état actuel de notre réflexion sont constituants essentiellement les discours religieux, scien­tifique, philosophique, littéraire, juridique. Le discours politique nous semble opérer sur un plan diffé-

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installer que lui-même. Cela ne signifie pas que les multiples autres types «le discours n’ont pas d’action sur lui ; bien au contraire, il existe une interaction continuelle entre discours constituants et non constituants, de même qu’entre «liscours consti­tuants. Mais il est dans la nature de ces derniers de dénier cette interaction ou de prétendre la soumettre à des principes. Ils mettent en œuvre une même fonction dans la production symbolique d’une société, une fonction que nous pourrions dire d’archéion. Dérivé de Varche, « source », « principe », il signifie « commande­ment », « pouvoir », mais peut aussi référer au siège de l’autorité, un palais par exemple, un corps de magistrats, ou encore aux archives publiques (de là l’archivum latin, étymon d 'archive). L ’archéion associe ainsi la fondation dans et par le discours, la détermination d’un lieu associé à un corps dénonciateurs consacrés et une élaboration de la mémoire 2.

Garants des multiples genres de «liscours d’une collectivité, les discours consti­tuants sont à la fois auto- et hétéroconstituants, ces deux faces se supposant réciproquement : seul un discours qui se constitue en thématisant sa propre consti­tution peut jouer un rôle constituant à l’égard d’autres discours. Zones de parole parmi d’autres et paroles qui se prétendent en surplomb de toute autre, discours placés sur une limite et traitant de la limite, ils doivent gérer textuellement les paradoxes qu'implique leur statut. Avec eux se posent dans toute leur acuité les questions relatives au charisme, à l’incarnation, à la délégation de l’Absolu : pour ne s’autoriser que d’eux-mêmes ils doivent se poser comme liés à une Source légitimante.

Nous parlons ici des discours constituants de notre type de société, de ceux qui pour l’essentiel sont issus du monde grec. Car selon les époques et les civilisations, la fonction d’archéion ne mobilise pas les mêmes «liscours constituants. Dans nos sociétés ces «liscours sont à la fois unis et déchirés par leur pluralité. Leur existence ne fait qu’un avec la gestion de leur impossible coexistence, à travers des configura­tions en reformulation constante. Chaque discours constituant apparaît à la fois intérieur et extérieur aux autres, qu’il traverse et dont il est traversé. Le «liscours philosophique, dans sa version tra«litionneIle, s’est constamment attribué la mission d’assigner sa place à chacun, et s’est non moins constamment vu contesté par ceux qu’il entendait se subordonner. Force est d’admettre que les «livers discours consti­tuants s’excluent et s’appellent, dans une irréductible intrication : le discours philosophique implique la formalité de la Loi, mais la Loi implique le discours philosophique ; il en va de même pour la Science : « nul n’entre ici s’il n’est géomètre » dit le philosophe, mais il est inutile de se demander qui du géomètre ou du philosophe précède l’autre.

Une réflexion sur la constitution des discours constituants doit opérer sur trois dimensions inséparables :

rent, à la confluence des discours constituants, sur lesquels il s’appuie, et des multiples strates de topoi d’une collectivité. Nous développons davantage cette notion de « discours constituant » dans un article écrit en collaboration avec F. Cossutta (Maingueneau-Cossutta, 1995).

2. Dam Maingueneau (1991) la notion d’« archive » a précisément été utilisée en lieu et place d« celle de « formation discursive » en raison de son lien avec Varchéion grec. Mais ce choix n ’était pa· «ans inconvénients, dans la mesure où ce concept est bien éloigné de l ’usage cjui est fait iVarcktv* den« I« Jungue courante.

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— La constitution comme action d’établir légalement, comme processus par lequel le discours s’instaure en construisant sa propre émergence dans l’interdis- cours.

— La constitution au sens d’un agencement d’éléments formant une totalité textuelle, corrélat d’une cohérence et d’une cohésion discursive.

— La constitution au sens juridico-politique, l’établissement d’un discours qui serve de norme et de garant aux comportements d’une collectivité. Les discours constituants prétendent délimiter en effet le lieu commun de la collectivité, l ’espace où prolifère l’infinité des « lieux communs » qui y circulent.

D e I’ « archéologie » à l ’analyse du discours

Cette entreprise cherche à éviter certaines apories de la problématique inaugu­rée par L ’archéologie du savoir de M. Foucault.

A la conception qui voit dans les rapports de sens la projection de rapports de pouvoir, Foucault opposait à juste titre une conception du discours comme activité rapportée à un appareil énonciatif : les énoncés ne sont pas seulement des ensembles textuels à découper mais des événements dont l’émergence implique un système de pratiques non verbales et verbales. S’opposant à une philologie qui « fait parler » les traces du passé, il entendait rabattre l’étude des textes vers « la description intrin­sèque du monument » (p. 15). Mais sa référence massive à l’archéologie entrait en contradiction avec l’insistance sur la dynamique énonciative et plus largement toute conception de l’énonciation comme communication. Il récusait en outre toute al­liance de son archéologie avec la linguistique. Il est vrai qu’à la fin des années 60 c ’est la linguistique de l’énoncé, qu’elle soit structurale ou générativiste, qui dominait : les courants pragmatiques, la linguistique de l’énonciation, la grammaire de texte, qui lui auraient offert des concepts mieux adaptés, étaient alors marginaux. Cet isolement de l’archéologie, à notre sens, a été payé au prix fort. On ne trouve pas, en particulier, de réflexion sur les genres de discours, cruciale si l ’on raisonne en termes de « pratique discursive ». On ne parvient même pas à déterminer avec précision quels types d’énoncés tombent dans le domaine de l’entreprise archéologique : tantôt le propos de Foucault semble viser tous les types de discours, tantôt il prétend seulement « articuler ( ...) l’analyse des formations sociales et les descriptions épis- témologiques » (p. 271). Dans un double jeu déconcertant il multiplie les gestes pour signifier qu’il produit les concepts fondateurs d’une discipline, mais en même temps il esquive toute délimitation de sa démarche, sans pour autant se poser en philoso­phe. Ainsi dans ces lignes conclusives :

Je n ’ai jamais présenté l’archéologie comme une science, ni même comme les premiers fondements d’une science future. Et moins que le plan d’un édifice à venir, je me suis ap p liq u é à faire le relevé — quitte, au demeurant, à apporter beaucoup de corrections — de ce que j ’avais entrepris à l ’occasion d’enquêtes concrètes. Le mot d’archéologie n ’a point valeur d’anticipation ; il désigne seulement une des lignes d’attaque pour l’analyse des performances verbales... Mais en presque toutes ses dimensions et sur presque toutes ses arêtes, l ’entreprise a rapport à des sciences, à des analyses de type scientifique ou à des théories répondant à des critères de rigueur (p. 269).

Pour échapper à cette ambiguïté du statut de l’archéologie, mieux vaut se placer délibérément dans le cadre d’une analyse du discours philosophique, en assumant les paradoxes qu’implique une telle démarche. Pour ce faire, il faut surmonter les

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distinctions sur lesquelles s’appuient spontanément les historiens de la philosophie. Se garder en particulier de penser l’œuvre comme intériorité, d’opposer le « texte » à un « contexte » qui serait disposé autour de lui*. Certes, c ’est la prétention constitutive de la philosophie que d’offrir des « œuvres », capables de transcender le contexte dans lequel elles ont été produites . Mais si l’on étudie l’œuvre en la rapportant à son dispositif d’énonciation, au heu de la considérer comme un monument transmis par la tradition, l’extériorité du contexte se révèle une évidence trompeuse. L ’œuvre philosophique n’est pas à concevoir comme un simple agence­ment de « contenus » qui permettait d’« exprimer » de manière plus ou moins détournée idéologies ou mentalités ; il n’y a pas d’un côté un univers de choses et d’activités muettes, de l’autre des représentations philosophiques qui en seraient une image plus ou moins brouillée. En fait, la philosophie constitue elle aussi une activité, et le philosophe n’est pas un simple médiateur entre un état du monde et sa représentation. Comme le discours qu’il tient sur le monde doit gérer sa propre présence dans ce monde, son institution, les conditions d’énonciation du texte philosophique sont indéfectiblement nouées à son sens.

Cela implique aussi que l’on se démarque de la représentation de la création philosophique comme processus linéaire : d ’abord un besoin de s’exprimer, puis la conception d’un sens, puis le choix d’un support et d’un genre, puis la rédaction d’un texte, puis la quête d’une instance de diffusion, puis l’hypothétique rencontre avec un destinataire, enfin l’éventuelle reconnaissance de la légitimité philosophique de son auteur. A un tel schéma il faut préférer un dispositif communicationnel qui intègre à la fois l’auteur, le public, le support matériel du texte, qui ne considère pas le genre comme une enveloppe contingente mais comme une partie du message, qui ne sépare pas la biographie du statut institutionnel du philosophe, qui ne pense pas la subjectivité créatrice indépendamment de son activité énonciative. La légitimation de l’œuvre n’est pas une consécration improbable, qui vient attester sa valeur, elle traverse l’ensemble de son processus de constitution.

Pour illustrer cette « mise en œuvre » du contexte à travers l’institution discur­sive, nous allons mettre en évidence quelques « axes » de ce dispositif communica­tionnel, que nous ne dissocions que pour l’analyse.

P rem ier axe : le philosophe « dans » la cité

Paratopie

On a naturellement tendance à minimiser le caractère institutionnel de l’exercice de la philosophie. Or même dans ses travaux les plus solitaires, sans cesse le phil osophe doit se poser comme tel, se définir p ar rapport aux normes du champ philosophique, aux représentations et aux comportements associés à son statut, que ce soit pour les conforter ou les contester.

Le philosophe ne peut se placer à l’extérieur de la société, il ne peut non plus s’y inclure, il ne peut que nourrir son œuvre du caractère radicalement problématique de sa propre appartenance à cette société. Son énonciation se constitue à travers

3. Sur cetttt question voir (Maingueneau, 1993).

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cette impossibilité même de s’assigner une véritable « place ». Si le philosophe dit quelque chose du monde qui lui est contemporain, c’est en impliquant sa propre inscription dans ce monde, nécessairement déchiré par l’impossible inclusion des espaces (celui de la philosophie entre autres) où s’élaborent ses représentations. Le champ philosophique n’est pas l’absence de tout heu, mais une difficile négociation entre le heu et le non-heu, une localisation parasitaire, qui vit de l’impossibihté même de se stabiliser. Si l’existence sociale de la philosophie suppose à la fois l'impossibilité de s’abstraire de la société « ordinaire » et celle de se confondre avec elle, elle est vouée à jouer de et dans cet entre-deux, dont elle surgit et qu’elle n’a de cesse qu’elle ne l’ait annulé. Non que la philosophie ait un fonctionnement incom­mensurable avec les autres domaines d’activité (on peut y parler de stratégies de promotion, de carrières, etc.), mais si l’on ne veut pas rester en deçà de l'excès qu’elle implique, on ne peut la considérer comme n’importe quel autre domaine de l’activité sociale. Cette localité paradoxale, nous l’avons nommée p a ra to p ie 4. Elle n’est évidemment pas l’affaire d’un individu, mais du champ philosophique même. Certes, ce champ fait en un sens « partie » de la société, mais il déstabilise la représentation que l’on se fait communément d’un lieu, avec un dedans et un dehors : les « miheux » philosophiques sont en fait des frontières. Sans « localisa­tion » il n’y a pas d’institutions permettant de légitimer et de gérer la production et la consommation des œuvres philosophiques ; mais sans « dé-localisation » il n’y a pas de philosophie véritable.

C’est ce qui apparaît avec la philosophie même, avec Socrate discourant « sur la place publique, aux comptoirs des banquiers, et dans les autres lieux où beaucoup d’entre vous m’ont entendu » (A pologie de So cra te , I) : gymnases, jardins, ban­quets... Enonciateur d’agora, Socrate « appartient » en fait à un heu en excès de tout heu. La philosophie va se définir par une série de lieux plus ou moins parasitai­res, qu’elle s’approprie plus ou moins durablement : ainsi dans l’antiquité l’Acadé- mie, le Portique, le Lycée... A côté de ces heux qui tendent à s’institutionnaliser, des philosophes comme les Cyniques affichent la paratopie dans sa version extrême : le tonneau de Diogène errant au travers de la cité. L ’effort de certains régimes pour intégrer à l’appareil d’Etat les philosophes réunis dans quelque syndicat permet de maintenir une production idéologique, non de produire des œuvres philosophiques, à moins que le philosophe, s’écartant de ce qui est attendu de lui, ne rende problématique cette appartenance même. De ce point de vue, la République plato­nicienne n’est pas seulement l’expression d’une doctrine politique de Platon, il faut la penser dans son irréductible tension avec la mort de Socrate : pour énoncer en philosophe il faut à la fois dessiner des « républiques » et mette au cœur de l’œuvre la mise à mort du philosophe par la cité.

Communauté discursive et positionnements

Dès lors que l’œuvre philosophique ne surgit pas dans la société saisie comme un tout mais à travers les tensions du champ proprement philosophique, en mettant en jeu l’inscription sociale de sa propre énonciation, l’intérêt se porte sur les modes de vie, les rites de ces communautés restreintes qui se disputent un même territoire symbolique. C ’est dans cette zone que se nouent les relations entre le philosophe et la

4 . Notion introduite dans notre Contexte de l'œuvre littéraire, chap. 1.

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société, le philosophe et son œuvre, l ’œuvre et la société. Précisément, depuis les années 1970 on se préoccupe de plus en plus des groupes que nous venons de caractériser comme « paratopiques ». Les travaux de P. Bourdieu, en particulier, ont souligné que le « contexte » d’une œuvre (artistique, scientifique...) , ce n’est pas tant la société considérée dans sa globalité qu’au premier chef un champ qui obéit à des règles spécifiques. Sur ce point on peut également évoquer les travaux de Michel de Certeau sur l’historiographie 5, ou ceux de R. Debray qui met en évidence le rôle que jouent les « scribes » dans la constitution et le maintien des idéologies politiques et religieuses Dans le domaine de l’analyse du discours j ’ai pour ma part introduit le concept de communauté discursive pour montrer la réversibilité entre les conte­nus des formations discursives et le fonctionnement des groupes de producteurs et de gestionnaires qui les font vivre et qui en vivent 7 : un mouvement intellectuel organise d ’un même mouvement ses modes d’organisation conceptuels et les rela­tions entre les hommes.

La vie philosophique est structurée par ces communautés (cercle, école, sémi­naire, académie...) qui se répartissent dans le champ philosophique sur la base de positionnements (mouvements, doctrines...) distincts. Nous parlons ici de « posi­tionnement » en exploitant la polysémie de position sur deux axes majeurs : celui d’une « prise de position » et celui d’un ancrage dans un espace conflictuel (on parle d’une « position » militaire). Une œuvre a beau sembler ignorer l’existence de positions concurrentes de la sienne, elle ne peut en réalité se fermer que grâce à l’interdiscours dont elle se détache.

Les communautés discursives, comme l’indique leur nom, supposent un certain mode de relation entre des hommes qui partagent un même territoire, qui s’organi­sent à travers un discours dont le mode d’existence est à la mesure du mode d’existence de ceux qui se rassemblent en son nom : il y a des corpus s’il y a des écoles et des interprètes autorisés, mais il y a écoles et interprètes autorisés si la pensée peut (permission et capacité) se déployer en corpus. Alors que les communautés philoso­phiques antiques qui se pensaient en termes d'écoles organisaient à partir du corpus d’un maître vénéré un cursus de transmission d’un savoir à des disciples unis par la « philia », les pyrrhoniens s’efforçaient de ne pas transmettre un enseignement doctrinal, voire récusaient l’idée même d’un penseur fondateur ; de là un mode de fonctionnement institutionnel paradoxal qui ne fait qu’un avec leur doctrine. L ’op­position entre les cahiers de cours d’Aristote et les silences de Pyrrhon répond à celle entre deux types de manière de faire société en philosophie.

Les diverses doctrines apparaissent ainsi indissociables des modalités de leur existence sociale, des lieux et des pratiques qu’elles investissent et qui les investis­sent. La différence entre l’Académie athénienne, le salon français du X V III“ et l’Université allemande du X IX o intervient dans la définition même du statut de la philosophie dans les sociétés concernées. Chez les philosophes des Lumières, par exemple, elle s’est surtout exprimée à travers la notion de « République des let­tres », régie par l’égalité des Sujets et la libre discussion. Mais cette « république » n’existe que de manière paradoxale, réseau plus ou moins clandestin hé par la circulation des écrits et dont les membres sont dispersés à l’intérieur des Etats politiques reconnus. C’est un « Etat » parasite :

f>. L'écriture de l ’histoire, 1974.6. Le scribe (1980), Critique de la raison politique (1981).7. Genèses du discours, chapitre 5.

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Eli« s’étend par toute la terre et est composée de gens de toutes nations, de toute condition, de tout âge et de tout sexe, les femmes non plus que les enfants n’en étant pas exclus

On pourrait objecter que beaucoup de philosophes, déniant le champ philoso­phique, prétendent ne relever que d’eux-mêmes ou ne parler qu’à des disciples encore à venir (Nietzsche). En fait, l’institution philosophique vit de cette tension entre ses communautés et ses marginaux ; ce que montre de façon exemplaire le paradoxe constitutif de l’œuvre platonicienne qui fait délivrer une doctrine par celui-là même qui dit savoir qu’il ne sait rien. On a beau se retirer au désert, on ne peut sortir du champ philosophique dès lors qu’on fait signe et que l’on organise son identité autour de ce geste : « faire signe » qui peut passer par l’écrit ou, à la limite, par une série d’actes provocateurs exécutés au milieu de la cité, comme chez les Cyniques.

L ’existence d’une communauté n’implique pas nécessairement la fréquentation assidue des mêmes lieux. Elle peut résulter d’échanges de correspondance, de rencontres occasionnelles, de similitudes dans les modes de vie, de projets conver­gents... Il existe ainsi nombre de communautés « invisibles » qui jouent un rôle sur l’échiquier philosophique sans pour autant avoir pris la forme d’un groupe consti­tué. En outre, tout philosophe s’inscrit dans une communauté d’élection, celle des auteurs passés ou contemporains, connus personnellement ou non, qu’il place dans son panthéon intellectuel et dont le mode de vie et les œuvres lui permettent de légitimer sa propre énonciation. Cette communauté qui se joue de l’espace et du temps associe des noms dans une configuration dont la singularité ne fait qu’une avec le positionnement de l’auteur.

La bio / graphie

En général, les philosophes n’aiment pas les biographies de philosophes, sauf s’il s’agit de faire une concession au commun des mortels. Ainsi G.-G. Granger présen­tant l’œuvre de Wittgenstein :

Le personnage d’un philosophe n’est certainement pas ce qui importe, et je laisserais volontiers de côté toute anecdote, n ’était la curiosité invincible que chacun nourrit à l ’égard des détails concrets touchant le caractère et la vie de ceux dont il admire les œuvres ,J.

Sans doute le penseur n’a-t-il pas à se soucier de détails biographiques, mais quand il s’agit de comprendre l’émergence du discours philosophique les choses sont moins simples. Ce qu’il faut alors prendre en compte, ce n’est ni l’œuvre hors de la vie, ni la vie hors de l’œuvre mais leur subtil entrelacement. L ’œuvre n’est pas à l’extérieur de son « contexte biographique » : de même que la philosophie participe de la société qu’elle est censée représenter, l’œuvre participe de la vie du philoso­phe : l ’énonciation est une forme de vie, laquelle, en retour, est ressaisie par l’œuvre.

Les œuvres émergent dans des parcours biographiques singuliers qui présuppo­sent un état déterminé du champ philosophique. L ’important, c ’est la manière singulière dont le philosophe se rapporte aux conditions d’exercice de la philosophie

8. Vigneul-M arville (1700 : 60 ).9 . G .-G . G ran g er (1990 : 17).

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qui ont cours là où il se trouve. Nietzsche était professeur de philologie en congé et Descartes gentilhomme rentier, libre de toute sujétion académique. Chacun d’eux a géré différemment la paratopie du philosophe et cette « gestion », loin d’être exté­rieure à l’œuvre, participe de la création. La patiente montée de Hegel depuis le statut de précepteur privé, vers celui de professeur et de directeur de lycée, puis de professeur d’université à Heidelberg, puis à Berhn et enfin celui de recteur, atteste un patient respect d’un cursus, une reconnaissance des appareils qui ne fait qu’un avec une pensée de la patience du Concept.

On doit alors tourner le regard vers ce nœud où s’intriquent dans l’élaboration d’une pensée vie individuelle et inscription institutionnelle. Tout philosophe définit une trajectoire indissociable du statut même de son énonciation. Il est des œuvres dont l’autolégitimation passe par le retrait du monde, il en est d’autres qui exigent la participation à des entreprises collectives. Montaigne retiré dans sa demeure ou voyageant, Sartre animant des revues politiques, défilant en tête de manifestations, Spinoza, exclu par les juifs comme par les chrétiens, artisan autonome qui polit ses lentilles disent chacun à sa façon ce qu’est pour eux le geste philosophique légitime. Pour désigner ce nœud, nous parlerons de bio/graphie, avec une barre qui unit et sépare. « Bio/graphie » qui se parcourt dans les deux sens : de la vie vers la graphie ou de la graphie vers la vie. L ’existence du philosophe se développe en fonction de cette part d’elle-même qu’est l’œuvre déjà accomplie, en cours d’accomplissement, ou à venir ; mais l’œuvre inclut cette existence qu’elle habite déjà. La vie du philosophe est dans l ’ombre de l ’énonciation philosophique et cette énonciation est une form e de vie (on verra plus loin que l’éthos énonciatif indique dans le texte un des points où à travers une voix émerge l’impossible corps bio/graphique du philo­sophe). Le philosophe ne peut faire passer dans son œuvre qu’une expérience de la vie minée par le travail créatif, déjà hantée par l’œuvre, et cette dernière intègre, se réapproprie la trajectoire quila rend possible. Il y a là un enveloppement réciproque et paradoxal qui ne se résout que dans le mouvement de la création. Spinoza dans le Traité de la réforme de l ’entendement dénonce les biens illusoires que cherchent les hommes ; le pohssage des verres est à la fois une validation de cette critique et la condition pour pouvoir espérer accéder à cette béatitude que définira l’Ethique, laquelle, par une boucle, viendra légitimer la vie obscure qui l’a rendue possible. Le philosophe « vit » entre guillemets dès lors que sa vie est déchirée par l’exigence de penser, que le miroir se trouve déjà dans l’existence qu’il est supposé refléter.

De ce point de vue, un texte comme le Discours de la méthode apparaît exem­plaire d’un processus qui anime toute œuvre philosophique, ce qui explique sans doute pour une bonne part qu’il ait pu acquérir un statut fondateur : l’extérieur (la vie) y est à l’intérieur (le texte), mais ce texte est aussi à l’intérieur de cette vie... Ce qui chez Descartes reste périphérique passe au premier plan chez un Kierkegaard, pour qui la bio/graphie est le ressort même de l’œuvre : qui peut dire si le renonce­ment à la fiancée est dans l’œuvre ou dans la vie ? Cela est vrai même des philosophes cyniques qui se refusent à écrire ou même à délivrer une doctrine : c ’est leur vie même qui constitue une sorte de « graphie », ils montrent par tous leurs gestes une vérité qui se refuse à devenir doctrine.

L ’énonciation philosophique est ainsi moins la triomphante manifestation d’un moi souverain que la perpétuelle renégociation d’un intenable. Le grand philosophe n’est pas celui qui en toutes circonstances sait tirer une pensée de son for intérieur, mais celui qui a pu aménager une bio/graphie à la (dé)mesure de cette pensée. Négociation jamais assurée qui peut prendre l’apparence d’une existence décousue

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ou insignifiante et impliquer un pacte obscur avec la mort. Présent et absent de ce monde, le philosophe n’a d’autre issue que la fuite en avant, le mouvement qui le porte vers une pensée qui se nourrit de ce mouvement. C’est pour écrire que le philosophe préserve sa paratopie et c ’est en écrivant qu’il peut se racheter de cette faute : il énonce la doctrine future de l’humanité à travers le geste qui l’exclut de cette humanité.

Autorité et vocation énonciative

Les diverses bio/graphies sont aussi des positionnements dans le champ philoso­phique, qui définissent, explicitement ou non, le type de qualification requise pour avoir l’autorité énonciative, disqualifiant par là même les philosophes contre les­quels elles se constituent. M. Foucault dans l ’Archéologie du savoir parle de « mo­dalité énonciative » pour la définition du personnage statutairement défini qui a le droit d’articuler une certaine parole 10. Dans ce texte Foucault évoque la parole médicale ; mais on ne peut pas se contenter de raisonner en termes de diplôme, d’habilitation par l’institution quand il s’agit de définir les conditions de légitimité d’une parole « souveraine » comme la philosophie. Certes, en général les philoso­phes ont étudié les œuvres d’autres philosophes, mais la manière dont ils se forment, le statut qu’ils attribuent à cette formation dépendent de leurs positionnements. Celui qui au XVIH ‘: se réclamait des Lumières était censé s’intéresser aux réformes politiques et préférer les connaissances scientifiques à la fréquentation assidue des systèmes métaphysiques, tandis qu’un existentialiste devait avoir affronté des situa­tions politiques et personnelles fortes plutôt qu’avoir fait de l’épistémologie. Les divers états historiques du champ philosophique, c’est-à-dire les positions et leur hiérarchie, filtrent ainsi la population énonciative potentielle. Ils définissent cer­tains profils bio/graphiques : fréquenter les milieux mondains ou non, le théâtre ou les hommes de science, herboriser ou faire des mathématiques, etc.

Nous avons appelé 11 vocation énonciative ce processus par lequel un sujet se « sent » appelé à produire un type de discours déterminé. Selon les conjonctures ce ne sont pas les mêmes individus qui vont se croire « appelés » à produire des énoncés philosophiques. Pour que Platon, Malebranche ou Kant se soient sentis poussés à devenir énonciateurs philosophiques, il a bien fallu que la représentation de l’insti­tution philosophique relative à leur positionnement leur donne la conviction qu’ils avaient l’autorité requise pour se poser en philosophes : soit en se conformant à l’état de choses existant, soit en le modifiant.

Un positionnement produit donc, implicitement ou non, une définition de la philosophie légitime qui soit en harmonie avec les qualifications de son ou ses propres tenants (celles dont ils disposent au départ comme celles qu’ils pensent devoir et pouvoir acquérir). Attaquer les « chiens de garde de l’idéologie », c ’est condamner le type de formation sur lequel s’appuient les penseurs éloignés de la lutte des classes ; un althusserien y aurait ajouté la nécessité d’une formation épistémologi- que. Quand un A. Badiou dénonce les philosophes ignorants des mathématiques, il

10. Archéologie du savoir, p. 68.11. Dans Genèses du discours, p. 147.

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définit une des conditions à l’exercice de l’énonciation philosophique : « “Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre” , prescrit le mathème comme condition de la philoso­phie » l2.

On le voit, prendre en compte la paratopie du philosophe, son impossible appartenance à la société, ce n’est pas se placer à l ’extérieur de la chose philosophi­que : les conditions du dire sont partie prenante d’un positionnement qui est inextricablement doctrine et inscription dans un champ.

D euxièm e axe : le « médium »

Une perspective * tnédiologique »

L’histoire de la philosophie s’intéresse peu aux techniques d’imprimerie ou aux modes d ’acheminement du courrier. Pourtant, si l ’on veut rendre pensable la relation d’une œuvre au monde dans lequel elle surgit et au monde qu’elle prétend instaurer, on ne peut pas la séparer de ses modes d’existence matériels. Dans le prolongement de ses recherches sur l’histoire des idées, Régis Debray en 1991 a proposé de constituer une nouvelle discipline, la médiologie l:i, qui aurait pour fonction d’articuler des champs disjoints :

L a m édiologie a p o u r b u t , à tra v e rs u n e log istiqu e des o p éra tio n s de p en sée , d ’ a id e r à c la r if ie r ce tte qu estion la n c in a n te , in d éc id ab le e t décisive d éclin ée ic i com m e « le p o u v o ir des m ots » , là com m e « l ’e fficacité sym boliqu e » ou en co re « le rô le des id ées d an s l ’h is­to ire » , selon ( ju ’on es t p h ilo sop h e , ethn ologu e ou m o ra liste ( . . . ) . E lle se v o u d ra it l ’ étu d e des m éd iation s p a r lesq u e lles « une id ée d evien t fo r c e m a térie lle » 14.

Dans cette perspective étudier la « pensée » amène à considérer « l’ensemble matériel, techniquement déterminé, des supports, rapports et moyens de transport qui'lui assurent, pour chaque époque, son existence sociale » ls. Il s’agit de « redon­ner ses matériaux à l’acte de discours », de « refaire glisser le support sous la trace, comme le réseau sous le message, comme le corps constitué sous le corpus textuel », de façon à « installer l’hétéronomie au cœur des événements discursifs » 16. La médiologie doit prendre en compte des éléments très divers :

U n e ta b le de re p a s , u n systèm e d ’é d u ca tio n , un c a fé , une ch a ire d ’ég lise , une sa lle de b ib lio th è q u e , u n e n c r ie r , une m ach in e à é c r ir e , un c ircu it in tég ré , u n c a b a r e t , un p a rle m e n t n e son t p as fa its p o u r « d iffu ser de l ’in fo rm atio n ». C e n e son t p as des « m édias » , m ais ils e n tre n t d an s le ch am p de la m édiologie en ta n t qu e lieu x e t e n je u x de d iffu sion , v e cteu rs de sen sib ilité e t m a tr ices de so c ia b ilité s . S an s te l ou te l de ces « c a n a u x » , te lle ou te lle « idéolog ie » n ’a u r a it pas eu l ’ex isten ce sociale qu e nous lu i co n n aisso n s 17.

Les médiations matérielles ne viennent pas s’ajouter au texte comme une « cir­constance » contingente, elles interviennent dans la constitution même du « mes­sage ». Le propos de R. Debray vise au premier chef les idéologies politiques, mais il

12. Manifeste pour la philosophie, p. 15.13. Cours de médiologie générale, 1991.14. Op. cit., p. 14.15. Op. cit., p. 17.16. Op. cit., p. 81.17. Op. cit., p. 15.

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est pertinent pour tout discours, y compris la philosophie, au prix d’aménagements. Si nous sommes réservé quant à la possibilité de constituer la médiologie en discipline à part entière, il nous semble fondamental de prendre en compte cette dimension de l’énoneiation.

Une telle problématique permet en particulier de souligner l’importance des travaux sur la relation entre philosophie et écriture. Indépendamment des considé­rations d’ordre ontologique qu’il en a tirées, Derrida a bien montré que la question de l’écriture n’était pas seulement un « thème » de la philosophie mais qu’elle participait de sa définition même. On n’imagine pas le structuralisme dans une société où la philosophie orale serait dominante. Ce qu’il faut alors considérer, c ’est la manière dont les philosophes assument cette écriture : on connaît le paradoxe platonicien, qui dénonce l’écriture par écrit, qui dresse un tombeau littéraire à celui qui n’a pas écrit, Socrate.

Au heu d’envisager la philosophie écrite comme une simple fixation de la philo­sophie orale, il faut admettre l’hétérogénéité de leurs régimes. De multiples formes de l’énonciation philosophique échappent à nos catégories modernes, façonnées par plusieurs siècles de domination du texte imprimé : l’idée d’une visée purement conceptuelle de la philosophie entre en conflit avec l’oralité, qui crée un contact personnel, éduque et conforte l’identité du groupe de disciples en réactualisant une connivence. Qu’elle soit orale ou graphique, la philosophie, en tant qu’elle inscrit 18 des énoncés dans un espace protégé, est crucialement liée à la répétition. Ce qui est en jeu ici, c ’est la manière dont, par son mode d’inscription, l’énoncé philosophique , prescrit les conditions de cette répétition. L ’énoncé philosophique, garanti dans sa matérialité par la communauté qui le gère, se réclame d’une filiation et ouvre à une série illimitée de reprises.

L ’écrit a permis une lecture où chacun peut imposer son mode de consommation, son rythme d’appropriation, maie aussi, en libérant la mémoire, une création plus individualisée, moins soumise aux modèles collectifs. Il a aussi ouvert à une concep­tion différente de l’énoncé, qui, au heu de devoir susciter une adhésion immédiate, d’établir un contact avec un auditoire, peut être appréhendé comme un réseau autonome de renvois intratextuels. Le passage à partir du IVe siècle du volume au codex a permis de feuilleter le texte, d’établir des index ou des concordances, ce qui a rendu possible un regard philologique sur la philosophie, offerte comme corpus ouvert au catalogage et non comme communication vivante. La hiérarchie complexe de l ’Ethique est difficilement concevable sur un parchemin que l’on déroulerait.

L ’imprimerie, en disposant des signes invariants sur l’espace blanc d’une page identique aux autres, donne encore plus de consistance à l’idéalité d’un texte abstrait de tout processus de communication et à la revendication d’une philosophie « pure » de tout vécu, stabilisée par delà la contingence de ses supports. A la variation continuelle de manuscrits toujours individualisés s’oppose la fixité d’un texte entièrement calibré, uniforme, celle d’un volume inaltérable et fermé sur soi, comme l’auteur qu’il présuppose, dans lequel le lecteur peut tracer ses chemins particuliers. On est loin des vers du penseur présocratique ou de l’entretien entre maître et disciple : le fantasme de la mort de l’auteur, de sa disparition derrière l ’achèvement de son texte peut se donner libre cours. Le triomphe de la figure de l’auteur est en effet corrélative de la prétention à faire disparaître la voix.

18. Pour nous le concept d 9inscription traverse l ’opposition empirique entre l ’oral et l ’écrit (cf. notre Analyse du discours, p. 19).

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Les diverses formes d’« inscription » (modèles du style formulaire oral, mises en texte des manuscrits, techniques d’impression,..) sont ainsi davantage qu’un « sup­port », elles participent dans leur mise en œuvre même des significations que prétend imposer le texte. La philosophie occidentale entre le X V Ie et le milieu du X X " est une philosophie du Livre. Sans le mode de circulation de l’imprimé il est inconcevable qu’un énonciateur anonyme puisse, comme dans le Discours de la méthode, s’adres­ser à un lectorat atomisé, sans visage ni lieu social ou géographique, dont il n’est présupposé que le « bons sens ». Mais la relation entre la parole philosophique et l’imprimé ne peut qu’être conflictuelle : une voix sourde emporte les caractères et le discours se met en scène (voir infra les notions de « scénographie » et d’« éthos »).

On devient de plus en plus conscient des effets de sens produits par les formes matérielles à travers lesquelles se manifestent les œuvres. Le seul fait de placer les notes en bas de page, de hiérarchiser clairement le texte de l’auteur proprement dit et l’intervention du commentateur, au lieu d’entourer le texte de gloses, comme on le faisait dans les manuscrits, engage une certaine définition de l’auteur. Des phéno­mènes comme le titre, l’épigraphe, la dédicace, la préface, la postface, les illustra­tions, mais aussi le format, la couverture..., le statut des ouvrages de philosophie dans l’édition, contribuent à définir le cadre pragmatique des œuvres dans des institutions de communication historiquement déterminées.

Aujourd’hui, le développement des écritures informatiques et la possibilité de graver l’oral et le visuel amènent à repenser la matérialité de l’inscription philoso­phique : écrite ou imprimée, la philosophie issue des Grecs passait par le médium dominant ; que peut-il en être de la philosophie dès lors que l’audiovisuel devient la forme dominante du représentable dans la société et les réseaux télématiques l’es­pace de circulation du savoir ?

Troisièm e axe : les genres de discours

Si tout énoncé philosophique implique ses modes de transmission, s’il n’« em­prunte » pas de manière contingente des « moyens » de transmission, et si cela fait partie de son identité, passe ainsi au premier plan la question des genres de discours philosophiques.

Le genre comme classe généalogique

En se développant autour d’une réflexion sur l’interaction énonciative et sur la pertinence des énonciations, les courants pragmatiques ont fait de la réflexion sur les genres un axe majeur de l’analyse du discours. Toute énonciation constitue un certain type d’action sur le monde dont la réussite implique un comportement adéquat des destinataires, qui doivent pour cela pouvoir identifier le genre dont elle relève. Le genre constitue un dispositif communieationnel où l’énoncé et les circons­tances de l’énonciation sont impliqués pour accomplir un macro-acte de langage spécifique. Il apparaît ainsi comme une activité sociale d’un type particulier qui s’exerce avec des protagonistes qualifiés, dans des circonstances et de manière appropriées. Ces facteurs sont interdépendants : les circonstances de l’énonciation, le support matériel du texte, etc. ne sauraient être dissociés des thèmes traités, du type de public, etc.

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Aussi rapportera-t-on les œuvres non seulement à des « idées » mais à l’appari­tion d ’aires de communication spécifiques. Ici l’on retrouve la dimension médiolo- gique. L ’espace philosophique mondain du classicisme français où le philosophe se pose en « honnête homme » face aux « honnêtes gens » doués de raison s’oppose point par point à celui des œuvres allemandes du X IX e siècle, par exemple, qui font du « professeur » la figure centrale d’une pédagogie tournée vers des étudiants spécialisés. De la même manière, de nombreux genres philosophiques antiques ne sont pas dissociables du mode de fonctionnement des écoles : ainsi la célèbre distinction chez les aristotéliciens entre les genres « acroatiques » et les genres « exotériques ».

Les paramètres qui interviennent dans la délimitation traditionnelle des genres (dialogue, conte, aphorisme, méditation...) sont très hétérogènes. Aujourd’hui on distingue soigneusement les genres, qui sont historiquement définis, et les catégories qui traversent époques et cultures. Ainsi la formule de G. Genette : « Il y a des modes, par exemple : le récit ; il y a des genres, exemple : le roman » 19. Pour être un récit, par exemple, une œuvre doit posséder les propriétés constitutives de tout récit ; si l’une d’elles faisait défaut, on n’aurait pas affaire à un récit. En revanche, les genres historiquement circonscrits, que J.-M. Schaeffer 20 appelle « classes gé­néalogiques », sont de nature hypertextuelle. Quand par exemple un philosophe du X V IIe siècle intitule « dialogue » telle de ses œuvres, il le fait en se référant à certaines caractéristiques d’œuvres antérieures qu’il reprend plus ou moins fidèlement ; il l’inscrit dans une ou plusieurs classe(s) généalogique(s) dont le prototype est sans doute les dialogues de Platon. Les œuvres sont ainsi souvent référées à un proto­type : ΓEthique pour l’exposé « more geometrico », le Discours de la méthode pour l’autobiographie intellectuelle etc. La relation par exemple entre les Méditations cartésiennes de Husserl et les Méditations métaphysiques de Descartes est avant tout de l’ordre de la ressemblance et de la dissemblance : recourir au genre de la « méditation », c ’est « individualiser ce nom par rapport à une œuvre singulière, ou un groupe d’œuvres de la chaîne textuelle » 21. Un auteur peut donner une dénomi­nation générique nouvelle à des œuvres qui s’écartent pourtant faiblement de la tradition, ou au contraire produire des œuvres très différentes sans pour autant changer de dénomination générique. Il n’existe aucune règle qui détermine à partir de quel écart par rapport à des œuvres antérieures une œuvre peut encore être dite « dialogue », « méditation » ou « maxime ». Ce sont là des choix qui renvoient aux positionnements des auteurs.

Le positionnement par le genre

L ’assignation d’une œuvre à un genre la situe à l’intérieur de ce qu’on pourrait appeler la sphère philosophique. Il existe en effet une « sphère » constamment remodelée où sont contenues toutes les œuvres dont la trace a été conservée, une bibliothèque imaginaire dont seule une part est accessible à partir d’un moment et d’un heu déterminés. Se positionner, c ’est mettre en relation un certain parcours de cette sphère avec la place que par son œuvre on se confère dans le champ. En écrivant des « aphorismes » Nietzsche revient par-delà la philosophie rationaliste à

19. G. Genette, Introduction à l ’architexte, p. 75.*20. Q u’est-ce q u ’un genre littéraire ?, 1989.21. J.-M . Schaeffer, op. cit., p. 177.

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un genre lié à la fois aux moralistes classiques français et aux « dits » présocratiques, il trace donc un parcours dans la sphère philosophique.

Le rattachement d’une œuvre à un genre peut venir des auteurs eux-mêmes (figurer dans un sous-titre, une préface..., ressortir d’indices donnés par le texte). Il peut également être le fait d’une élaboration rétrospective due à des commentateurs. On connaît les avatars de la Métaphysique d’Aristote, dénomination générique (meta taphusika) qui ne doit rien à son auteur et qui, progressivement soudée en un seul mot, devient le titre d’une œuvre.

Mais en matière d’innovation générique toute typologie un peu précise est vouée à l’échec : puisqu’une œuvre dit qui elle est en intervenant dans un certain état de la hiérarchie des genres, il faut à chaque fois rapporter l’investissement générique au positionnement de son auteur dans le champ philosophique. Plus précisément, on distinguera entre les genres canoniques, ceux où la conformité entre une doctrine et un mode d’énonciation convergent idéalement (le dialogue chez Platon, la médita­tion chez Descartes, la critique chez Kant), et les genres où cette convergence est plus faible. Mais cela ne signifie pas que la diversité des genres investis par un position­nement soit indifférent : Descartes ne manie pas le même éventail de genres que Kant, Bergson ou Kierkegaard ; en écrivant des romans et du théâtre à côté de textes philosophiques ou d’articles dans des revues politiques, Sartre montre ce qu’est une énonciation philosophique existentialiste.

Plutôt que de regarder ce que dit Hume « dans » ses essais ou Sextus Empiricus « dans » ses Hypotyposes, on considérera donc ce que ces genres en tant que tels disent par la manière même dont à travers eux s’exerce la philosophie. Chez Platon le genre du dialogue est inséparable de la doctrine : « le procédé de conversion initiatique, d’ascèse didactique, de progression pédagogique obtenues par l’interac­tion dialogique, entraînent une transformation de soi par la médiation d’une rela­tion à l’autre qui progresse elle aussi de concert avec le dévoilement progressif par la dialectique d’un horizon de vérité » 22. En revanche, chez Aristote le dialogue est Hé à l’exotérique, les disciples se voyant destiner les œuvres monologiques : la portée ontologique des dialogues de Platon (genre chez lui canonique) a disparu au profit d’un partage à la fois rhétorique et ontologique entre les textes « acroatiques », destinés aux élèves, qui traitent des fondements, et les dialogues pour les questions et les publics seconds. Distinction qui renvoie directement à la divergence des doctri­nes.

Un positionnement n’oppose pas son ou ses genre(s) à tous les autres pris en bloc, il se définit essentiellement par rapport à certains autres qu’il privilégie. Ainsi, pour Kierkegaard les genres contre lesquels il élabore les siens ne sont pas n’importe quels autres mais son Autre, en l’occurrence les genres hégéliens, liés à une totalisation organique, ceux dont il était crucial pour lui de se démarquer pour établir sa propre identité paradoxale dans le champ. On le voit bien dans l’avant-propos de ce livre qui relève d’un genre non organique par excellence, Les Miettes philosophiques :

C e qu e l ’on o ffre ic i n ’est q u ’une b ro c h u re , p ro p r io M a rte , p ro p r iis a u sp ic iis , p ro p r io s tip e n d io , san s au cu n e p ré ten tio n de p a rt ic ip e r au x visées sc ien tifiq u es où on e s t légitim é en ta n t qu e p assag e , tra n s it io n , co n c lu a n t, p ré p a ra n t, p a r t ic ip a n t, co lla b o r a n t ou su ite v o lo n ta ire , h éro s ou q u an d m êm e h éro s re la t if ou tou t au m oins tro m p ette a b so lu 2:1.

22. F. Cosgiittu, 1994b.23. Tracl. fr. 1967, p. 29.

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Les philosophes sont néanmoins souvent partagés entre la nécessité de maximiser leur rupture, pour bouleverser le champ philosophique à leur profit, et celle de la minimiser, pour faire apparaître leur subversion non comme un coup de force passager mais comme le retour à une norme qui aurait été indûment occultée : c’est tout le sens des « retours à ». On peut ainsi avoir affaire à des réemplois, dans un environnement très différent, de genres devenus peu productifs, voire tombés en désuétude. Tel est le cas de l’aphorisme chez Nietzsche.

La relation même qu’entretient un positionnement à l’égard de la généricité est variable selon les époques et les positions. La volonté d’échapper à toute apparte­nance générique codifiée préalablement, d’inventer en quelque sorte ses propres genres par synthèse, est très caractéristique de la philosophie romantique. A l’op­posé il y a les tentatives de « rhizome » de Deleuze et Guattari, qui récusent « le livre image du monde » et « le livre-racine », substituant aux chapitres des « plateaux » : « n’importe quel point d’un rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre, et doit l’être » 2-1. L ’analyste doit prendre en compte cette prétention subversive, au même titre que celle d’autres philosophies à produire des œuvres relevant de genres déjà consacrés.

Qu’il s’agisse de « création » de nouveaux genres, d’introduction de genres relevant jusque-là d’autres champs ou de refus de tout genre, l’innovation ne peut avoir qu’une portée relative. Il y a de toute façon un niveau que l’on peut difficile­ment mettre en cause : l’appartenance au dispositif énonciatif de la philosophie ou, à un niveau inférieur, les contraintes liées à son « inscription » dans un espace sémiotique protégé.

Quatrièm e axe : la situation d’énonciation

Scénographie

La détermination d’un genre ne suffit pas ; il faut accéder à la situation d’énon­ciation que toute oeuvre construit par son déploiement même, la situation dont elle prétend qu’elle la rend légitime et qu’elle légitime en retour. Une œuvre sceptique n’est pas seulement « sceptique » par son contenu mais aussi par la manière dont elle instituera situation d’énonciation qui la rend « sceptique » : une parole qui se poserait comme transmission d’une science venant d’un maître et allant vers un élève impliquerait une situation d’énonciation incompatible avec le scepticisme (Cossuta 1994a : 55). L ’œuvre s’énonce à travers une situation qui n’est pas un cadre préétabli et fixe : elle présuppose une scène de parole déterminée qu’il lui faut valider à travers cette parole même. L ’œuvre se légitime donc en traçant une boucle paradoxale : à travers le monde qu’elle met en place, il lui faut justifier tacitement la scène qu’elle impose d’entrée. Elle présente au lecteur un monde tel qu’il appelle la scène même qui le pose, et nulle autre.

On parle de « situation d’énonciation » pour désigner le foyer de coordonnées qui sert de repère, directement ou non, à l’énonciation : les protagonistes de l’interaction langagière (énonciateur et coénonciateur 25) ainsi que leur ancrage spatial et temporel (JE-TU, ICI, MAINTENANT). Cette situation d’énonciation de

24. Mille p lateaux, p. 13.2f>. A la suite d ’A. Culioli nous préférons parler de « coénonciateur » que de « destinataire ».

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l’œuvre, on l’appellera scénographie en rapportant l’élément -graphie non à une opposition empirique entre support oral et support graphique mais à l ’inscription légitimante d’un texte mémorable. La scénographie définit les statuts d’énonciateur et de coénonciateur, mais aussi l’espace (topographie) et le moment (chronogra- phie) à partir desquels prétend se développer l’énonciation. L ’énonciation hégé­lienne dans la Phénoménologie de l’esprit, par exemple, implique une scénographie dont l’énonciateur serait l’Esprit lui-même, à partir d’une chronographie- topographie qui n’est certes pas la ville d’Iéna en 1807 mais l’avènement de l’Esprit absolu. Cette œuvre thématise remarquablement la boucle paradoxale de toute scénographie : le lecteur est appelé à travers le périple de la conscience qui est aussi parcours de lecture à combler le décalage qui le sépare de cette Parole qui lui est donnée dès les premières lignes. Au terme du processus il doit comprendre que ce discours était en fait son discours, l’ensemble du récit déployant l’enchaînement nécessaire qui permet de fonder cette opération. On le voit, la scénographie n’est pas un « procédé » destiné à faire passer un « contenu » qui en serait indépendant, mais sa détermination ne fait qu’un avec le positionnement.

Pour caractériser une scénographie on dispose :— D’indices textuels variés par lesquels le texte montre (au sens des pragmati-

ciens, c’est-à-dire implicitement) la scénographie qui le rend possible ;— D’indications paratextuelles : un titre, la mention d ’un genre (« chroni­

que », « méditation » ...), une préface de l’auteur... ;— D Elaborations explicites où le texte s’efforce de valider la relation énoncia­

tive qu’il prétend instaurer.

La scénographie d ’une œuvre est elle-même dominée par la Scène englobante ultime qu’est la Philosophie, qui confère à l’œuvre un cadre pragmatique minimal, associant un « auteur » et un « public » doués de raison dont les modalités varient selon les époques et les sociétés. En fait, ce n’est pas à cette Scène englobante en tant que telle qu’est confronté le coénonciateur d’un texte philosophique, mais au rituel discursif imposé par tel ou tel genre : il lit un manifeste, un cours, un dialogue..., et non de la pure philosophie. On distinguera donc la scène englobante des scènes génériques, dont on a vu qu’elles imposent elles aussi des contraintes sur les rôles des participants : professeur / élève s’il s’agit d’un ouvrage didactique, ami à ami dans une lettre personnelle, etc.

Pour autant on n ’a pas affaire à une simple superposition de contraintes emboî­tées les unes dans les autres : scène englobante, puis scène générique, puis scénogra­phie. La scénographie opère ce qu’on pourrait appeler une appropriation de la scène englobante et de la scène générique. Dans la mesure même où elle relève d’un positionnement, une scénographie dit d’une certaine manière ce qu’est l’exercice légitime de sa scène englobante, en l’occurrence du discours philosophique, et légitime aussi le recours à sa propre scène générique. Il arrive même, et l’on parle alors volontiers de textes « fondateurs », que la scénographie modifie en amont la scène englobante, c ’est-à-dire déplace les conditions de l’énonciation philosophique, au Ueu de simplement s’appuyer sur elles.

La scénographie invoque souvent la caution de scènes énonciatives préexistan­tes, déjà validées, qu’il s’agisse d’autres genres philosophiques, d’autres œuvres, de situations de communication d’ordre non philosophique (cf. la conversation mon­daine, le discours juridique...). « Validé » ne veut pas dire valorisé mais déjà installé dans l’univers des savoirs et des valeurs du public.

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Ainsi l’invocation de l'ion de Platon permet-elle à Montaigne de justifier la scénographie de 1’« essai », son énonciation « à sauts et à gambades » :

C’est l ’indiligent lecteur qui perd mon sujet, non pas moi ; il s’en trouvera toujours en un coin quelque mot qui ne laisse pas d’être bastant, quoi qu’il soit terré ( .. .) Le poète, dit Platon, assis sur le trepied des Muses, verse de furie tout ce qui lui vient en la bouche, comme la gargouille d’une fontaine, sans le ruminer et poiser, et lui échappe des choses de iliverse couleur, de contraire substance et d’un cours rompu. Lui-même est tout poétique, et la vieille théologie poésie, disent les savants, et la première philosophie.C’est l ’originel langage des Dieux 26.

Le lecteur est convié à interpréter l’énonciation de l’auteur à travers la scène validée d’une parole issue de cette chronographie / topographie bénie des dieux, la Grèce des humanistes. Le terme de « Renaissance » prend ici toute sa force : il s’agit pour Montaigne de faire coïncider son retour à la « Nature » avec une régression temporelle en-deçà de la distinction entre philosophie, théologie et poésie. La scénographie permet de doubler la situation d’énonciation « historique » (en l’oc­currence la France de 1588) avec une autre situation, construite dans le texte, celle d’une Origine qui permet de légitimer l’énonciation de l’œuvre.

Cette scène validée a beau être rapportée à Platon, elle n’intervient néanmoins ici que réélaborée à travers les catégories des Essais. En ce sens, une scène validée qui est mobilisée au service de la scénographie d’une œuvre est aussi le produit de l ’œuvre qui prétend énoncer à partir d’elle. Montaigne prétend imiter une scénogra­phie platonicienne, mais celle-ci est en fait un produit des Essais.

La scénographie est à l’articulation de l’œuvre considérée comme univers conceptuel autonome, d’une part, et du bio/graphique, de l’autre. Descartes n’a pas constamment vécu dans un poêle, mais il faut bien que les lieux qu’il a occupés, à l’étranger et à la périphérie des villes, aient été vécus comme « poêle » pour qu’il puisse écrire le Discours de la méthode. Il a bien fallu que Sartre ait affecté aux cafés du Quartier Latin un rapport essentiel à une pensée de « l’existence » pour que le lecteur de l ’Etre et le Néant se voie montrer « ce garçon de café ».

Les types de scénographie mis en place indiquent ainsi les multiples manières dont on peut légitimer l’exercice de la parole dans un certain état du champ philosophique. La philosophie étant de ces discours dont l’identité se constitue à travers la négociation de leur propre droit à énoncer comme ils le font, la scénogra­phie, pour ne pas se dégrader en simple procédé, doit être à la mesure du « contenu » de l’énoncé qu’elle rend possible ; pas de scénographie professorale, par exemple, si la philosophie qui s’énonce ainsi ne prétend pas d’une manière ou d’une autre s’inscrire dans l’espace scolaire : réellement (Hegel rédigeant le Précis de l ’encyclo­pédie des sciences philosophiques pour ses étudiants) ou par anticipation (Descartes rédigeant les Principia pour des élèves hypothétiques). D’autre part, une scénogra­phie doit être en prise sur la configuration historique où elle apparaît : pas de discours adressé aux sujets de « bon sens » si le « bon sens » ne participe pas d’une dynamique de transformation sociale et intellectuelle ; pas de manuel pour l’Uni- versité de Berlin si cette institution-là n’est pas précisément « l’Université du centre, le centre de la culture de l’esprit, de toute science et de toute vérité » 27.

26. Essais I I I , IX , p. 439.27. « Allocution (le Hegel à ses auditeurs à ¡ ’ouverture de ses leçons à Berlin, le 22 octobre 1818 »,

Précis de l ’Encycfopédie. p. 7.

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E th o s 211

Le texte n’est pas destiné à être contemplé, il est énonciation tendue vers un coénonciateur qu’il faut mobiliser pour le faire adhérer à un univers de sens. Nous avons traité de la « scénographie » en faisant abstraction de l’imaginaire du corps qu’implique l’activité de parole ; mais comment évoquer par exemple une scénogra­phie prophétique en négligeant le « ton », la gesticulation qui sont inséparables d’une telle énonciation ? Pour dire la mort de Dieu l’énonciateur du Gai savoir, dans une topographie appropriée (« nous autres devineurs nés... en attente sur les montagnes ») appelle une énonciation prophétique qu’en fait cet appel même accom­plit :

C ette longue et fé co n d e su ccession de ru p tu re s , de d e stru ctio n s , de b o u lev ersem en ts , q u ’il fa u t p ré v o ir d éso rm ais : q u i don c a u jo u r d ’h u i la d ev in era it avec assez d e ce rtitu d e p o u r fig u rer com m e le m a îtr e , l ’a n n o n c ia te u r de ce tte fo rm id ab le logique de te r r e u r s , le p ro ­p h ète d ’u n o b scu rc issem en t, d ’ une éclip se de so leil com m e ja m a is i l n e s ’en p ro d u isit d an s le m ond e ? . . . 29

Cette question nous ramène à l’ethos rhétorique, auquel la perspective pragma­tique a récemment redonné son intérêt 30.

La rhétorique antique entendait par « éthè » les propriétés que se confèrent les orateurs par leur manière de dire : non pas ce qu’ils disent explicitement sur eux-mêmes mais la personnalité qu’ils montrent à travers leur façon de s’exprimer. Ce que l’orateur prétend être, il le donne à entendre et à voir : il ne dit pas qu’il est simple et honnête, il le montre à travers sa manière de s’exprimer. L ’éthos est ainsi attaché à l’exercice de la parole, au rôle qui correspond à son discours, et non à l’individu « réel », appréhendé indépendamment de sa prestation oratoire : est donc ici en jeu le sujet d’énonciation en tant qu’il est en train d’énoncer. L ’efficacité de ces éthè est précisément liée au fait qu’ils enveloppent en quelque sorte l’énon- ciation sans être explicités dans l’énoncé.

Derrida à travers sa dénonciation du « logocentrisme », Foucault en rejetant la philologie qui fait du texte « une voix maintenant réduite au silence » 31 ont rompu la soumission du texte à la plénitude d ’une voix première. Leur critique ne saurait néanmoins impliquer l’élimination de l’éthos ; ce dernier n’est pas en amont de la textualité, souffle initiateur rapporté à l’intention d’une conscience, mais il constitue une dimension essentielle de toute énonciation, y compris de la philosophie, même si cette dernière dénie souvent tout lien entre la contingence de sa singularité énoncia­tive et l’universalité de droit de son propos. A la différence de la rhétorique, qui fait de l’éthos un instrument au service d'une fin, un moyen de persuasion, dans une perspective d’analyse du discours on l’associera à la scénographie : la manière dont un philosophe gère sa relation à l’éthos dépend donc de son positionnement. L ’uni­vers de sens que délivre le discours s’impose par là aussi bien que par la seule « doctrine ».

28. Nous développons une réflexion plus approfondie sur ce thème dans « Ethos et argumentation philosophique. Le cas du Discours de la méthode », à paraître dans L ’argum entation philosophique : Descartes, F. Cossuta éd ., PUF, 1996.

29. §348 .30. Ainsi O. Ducrot, Le dire et le dit, p. 200.31. Archéologie du savoir, p. 14.

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Pour exploiter la notion d’éthos hors de l’éloquence traditionnelle, liée à une oralité vive, il faut lui faire subir quelques remaniements. Pour nous, tout discours, même écrit, est associé à une vocalité, il se donne à travers une détermination de la « voix »qui renvoie elle-même à une détermination du corps de son énonciateur (et non, bien entendu, du corps de son auteur effectif). Le discours a beau être écrit, il se soutient de cette vocalité, même quand il la dénie : la « vocalité » n’est pas une voix, elle déjoue toute appréhension immédiate de la distinction entre oral et écrit. Le texte fait donc comme si cette épaisseur vocale lui préexistait, alors qu’elle est construite par le texte même. A travers elle l’énonciateur défini par la scénographie, fût-il non figurable, joue le rôle de garant du dit, d’Origine légitime. Au début de Lire le Capital Althusser revendique « le tour didactique et parlé », « les répétitions, les hésitations » de son énonciation 32, préférables à « l’ordre systématique d’un seul discours » : ici, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, la figure d’un garant qui exhibe les difficultés du cheminement est l’indice de sa familiarité avec le Vrai ; thèse obliquement fondée dans le texte par une référence à la psychanalyse : « c ’est depuis Freud que nous commençons de soupçonner ce qu’écouter, donc ce que parler (et se taire) veut dire » 33.

La notion traditionnelle d ’éthos (comme les mores des latins) recouvre, outre la dimension vocale, l’ensemble des déterminations physiques et psychiques attachées par les représentations collectives au personnage de l’orateur. Pour l’utiliser plus efficacement on associera à chaque œuvre un ton spécifique 34, terme qui présente l’avantage de valoir aussi bien à l’écrit qu’à l’oral (on peut parler du « ton » d’un livre). Pour un énoncé écrit ce « ton » est attribué au garant qui est censé le prendre en charge et dont le lecteur doit construire la figure à partir d’indices textuels de divers ordres. Ce « garant » se voit ainsi affecter un caractère et une corporalité, dont le degré de précision varie selon les textes. Le « caractère » 35 correspond à un faisceau de traits psychologiques. Quant à la « corporalité », elle est associée à une complexion corporelle mais aussi à une manière de s’habiller et de se mouvoir dans l’espace social. L ’éthos implique ainsi une police tacite du corps appréhendé à travers un comportement global.

Caractère et corporalité du garant supposent un ensemble diffus de représenta­tions sociales valorisées ou dévalorisées, sur lesquelles l’énonciation s’appuie et qu’elle contribue en retour à conforter ou à transformer. Ces stéréotypes culturels circulent dans les registres les plus divers de la production sémiotique d’une collec­tivité : livres de morale, littérature, peinture, statuaire... L ’éthos n’est donc pas un procédé intemporel ; comme les autres dimensions de l’énonciation il inscrit les œuvres dans une conjoncture historique déterminée (la valorisation althusserienne de la parole difficultueuse de l’analysant aux prises avec l’inconscient suppose la domination de la conjonction freudo-marxiste dans l’espace philosophique français des années 1960). Il projette également dans l’œuvre une figure de l’homme philo­sophique à la mesure des catégories mêmes de la doctrine.

Pour la philosophie il s’agit d’attester ce qui est dit en appelant le coénonciateur à s’identifier à une certaine détermination d’un corps en mouvement, appréhendé

32. Op. cit., p. 9.33. p. 12.34. Ce « ton » peut intégrer une variété de tons qui interagissent dans une même œuvre.35. Qu’on ne confondra évidemment pas avec le terme « caractère » par lequel on traduit souvent

1’ « éthos » d elà Rhétorique d’Aristote.

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dans son environnement social et psychologique. Le lecteur ne fait pas que décoder du sens, il participe « physiquement » du monde que le garant prétend imposer. Les « idées » se présentent à travers une manière de dire qui renvoie à une manière d’être, à la participation imaginaire à un vécu. L ’efficacité de l’argumentation, fût-elle philosophique, tient pour une part au fait qu’elle amène le lecteur à s’iden­tifier à la mise en mouvement d’un corps typifié, investi de valeurs historiquement spécifiées.

En sollicitant l’étymologie de manière peu orthodoxe on désignera par incorpo­ration la triple fonction attachée à cet éthos :

— L ’énonciation donne corps au garant du texte, à l’instance qui assume la délivrance du Vrai ;

— P ar là le lecteur incorpore, assimile un ensemble de schèmes, une manière spécifique de se rapporter au monde à travers une manière d’habiter son propre corps ;

— Ces deux « incorporations » en rendent possible une autre, l’intégration dans un corps, dans la communauté imaginaire de ceux qui adhèrent à l’univers de

—sens institué par l’énonciation du texte.

Si l’exposition philosophique apparaît ainsi inséparable de la détermination d’un corps énonçant, on ne fera pas pour autant de l’éthos quelque substrat, la vérité ultime d’un discours qui serait voué à dénier la force qui le rend possible. On ne défendra donc pas ici, dans une perspective psychanalytique ou nietzschéenne, une conception « généalogique » du discours : comme si, sous les scansions démons­tratives, il fallait restituer quelque couche archaïque, une économie cachée du corps. Bien au contraire, la dynamique énonciative n’a ni « haut » ni « bas », ni même de « noyau » et de « périphérie », mais elle mobilise simultanément un faisceau d’instances qui pour chaque œuvre forment une totalité articulée.

Il est bien des textes philosophiques qui prétendent se poser hors de toute vocalité, voire hors de toute référence à une source énonciative. De manière plus générale on peut opposer les textes « ascétiques », qui semblent exténuer leur scénographie, donc leur éthos, et ceux qui la construisent ostentatoirement. D’un côté l’omniprésence de l’énonciateur nietzschéen, de l’autre I’efifacement de l’énon­ciateur kantien. En fait, dans ces œuvres à scénographie « exténuée », la scénogra­phie est cet effort même d’arrachement à toute vocalité, l ’éthos le maintien d’une voix blanche, hantée par son propre effacement. La « disparition élocutoire » de l’auteur dont rêve une certaine philosophie n’est pas donnée, elle est conquise à chaque pas du texte, elle se confond avec son entreprise. On peut ruser avec l’éthos, on ne peut l’abolir.

Cinquième axe : la langue

Le code langagier

En parlant de conditions médiologiques, de positionnement, de genre, de scéno­graphie ou d’éthos, nous avons été amené à faire intervenir la langue à travers laquelle s’énonce le texte. On pense communément que la langue française précède les œuvres écrites en français comme le canal précède les messages qu’on y introduit. En fait, la philosophie comme tout discours constituant joue un rôle dans cette délimitation « sociologique » des langues. L ’Un imaginaire de la langue se soutient

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de l’existence d’un corpus d’œuvres : chaque acte d’énonciation philosophique, si dérisoire qu’il puisse sembler, va conforter une langue dans son rôle de langue digne de philosophie et, au-delà, de langue tout court, ou va contribuer à la rendre indigne de philosophie, en l’abandonnant ou en prétendant la corriger. Pour un heu et un moment donnés, certaines langues sont jugées philosophiques et d’autres non : loin de prendre acte d’un partage intangible, chaque positionnement philosophique contribue à la renforcer ou à le modifier.

Il faut aller plus loin : il n’y a pas d’un côté des contenus, de l’autre une langue neutre qui permettrait de les véhiculer, mais la manière dont l ’œuvre gère le langage fait partie du sens de cette œuvre. Les œuvres philosophiques ne sont pas contraintes par une langue complète et autarcique qui leur serait extérieure, elles entrent dans le jeu de tensions qui la constitue. Le philosophe, en effet, n’est pas confronté à la langue mais à une interaction de langues et d’usages, à ce qu’on pourrait appeler une interlangue. Par là on entendra les relations, dans une conjoncture donnée, entre les variétés de la même langue, mais aussi entre cette langue et les autres, passées ou contemporaines. Toutefois, cette hétéroglossie foncière, ce « dialogisme » (M. Bakhtine) à travers lesquels s’institue une énonciation philosophique singulière ne sont évidemment pas maintenus comme tels, mais mis au service de l’Un, fût-ce de manière paradoxale, par le travail de définition des concepts.

En fonction de son positionnement, le philosophe négocie à travers l’interlangue un code langagier qui lui est propre mais dont il prétend qu’en droit il est commun. C’est donc sur les frontières qu’il écrit : non pas tant en français, en italien, etc. qu’à la jointure instable de divers espaces linguistiques. Cette notion de « code » associe l’acception de code comme système de règles et de signes permettant une communi­cation avec celle de code comme ensemble de prescriptions : l’usage de la langue qu’implique l’œuvre se donne comme la manière dont il faut énoncer, car la seule conforme à l’univers qu’elle instaure.

Cette interlangue, on peut l’envisager sous sa face de plurilinguisme externe, c ’est-à-dire dans la relation des œuvres aux « autres » langues, ou sous sa face de plurilinguisme interne (ou pluriglossie), qui concerne la diversité d’une même langue. Mais cette distinction n’a qu’une validité limitée, dès lors qu’en dernière instance ce sont les œuvres qui décident où passe la frontière entre 1’« intérieur » et 1’« extérieur » de « leur » langue. Jusqu’à la deuxième guerre mondiale il existait chez la plupart des philosophes, et dans le public cultivé, un plurilinguisme foncier. L ’essentiel de la philosophie française était produit par des gens qui écrivaient dans un rapport constant au latin, et dans une moindre mesure au grec.

Qu’un philosophe écrive dans « sa » langue, cela même ne va pas de soi, car sa condition paratopique ne lui assigne pas d’autre place qu’une frontière, l’écriture creusant un écart irréductible par rapport à la langue maternelle. Il y a autant de manières d’écrire dans « sa » langue que de philosophies : la relation de Hegel à l’allemand n’est pas celle de Heidegger, et celle de Descartes au français n’est pas celle de Bergson. Dans la Préface de la première édition, Kant revendique la nécessité d’exposer sa Critique de la raison pure « sous une forme sèche et purement scolastique » ; il porte ainsi son attention sur la seule scénographie ; pourtant, son choix de la langue allemande est tout aussi lourd de sens : il s’agit précisément d’énoncer de manière « scolastique » sans recourir au latin, alors même que jusqu’aux années 1770 Kant a écrit en latin. C’est que, comme le remarque juste-

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ment S. Auroux, la philosophie des Lumières est incompatible avec « une situation île diglossie où le savoir ne peut, par définition, être propriété commune » '(fi.

Le philosophe est également confronté à la pluriglossie d’une même langue, y compris aux usages philosophiques en vigueur dans celle-ci. Cette variété peut être d’ordre géographique (régionalismes...), liée à une stratification sociale (populaire, aristocratique...), à des usages professionnels (médical, juridique...), à des niveaux de langue (familier, soutenu...). On pourrait objecter que cette négociation avec l’interlangue ne vaut que pour un ensemble restreint d’œuvres, qu’un grand nombre de philosophes se contentent d’utiliser « la » langue neutre, celle de tout le monde. C’est oublier que « la » langue n’existe pas, qu’une langue est variation, que la philosophie n’a pas de relation naturelle avec quelque usage linguistique que ce soit. Même lorsque l’énonciateur philosophique semble user de la langue la plus « ordi­naire », il se confronte indirectement à l’altérité langagière. Les philosophes fran­çais du XVIIl“ siècle, qui semblent pourtant écrire « le » français ordinaire, s’inscri­vent en réalité dans un code particulier, celui où, sous l’égide de la mondanité et du centralisme monarchique, s’associent depuis le XVIIe siècle clarté et élégance. Loin d’être neutre, ce code est porteur d’une dynamique et de valeurs historiquement situables, il est associé à la promotion de la Raison, qui se représenterait idéalement dans une langue française qu’il faut rendre homogène, purifier de toutes formes d’altérité (régionalismes, archaïsmes, termes vulgaires.,.). Dans la perspective des Lumières faire reculer « l’obscurité » dans la langue,mettreau jour les articulations de la pensée, c’est aussi faire reculer un « obscurantisme » multiforme.

H yperlangue et hypolangue

Le code langagier d’une œuvre philosophique ne s’élabore pas seulement dans un rapport à des langues ou des usages de la langue. Il se développe entre ce qu’on pourrait appeler des périlangiies, sur la limite inférieure de la langue naturelle (hypolangue) ou sur sa limite supérieure (hyperlangue). L ’énonciation ne peut se fixer ni sur l’une ni sur l’autre, mais elle peut en laisser entrevoir l’indicible présence, nourrir son texte de leur fascination. L ’hypolangue est tournée vers une Origine qui serait une ambivalente proximité à la nature : tantôt innocence perdue, tantôt confusion primitive, chaos dont il faut s’arracher mais dont on s’efforce de capter l’énergie. Le travail sur les images chez Bergson peut se lire de cette façon : capter la force du « moi profond », saisir la conscience au plus près de son surgis­sement. Sur le bord opposé l’hyperlangue fait miroiter la perfection lumineuse d ’une représentation idéalement transparente à la pensée. Elle attire le code langagier dans l’utopie d’une écriture « mathématique ». Au-delà des imperfections de la langue naturelle, la graphie y tend vers le graphique, la syntaxe vers le calcul. La géométrie, « ces longues chaînes de raisons toutes simples et faciles », a sans nul doute ce statut chez un Descartes.

P ar des voies opposées hypolangue et hyperlangue marquent la possibilité d’un sens immédiat, qui se donnerait sans réserve, où s’annulerait la contingence des énoncés. On se gardera cependant de réifier l’hypolangue et l ’hyperlangue : il s’agit de fonctions. Dans telle ou telle œuvre ces deux fonctions peuvent être remplies par la même entité, la langue du corps peut être aussi celle des anges. On peut se

36. La révolution technologique de la gram m atisation, p. 72.

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demander si le grec des présocratiques tel que se le représente Heidegger n’a pas ce double statut ; dès lors que la langue grecque « est, avec l’allemande, au point de vue des possibilités du penser, à la fois la plus puissante de toutes et celle qui est le plus la langue de l’esprit » 37, le code langagier du philosophe peut prétendre renouer avec une dichtung originaire.

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37. Qu’est-ce que la métaphysique ? trad. fr. p. 67.

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J . F. BORDRON Université de Paris III

SIG N IF IC A T IO N E T S U B JE C T IV IT É

L ’analyse des textes philosophiques, lorsqu’elle refuse de s’en tenir au contenu doctrinal des pensées et à la logique des démonstrations, semble se condamner à une aporie. On a maintes fois fait remarquer que les instruments d’analyse qui peuvent être utilisés pour décrire les textes philosophiques sont eux-mêmes dépendants, par la théorisation même qu’ils supposent, du discours qu’ils prétendent analyser 1. Cette aporie repose sur trois présuppositions qui nous paraissent tout simplement fausses :

1. Il n’y a aucune raison de supposer qu’un discours, fût-il soumis à la catégorie du genre, comporte un intérieur et un extérieur. Ainsi, étudier un discours philoso­phique du point de vue de la construction de son sens (ce que nous appellerons une démarche sémiotique) n’implique aucune extériorité par rapport au discours étudié. Prendre en compte la dimension discursive d’une philosophie n’implique en rien que cette dimension, ainsi que les outils conceptuels qui servent à la penser, aient une absolue autonomie par rapport à ce qu’elle cherche à comprendre. Inversement, une philosophie n’est jamais indépendante d’une conception plus ou moins explicite du discours, soit qu’elle veuille en marginaliser les effets (comme dans la pensée classique), soit qu’elle cherche à y voir son propre terrain d’action. Dans tous les cas, la séparation d’un extérieur et d’un intérieur philosophiques semble relever d’un coup de force sans véritable raison théorique.

2. La distinction entre langage et métalangage offre une objection plus sérieuse. Mais elle n’a véritablement de sens que dans les langages formels. La distinction entre discours et métadiscours peut avoir une fonction méthodologique, c ’est-à-dire tactique. Mais elle ne peut en aucun cas servir à organiser une hiérarchie de discours^ Ainsi la notion de « signification » a-t-elle émergé du discours philosophi­que (chez Locke par exemple) et du discours linguistique. Mais on ne saurait dire pour autant que les différents usages de ce terme sont indépendants et encore moins que l’un peut servir à théoriser l’autre (du moins pour des raisons de principe).

3. Une forme conceptuelle est toujours, par son origine, dépendante des intérêts du discours qui l’a produite. Mais plus cette forme en vient à posséder des usages réglés, plus elle se formahse, plus elle devient aussi indépendante de cette origine. Nous utiliserons ainsi la notion kantienne de « schématisme » pour comprendre la catégorisation de la subjectivité empirique. Cette notion est pour une part dépen­dante d’une conception transcendantale de la subjectivité. En même temps, le schématisme kantien offre la conception sans doute la plus profonde de la significa-

1. J . Derrida offre un bon exemple de cette attitude. P ar exemple à propos de la métaphore : « Chaque foie qu’une rhétorique définit la métaphore, elle implique non seulement une philosophie mais un réseau conceptuel dans lequel la philosophie s’est constituée » in Marges de la philosophie , Editions de Minuit, 1972 (page 274).

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tion. Il n’est donc pas interdit, comme nous le ferons plus loin, d’utiliser le schéma­tisme pour essayer de comprendre le sens du « cogito » cartésien.

Nous essayerons ici de déterminer la notion de « subjectivité » du point de vue de sa signification. Le point de vue de la signification, tel que nous le comprenons, ne peut être spécifié que par rapport à l’attitude naturelle du jugement. Lorsque nous Usons un texte philosophique, nous cherchons à saisir les contenus plus ou moins systématiques construits par un auteur. Ces contenus, compris comme contenus de pensée ou comme visée ontologique, sont mis en forme selon la structure du juge­ment. Le point de vue de la signification s’obtient seulement si, en même temps que nous considérons ce qui est pensé, nous cherchons à comprendre comment cela est pensé 2. On comprend alors pourquoi le recours au texte est si nécessaire. La textualité est, de fait, un des modes d’accès privilégiés non seulement à la pensée elle-même mais aussi aux divers modes selon lesquels elle s’élabore. L ’étude de la signification implique donc, selon l’expression de Husserl, un « juger au second degré » 3. Mais, comme nous le verrons, la « région sens » est aussi susceptible d’une théorisation particulière que nous rangeons sous le terme général de sémiotique. Nous allons, sous cet angle, rechercher le sens de la catégorie de subjectivité.

La subjectivité, comprise sur le mode transcendantal, semble commander le verbe être : « Je suis ». Le sujet empirique au contraire est plus familier d’expres­sions comme « J ’existe », tout particulièrement dans les contextes intersubjectifs (« Moi aussi j ’existe »). L ’usage du verbe être au sens d’« exister » 4 est si rare que l’on aurait du mal à en trouver d’autres usages que « Je suis », « Dieu est »et, si l’on accepte d’entendre le verbe comme un infinitif, « l’Etre est ». Si la langue autorise ces usages, il n’en reste pas moins que leur rareté même demande que l’on examine leurs contextes d’apparition. Il est difficile de déterminer ces contextes sans préjuger d’avance ce que peuvent vouloir dire « Je », « Dieu » et « Etre ». Il semblerait d’abord que le terme même d’être implique, plus ou moins clairement, un contexte régi par une question ontologique. Nous voudrions montrer que la question ontolo­gique ne peut être directement abordée ou, plus précisément, qu’elle ne prend sa forme adéquate que par les préliminaires d’une question sur le sens. Nous nous intéresserons uniquement au contexte philosophique du « Je suis » et nous admet­trons que cet énoncé ne peut être analysé autrement qu’en fonction de sa place dans une architecture textuelle. Pour ce faire nous adopterons la démarche suivante :

1. Nous présenterons d’abord les grands axes qui, selon nous, permettent de caractériser une théorisation de la question du sens et donc de construire une sémiotique générale.

2. Le problème de la signification a été parfaitement défini par Husserl : « Se poser la question de la signification ou du sens d’un énoncé, et se rendre clair le sens de cet énoncé, ce n ’est manifestement pas autre chose que de passer de l ’attitude immédiate de l ’être qui juge et énonce, attitude dans laquelle nous avons seulement les objets considérés, a l ’attitude réfléchie, à l ’attitude dans laquelle viennent à être saisies ou posées les opinions correspondantes, relatives aux objets, aux états de choses. Ainsi pouvons-nous qualifier cette région également de région du sens. » Logique Formelle et Logique Transcendantale (§ 48).

3. Opus cité (§ 49).4. Nous voulons simplement dire qu’être ne possède pas, dans ce cas, son sens usuel de copule. Nous ne

proposons donc pas une interprétation ontologique de ce que peut vouloir dire « exister ». Pour une analyse linguistique des différents usages du verbe être, nous renvoyons à J . P. Desclés : « Réseaux sémantiques » in Langages n° 87 et Langages applicatifs, langues naturelles et cognition, Hermès, 1990.

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2. Nous essayerons ensuite d’exposer comment les différentes propriétés du sujet empirique (c’est-à-dire d’un certain type de corps) sont directement schéma- tisables à partir de la table des catégories de Kant.

3. Nous montrerons, en discutant un texte de Leibniz, que tout sujet empirique suppose, outre ces propriétés schématisables, un certain type de règle de construc­tion.

4. Nous essayerons de comprendre comment le discours cartésien dans la suc­cession des énoncés en première personne (« je doute », « je suis », « j ’existe », « je pense ») construit effectivement une telle règle.

Nous voulons donc établir que dans certaines de ses occurrences, « je » ne désigne pas une personne mais une règle ou encore que « Je suis » désigne une condition formelle du sens.

1. La question du sens

Nous ne pouvons présenter ici que les grandes lignes de ce que nous conviendrons d’appeler une sémiotique (ou théorie du sens). Ce terme a parfois l’usage restreint de « théorie du signe ». Mais le terme de « signe », compris comme une unité de la manifestation du sens, désigne des grandeurs dont l’extension est si variable qu’il convient d’abord de fixer une terminologie. Nous conviendrons de réserver le terme de « signe » soit à des unités de type algébrique, soit à des unités susceptibles d’être prises dans des procès d’inférence (comme les signes au sens de Peirce).

Nous parlerons de systèmes de dépendances (et non de systèmes de signes) lorsque nous aurons affaire à des problèmes de constitution du sens. Le terme de « structure » désigne, dans la terminologie de Hjelmslev, un tel système de dépen­dances 5.

Une dépendance, selon la formulation de Husserl, désigne « Une légalité idéale dans un ensemble formant une unité » 6. Le problème est donc fondamentalement celui des types de rapports entre les parties d’un tout et ces parties et le tout lui-même. Une importante littérature existe à ce sujet 7 — nous citerons simplement un passage des Prolégomènes de Hjelmslev :

« S e lo n le ré a lism e n a ïf , l ’ an aly se d e v ra it p ro b ab lem en t se ré d u ire au d écou page d ’u n o b je t d on n é en p a r t ie s , don c en de n ou v eau x o b je ts , pu is ceu x -c i e n co re en p a r t ie s , d o n c e n co re en de n o u v eau x o b je ts , e t a in s i de su ite . M ais, m êm e d ans ce c a s , le ré a lism e n a ïf a u r a it à c h o is ir e n tr e p lu sieu rs d écou pages p o ssib les. On re co n n a îtra d on c san s p ein e q u e l ’esse n ­t ie l, au fo n d , n ’e s t p as de d iv iser un o b je t en p a rt ie s , m ais d ’ a d a p te r l ’ an a ly se de fa ço n q u ’elle so it co n fo rm e au x d ép en d an ces m utuelles q u i ex isten t e n tre des p a rtie s e t nousp erm ette a in s i de re n d re com p te de ces d ép en d an ces de m an iè re sa tis fa isa n te . ( ___) L esco n séq u en ces de ce tte co n sta ta tio n son t essentielles p o u r co m p ren d re le p rin c ip e d ’ a n a ­lyse : l ’ o b je t exam in é a u ta n t q u e ses p a rtie s n ’ex isten t q u ’en v e rtu de ces ra p p o rts ou de ces

5. L. Hjelmslev, Essais linguistiques, Éditions de Minuit, 1971 (page 109).6. E . Husserl in Recherches logiques (R 3), Traduction française P .U .F., collection Epiméthée, Tome II

(page 34).7. Le livre de Twardowski Sur les objets intentionnels est pour une bonne part consacré à ce thème. Il

vient d’être traduit en français par J . English (Vrin, 1993). On trouvera des développements et une importante bibliographie in Bary Smith (ed) Parts and moments, studies in logic and fo rm al ontology, PhiloKophiu Verlag, 1982.

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dépendances ; la totalité de l ’objet examiné n’en est que la somme, et chacune de ses parties ne se définit que par les rapports qui existent, 1. entre elle et d’autres parties coordonnées, 2. entre la totalité et les parties du degré suivant, 3. entre l’ensemble des rapports et des dépendances entre ces parties » 8.

Dans le texte que nous venons de citer, Hjelmslev explicite un principe d’analyse valable pour toute sémiotique. Il est nécessaire cependant de différencier deux types principaux de dépendances. Au premier type (que Husserl a spécialement en vue) correspondent des liaisons synthétiques de contenus. Husserl en a donné de multi­ples exemples 9. On peut, en règle générale, rapporter à la classe des dépendances synthétiques a priori les lois qui unissent l’objet en général (= x) aux catégories puisque ces dernières, pas plus que cet objet, ne sont pensables indépendamment. P ar contre, les dépendances complexes qui existent entre l’oiseau engoulevent, l ’art de la poterie et la jalousie conjugale (chez les indiens Jivaro) 10 nous paraissent être a posteriori. Ces exemples, aussi éloignés les uns des autres qu’il est possible, veulent suggérer que la distinction nécessaire entre synthèse a priori et a posteriori pourrait elle-même dépendre (quant à la nature des exemples) de la construction d’un système qui les rende possibles. Ainsi comprise, une théorie sémiotique est la recherche d’un type de description et d’explication de nature holistique 1

On admettra donc qu’à un certain niveau d’analyse, une sémiotique est un système de dépendances hiérarchisées susceptible de s’actualiser dans différents substrats (sonores, plastiques, etc.).

Une sémiotique se réalisant toujours dans un substrat matériel, il est commode, bien que vraisemblablement insuffisant, de distinguer trois niveaux d’organisation :

— Il existe tout d’abord un niveau physique, qu’il s’agisse de la physique des sons pour un langage ou de la physique générale selon laquelle nous sont donnés les objets de la perception.

— Cette physique se trouve contrainte par un appareillage perceptif, de telle sorte que nous n’avons affaire au niveau physique que par la médiation d’un niveau phénoménologique (ou système de l’apparaître).

— Le niveau phénoménologique reçoit à son tour des articulations que l’on peut dire proprement sémiotiques. On peut par exemple considérer que les propriétés physiques de la lumière sont d’abord reçues selon les contraintes propres à un système visuel, ce niveau phénoménologique étant ensuite sémiotisé (par exemple dans l’histoire de la peinture 12).

8 . L . Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Traduction U. Canger, Editions de Minuit, 1971 (page 36).

9. Des lois telles que la causalité, qui détermine les dépendances des changements réels dans les choses, relèvent d’un a priori synthétique.

10. Voir Cl. Lévi-Strauss : La potière jalouse , Pion, 1985.11. Le holisme n'oblige pas nécessairement à renoncer aux distinctions entre analytique et synthétique

ni entre a priori et a posteriori. 11 implique seulement que ces distinctions soient, quant à leurs contenus, dépendantes d'un système.

12. Un bon exemple d’analyses d’inspiration sémiotique se trouve dans : H. Wölfflin, Principes fondam entaux de Vhistoire de Vart, Pion, 1989, mais également dans : Shitao, Les propos sur la peinture du moine citrouille-amère, Hermann, 1984.

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Ces trois niveaux d ’organisation ne sont pas nécessairement autonomes puisque les articulations sémiotiques peuvent, jusqu’à un certain point, rétroagir sur l’ap- paraître (sur le niveau phénoménologique). Ce dernier à son tour peut interagir avec le monde physique 13.

La notion de sens, telle que nous essayons de la comprendre, nous paraît donc trouver son enjeu essentiel dans les rapports entre des invariants phénoménologi­ques et une sémiotisation de ces invariants. En ce sens, la distinction entre dépen­dances a priori et a posteriori pourrait bien ne reposer que sur une différence de stabilité. On peut en effet concevoir que 1’« priori puisse se décrire comme exprimant les structures les plus stables de notre esprit (mais relativement à un système de pensée).

Une fois admise l’existence de systèmes de dépendances hiérarchisés, se pose le problème de leur généricité (c’est-à-dire de leur capacité à engendrer d’autres significations). Deux types de procédures nous paraissent correspondre à cette attente 14 :

— Les schématisations.

— Les procédures de mise en discours.

Nous reviendrons plus loin sur la notion de scheme 15.

La mise en discours pose le problème central de l’énonciation. D’un point de vue conceptuel, il peut être mis en évidence par une expérience de pensée. Supposons que nous percevions des figures sur une surface de sable. Comment pouvons-nous différencier une figure dont nous devrions chercher la cause de celle qui supposerait un acte de signification ? Il est courant de rapporter cette différence à celle qui sépare causalité et intentionnalité. Même en supposant cette hypothèse admise, il est difficile, lorsque nous ne sommes pas en présence d’un système linguistique, de déterminer exactement ce que peut être la marque d’une intentionnalité (par exem­ple en musique ou en peinture). Il n’y a guère d’autre solution que de construire un ensemble d’hypothèses plus ou moins convergentes. En d’autres termes, il suffit de ne pas disposer de marqueurs explicites pour percevoir à quel point la notion de sujet d’énonciation peut devenir évanescente. Et, dans ce cas, nous nous trouvons simplement ramené à la causalité du discours 16. Nous verrons cependant, en étudiant le schème de la causalité, qu’il est dans une certaine mesure possible de distinguer un acte au sens causal d’un acte au sens intentionnel et, par là, de distinguer l’énonciation au sens de l’action physique (prolation) de l’énonciation au sens intentionnel.

13. Pour ce dernier point nous renvoyons à : E . Thompson, A. Palacios, F. J . Varela, « Ways of coloring : Comparative color vision as a case study for cognitive science », in Behavioral and brain sciences 1992-15. F. Varela, E . Thompson, E . Rosch, L ’inscription corporelle de l'esprit, Seuil, 1993. J . Petitot, Les catastrophes de la parole, Maloine, 1985.

14. Il en existe beaucoup d ’autres comme la figuration rhétorique ou la linéarisation que nous ne pouvons envisager ici.

15. Pour une discusión sur les rapports de la signification et du schématisme nous nous permettons de renvoyer à : J . F. Bordron, « Schématisme et signification », Poética et Analytica, Copenhague, 1991.

16. Ainsi le sujet de la prolation n ’est pas distinguable d’une cause.

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Les quelques points de repères que nous venons de signaler laissent dans l’ombre toutes les conditions proprement syntaxiques de la signification ainsi que les condi­tions formelles. En particulier, nous n’aborderons pas les conditions de vérités liées à la compréhension des énoncés 17.

2 . Schém atisation des positions subjectives

Un scheme est, selon l’expression de Kant, « la représentation d’un procédé général de l’imagination pour procurer à un concept son image » 18. Les schemes sont donc des méthodes de construction qui fournissent une relation intermédiaire entre les concepts (ou les catégories) et les formes de notre intuition (l’espace et le temps). Le résultat de cette procédure de schématisation est une image. Toutefois, il n’y a image au sens strict que pour les schemes empiriques, les schèmes mathémati­ques et les schèmes indirects (hypotyposes). Les schèmes transcendantaux ne four­nissent pas d’images. D’autres fois cependant, Kant parle d’« image pure ». Ainsi écrit-il : « L ’image pure de toutes les grandeurs (quantorum) pour le sens externe est l’espace, mais celle de tous les objets des sens en général est le temps ». L ’image pure est donc antérieure au schématisme puisque le temps et l’espace n’y sont pas encore catégorisés. On peut en ce sens comprendre que la notion d’image pure désigne un postulat d’invariance. Pour que le temps et l’espace soient catégorisables, et Surtout pour que chaque catégorie produise toujours le même schème, il faut que le temps et l’espace soient, quant à la forme de notre intuition, invariants. Dans le cas contraire, les schèmes pourraient produire n’importe quoi tout en étant équivalents du point de vue procédural. Nous verrons que, du point de vue de la subjectivité (et donc des images rapportées à un corps) l’invariance spatio-temporelle du corps est aussi un postulat nécessaire.

Du point de vue de l’objet, les schèmes produisent 1’« objet en général », c ’est-à-dire les conditions transcendantales de tout objet possible. Notre question peut alors être formulée : est-il pensable, de la même façon, de construire les conditions transcendantales de tout sujet possible ?

Il nous faut d’abord lever une ambiguïté terminologique. Le « sujet en général » que nous voulons construire n’est pas le sujet transcendantal (qui a un tout autre statut) mais la forme générale (ou l’ensemble des conditions) du sujet empirique. Nous voulons donc simplement voir jusqu’où il est possible de prendre à la lettre la remarque de Kant : « Nous nous pensons nous-mêmes comme phénomène » 19. Nous recherchons l’ensemble des « images pures » que nous pouvons produire de nous-mêmes ou encore la « forme sujet ». Il nous faut donc montrer qu’à chaque détermination de l’objet en général correspond une détermination du sujet en général. Nous suivrons l’ordre des catégories.

17. Sur ce point nous renvoyons à F. Nef, Logique, langage et réalité, Editions universitaires, Paris, 1991.

18. E . K ant, « Critique de la raison pure », Trad. Tramesaygues et Pacaud (page 152).19. E . K ant, Critique de la raison pure, Seconde édition § 24 et § 25. Cette assertion kantienne pose en

général le problème de la distinction d’un sens interne phénoménal et d’un sens interne nouménal. Nous ne pouvons discuter ce point ici.

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Le schème de la quantité est le nombre : « Ainsi le nombre n ’est autre chose que l’unité de la synthèse opérée dans le divers d’une intuition homogène en général, par le fait même que je produis le temps lui-même dans l’appréhension de l’intui­tion » 20. Cette production du temps concerne la « série du temps » (le temps selon le nombre) au titre de l’appréhension possible d’un objet. Au schème de la quantité correspond, dans le système des principes, ce que Kant nomme les « Axiomes de l’intuition » : « Tous les phénomènes, du point de vue de leur intuition, sont des grandeurs extensives ». Comme tous les schèmes, le schème de la quantité se rap­porte à l’unité de l’aperception. Mais si nous demandons, du point de vue du sujet empirique, quelle position subjective est rendue nécessaire par la série du temps (ou en général par toute grandeur spatiale ou temporelle considérée extensivement), on perçoit immédiatement que le sujet correspondant ne peut se concevoir autrement que comme un repère. En d’autres termes, le schème de la quantité a pour corrélat subjectif le système entier de la deixis : il faut un corps servant de référentiel spatio-temporel et se percevant comme ce référentiel. Notons cependant, pour éviter toute ambiguïté, qu’il ne peut s’agir ici que d’une « image pure » d’un tel référentiel et non de la deixis au sens linguistique. Cette dernière en effet ne peut avoir de signification que si elle implique un corps parlant. D’une façon générale, une procédure transcendantale ne peut que dessiner la forme de l’empiricité mais pas son contenu 21.

Le schème de la qualité (réalité, négation, limitation) est « la continuelle et uniforme production de la réalité dans le temps, où l’on descend, dans le temps, de la sensation qui a un certain degré jusqu’à son entier évanouissement, ou bien où l’on s’élève peu à peu de la négation de la sensation à une quantité de cette même sensation ». Comme détermination a priori du temps, le schème de la qualité correspond au contenu du temps. Comme principe il est « anticipation de la percep­tion » et s’énonce : « Dans tous les phénomènes, la sensation et le réel qui lui correspond dans l’objet (realitas phaenomenon) ont une grandeur intensive, c ’est- à-dire un degré ». La position subjective correspondant au schème de la qualité est donc, comme Kant le souligne lui-même, le sujet de la perception (le sujet sensible). Le sujet sensible coapparaît avec l’objet 22. On peut dire en ce sens que la genèse corrélative du sujet et de l’objet est comme la forme (ou l’image pure) de l’intention- nalité de la perception 23.

Les schèmes des catégories de la relation déterminent le temps selon un ordre, rendant ainsi possible le rapport des perceptions les unes par rapport aux autres en tout temps.

Le schème de la substance « est la permanence du réel dans le temps » ; le schème de la causalité « le réel, qui une fois posé arbitrairement, est toujours suivi de quelque autre chose » ; le schème de la communauté, « la détermination réciproque

20. Pour toutes les citations qui suivent nous renvoyons à VAnalytique des principes ou Doctrine transcendantale du jugem ent.

21. « La philosophie transcendantale n ’est pas, par exemple, une science des objets (object) qui sont (tonnés a priori au sujet p arla raison. C aree serait l’autocréationdela fiction, mais elle est semblable a une science des formes, sous lesquelles, s’ils devaient être donnés, ils seraient obligés exclusivement d ’appa­raître », E . K ant, O puspostum um , Trad. F. Marty, P .U .F ., Coll. Epiméthée (page 229).

22. Ce point a été particulièrement souligné par A. Philonenko in L'œuvre de K ant, Vrin, 1972.23. Nous avons développé le rapport général du schématisme et de rintentionnalité in « Schématisme

et signification », Poética et Analytica, Copenhague, 1991.

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et simultanée des substances et de leurs accidents ». Ainsi, selon le même principe, peut-on déterminer les positions subjectives appartenant à la catégorie de la rela­tion :

— Le sujet comme substrat (ou permanence)— Le sujet comme corrélat d’une série causale, c’est-à-dire le sujet pragmatique

(l’agent)— Le sujet codéterminé par les variations de ses propriétés (le patient ou

prédicable).

Il n’est sans doute pas nécessaire de redire que nous n’avons, ici encore, affaire qu’à des formes. Nous devons cependant souligner la différence radicale existant entre un agent (côté sujet) et une cause (côté objet). Une cause ne peut pas ne pas agir. Un agent peut suspendre toute action. La différence entre « Jean ouvre la fenêtre » et « Le vent ouvre la fenêtre » réside donc en cela que l’agent déclenche une série causale mais n’est pas lui-même une cause. L ’agent se définit donc par une relation intentionnelle à la causalité 24.

Les schèmes de la modalité présentent « le temps lui-même, en qualité de corre- latum de la détermination d’un objet, sur la question de savoir si et comment il appartient au temps ». Ainsi le scheme de la possibilité est-il « l’accord de la synthèse de différentes représentations avec les conditions du temps en général (comme, par exemple, que les contraires ne peuvent exister en même temps dans une chose mais seulement l’un après l’autre ». Le schème de la réalité « est l’existence dans un temps déterminé » ; la schème de la nécessité « l’existence d’un objet en tout temps ».

Du point de vue du sujet en général, les catégories de la modalité déterminent successivement le sujet comme pouvoir (possibilité), comme destin (nécessité) et comme vie ou mort (réalité).

Les procédures schématiques fournissent ainsi l’image pure de la forme subjec­tive qui comprend, selon l’ordre des catégories : le sujet comme repère, comme sensation, comme permanence, comme agent, comme prédicable et enfin comme pouvoir, destin et existence (vie ou mort). Cette présentation pourrait être considé­rablement spécifiée. Ainsi les structures modales du sujet représentent-elles à elles seules tout un univers 2S. Il en va de même pour chaque catégorie. Nous ne pouvons mieux faire ici que citer le programme que Kant a lui-même tracé :

« Qu’il me soit permis de nommer ces concepts purs, mais dérivés, de l ’entendement les prédicables de l ’entendement pur (par opposition aux predicaments). Dès qu’on a les concepts originaires et primitifs, il est facile d’y ajouter les concepts dérivés et subalternes et de dessiner entièrement l’arbre généalogique de l’entendement pur. Comme je n ’ai pas à m’occuper, ici, de la complète exécution du système, mais seulement des principes néces­saires pour un système, je réserve ce complément pour un autre travail. Mais on peut aisément atteindre ce but, en prenant les traités ontologiques et en y ajoutant, par exemple, à la catégorie de causalité, les prédicables de force, d’action, de passion, à la catégorie de la communauté, les prédicables de la présence, de la résistance, aux predicaments de la modalité, les prédicables de naissance, de mort, de changement, etc. Les catégories combi­

24. Cette relation peut également s’exprimer p ar une structure moclale (« il veut » par exemple).25. Nous renvoyons sur ce point à : P. A. Brandt, La charpente modale du sens, Amsterdam et Âarhue

University Press, 1992.

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n ées avec les m odes de la sen sib ilité p u re , ou m êm e e n tre e lle s , fo u rn issen t u n g ran d n o m b re de co n cep ts a priori d érivés ; les sig n a ler e t les exp oser au ssi com p lètem en t q u e p o ssib le n e se r a it p as san s u tilité n i san s ag rém en t ; m ais c ’est là une p eine d o n t on p eu t s ’ex em p teric i » 26.

3 . Le destin de Judas

Dans son Discours de métaphysique, Leibniz observe « qu’on n’a point le droit de se plaindre et qu’il ne faut point demander pourquoi Judas pèche, mais seulement pourquoi Judas le pécheur est admis à l’existence préalablement à quelques autres personnes possibles » 27. Le destin de Judas paraît donc scellé dès son « admission à l’existence ». Leibniz ajoute, anticipant une objection prévisible :

« Mais dira quelque autre d’où vient que cet homme fera assurément ce péché ? La réponse est aisée, c ’est qu’autrement, ce ne serait pas cet homme. Car Dieu voit de tout temps qu’il y aura un certain Judas dont la notion ou idée que Dieu en a contient cette action future libre. Il ne reste donc que cette question, pourquoi un tel Judas, le traître, qui n ’est que possible dans l ’idée de Dieu, existe actuellement. Mais à cette question il n ’y a point de réponse à attendre ici-bas, si ce n ’est qu’en général on doit dire que, puisque Dieu a trouvé bon qu’il existât, nonobstant le péché qu’il prévoyait, il faut que ce mal se récompense avec usure dans l ’univers, que Dieu en tirera un plus grand bien, et qu’il se trouvera en somme que cette suite des choses dans laquelle l ’existence de ce pécheur est comprise, est la plus parfaite parmi toutes les autres actions possibles. »

Le problème de l’identité personnelle se trouve donc situé entre deux abîmes :— L ’abîme neutre de la tautologie : Judas pèche parce qu’il est cet homme.— L ’abîme insondable de l’économie divine qui ne se peut scruter « pendant

que nous sommes voyageur dans ce monde ».

Même en admettant l’optimisme leibnizien, un problème semble cependant rester en suspens : comment la question elle-même est-elle possible ? Il suffit, pour rendre ce fait évident, de la reformuler à la première personne : « Pourquoi suis-je Judas ? » Il faut bien, pour que la question soit possible, que le « Je » qui la pose ne soit définissable ni par des catégories (pas même celle de nécessité) ni par des prédicables. Nous allons essayer de définir la forme subjective impliquée par cette question.

Il semble aller de soi tout d’abord que la question ne porte pas sur un prédicat au sens ordinaire du terme. Elle n’est pas du type « pourquoi suis-je en bonne santé, malade, etc. ? » puisque dans ce cas il existe, au moins en droit, des réponses relevant de la contingence.

Elle n’implique pas non plus une réponse dans l’ordre de la nécessité. Plus exactement, comme l’indique Leibniz, les deux réponses nécessaires sont soit une tautologie (« J e suis ce queje suis ») soit se situent hors de cours ordinaire du monde (« Dieu seul sait pourquoi je suis ce que je suis »). Mais, dans tous les cas, on ne comprend pas comment une telle question pourrait être posée puisque la nécessité paraît être à soi-même sa réponse.

26. E . Kunt, Critique de la raison pu re , Trad. T. P. (page 95).27. Leibniz, Discours de Métaphysique, Article 30, éil. G. Le Roy, Vrin, 1970.

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La question posée porte sur un nom propre. Le nom propre est un signe dont la première fonction est de désigner un individu auquel il attribue une identité. On peut admettre que « Judas » désigne le même individu dans tous les mondes où cet individu est possible. Dans notre contexte la question se complique du fait que « Judas » désigne aussi un contenu : il trahit et se trouve donc associé à un schéma d’action. Telle qu’elle se trouve formulée, la question semble impliquer que le contenu soit également le même dans tous les mondes où Judas est possible. On n’envisagera donc pas le cas où il pourrait se faire que Judas soit Judas sans pour autant trahir.

Si l’identité de Judas est supposée sans problème, il n’en va pas de même de son identification. La question porte en effet sur la nécessité d’identifier celui qui pose la question à l’individu qui porte le nom. Or, la question n’a elle-même de sens que si le même individu peut à la fois être désigné par « Je » et par « Judas ». Ainsi formulé, il semblerait que le problème ne puisse recevoir d’autre réponse que « Je est identique à Judas ». Mais dans ce cas, tout se passe comme si « Je » avait également la fonction d’un nom propre. La solution se réduirait à reconnaître qu’il y a deux noms propres pour le même individu. Or, « Je » n’est pas un nom propre fixant une identité mais un symbole indexical faisant fonction d’identification. Il ne va pas du tout de soi dans ce dernier cas que l’individu indexé par « Je » soit toujours le même que l’individu désigné par « Judas ». Il peut se faire que l’identification échoue. La question « Pourquoi suis-je Judas ? » porte précisément sur l’énigme de cette identification 28.

Pour que Judas puisse affirmer « Je suis Judas » ou « Je ne suis pas Judas », il faut donc supposer un point de vue depuis lequel il n’est pas nécessaire d’identifier « J e »e t« Judas ». La construction d’un tel point de vue (quelle que soit la réponse) revient donc à établir la possibilité d’un jugement subjectif. Remarquons que si ce point de vue autorise la question, il permet aussi de donner un sens à la réponse la plus banale. Car que voudrait dire « Je suis Judas » si cela allait de soi ?

Avant d’envisager la possibilité d’une construction effective d’un tel point de vue, trois remarques sont nécessaires :

1. Nous cherchons une réponse à la question de la subjectivité sous la forme : pourquoi posons-nous des questions sans réponse objective ? La réponse ne peut donc avoir de sens que si l’on admet au moins quelques entités non objectives (les points de vue). On pourrait refuser de telles entités sans autre conséquence que de supprimer la question.

2. Nous avons posé la question à la première personne. Sa structure est identi­que à la troisième personne. Il suffit pour s’en convaincre de considérer les formes suivantes : « Pourquoi Judas est-il Judas ? » ou « Pourquoi es-tu Judas ? » Elles supposent simplement que l’on accorde à Judas une subjectivité.

3. Il existe trois réponses possibles à ces questions. Les deux premières nous ont été fournies par Leibniz. La troisième est intersubjective : « Tu es Judas ». Elle revient simplement à faire état du rôle intersubjectif du nom propre. Elle n’est acceptable que si l’on reconnaît cet ordre social subjectivement.

28. Supposer avec E . Benveniste que « je » désigne, au style direct, celui qui parle revient à dire que le problème est résolu. Reconnaissons qu’il peut l’être, en fait, du point de vue du procès langagier. Mais il ne l’est pas, en droit, du point de vue subjectif.

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Nous allons maintenant esayer de montrer quelle peut être la coiMtruetio· d · M point de vue subjectif. Nous l’identifierons au « cogito » cartéiien.

4 . La construction spéculative de la subjectivité

L ’évidence qui accompagne le cogito cartésien peut paraître bien éloignée du destin de Judas. Celui-ci éprouve d’abord l’énigme d’une identification tragique. L ’auteur des Méditations Métaphysiques semble au contraire, selon l’expreseion de P. Valéry,« marcher d’un bon pas » vers la certitude. Nous voudrions montrer que, du point de vue d’une question sur l’identification subjective, la question posée est la même.

Nous ne pouvons ici analyser terme à terme l’ensemble textuel qui va du début de la première méditation à l’obtention de la certitude du cogito 29. Nous fixerons notre attention sur un seul problème : comment peut-on, ne serait-ce qu’un instant, espérer sortir du doute hyperbolique. Il nous semble en effet que l’hypothèse du Dieu trompeur, puis celle du Mahn Génie, opposent à la pensée une objection structurellement semblable à celle que rencontre Judas dans l’évidence de son destin. Nous ne considérons le texte cartésien qu’à un seul niveau d’articulation : la suite des procédures (ou des schèmes) qui permettent de transformer le doute en certitude. Nous admettons donc qu’un texte peut être stratifié en différents paliers au moins analytiquement isolables. Parmi ceux-ci, celui des procédures schémati­ques est particulièrement important parce qu’il autorise une description pour une part indépendante des contenus investis (et en particulier des contenus proposition- nels). En ce sens, nous supposons qu’une pensée s’effectuant textuellement ne ee manifeste pas d’abord (ou pas uniquement) comme une suite d’inférences maie comme une « gestuelle mentale » obéissant à des lois de composition et d’enchaîne­ment.

La première méditation met d’abord en scène deux séries d’arguments :— La première série concerne les raisons de douter : incertitude sensible,

fragilité des opinions, possibilité de la folie, identité possible des états de rêve et de veille.

— La seconde série objecte les évidences de la certitude naïve : il se rencontre des choses dont on ne peut raisonnablement douter ; il existe des éléments simples comme l’étendue et la durée ; que je veille ou que je dorme, deux et trois ensemble formeront toujours cinq, etc.

La forme générale du texte est donc celle d’un dialogue intérieur tenu à la première personne. Quelles que soient par ailleurs les articulations de ce débat, il nous faut en premier heu reconnaître deux difficultés :

— Du seul point de vue du contenu des arguments, il semble que certaine passages du débat pourraient tout aussi bien être mis en scène comme un dialogue entre deux personnages. La première personne n’y est donc pas nécessaire. D’autres au contraire semblent irréductiblement devoir être énoncés à la première personne.

29. Nous nouK permettons de renvoyer à : J . F. Bordron : Descartes. Recherches sur les contraintet sémiotiques de la pensée discursive, P .U .F., 1987.

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Le « je suis, j ’existe » est bien sûr dans ce cas. Mais comment distinguer formelle­ment dans la suite des « je », ceux à qui l’on peut substituer un personnage et ceux pour qui cette opération est impossible ?

— La forme même du débat implique que les deux séries d’arguments ne se croisent pas aléatoirement. Il faut donc supposer une position subjective, pour ainsi dire extérieure à chaque série, qui en règle les rencontres et les relances.

Ces deux problèmes pourraient recevoir une réponse relativement simple pour peu que l’on ignore la question du doute hyperbolique. Examinons d’abord cette réponse avant d’en souligner les insuffisances.

Aux deux séries d’arguments peuvent correspondre deux types de « je » que l’on peut considérer comme des inscriptions polémiques d’un sujet d’énonciation. Nous aurions ainsi une instance énonçante qui viendrait s’inscrire dans l’énoncé sous une double forme, réglant ainsi des effets d’antagonisme. Le passage de l’instance énonçante à l’énoncé correspond à la procédure de « débrayage énonciatif » 30. Elle se distingue de la procédure dite de « débrayage énoncif » en cela qu’elle installe dans l’énoncé la catégorie de la personne 31 et non un acteur quelconque. Elle s’oppose symétriquement à la procédure d’« embrayage » qui indique un retour de l’instance énonçante sur elle-même. Dans ce dernier cas, on peut comprendre un « je » comme désignant cette instance énonçante. Dans un discours délibératif à la première personne, on peut concevoir que les deux « je » qui correspondent à chacune des deux séries (ou thèses) expriment (par débrayage énonciatif) une stabilisation de l’instance subjective énonçante. Inversement, le retour à l’instance énonçante (par embrayage énonciatif) est un processus éminemment instable puisqu’il consiste à reconstruire la catégorie de la subjectivité à partir de deux positions antagonistes qu’il tente de conjoindre en une unité 32. Du point de vue de la subjectivité qui s’y inscrit, on peut ainsi concevoir une méditation comme un processus qui, d’une part, régule les rapports entre un « je » et un « non-je » (au sens objectif des contenus visés) et, d’autre part, distribue la catégorisation du « je » en diverses positions plus ou moins antagonistes.

La limite de cette conception apparaît lorsque la question de la subjectivité devient inhérente au texte. Dans ce cas, on ne peut plus supposer simplement une instance subjective puisque le statut de cette instance se trouve faire problème. Il faut alors essayer de comprendre comment la textualité elle-même, et les opérations qu’elle comporte, se donnent à lire comme conditions de possibilité d’une telle instance. Notre analyse part donc de ce simple constat : le doute métaphysique peut, au moins en droit, rendre inintelligible le fait même de dire « je » (ou d’utiliser la première personne) en pensant effectivement ce que l’on dit 33. Nous devons alors montrer que si ce « je » peut ensuite s’énoncer (presque comme la conséquence du doute), il le doit au fait que l’opération qui va du doute à l’affirmation de « je pense » construit la possibilité de la subjectivité.

30. Nous utilisons ici la terminologie d’A. J . Greimas et J . Courtes in Sémiotique - Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette Université, 1979.

31. Il faut bien sûr a jouter à la catégorie d elà personne les formes de l’espace et du temps dont nous ne parlerons pas ici.

32. Dans une autre terminologie, mais selon la même perspective, nous avions désigné l ’instance énonçante comme un « axe syntaxique » par référence à la théorie bröndalienne des termes complexes. Voir J . F. Bordron, opus cité (page 46).

33. On peut par contre toujours proférer « je » comme non-sens.

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Nous admettrons donc que le début de la première Méditation comporte d’abord deux « je » dont l’un argumente en faveur d’un doute de plus en plus radical et l’autre objecte les évidences naïves. Les rapports de ces deux « je » se trouvent réglés par un troisième que l’on supposera référer à une instance énonçante 34. L ’hypothèse du Mahn Génie n’est pas d’abord nettement attribuable à l’une ou l’autre de ces positions. Pour le percevoir clairement, nous devons reprendre quelques moments de la première Méditation.

L ’hypothèse du Malin Génie est précédée par celle du Dieu trompeur, de même que l’expérience du rêve suit la supposition de la folie. Le chemin qui mène à l’expérience du Malin Génie n’est pas simplement celui d’un approfondissement graduel du doute mais compte comme des moments d’excès et de reprise :

« Mais quoi ce sont des fous et je ne paraîtrais pas moins extravagant si je me réglais sur leur exemple.

Toutefois j ’ai ici à considérer que je suis un homme, et par conséquent que j ’ai coutume de dormir, et de me représenter en mes songes les mêmes songes, ou quelquefois de moins vraisemblables que ces insensés, lorsqu’ils veillent » (AT IX 14).

Le passage de l’hypothèse de la folie à celle du rêve comporte ainsi un moment de recul (la folie paraît rejetée) mais aussi de dépassement (le rêve peut me représenter des choses « moins vraisemblables que ces insensés lorsqu’ils veillent »).

De même, après avoir supposé que Dieu puisse me tromper toujours, Descartes introduit-il un Mahn Génie. Cette opération est cependant précédée d’une certaine restriction :

« C’est pourquoi je pense que j ’en userai plus prudemment, si prenant un parti contraire, j ’emploie tous mes soins à me tromper moi-même, feignant que toutes ces pensées sont fausses et imaginaires » (AT IX 17).

Il s’agit donc d’abord d’une « feinte », puis d’une « supposition » mais, dans tous les cas, d’un acte volontaire et délibéré. On a souvent souligné le caractère volontaire (voire volontariste) du doute métaphysique ainsi que sa dimension d’as­cèse. Nous voudrions plutôt insister sur l’hésitation qu’il comporte. Nous ne voulons pas dire par là que le passage au doute métaphysique ne correspondrait pas à une démarche clairement établie mais que cette démarche elle-même, précisément en cela qu’elle est extrêmement réglée, comporte structurellement un moment d ’hési­tation. Demandons-nous en effet quel sujet peut bien instituer le Mahn Génie. Nous avons distingué le sujet de la certitude naïve et le sujet du doute. Il paraîtrait en premier examen que ce dernier doive être aussi celui qui, dans un moment d’excès, fait l’hypothèse de cette fiction. En fait notre texte comporte au moins trois moments essentiels où il est impossible d’indexer le sujet soit sur la position du doute soit sur celle de la certitude naïve :

— Le passage de la folie au rêve.— La transformation du Dieu trompeur en Malin Génie.— Le moment de pause, réservé à la remémoration, qui sépare la première de la

seconde méditation.

34. Nous avons essayé par ailleurs de déduire la nécessaire distinction de ces « je » in J . F. Bordron, opus cité (pages 39 à 46).

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Dans ces trois cas s’opère un passage dont l’effectuation peut être attribuée à l’un ou l’autre des protagonistes. L ’hypothèse du rêve, comme nous l’avons vu, est à la fois un retour à la certitude naïve et une augmentation du doute. L ’hypothèse du Malin Génie est précédée d’un refus du Dieu trompeur et, en même temps, une reprise du doute hyperbolique (atténuée cependant lorsqu’il est souligné qu’il ne s’agit que d’une feinte). L ’articulation des deux méditations peut être également comprise du point de vue du doute (puisqu’il s’agit d’en reprendre la démarche) et du point de vue de la certitude naïve puisque cette dernière seule peut autoriser une scansion temporelle que le doute hyperbolique rendrait inintelligible. La difficulté de ces passages tient précisément en cela qu’aucune des deux hypothèses n’est vraiment satisfaisante. La seconde Méditation commence ainsi : « La Méditation que je fis hier m’a rempli l’esprit de tant de doutes, qu’il n’est plus désormais en ma puissance de les oublier ». Le « je » qui s’exprime ainsi n’est en toute rigueur ni le sujet du doute ni le sujet de la certitude naïve. Mais l’on pourrait aussi bien soutenir que ce « je » est l’un ou l’autre. En fait, nous avons dans cet énoncé une reprise en charge de l’acte même de méditer qui comprend à la fois les deux positions requises par une méditation mais aussi les dépasse. L ’hésitation dont nous faisons état ne porte donc pas sur des contenus de pensée mais bien sur la position subjective qui permet de les penser. Le discours cartésien est aussi maîtrisé qu’il est possible quant à ce qu’il pense et en même temps, dans les trois passages que nous venons de souligner, parfaitement instable quant à la position subjective qui autorise ce discours 3S. Conformément à notre terminologie, nous dirons donc que les trois moments qui précèdent indiquent une reprise en charge du discours par un « je » référant à une instance énonçante. Mais, soulignons-le encore, ce « je » n’en est pas pour autant déterminé.

La difficulté essentielle est maintenant la suivante : comment l’incertitude méta­physique produite par le Mahn Génie est-elle surmontable ?

On aurait pu imaginer que le doute métaphysique ne puisse dépasser sa propre affirmation. Car si le Malin Génie me trompe, ne peut-il pas aussi me tromper sur le sens de ma question et, plus précisément, sur ce que je crois pouvoir désigner en disant « je » ? S’il n’y avait pas de sens à dire « je », quel sens y aurait-il alors à dire « je suis » ? On n’en conclura pas pour autant que la position subjective est supposée acquise mais, au contraire, qu’elle ne s’acquiert qu’au moment où le Malin Génie me trompe. Il faut donc qu’il serve de référentiel au « je ». « Je suis, s’il me trompe » veut dire : la place de ma subjectivité n’est indexable que si elle se réfléchit dans l’infinité d’un Dieu, fût-il trompeur. L ’essentiel ici n’est pas tant la tromperie en elle-même. Car dire que le Malin Génie me trompe en toute chose peut vouloir dire aussi bien qu’il ne me trompe sur rien. L ’absolue tromperie ne peut avoir d’autre contenu que sa direction : elle s’adresse à moi mais, par définition, je ne peux rien savoir sur son objet. On remarquera à quel point le Malin Génie est muet. Sa

35. Le statut de la folie dans la première Méditation est rendu incertain non pas parce que Descartes voudrait ou non rejeter la folie comme contenu de pensée mais bien parce que, quant à la folie, la position subjective est rendue parfaitement instable. En ce sens on peut tout aussi bien dire, avec M. Foucault que Descartes rejette l'hypothese de la folie, que soutenir, avec J . Derrida qu’il effectue « un coup de folie de la raison ». Le texte cartésien effectue nécessairement les deux opérations. Voir : M. Foucault, Histoire de la fo lie à l ’âge clussique, Pion, 1961. J . Derrida, « Cogito et histoire de la folie » in VEcriture et la différence, 1967. J . M. Beygsade, « Mais quoi ce sont des fous... », Revue de Métaphysique et de Morale, 1973.

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tromperie ne relève pas de ce qui peut se dire et donc, par là même, se discuter. Le verbe « tromper » ne désigne donc pas une tactique de discours mêlant le vrai et le faux. Il ne garde de son sens de verbe que cette simple contrainte : on trompe « quelqu’un ». L ’essentiel de la tromperie réside donc en cela qu’elle suspend tout contenu pour ne laisser apparaître que ce qu’elle désigne : « je ».

On demandera pourquoi le « je » maintenant désigné par la présence (et la seule présence) du Malin Génie peut dire « je suis, j ’existe ». Pourquoi ne peut-on conclure du « il me trompe » d’autres propriétés du « je » ? La réponse est en un sens simple mais en un autre insondable : précisément parce que « je suis » ne désigne pas une propriété de « Je ». Pour qu’il puisse être question de propriété, il faudrait que le Malin Génie ait dit quelque chose selon la forme logique de la prédication. Or il se tait. « Je suis, j ’existe » ne veut donc rien dire d’autre que : « Je suis » n’a de sens que comme indice de la présence divine, qu’elle soit trompeuse ou non.

Le Malin Génie et le « je suis » sont donc les deux premiers repères d’une scène spéculative qui doit, pour achever de se mettre en place, établir le lieu d’où il faut la voir. Le « cogito » ou le « à chaque fois que je le pense ou le conçois en mon esprit » ont cette fonction d’établir un point de vue sur la scène où se joue la dépendance entre mon existence et la tromperie divine. Il faut en effet que cette scène soit prise dans l’unité d’une pensée qui la construit pour que l’effet du Malin Génie soit, un court instant, maîtrisable. Sinon, le sujet du « je suis » serait pris dans la même incertitude que celle subie par Judas. Comment en effet, si Dieu peut être trompeur, arriver à identifier le sujet qui pense, doute, affirme et généralement médite avec celui qui se reconnaît être ? Le Malin Génie pourrait toujours faire que l’identifica­tion ne se produise jamais. Nous retrouvons donc la différence fondamentale entre identité et identification. Pour que le « je » du « je suis » vienne coïncider avec le « je » du « je pense », il faut que ce dernier vienne à acquérir un point de vue sur le rapport entre sa pensée la plus extrême (l’infinité divine, même absolument trom­peuse) et sa propre existence 36.

Nous avons décrit ce que l’on peut appeler une scène spéculative, fondatrice d’une certaine conception de la subjectivité 37. Celle-ci ne pourra s’assurer ultime­ment qu’une fois établie la véracité divine. Mais, et c’est là pour nous l’essentiel, le « cogito » ne nous semble pas pouvoir être intelligible si l’on ne perçoit pas qu’il désigne une expérience de pensée dans laquelle cette pensée ne peut s’assurer d’eUe-même (et donc s’identifier) qu’en se réfléchissant dans l’infinité divine. Au moment du cogito (dans la seconde méditation) cette scène reste intérieure à la pensée. Une fois établie l’existence d’un Dieu vérace, la pensée se trouvera elle- même inscrite dans une scène plus large mais, au fond de même structure 38.

36. La notion de « point de vue » est distincte de celle dénonciation. Il est cependant difficile de les distinguer ici dans la mesure où elles offrent un cas de parfait synchrétisme. Nous dirons donc que le « cogito » est bien soutenu depuis une position énonciative (comme le « je suis, j ’existe ») mais que sa spécificité est de coïncider avec un point de vue.

37. Il est clair que la subjectivité comme « chair » telle que la décriront Husserl puis Merleau-Ponty ne peut se concevoir sur ce modèle.

38. Nous développons ce point in J . F. Bordron, « Contraintes génériques et argumentation », in F. CoKHiitta (ed.) Structures de Vargumentation philosophique : Descartes, P .U .F ., 1996.

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OUVRAGES C ITÉS

BEYSSADE J . M. « Maie quoi ce sont des fous... » Revue de métaphysique et de morale, 1973. BORDRON J.-F . Descartes. Recherches sur les contraintes sémiotiques de la pensée discursive,

P.U .F., 1987.BORDRON J .-F . « Schématisme et signification » in Poética et Analytica, Copenhague, 1991. BRANDT P. A. La charpente modale du sens, Amsterdam et Aarhus, U .P ., 1992.COSSUTTA F. (ed.) L'argumentation philosophique : Descartes, P .U .F., 1996 (à paraître). DERRIDA J . L ’écriture et la différence, Seuil, 1967.DERRIDA J . Marges de la philosophie, E d itio n s de M in u it, 1972 .DESCLÉS J . P. « Réseaux sémantiques », Langages n° 87.DESCLÉS J . P. Langages applicatifs, Langues naturelles et Cognition, Hermès, 1990. GREIMAS A .-J. Sérniotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, 1979. HjELMSLEV L. Essais Linguistiques, Minuit, 1971.HjELMSLEV L . Prolégomènes à une théorie du langage. M in u it, 1971 .HUSSERL E. Recherches Logiques III, Épiméthée Tome I I , P.U.F.HUSSERL E . Logique form elle et logique transcendantale, P .U .F ., 1965.LEIBNIZ V. W. Discours de métaphysique, ed. Le Roy, Vrin, 1970.LEVI-STRAUSS Cl. La potière jalouse, Pion, 1985.N EF F. Logique, langage et réalité, Editions Universitaires, Paris, 1991.P e t i t o t J . Les catastrophes de la parole, Maloine, 1985.P e t i t o t J . Physique du sens, É d itio n s du C .N .R .S ., P a r is , 1992.SMITH B. (ed.) Parts and moments, studies in logic and form al ontology, Philosophia Verlag,

1982.

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Magid A U BOUACHA Université Paris 8CEDISCOR

D E L ’E G O À LA C L A SS E D E L O C U T E U R S : L E C T U R E L IN G U IS T IQ U E D E S M ÉD ITA TIO N S

Les Méditations métaphysiques peuvent se lire comme un texte qui construit, à partir de l'ego cogito, la base d’un accord discursif fondé sur un « cogitamus rationnel » que l’on peut, après Bachelard, gloser de la sorte : « je pense que tu vas penser ce que je viens de penser si je t’informe de l’événement de raison qui vient de m’obliger à penser en avant de ce que je pensais. C’est là le cogito d’induction mutuelle obligatoire. Ce cogito rationaliste n’est d’ailleurs pas à proprement parler de l’ordre de l’interconstatation. Il se forme avant l’accord du je et du tu car il apparaît en sa première forme, dans le sujet solitaire (c’est moi qui souligne) comme une certitude d’accord avec l’autrui rationnel une fois établis les préliminaires pédagogiques » (Bachelard, 1949, 58).

Sans vouloir paraître redécouvrir un texte si souvent commenté, il n’est pas inutile de faire remarquer que : 1) concernant le glissement du cogito en cogitamus, Descartes lui-même souligne, dans sa Préface, son souci d’être lu par tous « ceux qui voudront avec moi méditer sérieusement... afin de voir si, pour les mêmes raisons qui m’ont persuadé, je pourrai aussi en persuader d’autres » ; 2) pour ce qui est du raisonnement, l ’auteur n’a pas craint, dans sa lettre A messieurs les doyens et docteurs de la sacrée faculté de théologie de Paris, d’introduire 9 occurrences du vocable démontrer!démonstration pour exposer sa méthode. Ce ne sont là que les indices les plus triviaux de l’intention affichée de Descartes de fonder un modèle de méditations devant être à la source de toute philosophie.

Cette lecture, qui privilégie, dans les Méditations, la perspective d’un raisonne­ment partagé, repose sur l’hypothèse selon laquelle la métaphysique de Descartes emprunte les voies de l’investigation scientifique et qu’à ce titre, sa dimension discursive est indissociablement liée à la théorie des idées qui lui est sous-jacente.

Comment s’opère cet équilibre entre un procès discursif particulier, celui de la méditation intime mettant en œuvre les propriétés de la première personne, et les formes d’un discours philosophique prétendant — pour la première fois de manière explicite — aux catégories universelles ? Comment se construit linguistiquement ce que les commentateurs de Descartes ont appelé « le moi universel » (Valéry) ou encore « l'ego transcendantal » (Husserl) ? Autrement dit quelles sont les caracté­ristiques des Méditations en tant que manifestation textuelle d ’une énonciation prototypique fondatrice d’une philosophique du sujet ?

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1. O bjections et intuitions

Peut-on analyser, de l’extérieur, le discours philosophique 1 ? Telle est la pre­mière question à laquelle se trouve confronté le linguiste. Les objections sont en effet nombreuses qui recommandent la plus grande prudence dès lors qu’il s’agit d’un discours qui se donne comme Yalpha et Vomega des discours.

La première de ces objections 2 consiste à dire que la philosophie, discipline aux contours flous, partage avec ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui les sciences du langage un grand nombre de domaines et de problématiques. Les catégories de la référence, de la prédication, du sujet, celles du dialogisme et de l’interaction, pour ne citer que celles-là constituent à cet égard des pôles de réflexion où les analyses de l’un et l’autre champ s’ignorent parfois, se juxtaposent souvent en se dédoublant, ne se rencontrent quasiment jamais en une démarche complémentaire et satisfaisante ou lorsque, par extraordinaire, cela se réalise comme chez Frege ou Foucault par exemple, c’est toujours au prix d’une double marginalisation.

La linguistique discursive ne peut ignorer davantage — et c’est là une autre objection — que la philosophie, apparentée parfois à une science des textes, s’est largement penchée sur sa propre exégèse, produisant ainsi des discours réflexifs qui, de Wittgenstein à Ayer, et de Derrida à Ricœur, ont cherché à élaborer des théories non seulement sur la logique de nos conventions verbales mais aussi sur la validité du discours philosophique. Cette réflexivité, qui aboutit à l’émergence de catégories spécifiques au langage par lequel la philosophie s’énonce, semble devoir exclure toute extériorité. Il n’est pas question ici de postuler l’existence d’une « méta- philosophie » qui serait seule habilitée à produire un discours critique sur la philosophie mais de signaler les potentialités et la propension de la philosophie à produire, en tant qu’activité discursive, ce que G.-G. Granger appelle une « gram­maire de la langue du philosophe » (Granger, 1991, 245). Prenons un exemple proche de la question qui nous concerne. Que peut apporter le linguiste à ce commentaire de P. Ricœur où il est question d’une « herméneutique du soi », catégorie conceptuelle mise en œuvre pour subsumer le « je » des philosophies du sujet qui, renvoyant tantôt à « personne », tantôt à « la multiplicité » est jugé atopos c ’est-à-dire sans place assurée dans le discours ? (Ricœur, 1990, 27). Le moi (ou le soi) philosophique et le sujet linguistique peuvent-ils se rencontrer ? Ici plus qu’ailleurs, l’intrication des mots et des concepts paraît singulièrement complexe.

La troisième objection concerne une alternative méthodologique qui, si l’on n’y prend garde, conduit à une même impasse. On peut en effet considérer le discours philosophique comme un corps d’assertions constituant des ensembles doctrinaux rattachés à une discipline et chercher à lui appliquer les catégories linguistico- discursives élaborées dans le cadre d’une théorie générale de l’analyse du discours. Cette démarche repose sur un certain nombre de décisions :

1. Cette question, qui ne sera qu’effleurée dans le cadre de cet article, a été traitée de manière plue exhaustive par F. Cossutta dans un essai intitulé : Lire un texte philosophique : question de méthode (cf. Cossuta, 1991).

2. Ces objections ne constituent en aucune manière une présentation critique des rapports entre philosophie et linguistique et encore moins entre philosophie et langage. Il s'agit tout au plus de quelques balises méthodologiques pour orienter le regard neuf (faisant volontairement abstraction du débat inter­prétatif tenu p ar les historiens de la philosophie) d’un linguiste devant le texte philosophique.

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1. On met en relation un discours (disons celui tenu par Descartes pour fonder une philosophie du sujet) et un texte, Les Méditations, qui en constitue la trace matérielle.

2. On postule une homologie relative entre les données textuelles que l’analyste reconstruit comme des ensembles ordonnés de marques linguistiques et une activité discursive par laquelle un sujet discourant représente le monde offert à son action.

3. On choisit d’établir enfin des séries distinguées de faits qui ont pour vocation de mettre au jour la ou les compostante(s) discursive(s) : narrative, prescriptive, didactique, généralisante, polémique... etc. (cette liste n’est ni homogène, ni exhaus­tive) jugée(s) la/les plus caractérisante(s) du discours en question.

II s’agit là d’une analyse dite en production qui, en illustrant l’opérativité des catégories sollicitées, permet de valider le modèle linguistique de référence. Elle présente néanmoins deux inconvénients d’importance : elle semble réduire, pour continuer sur notre exemple, le discours cartésien aux marques formelles de son effectuation et n’apporte que très peu de chose, il faut bien le reconnaître, à la connaissance philosophique du texte étudié.

On peut aussi, dans une approche sensiblement différente, considérer Les Médi­tations comme une instance occurrencielle du discours philosophique et chercher à en dégager les spécificités linguistiques à partir d’une analyse « au ras du texte ». Cette seconde démarche, qui repose à la fois sur l’immanence du texte et sur l’ipséité du discours, s’apparente cette fois à une lecture en reconnaissance. On cherche à mettre en évidence des chaînes de cohérence permettant d’établir des paliers auto­nomes de « saisie du sens », ce qui suppose que l’on traite les marques linguistiques comme des objets discursifs stabilisés. La conversion du textuel au discursif n’est assurée dans ce cas que par l’itération, reconnue par l’analyste, d’un certain nombre de traits isotopes (cf. l ’analyse que propose A .-J. Greimas d’un texte de G. Dumézil, Greimas et Landowski éds., 1979).

Ainsi, entre une analyse textuelle qui tend vers une herméneutique et une analyse de discours qui risque de se réduire à une grille de nature typologisante, le chemin qui conduit à une véritable linguistique discursive, conçue comme une plate-forme à la fois méthodologique et théorique devant rendre possibles des « parcours linguis­tiques de discours spécialisés » 3, paraît bien étroit.

La dernière objection enfin concerne le choix du texte retenu. On peut se demander en effet pourquoi, quand on se donne pour objectif d’illustrer les enjeux d’une analyse linguistique du discours philosophique, s’attaquer à l’un des textes les plus connus et les plus commentés qui soient. Que peut apporter un commentaire supplémentaire à ceux qui existent déjà ? Pour sérier les problèmes discursifs posés par les Méditations, je retiendrai, parmi la multitude des commentateurs, Husserl, Ricœur et Hintikka en tant que philosophes ayant intégré à leur modèle d’analyse respectif certaines des catégories de la linguistique. Ces problèmes sont nombreux et complexes, aussi, pour rester dans le cadre de cette étude, me limiterai-je aux commentaires concernant le statut du double sujet parlant et méditant que subsume l'ego.

3. Ce thème, qui constitue une base programmatique aux travaux du GEDISCOR, a donné lieu à un colloque qui s’est tenu en Sorbonne les 23 , 24 et 25 septembre 1993 (Cf. Moirantl et a l., 1994).

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Dans ses Méditations cartésiennes, Husserl lie très étroitement le statut de l 'ego avec « l’idée téléologique qui régit toute activité scientifique », ce qui revient à dire que le savant et le philosophe, unis dans un même rejet des sciences objectives, doivent, pour satisfaire aux contraintes d’une démarche fondatrice, construire « une science d’une singularité inouïe », présentée pour la première fois comme un discours devant tirer sa validité « des évidences dernières tirées du sujet lui-même » (Husserl, 1986, 5).

Ricœur attribue, dans l’un de ses derniers ouvrages, deux valeurs inégales au « je »du Cogito. « Déplacé par rapport au sujet autobiographique du Discours de la méthode — dont la trace subsiste dans les premières lignes des Méditations — , le “je” qui mène le doute et qui se réfléchit dans le Cogito est tout aussi métaphysique et hyperbolique que le doute l’est lui-même par rapport à tous ces contenus. Il n’est à vrai dire personne » (Ricœur, 1990, 16). Voilà donc une interprétation également originale, qui décrit un usage particulier de la première personne, dont la valeur reflexive, perdant toute référentialité et se situant dans une zone que l’on pourrait appeler infra-monologique, ne peut renvoyer qu’à un discours sans sujet.

Hintikka enfin propose une analyse de l’expression cogito ergo sum qui, si elle ne figure pas exactement sous cette forme dans Les Méditations, présente tout de même l’intérêt de reconduire l’irréductibilité de la première personne. Hintikka dégage ainsi deux propriétés fondamentales de la célèbre expression : son auto-évidence et sa performativité. D’un côté en effet, se rendant compte de « l’inconsistance exis­tentielle » d’une phrase telle que « je n’existe pas », Descartes aurait été amené à lui opposer « l’auto-vérifiabilité existentielle » de « j ’existe ». De l’autre, cet énoncé, plus performatif qu’inférentiel, n’aurait pas, aux yeux de Descartes, une visée généralisable. Ainsi, toujours selon Hintikka, le Cogito serait un énoncé foncière­ment singulier : « puisque son indubitabilité est due à un acte de pensée dont chaque homme doit s’acquitter lui-même, il ne peut y avoir une phrase générale qui serait de la même manière indubitable sans être triviale » (Hintikka, 1985, 39).

Ainsi, sujet transcendant(al) d’un discours scientifique singulier, sujet désancré et atopos ne renvoyant à personne ou sujet performatif d’une auto-évidence, telles sont quelques-unes des interprétations qui tentent de rendre raison d’une catégorie réputée non ambiguë dans la tradiction grammaticale. Toutes ces approches, très grossièrement résumées ici, sont plus philosophiques que linguistiques. Elles n’épui- sent pas, de l’aveu même de leurs auteurs respectifs, la problématique — le mystère, serions-nous tenté d’écrire — de la première personne dans Les Méditations. On ne peut que souscrire à ces attitudes de prudence et de modestie, tout en acceptant l’idée qu’elles incitent par là même à poursuivre le travail, l’ambition étant de susciter chez le philosophe le désir de confronter ses propres catégories aux valeurs dégagées par l’analyse linguistique.

Il s’agira donc ici, compte tenu de toutes ces objections, de chercher, par une démarche concentrique, à quitter progressivement l’interprétation philosophique de l'ego cartésien pour dessiner les contours d’une théorie linguistique du sujet. Cela ne veut pas dire qu’il faille doubler l’analyse philosophique d’une analyse linguisti­que qui se prévaudrait tout à la fois de sa technicité et de son extériorité, ce qui nous ramènerait, malgré tout, aux deux premières objections. Comment articuler le concept philosophique de la première personne en tant qu’élément nodal dans l’expression d’une philosophie du sujet avec les occurrences linguistiques du mar­

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queur « je » et de ses coréférents tels qu’ils apparaissent dans le texte ? Sur quelles propriétés différentielles de ces marqueurs se fonde-t-on pour distinguer entre un « je autobiographique » et un « moi universel » ? Sont-ce là les seules valeurs discursives attachées à la première personne dans Les Méditations ? Comment rendre compte enfin du phénomène — trop largement répandu pour être le simple effet d’un mimétisme scriptural — de reprise du « je » dans le discours des commen­tateurs de Descartes ?

Mais avant de tenter de répondre à ces questions en abordant le domaine linguistique stricto sensu, faisons encore un détour — ou un autre cercle — pour circonscrire les lieux de conjonctions possibles entre certains concepts du sujet philosophique et certains outils théoriques de l’analyse linguistique se rapportant à la catégorie de la personne.

Qu’elle se place sur le plan philosophique ou sur celui de la linguistique, cette conjonction pose nécessairement la question du complémentaire (au sens mathéma­tique du terme) deje dans la double problématique de la référence et de l’énoncia- tion.

Préférant une « herméneutique du soi » au primat subjectif du je , Ricœur s’est appuyé à la fois sur les théories de la narrativité et sur la pragmatique pour tenter de définir « la sorte d’être qui peut ainsi se prêter à une double identification en tant que personne objective et que sujet réfléchissant » (Ricœur, 1990, 71). Ainsi, de même que le schifter maintenant inscrit le temps phénoménologique dans le temps cosmologique, de même le marqueur je réalise par sui-référence la double fonction d’un « je-un tel ». La complémentarité de je est aussi au cœur du modèle théorique élaboré par F. Jacques. Celui-ci défend en effet la thèse selon laquelle la catégorie de la subjectivité ne peut se penser en dehors de la relation interpersonnelle. « Il n’y a pas de “je” qui ne fasse signe à “tu” avant de constituer avec lui le sens de l’expérience [ .. .] . L ’expérience de l'ego n’est plus source de sens. Il n ’y a pas de “je” sans délégation qui aurait l’autorité de l’absolu » (Jacques, 1979, 122). Ainsi, quel que soit l’acte de mise en discours, la première personne ne pouvant à elle seule saturer une classe de référence, il s’établit, par rétro-référence, une complémenta­rité irréductible du je/tu.

Refusant l’une et l’autre l’unicité omnipotente du moi transcendental, ces deux thèses tentent, chacune à sa manière, d’apporter une solution logico-linguistique à un problème philosophique. Mais il faut bien reconnaître que Ricœur aussi bien que Jacques restent en deçà de l’analyse linguistique proprement dite.

Je voudrais signaler enfin une conjonction à la fois moins immédiate et moins articulée entre deux intuitions au potentiel explicatif considérable. La première, philosophique, est à mettre au crédit de Wittgenstein, lorsqu’il traite des limites et de la complexité de la première personne. « Le mot je ne veut pas dire la même chose que L. W., ni ne veut dire la même chose que l’expression : la personne qui parle maintenant. Mais cela ne signifie pas que L. W. et je veuillent dire des personnes différentes. Tout ce que cela signifie est que ces mots sont des instruments différents dans notre langage » (extrait du Cahier bleu de Wittgenstein, cité et traduit par G. G. Granger, Granger, 1989, 175).

On doit la seconde intuition à Jespersen qui, bien avant le développement de ce que l’on a appelé la linguistique générique, a mis au jour la valeur générique de

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certaines catégories grammaticales. Ses analyses ont porté sur les déterminants et les temps verbaux dont les valeurs respectives, dites « universelles » et « atemporel­les » s’inscrivaient certes dans la continuité de la tradition grammaticale. Mais elles ont aussi porté, et cela de manière tout à fait novatrice, sur ce qu’il a appelé le premier la personne générique, désignant par là ce qui, du point de vue notionnel, peut renvoyer à « toute personne » ou encore à « aucune personne en particulier » (Jespersen, 1971, 302). Même s’il a associé ces valeurs à « des facteurs plus ou moins émotionnels », Jespersen a eu le mérite de montrer que la généricité pouvait concer­ner non seulement les marqueurs classiques de l’indéfinition comme on en français ou we en anglais dans l’expression As we know, mais aussi ceux de la deuxième personne.

Ces deux intuitions fortes, formulées à peu de chose près à la même époque, se rejoignent à bien des égards. Elles postulent, dans des domaines différents, la même grande variabilité référentielle des marques personnelles ; elles subsument les concepts de sui-référence et de rétro-référence mentionnés plus haut grâce à une vision plus formelle de la complémentation ; elles posent enfin la problématique du sujet dans le cadre de l’activité langagière. Leur conjonction autorise, me semble-t- il, un réexamen du statut de la première personne dans Les Méditations.

2 . Le sujet et son discours

Comment rendre compte, linguistiquement, des valeurs philosophiques attri­buées à l’ego cartésien. Qu’est-ce qu’un je « atopos », « multiplié » ou qui « ne renvoie à personne » ? Le je de la version française des Méditations est-il singulier ou générique ? Sa valeur est-elle évolutive (elle se construirait au fur et à mesure que l’on avance dans le texte), additionnelle (elle serait la somme des valeurs de toutes les occurrences) ou foncièrement hétérogène ? Le problème posé n’est pas seulement, on le voit, celui de l’articulation entre les propriétés attachées à un marqueur pris dans un énoncé et celles produites par le déploiement de ce même marqueur dans un ensemble textuel. Il y a aussi, dans ce texte particulier, les correspondances que l’on est amené à établir entre la valeur indicielle de je et la catégorie philosophique du moi, la première construisant, dans une certaine mesure, la seconde. Pour contenir ce double télescopage, il convient de prendre un certain nombre de décisions théoriques :

1. L ’analyse linguistique mise en œuvre ici s’inspire largement des principes de la théorie des opérations énonciatives élaborée par A. Culioli. Elle vise ainsi à construire « un système de représentations métalinguistiques » décrivant ou même simulant l’activité de langage en tant qu’« activité de production et de reconnais­sance des “formes” au sens abstrait du terme », et pouvant être ramené à des « systèmes de règles et d’opérations de telle manière qu’elles puissent rendre compte de la possibilité d’avoir tel type d’énoncés et de l’impossibilité d’avoir tel autre type d’énoncés » (Culioli, 1985, 6-7).

2. L ’objet de l’analyse de discours n’est pas de décrire une séquence réelle et unique mais de dégager un discours homogène à partir de l’observation d’un grand nombre de phénomènes textuels forcément hétérogènes. Tout comme le linguiste, qui doit subordonner le modèle théorique qu’il élabore à ce premier niveau d’abstrac­

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tion que constitue toute utilisation du langage, l’analyste du discours est amené à simuler les mécanismes d’une « logique naturelle » calquée sur la dynamique de la production du discours.

3. Dans un cas comme dans l’autre, on ne décrit pas des états de choses mais un faire complexe inséparable de la procédure de représentation qui définit les condi­tions d’accès à ces états de choses. Les objets linguistiques et les objets discursifs ne sont descriptibles qu’en tant qu’ils sont représentables. Cette nécessaire médiation présente le double avantage d ’intégrer à l ’analyse elle-même les choix et les paris de l’observateur et de traiter l’objet discursif non pas comme une donnée empirique mais comme un objet construit. Sans invalider d’autres linguistiques ni d’autres approches de discours, cet a priori commande toutefois la mise en œuvre complé­mentaire de deux démarches qui se donnent pour objectif explicite de décrire les mécanismes de l’activité langagière et discursive à partir de la notion d’opération. On désignera par ce terme une activité cognitive et/ou langagière et/ou discursive dont les traces à la surface d’un texte sont identifiables.

4. Les opérations énonciatives, repérables au niveau de l’énoncé, peuvent être ramenées à des opérations de repérage interprétables dans un espace énonciatif donné, organisé autour de celui qui parle — ou qui écrit ! Les opérations discursi­ves, repérables au niveau du discours, concernent essentiellement la formation d’une schématisation définie comme « l’expression, dans une langue naturelle, d’une représentation d’un sujet A en vue de la rendre vraisemblable à des sujets B dans une situation S » (Grize, 1976, 25). Le statut de la première personne dans les Méditations peut donc être appréhendé doublement : comme le marqueur ren­voyant à des opérations déterminant des places de sujet et comme un objet discursif entrant dans la formation d’une schématisation.

J . Kristéva voit dans l'ego cogito de Descartes l’un des « ancêtres épistémologi- ques » du sujet de l’énonciation en linguistique (Kristéva, 1984). On ne peut pour­tant se prévaloir de cette filiation conceptuelle pour rendre raison du premier par la simple évocation du second. Encore faut-il resituer, dans le modèle théorique de référence, les outils linguistiques — pris au sens de concepts plus ou moins abstraits— attachés à la catégorie du sujet.

On sait que tout énoncé du type (1) peut être ramené aux gloses (2) et (3) :

(1) Il fait beau

(2) Je dis qu’il fait beau

(3) Je dis qu’il est (pour moi) vrai qu’il fait beau.

Quelle que soit la nature de la relation prédicative mise en jeu, ces gloses font affleurer trois niveaux de repérages :

— une instance d’énonciation, représentation théorique d’un ancrage situa- tionnel, à partir de laquelle il est possible de construire l’ensemble des opérations de repérages qui permettent d’inscrire l’énoncé dans des coordonnées énonciatives et de lui donner un sens en le dotant de valeurs référentielles. Noté Sit0, ce repère origine est constitué de l’adjonction d’un sujet énonciateur origine S0 et d’un temps d’énonciation origine T0. On obtient en outre, par symétrie, un ensemble Sit’0 qui concerne le co-énonciateur S’() ;

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— une instance de locution notée Sitj, qui englobe la personne physique qui déclare et qui parle Sj ainsi que le temps « réel » de locution T ,. On obtient également, par construction symétrique, un ensemble Sit’x représentant l’interlocu­teur ;

— une instance de validation enfin, qui permet de prendre en charge l’énoncé produit. « Dès lors que l’on renonce à la théorie de l’adéquation, la vérité d’une proposition, dans quelque monde que ce soit, n’est plus de l’ordre d’une donnée brute ; elle ne tient que si, quelque part, elle est garantie » (S. de Vogüé, 1985, 88).

Ce dispositif, qui établit une certaine correspondance entre des énoncés (même s’il s’agit en réalité de simples gloses) et des niveaux de repérages, peut donner à penser qu’il existe une certaine transparence reposant sur un jeu d’étiquettes entre des marqueurs et des référents physiques. Or il n’en est rien. La démarche adoptée ici se donne au contraire pour objectif de mettre en place un système intégrant l’appareil formel et les personnes physiques mises en cause par un événement de locution, système à partir duquel il sera possible d’effectuer un « calcul » des S. L ’ensemble serait incomplet si l ’on n’y ajoutait les repères concernant la relation prédicative elle-même, avec un Sit2 recouvrant le sujet de l’énoncé S2 et le temps de l’énoncé T2. Ce système de repérages à double détente, entre énonciateur et locuteur d’une part et entre énonciateur/locuteur et valideur de l’autre, extrêmement rudi­mentaire pour les formes les plus simples du discours quotidien, se complexifie dès lors que l’on est dans des formes énonciatives qui impliquent de manière explicite ou implicite une reprise de discours (dénégation, discours rapporté, discours indirect libre... etc.). L ’on reste malgré tout dans le domaine de l’assertion stricte et des deux valeurs référentielles qui lui sont attachées : le vrai (ce que le locuteur énonciateur asserte) et le faux (ce qu’il rejette en l’attribuant à l’autre). Que le valideur de p soit du côté de S0 ou de celui de S’0, il y a neutralisation du co-énonciateur.

Les choses se compliquent encore davantage lorsqu’on quitte l’axe assertorique du vrai/faux pour des domaines de validation aux contours plus flous, celui de l’hypothèse et celui de la généricité.

La forme emblématique des énoncés du premier type recouvre la protase des phrases hypothétiques, que l’on peut récrire si p alors q. La vérité de p y est suspendue puisque, par définition, l’énonciateur d’une hypothèse s’abstient de la prendre en charge. Il n’empêche que cet énoncé est « validable » c ’est-à-dire présenté comme pouvant être validé. Ce non-engagement constitue, pour S. de Vogüé, une troisième valeur référentielle que l’on peut noter ni vrai ni faux. « Il semble donc bien que si ne renvoie pas à une simple abstention du locuteur, mais plutôt à “un univers de discours” restreint aux situations où p est vrai ( .. .) cela signifie très exactement que le locuteur suppose un garant à p » (ibid, 100). Ce garant, qui ne peut être ni S0 ni S’0 est un point décroché par rapport au domaine énonciatif constitué par le couple S0-S’0. Il s’agit donc d’un troisième repère à partir duquel il va être possible de construire une relation en rupture avec ce premier plan. Ce repère, noté S1,, est appelé repère fictif 4 dans le modèle de référence.

4. Pour une présentation des statuts de locuteur et cPénonciateur dans le modèle des opérations énonciatives, voir notamment Fuchs (1984) et Simonin-Grumbach (1984). Pour une discussion sur lee statuts de repère fictif et de valideur en relation avec les deux instances précédentes, voir de Vogüé (1985) et Ali Bouacha (1991).

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Les énoncés génériques présentent, du point de vue de la validation, une certaine similitude avec les énoncés hypothétiques en ceci qu’ils ne sont pas garantis par S0. Fondés sur une valeur référentielle qui est, cette fois, le toujours vrai, ils supposent eux aussi un garant de p autre que S0. Car si, comme le pense S. de Vogüé à propos des hypothétiques, le ni vrai ni fau x est du côté du non admis, le toujours vrai peut être défini comme ce qui est hors de la problématique de l’admissibilité. Avec les énoncés génériques, le locuteur évoque non pas un simple possible du monde mais une loi du monde. Alors qu’avec les hypothétiques, le locuteur, suspendant pour un instant son savoir, semble se désengager, avec le générique, assumant pleinement son savoir, il se surengage. Mais qu’il soit en deçà ou au-delà de l’axe vrai-faux, il est dans la même extériorité. Nous allons donc avoir recours au même repère fictif S10 pour garantir le toujours vrai.

On se rend compte ainsi que le repère fictif n’est pas exclusivement réservé, malgré son nom, à la construction hypothétique. Le terme de fictif est employé de façon technique (cf. Culioli, 1978) pour désigner un repère qui valide tout ce qui n’est pas assertif au sens strict. Excentré par rapport au premier plan énonciatif construit par le couple S0-S’0, le repère fictif signale toujours un décrochement. Il appartient à un ensemble que l’on notera Sit'0 et qui recouvre le couple de repères origines fictifs S10 et T^.

Ce micro-système de représentation métalinguistique élaboré à partir de la catégorie du sujet est suffisamment abstrait pour permettre non pas une typologie des je dans laquelle on reconnaîtrait des valeurs préétablies, mais un véritable « calcul » des S, seule opération susceptible de rendre raison de l’hétérogénéité discursive. On s’aperçoit ainsi que dans des modes d’intersubjectivité spécifiques (discours universitaire, ouvrage scientifique...), il arrive que je ne renvoie pas toujours à la personne qui parle ou plus précisément qu’il ne correspond pas toujours à l’identification énonciateur, locuteur, valideur. Cette propriété de la première personne, difficilement observable en dehors d’une suite textuelle relati­vement longue, signale tantôt une rupture par rapport au plan énonciatif origine, tantôt la construction d’un repère fictif, tantôt l’ouverture d’une classe de locuteurs, ces trois opérations n’étant pas exclusives l’une de l’autre.

Prises entre un exercice spirituel éminemment singulier, une démonstration linéaire qui emprunte les formes du discours mathématique et une téléonomie qui exhibe sa visée fondatrice, Les Méditations constituent, de ce point de vue, un objet d’étude particulièrement fécond. S’agissant plus particulièrement de Vego carté­sien, sa complexité repose sur un paradoxe que l’on peut exprimer en ces termes : d’une part Vego recouvre une catégorie philosophique qui excède la première personne grammaticale et d’autre part il ne peut être appréhendé qu’à partir des occurrences textuelles de cette dernière. Il semble bien que la description linguisti­que dispose d’outils abstraits suffisamment fins pour repérer les lieux discursifs où se joue et se noue cette complexité. La question n’est donc pas de savoir ce que peut apporter un commentaire supplémentaire mais de proposer, dans un souci de complémentarité pluridisciplinaire, le traitement linguistique d’un problème philo­sophique.

3 . Je dans les méditationsTout le monde s’accorde à reconnaître, en première approximation, l’existence

de deux valeurs attachées à la première personne dans les Méditations. La première,

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qui renvoie globalement au sujet discourant, recouvre non seulement le « sujet autobiographique » (Ricœur) ou encore le « locuteur Descartes responsable bio­juridique de son texte inscrit dans un espace/temps extérieur au discours » (Cos- sutta, 1994, 355) mais aussi l’instance régulatrice de la cohésion de l’ensemble discursif produit. La seconde, qui désigne le sujet méditant, recoupe globalement les valeurs attribuées à la catégorie de l'ego en tant que concept de sujet pensant.

À cette première division, il convient d’adjoindre deux phénomènes périphéri­ques. C’est d’abord l’absence significative de marqueurs renvoyant au sujet médi­tant dans ce qui constitue le paratexte des Méditations : Préface, Lettre, Abrégé et Réponses aux objections. Le cas le plus remarquable est celui de l’abrégé dans lequel ce que j ’appelle pour l’instant, faute de mieux, le sujet méditant, est représenté tantôt par on ou nous, tantôt par l ’esprit, tantôt enfin par des expressions comme il est requis de savoir que. En contrepoint, la présence massive et continue du je-ego dans le palimpseste que constituent les innombrables commentaires et analyses du texte de référence va dans le même sens, celui d’une irréductibilité entre certaines formes grammaticales et certaines formes de discours.

Ces premières observations supposent que l’on reconnaisse sans difficulté, à travers un même marqueur, les valeurs renvoyant à l’une et à l’autre de ces deux instances et que ce partage se maintient de manière harmonieuse à travers tout le texte. Cela voudrait dire aussi de manière plus positive, que les formes attachées à la seconde valeur, celle du sujet méditant correspondent à une activité discursive spécifique. Examinons brièvement les traces du sujet discourant :

4. Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j ’ai reçu quantité de fausses opinions pour véritables 5...

A.T. IX 135. Toutefois j ’ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent que j ’ai

coutume de dormir et de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables que ces insensés lorsqu’ils veillent.

A.T. IX 146. Et je ne me désaccoutumerai jamais d ’y acquiescer, et de prendre confiance

en elles tant que je les considérerai telles qu ’elles sont en effet, c ’est-à-dire en quelque façon douteuses, comme je viens de montrer...

A.T. IX 17

Dans ces trois extraits, je et ses coréférents constituent les traces d’une opération d’identification entre énonciateur, locuteur et valideur. Pourtant, à y regarder de près, ces énoncés (qui ne sont retenus qu’en tant que représentants d’autres énoncée où la première personne a des valeurs équivalentes) laissent apparaître certaines apories. Il y a d’abord la difficulté d’établir un système de repérages des Sit à partir d’un texte écrit. Sans vouloir reprendre la distinction de Wittgenstein entre je et L.W. ni celle de la critique littéraire entre auteur, scripteur et narrateur dans les récits à la première personne, force est de constater que, malgré l’étonnante multi­plicité des je , des ici, des maintenant, le texte des Méditations ne peut être considéré comme un Sit origine. Certes, en tant qu’instance énonciative « clef », Je représente

5. R . Descartes, Méditations métaphysiques, P aris, G am ier Flammarion, 1979. Les références ren­voient à la pagination Adam Tannery.

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un repère-origine absolu à partir duquel toute relation de personne est identifiable, au sens de repérable, mais ce qui est vrai pour des situations d’énonciation canoni­ques, c’est-à-dire orales, l’est beaucoup moins dans le cas des textes longs dans la mesure où le marquage indiciel, rendu plus complexe à la suite des « débrayages énonciatifs », se double encore d’un marquage anaphorique donnant à chaque occurrence de marqueur une valeur autonome qui échappe en quelque sorte au système de départ.

Une autre aporie concerne la distinction entre les composantes méthodologiques (6), narratives (4) et prospectives (je supposerai donc..., je me considérerai moi- même comme n ’ayant point..., je prendrai ga rde...) d’un discours que Descartes reconnaît lui-même comme un discours à forte teneur didactique. Il faut se poser en effet la question de la pertinence de cette classification. Faut-il postuler l’existence d’un macro-sujet, sorte d’énonciateurAocuteur omniscient qui gérerait l’ensemble des intrications discursives à l’œuvre dans un ensemble textuel complexe 6 ou bien celle d’une forme syncrétique réunissant un « sujet historique » qui organise la méditation dans une temporalité à la fois externe et interne, un « sujet pédagogi­que » responsable de la mise en discours d’un savoir à transmettre et enfin un sujet scientifique soucieux de simuler le discours de la découverte ? Cette aporie peut toutefois être partiellement réglée dans la mesure où l’itération et la combinaison des Je constituent, de manière indéniable, ce que Grize appelle une classe-objet, autre­ment dit ce dont il est question dans une schématisation donnée. L ’originalité ici est que les termes de cette classe-objet sont à la fois source et objet de l’activité discursive.

7. ... Car, soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n ’aura jamais plus de quatre côtés ; et il ne semble pas possible que des vérités si apparentes puissent être soupçonnées d ’aucune fausseté ou d ’incertitude.

A.T. IX 16

8. ... Mais je suis contraint d ’avouer que, de toutes les opinions que j ’avais autrefois reçues en ma créance pour véritables, il n ’y en a pas une de laquelle je ne puisse maintenant douter, non p a r aucune inconsidération ou légèreté, mais pour des raisons très fortes et mûrement considérées : de sorte qu ’il est nécessaire que j ’arrête et suspende désormais mon jugement sur ces pensées, et que je ne leur donne pas plus de créance, que je ferais à des choses qui me paraîtraient évidemment fausses, si je désire trouver quelque chose de cons­tant et d ’assuré dans les sciences.

A.T. IX 17

Ces deux extraits nous montrent que la double homologation selon laquelle le sujet discourant serait un sujet individuel, syncrétique ou compact mais responsable de ses actes discursifs et le sujet méditant un représentant de la classe des sujets pensants n’est pas évidente.

Dans l’exemple 7 , la construction soit que je ... ou que je signale un décrochement par rapport non pas à un Sit0 mais à un plan énonciatif donné, celui constitué par

6. Lee traces de ce m acro-sujet seraient peut-être à trouver dans Jes nombreuses occurrences du verbe dire à la l re personne (dis-je , dirai-je , si j ’ose le dire, que dirai-jet je l'ai d it... etc.).

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maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude... lui-même repéré par rapport à un plan énonciatif antérieurement défini par il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu... Ce décrochement correspond à la construction d’un repère fictif grâce auquel on va pouvoir parcourir toutes les valeurs possibles (ici au nombre de deux). On envisage ainsi une représentation hors de toute représentation, ce qui aboutit toujours à de la généralisation, définie comme ce qui permet de dé-construire la singularité d’un événement ou d’une propriété. C’est dire que les deux occurrences de je de ce premier extrait ne renvoient pas à l’énonciateur/locuteur des Méditations et en tout cas pas à lui seul (elles peuvent d’ailleurs commuter avec les marqueurs on ou nous sans que cela change le sens de la phrase, ce qui n’est évidemment pas possible dans le cas des deux plans énonciatifs mentionnés ci-dessus). Parce qu’il n’est pas décroché par rapport à un repère origine S0 mais par rapport à une classe de S, le repère fictif sera noté S1,,. Avec le décrochement énonciatif, l’effacement du sujet énonciateur ou plutôt l’altération indicielle du je et la généralisation, nous retrouvons certaines des opérations constitutives du discours scientifique. Ces der­nières sont intriquées, solidaires et naturellement en relation avec d’autres opéra­tions qu’il n’est pas nécessaire d’évoquer ici.

En ce qui concerne l’extrait 8, l’adjonction de je et du verbe douter fait référence de manière triviale au sujet méditant. Et pourtant nous ne trouvons aucune des opérations de généralisation que nous avons relevées pour l’extrait 7. Il n’y a en effet nulle trace d’un quelconque décrochement dans la mesure où le plan énonciatif balisé par les déictiques autrefois, maintenant et désormais est homogène. Parallè­lement, les marqueurs de la première personne, qui se combinent avec des éléments de modalité appréciative contraint d ’avouer, mûrement, évidemment renvoient bien à l’énonciateur/locuteur source des Méditations. On aboutit ainsi à une sorte de retournement somme toute prévisible, par lequel le sujet discourant construit un discours acceptable pour tous et donc généralisant alors que le sujet méditant semble vouloir pousser à l’extrême la singularité de sa pensée. La dénomination « sujet méditant » paraît donc inadéquate dans la mesure où elle recouvre une réalité plus philosophique que discursive.

Il y a donc dans la matérialité du discours effectivement proféré ou écrit une complexification notable du système de marquage indiciel que constituent les mar­ques personnelles. Dès que l’on accepte de dépasser les valeurs référentielles de surface et de travailler sur des séquences dépassant le cadre de la phrase, on se rend compte de la disponibilité et de la déformabilité des marqueurs attachés à la catégorie de la personne. Le fait d’avoir affaire à un texte philosophique énoncé pour l’essentiel à la première personne, loin de simplifier l’analyse, nous oblige au contraire à un travail en compréhension. Comment donc se construit l’universalité de je dans les Méditations ?

9. ... et je trouve ici que la pensée est un attribut qui m ’appartient ; elle seule ne peut être détachée de moi. Je suis, j ’existe, cela est certain ; mais combien de temps ? A savoir autant de temps que je pense ; car peut-être se pourrait-il fa ire, si je cessais de penser, que je cesserais en même temps d ’être OU

d ’exister. Je n ’admets maintenant rien qui ne soit nécessairement vrai ; je ne suis donc, précisément parlant, qu ’une chose qui pense, c ’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des termes dont la significa·

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tion m ’était auparavant inconnue. Or je suis une chose vraie et vraiment existante ; mais quelle chose ? Je l ’ai dit : une chose qui pense.

A.T., IX , 21

Une étude classique des déictiques présents dans cet ensemble d’énoncés nous amène en première lecture à interpréter cette séquence comme un discours « en situation » dans lequel les coordonnées énonciatives sont parfaitement lisibles. On relève en effet tout au long du passage les éléments suivants : je , ici, maintenant, auparavant, je l ’ai dit, qui constituent autant de repères attribués généralement à l’articulation instance d’énonciation/instance de locution. Une analyse plus appro­fondie de ces éléments nous montre cependant qu’ils ne renvoient pas tous à un même palier énonciatif.

D’un côté, je trouve ici doit se lire comme je découvre dans cette seconde méditation, et, dans un même ordre d’idée, les marqueurs maintenant et aupara­vant n’ont de sens que par rapport à un avant et à un dorénavant (incluant la frontière topologique) construits par rapport au moment de cette découverte. Ainsi, ces trois marqueurs ne renvoient pas en réalité à une adéquation « classique » entre le temps de l’énoncé et le temps de l’énonciation mais à un hic et nunc suspendu : le temps de la démonstration. Son énonciateur enregistre les résultats au fur et à mesure de leur formulation et les intègre aux étapes ultérieures de la démonstration. Comme le souligne Bachelard, le cogitamus, qui est essentiellement discursif, super­pose au temps vécu une temporalité d’une autre nature : « La coexistence des sujets rationalistes jette sur le temps empirique son filet de temps logique. Elle met en ordre l’expérience, elle reprend toute expérience pour bien triompher de toute contin­gence » (Bachelard, op. cit., 60). Cette nouvelle temporalité ne correspond pas à un hors-temps mais, précisément, à un temps décroché. On s’aperçoit alors que, au-delà de cette séquence, les très nombreuses marques temporelles que l’on ren­contre dans les Méditations ont autant pour fonction de construire la contempora- néité, voire l’ipséité du discours, que d’introduire une suite de propositions dont la consécution est posée comme nécessaire et valide.

Mais revenons à notre extrait. P ar rapport aux marqueurs ici, maintenant et auparavant, dont nous avons vu qu’ils formaient un plan énonciatif décroché, l’expression je l ’ai dit rattache l’ensemble de la séquence à un Sit repère, sans lequel le décrochement ne serait pas possible et qui peut être identifiable à la relation énonciateur-locuteur/énonciataire-allocutaire. (On ne peut imaginer en effet qu’un scripteur puisse mentionner je l’ai dit sans supposer un lecteur.)

À ces deux plans que nous nommerons respectivement A et B vont correspondre au moins deux valeurs de je . L ’occurrence unique du plan B renvoie de façon non ambiguë à Γ énonciateur/locuteur Descartes. Constitutive d’un espace énonciatif que l’on pourrait noter Sitj, cette occurrence de sujet sera elle-même notée Sj avec pour complémentaire un co-énonciateur S’j. Les occurrences de je du plan À semblent renvoyer à une instance beaucoup plus complexe. Nous ne sommes en aucune manière dans le cas d’un générique « strict » comme celui que l’on rencontre parfois dans le discours universitaire 7.

7. Pour une étude plus complète des marques personnelles dans le discours universitaire, cf. Ali Bouacha (1984).

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10. ... La langue est immédiatement assertive : la négation, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de marques langagières ; ce que les linguistes appellent la modalité n ’est jamais que le supplément de la langue, ce par quoi telle une supplique, j ’essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation 8.

Dans cet extrait en effet, je renvoie explicitement à un quelconque représentant de la classe des locuteurs. Entre le sujet de l’énoncé et le locuteur/énonciateur la distance est si grande que l’on pourrait imaginer de substituer au marqueur je sa notation métalinguistique JE sans pour autant modifier notablement le sens de l’énoncé. Nous ne sommes pas davantage dans la situation de l’extrait 7 dans la mesure où la commutation avec les autres marques personnelles (tu, on ou nous) paraît cette fois difficilement envisageable.

L ’extrait 9 présente ainsi la particularité de combiner le décrochement énonciatif avec construction d’un repère fictif et le maintien d’une valeur singulière identifiable à l’énonciateur/locuteur. Nous avons donc, à travers le je de cette séquence, qui est, de ce point de vue, représentatif d’un grand nombre d’autres occurrences, la superposition d’un énonciateur-source renvoyant à S0 et à ses avatars et d’un repère-origine décroché. En soustrayant le discours du plan assertif i.e. de la problématique du vrai-faux, cette instance bifide a pour effet de transformer les énoncés subjectifs en énoncés objectifs. Ainsi, malgré la permanence de sa singula­rité, je n’a plus comme complémentaire l’altérité foncière tu en tant que pôle de la réfutation mais chaque-un des n’importe qui qui, dans les mêmes circonstances de validation, peuvent dire la même chose.

Le je des Méditations n’est donc à aucun moment un je générique intrinsèque mais un je ouvrant une classe abstraite de locuteurs. Ce rôle d’ouverture est essentiel dans la mesure où il semble bien, à l’issue de cette étude, que c ’est l’itération de cette valeur chez les commentateurs de Descartes qui, en multipliant les occurrences de la classe, a assigné à la première personne des Méditations, par rétroaction, sa valeur universelle. Citons deux exemples de cette reprise :

11. L ’existence d ’un Dieu non trompeur n ’apparaît dans son inébranlable certitude qu ’à celui qui exerce effectivement le doute auquel cette vérité met

fin , qui sait pourquoi et surtout comment le doute peut ébranler les plus fortes évidences. C ’est- seulement en doutant que je qualifie un énoncé comme douteux 9.

12. Fort de la véracité divine et de la garantie qu ’elle apporte à mes idées claires et distinctes, Descartes va tenter de remonter la pente du doute 10.

Sans analyser dans le détail ces deux exemples, remarquons que le premier extrait reconduit une valeur de je parfaitement identique à celle observée dans la séquence 10 et que le second extrait, qui reste compréhensible malgré l’audace de la syllepse, pousse l’usage de cette valeur jusqu’à sa limite discursive. Ces deux

8. R . Barthes, La leçon. P aris, Seuil, 1978, pp. 14-15.9. Cf. le texte de présentation rédigé p ar J.-M . Beyssade et M. Beyssade dans Méditations métaphytl··

que s, op. c it., p. 30.10. Cf. les commentaires de A. Vergez dans Méditations métaphysiques, P aris, Nathan, 1983, p. 75.

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exemples, choisis pour leur caractère à la fois exemplaire et grossissant, permettent de mieux comprendre le fonctionnement du je générique, interface (ou avatar ?) linguistique de ce que l’on appelle Vego cartésien. Cette valeur, qui ne se rencontre pas dans le discours quotidien (où c ’est la seconde personne qui remplit cette fonction), requiert des conditions discursives particulières pour se réaliser. Il faut être en effet dans une situation qui autorise, d’une certaine manière le vidage de je , qui n’est plus instance unique et saturée dès lors qu’il y a profération par celui-là même qui profère, mais qui devient place vide instanciable par toute une classe de locuteurs. Nous avons alors affaire à ce que Culioli appelle un « parcours rugueux » (Culioli, 1985), opération de quantification par laquelle il est possible de construire de la généricité à partir de l’individuation, à condition naturellement d’opérer dans un domaine notionnel discret.

Qu’il désigne plutôt un sujet discourant ou plutôt un sujet méditant, le je des Méditations a un statut qui ne laisse pas d’être problématique. Eminemment singu­lier et/ou incontestablement décroché, il constitue tout au long du texte un objet discursif d’une présence térébrante. L ’analyse linguistique permet toutefois d’en restituer toute la complexité, quelque peu occultée par la valeur de généricité monolithique classiquement attribuée à l’ego cartésien, dans un jeu de reprise/mention qui, au fil des commentaires, a contribué autant sinon plus à l’émergence de cette interprétation qu’à sa simple reconduction. Qu’avons-nous en effet ? Il y a d’abord un je renvoyant à un énonciateur/locuteur prenant en charge l’effectuation de son discours ; il y a ensuite un je désignant le macro-sujet discou­rant qui, cherchant à dérouler les étapes successives de sa méditation — à laquelle il veut donner ne l’oublions pas, la forme d’une démonstration — , est amené à mettre en œuvre une généricité affaiblie. La troisième valeur enfin, de loin la plus riche et la plus caractéristique des Méditations, est celle qui marque tout à la fois un engage­ment du sujet, inscrit dans un procès singulier et, dans le même temps, son désen­gagement, condition nécessaire à l’ouverture d’une classe de locuteurs. Ainsi, à la différence du discours scientifique, dont l’énonciateur s’insère par effacement ou « se glisse subrepticement », pour reprendre un mot de Foucault, dans la commu­nauté qui l’entoure et l’enveloppe, celui des Méditations se donne d’emblée comme un discours origine, celui par qui se fonde une nouvelle manière de porter la parole philosophique. Voulant construire un itinéraire méditatif exemplaire, Descartes a, non pas « osé le je » comme l’a dit Valéry, mais choisi le je en tant que vecteur idéal d’une ré-énonciation potentielle. Les Méditations peuvent ainsi se lire comme le lieu discursif où se joue la transformation de la première personne, passant du simple marquage indiciel au rang de catégorie conceptuelle.

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Gilles P h i l i p p e Université d ’Amiens

)

E M B R A Y A G E É N O N C IA T IF E T T H É O R IE D E LA C O N SC IE N C E :

à p ro p o s de L ’E tre et le N éa n t

1. Théories de l’énonciation et théories du sujet

Il existe, dans le champ des sciences humaines, un rapport très étroit entre les théories linguistiques de l’embrayage énonciatif et les théories philosophiques et psychologiques de la conscience et du sujet. Ce rapport, rarement formulé comme tel, apparaît en filigrane dans un grand nombre de recherches contemporaines ; n’est-ce pas en termes de théorie de l’énonciation que Michel Pêcheux a repensé la mise en cause althussérienne du sujet ? Préconstruit, le moi serait un effet de discours au service d’une idéologie dominante 1. Dans une optique plus psychologi­que, Luce Irigaray n’a-t-elle pas cherché à lier l’émergence du sentiment d ’identité chez l’enfant à la découverte progressive du fonctionnement des embrayeurs per­sonnels 2 ? Enfin, inversement, de nombreux linguistes n’éprouvent-ils pas le besoin de fonder leur description des faits énonciatifs sur une théorie globale du sujet 3 ?

On comprend donc que l’on soit porté à étudier le statut énonciatif des grands textes de la philosophie de la conscience 4. Une telle approche est pourtant malai­sée : dans un article de 1985 — dans un numéro de Langages précisément consacré au retour du sujet en linguistique 5 — Dan Savatovshy étudiait le statut de la première personne dans le cogito ergo sum cartésien ; mais, s’il partait bien d’une relecture critique des écrits de Benveniste, il laissait rapidement en suspens la question du statut référentiel de l’embrayeur pour s’interroger sur l’éventuelle valeur performative du cogito.

Partant de cette question du lien entre théories du sujet et approches énonciati- ves du discours, nous souhaiterions, à notre tour, étudier le problème de l’em­brayage dans un des textes les plus importants de la philosophie de la conscience, L'Être et le Néant de Jean-Paul Sartre. Le problème peut se formuler ainsi : dans quelle mesure le fonctionnement énonciatif d’un texte philosophique est-il condi­tionné par le fait même que ce texte ressortisse à la théorie de la conscience ? Dans quelle mesure le statut et le fonctionnement linguistiques de la première personne sont-ils modifiés par le statut philosophique du moi ?

1. Voir Michel Pêcheux (1990).2. Voir, notamment, Luce Irigaray (1985).H. L’inspiration lacanienne des travaux de Jacqueline Authier-Revuz (1995) en est un bon exemple.

4. Voir, ici-même, l ’article de Magid Ali Bouacha.5. L ’ensemble du numéro 77 (« Le sujet entre langue et parole(s) ») illustre ces réflexions préliminaires.

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Une telle problématique s’inscrit dans une réflexion plus globale sur ce que l’on peut nommer avec Frédéric Cossutta « l’appareil formel de l’énonciation philoso­phique » 6. L ’expression a de quoi effrayer pourtant. Quand Benveniste se propose d’étudier l'appareil form el de l ’énonciation, il est conscient de la difficulté qu’il y a à rendre sa démarche compatible avec les a priori de la linguistique saussurienne : pour Saussure, l’étude du langage ne devient une science, c’est-à-dire une construc­tion formelle, qu’à partir du moment où elle remonte du discours à la langue, à partir du moment où l’objet proprement linguistique est dégagé de son environnement, c ’est-à-dire de son contexte énonciatif. L ’énonciation, c ’est précisément — ou, du moins, c ’était avant Benveniste — ce qui ne se prête pas à la formalisation. Si Benveniste a levé le paradoxe de « l’appareil formel de l’énonciation », en montrant que la langue contenait en elle-même les instruments d’une inscription de l’énoncia- tion dans l’énoncé, ajouter un adjectif à énonciation pour parler d’« appareil formel de l’énonciationphilosophique » relance le débat, puisque cela suppose qu’il y ait un ensemble d’opérations formalisables qui soient spécifiques à l’énonciation philoso­phique. Les enjeux d’une telle question dépassent néanmoins ceux de notre propos et nous nous contenterons ici de réfléchir sur la représentation linguistique du sujet dans un texte qui étudie précisément son statut philosophique.

2 . H étérogénéité séquentielle et hétérogénéité énonciative

On a tendance à concevoir le texte philosophique — et la prose d’idées en général— comme constituant un type parfait de discours homogène, que l’on opposera aisément à la prose fictionnelle, qui multiplie à l’envi les modèles organisationnels et les positions énonciatives. Or, L ’Etre et le Néant se présente comme un texte doublement hétérogène puisqu’il oppose, d’une part, des séquences de type argu- mentatif et des séquences de type narratif et, d’autre part, des séquences relevant de régimes énonciatifs différents.

Les travaux récents en linguistique textuelle ont remis en valeur l’approche générique et séquentielle des textes telle que la définissait Bakhtine : Jean-Michel Adam, par exemple, reprend à Bakhtine l’idée que, de même que toute phrase est organisée selon les lois d’une syntaxe stricte, de même à un niveau plus global, tout énoncé obéit à des contraintes organisationnelles fortes que l’enfant doit assimiler en même temps qu’il apprend à produire une phrase grammaticalement correcte. Les séquences discursives seraient ainsi construites selon des modèles compositionnels stables, c’est-à-dire descriptibies. Dans cette perspective, étudier un texte, c ’est, en premier heu, déterminer à travers les contingences de ses formulations les invariants compositionnels génériques qui le structurent. Il existerait donc bien des « supers­tructures textuelles », des « schémas prototypiques » de fonctionnement 7. Jusqu’à une période récente, ces schémas avaient surtout été décrits pour les séquences narratives (c’est ce que l’analyse structurale nommait la morphologie du récit) et plus rarement pour des séquences où ils sont moins visibles : séquences descriptives, bien sûr, mais aussi argumentatives ou dialogales. Le texte philosophique corres­pond certes, globalement, à une macro-séquence de type argumentatif sur laquelle

6. Voir Frédéric Cossutta (1989), pages 11 a 14.7. Sur tous ces points, voir, par exemple, Jean-Michel Adam (1992), chapitre 1 « Cadre théorique

d ’une typologie séquentielle ».

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on peut vérifier les invariants proposés pour les séquences argumentatives ; cela n’empêche pas qu’à l’intérieur de la macro-séquence se succèdent et s’opposent des micro-séquences de statuts différents. Leur nature et leur organisation varient et leur description permet, à elle seule, de définir un mode de démonstration et une conception du discours philosophique propres à chaque penseur.

Qui ouvre L ’Etre et le Néant note ainsi d’emblée que de brèves séquences de type narratif viennent illustrer des séquences plus strictement argumentatives, et l’on trouve donc fréquemment dans le texte ce que l’on pourrait appeler des « études de cas » (est-il besoin de mentionner le célèbre garçon de café ?). Celles-ci ont deux rôles principaux : 1’« anecdote philosophique » propose, d’une part, un ensemble de données que l’on s’appliquera à analyser d’un point de vue philosophique. Elle apporte un matériau à la réflexion. On peut la rattacher en cela aux « variations éidétiques » husserliennes : il s’agit, en multipliant les situations imaginaires, de contraindre le réel à se manifester à la conscience. L ’anecdote philosophique ré­pond, d’autre part, à un besoin de reformulation, de réécriture sous forme narrative de ce qui a été ou va être proposé sur le mode argumentatif. On retrouve ainsi à l’intérieur même de L ’Etre et le Néant ce qui organise toute la production sartrienne des années trente et quarante, à savoir un redoublement du discours argumentatif abstrait par un discours narratif qui prend la forme d’une réécriture de type romanesque de textes strictement philosophiques et vice-versa 8.

Cela posé, nous ne nous attarderons pas sur les oppositions de construction entre séquences argumentatives et séquences narratives chez Sartre. Nous ne reprendrons pas les invariants qui définissent, pour Jean-Michel Adam par exemple, une sé­quence argumentative ou une séquence narrative pour voir s’ils s’appliquent aux séquences sartriennes. L ’enjeu philosophique n’en est, d’une part, pas très grand et nous ferons confiance, d’autre part, à notre jugement intuitif, qui oppose assez facilement chez Sartre ce qui ressortit à l’argumentatif et ce qui ressortit au narratif, ce qui est anecdote exemplaire et ce qui est discours abstrait.

A ce premier type d’opposition discursive dans le texte de Sartre s’ajoute, en effet, un autre phénomène d’hétérogénéité qui ne recoupe ni théoriquement, ni pratiquement, le premier ; il s’agit, cette fois, d’une opposition d’ordre énonciatif : il arrive ainsi que le texte sartrien modifie subitement les données fondamentales de son système d’embrayage. Il ne suffit certes pas ici de reprendre la distinction chère à Benveniste du discours et de l ’histoire pour expliquer ces ruptures. Depuis les multiples commentaires suscités par cette opposition, la problématique semble usée jusqu’à la corde. Tout au plus serait-elle efficace si l’opposition entre séquences argumentatives et séquences narratives correspondait aux modifications du système d’embrayage du texte. Ce n’est malheureusement pas le cas, et c ’est précisément à cette relation entre les deux grands types d’opposition discursive dans L ’Etre et le Néant que nous nous intéresserons ici, afin de préciser les hens existant entre le statut linguistique et le statut philosophique de la première personne.

8. « J ’aurais rêvé de n ’exprimer mes idées que sous une forme belle — je veux dire dans l’œuvre d ’art, roman ou nouvelle. Mais je me suis aperçu que c’était impossible. Il y a des choses trop techniques, qui exigent un vocabulaire purement philosophique. Aussi je me vois obligé de doubler, pour ainsi dire, chaque ' roman d ’un essai », entretien avec Claudine Chonez (7 décembre 1938), cité dans Michel Contât et Michel Ryhalka (1970), page 65.

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3 . Les deux scènes énonciatives de L ’Être et le Néant

Les commentateurs de Sartre ont ainsi souvent noté, dans la plus célèbre des séquences narratives de L ’Etre et le Néant, celle du garçon de café (il s’agit en fait d’une saynète qui tient autant du descriptif que du récit proprement dit), un intéressant changement de personne :

Considérons ce garçon de café. Il a le geste v i f et appuyé, ( ...) il vient vers les consomma­teurs d ’un pas un peu trop vif, il s ’incline avec un peu trop d ’empressement ( ...) Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne fa u t pas l ’observer longtemps pour s ’en rendre compte : il joue à être garçon de café. ( ...) C ’est que (...) du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café ( ...) . Ce n ’est point qu ’il ne puisse fo rm er des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition ; il sait bien ce q u ’elle « signifie » : l ’obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit avant l ’ouverture des salles ( ...) . Mais tous ces concepts, tous ces jugem ents renvoient au transcendant. Il s ’agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un « su je tdedro it ». E t c ’est précisément ce sujet que j ’ai à être et que je ne suis point. ( ...) J ’ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l ’être que sur le mode neutralisé ( ...) . Ce que je tente de réaliser c ’est un être-en-soi du garçon de café ( ...) , comme s ’il n ’était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit, quitte à me fa ire renvoyer. (EN : 95-96) 9.

Le changement de personne s’expliquerait ici par de simples contraintes de genre, au sein même de l’ensemble des discours philosophiques : depuis Descartes, toute réflexion sur la conscience ne pourrait s’écrire qu’à la première personne. Le texte lui-même invite à cette lecture opposant une approche extérieure à une approche intérieure du même problème : « C ’est que ( . . .) du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café. » Le je permettrait ainsi la projection fictive du point de vue philosophique dans le fonctionnement de la conscience, phénomène qui s’apparenterait mutatis mutandis à une modification de ce que les narratologues nomment la focalisation du texte. L ’histoire même des écrits de Sartre semble confirmer cette analyse : tandis que le je philosophique est omni­présent dans les écrits sur la conscience des années trente et quarante, on ne le retrouve plus dans la Critique de la raison dialectique, rédigée quinze ans plus tard et qui ne ressortit précisément plus à la philosophie de la conscience 10.

A ce problème premier du changement de personne, on peut en ajouter un second— moins perceptible — celui du temps : bien sûr, nous avons toujours affaire, morphologiquement parlant, à du présent, mais à un présent qui change de valeur aspectuelle, comme en témoignent les traductions anglaises qui acceptent pour la première partie du récit des formes progressives mais â’en tiennent au présent simple pour la seconde. En deçà même de considérations aspectuelles, on notera tout d’abord que le présent du début du texte se donne clairement comme un présent déictique (il coïncide, au moins fictivement, avec le moment d’énonciation), ce qui n’est plus le cas à la fin du texte où la valeur du présent est, si l’on s’en tient à une lecture des marquages formels, tout simplement indécidable. Il semble donc bien que l’on assiste dans cet extrait à une modification générale du repérage énonciatif du

9. Les pages indiquées dans le cours du texte sont celles de L ’Être et le Néant (désormais EN), réédition Gallimard (« Tel »), 1986. On notera ici que le passage de la troisième personne a la première personne est précédé d ’un commentaire plus abstrait.

10. On remarquera cependant que, dans les esquisses des années quarante qui donneront les Cahiers pour une morale, le je philosophique reste très présent, bien qu’il ne s’agisse plus a proprement parler de philosophie de la conscience, sauf si l ’on étend le terme à l’étude de la conscience morale.

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discours et l’on voit clairement qu’il est impossible de proposer une interprétation philosophique du texte sans réflexion préalable sur cette modification. Mais il faut, pour cela, tenir compte d’un certain nombre de phénomènes textuels.

Le texte sartrien procède, en effet, à un constant va-et-vient entre deux scènes énonciatives. On trouve, d’une part, un discours de premier niveau dont le locuteur se désigne généralement par nous. Ce type de discours est susceptible de renvoyer à lui-même, à sa propre démarche énonciative. Le système des temps est construit par rapport au moment d’énonciation : nous avons montré que. . ., nous y reviendrons. .. Le présent y est très généralement un présent générique, mais reste susceptible de renvoyer au moment d’énonciation en tant que tel : « Nous pouvons à présent donner quelques précisions sur le phénomène d’être » (EN : 29). On trouve, d’autre part, un discours sans prise en charge énonciative réelle puisque le je sur lequel se fonde le système est ce que nous pourrons appeler — pour l’instant et faute de mieux— un je non-spécifié : il ne renvoie pas au locuteur effectif (qui se désigne le plus souvent — rappelons-le — par nous) mais à une figure de sujet dont nous essaierons de préciser la valeur. Si de telles séquences restent susceptibles d’accueillir des morphèmes de type déictique, ceux-ci ne trouvent pas leur repère dans la situation d’énonciation première du texte. La prise en charge apparente du discoure par ce je non-spécifié exclut ainsi tout repérage déictique par rapport à la scène du premier discours. Le système des temps n’est pas organisé par rapport au moment d’énon­ciation. Le présent ne peut plus renvoyer au moment d’énonciation effectif. Il construit un repère énonciatif non spécifié par rapport auquel tout s’organise. Dans l’extrait suivant :

Mais voici que Pierre paraît, il entre dans ma chambre. Cette apparition ne change rien à la structure fondam entale de mon rapport à lui : elle est contingence, mais comme son absence était contingence. Les objets l ’indiquent à moi : la porte q u ’il pousse indique une présence humaine quand elle s ’ouvre devant lui, de même le fau teu il où il s ’assied, etc. ; mais les objets ne cessaient de l ’indiquer pendant son absence. E t, certes, j ’existe pour lui, il me parle ; mais j ’existais pareillement hier, lorsqu’il m ’envoyait ce pneum atique qui est présentement sur ma table pour m ’aviser de sa venue. (EN : 391).

on voit, par exemple, que les déictiques temporels (hier, présentem ent...) ne situent pas le procès par rapport à la même scène énonciative que le à présent de l’exemple précédent. Mais le statut de ces déictiques dépend en fait exclusivement du statut que l ’on accordera à l’anecdote. On serait certes tenté de la considérer comme relevant de la pure fiction : il s’agirait d’un bref récit au présent qui instaurerait sa propre scène énonciative indépendamment de celle où se situe le locuteur. Anecdotique, la saynète n’en serait pas moins emblématique. ,

La solution n’est guère satisfaisante pourtant, parce qu’elle oblige à considérer que le je de ce texte est d’une nature différente de celui de la fin de la saynète du garçon de café : « Et c ’est précisément ce sujet que j ’ai à être et que je ne suis point. (.. . ) J ’ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l ’être que sur le m oA neutralisé. » Or, le mode de repérage énonciatif paraît être — intuitivement — le irAne et, surtout, l ’on ne voit pas quel statut le passage à la fiction aurait à la fin de l’anecdote du garçon de café. Comment, par ailleurs, considérer comme relevant de la fiction des énoncés très abstraits comme : « Je ne suis pas conscience position- nelle de moi-même » (EN : 306) ? Il faudrait dès lors multiplier les analyses possibles du je sartrien, solution envisageable mais d’autant plus coûteuse qu’elle s’oppose à la perception intuitive du lecteur. L ’on est donc contraint, poijc—Hins tant, de

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considérer simplement que nous avons affaire ici à un repère nQn-spécifié mais différent du repère de l’énonciation principale.

Il faut, en effet, avant de proposer une solution, revenir quelques instant sur la première de nos scènes énonciatives (la scène embrayée), qui est hélas plus complexe qu’il ne semble. Reprenons notre garçon de café : on doit noter que — d’un point de vue strictement énonciatif — l’opposition ne se situait pas entre séquence argumen­tative et séquence narrative proprement dites, mais à l’intérieur de la séquence narrative elle-même lors du changement complet de repère, lorsque l’on passe du repérage déictique du début (« Considérons ce garçon de café ») au repérage non-spécifié de la fin du texte. Il est intéressant d’observer la façon dont Sartre insère une séquence narrative dans le discours philosophique. On passe souvent d’une séquence à une autre sans modification de la scène énonciative. Le Considé­rons ce garçon de café est situé à l’aide du même repère qu’une phrase telle que nous y reviendrons plus tard. Le démonstratif de ce garçon de café a le même statut que les démonstratifs de cet encrier, cette feuille, cette table, qui reviennent sans cesse dans le texte théorique. On est bien sûr tenté de ramener de tels phénomènes à une manœuvre bien connue des stylisticiens, l'illusion déictique : le lecteur ne voit ni la table, ni le garçon de café, ni l’encrier... mais on fait comme s’il les voyait, ce qui instaure une sorte de complicité entre le narrateur et son lecteur... Le procédé est constant chez Sartre et l’on se souvient du « Voici p ar exemple une femme qui s ’est rendue à son premier rendez-vous » (EN : 91) qui introduit la scène de la coquette : le personnage « fictif » fait l’objet d’une monstration, comme si son statut référen­tiel était comparable à celui de « cette recherche » (EN : 38), construit par repérage déictique. Ce qui devrait''être construit comme ne relevant pas du même repérage énonciatif que les séquences embrayées, sous la forme : Un jour, une fem me se rend à son prem ier rendez-vous ou Imaginez un garçon de café est situé sur le même plan que le discours théorique non narratif : la scène du garçon· de café ou de la coquette sont présentées comme absolument contemporaines de l’énonciation philosophique. Mais il est encore trop tôt pour décider si l’on a ici affaire à un simple stratagème littéraire ou bien à un phénomène susceptible d’une évaluation philosophique.

La deuxième partie de la saynète du garçon de café est, en revanche, construite à l’aide d’un repère non-spécifié. On ne peut plus y trouver d’éléments à valeur déictique renvoyant, même fictivement comme précédemment, à la scène énonciative première (embrayée) : s’il y a bien des embrayeurs personnels, ceux-ci s’organisent par rapport à un repère qui n’est pas la scène énonciative première. Ce second repère est posé abstraitement, non situé dans le temps par rapport au moment d’écriture, puisque le présent n’a pas en soi de valeur temporelle n . On a affaire en quelque sorte à une projection sur un espace non embrayé d’une scène qui a d’abord été proposée dans un cadre embrayé. On assiste donc dans cet extrait à une réécriture des données premières dans un repère énonciatif différent.

Pour conclure sur ce premier point, on note donc que l’ensemble des morphèmes déictiques du texte de Sartre se distribuent selon deux repères différents : premiè­rement, la situation d’énonciation effective, c ’est-à-dire le moment et les conditions d’écriture — cela concerne les morphèmes dont la référence est indéniablement déictique, comme dans « Nous pouvons à présent déterminer... », et les morphèmes déictiques qui ramènent fictivement la scène décrite à la situation d’énonciation

11. Voir sur ce point — aujourd’hui dans le domaine public — , le bilan des travaux que propose Jean Cervoni (1992), pages 39 a 48 ; on peut aussi se reporter à l ’article fondamental de Guy Serbat (1980).

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première comme dans « Voici une fem m e qui s ’est rendue à son prem ier rendez­vous » ; deuxièmement, un repère non-spécifié, mais non assimilable à cette situa­tion d’énonciation première, comme dans « J ’existais pareillement hier, lorsqu’il m ’envoyait ce pneumatique qui est présentement sur ma table pour m ’aviser de sa venue », où le je ne correspond pas au locuteur effectif et où hier ne désigne pas le jour précédant la production effective de l’énoncé. On trouve donc, dans L ’Etre et le Néant, trois types de fonctionnement des déictiques, mais seulement deux régimes énonciatifs clairement opposables.

4 . Fonctionnem ent linguistique de la prem ière personne dans le texte de Sartre

Nous ne parviendrons à débloquer l’analyse de ce second régime énonciatif qu’en étudiant précisément la valeur du je qui lui sert de fondement. Mais l’analyse est compliquée par l’instabilité foncière des pronoms de première personne dans l’ensemble du texte, puisqu’à l’instabilité attendue de nous (dont on ne sait pas toujours s’il est nous de majesté, inclusif ou général), qui peut en langue correspon­dre à plusieurs configurations, s’ajoute le fait que le locuteur (qu’il soit λ ou L , pour reprendre la terminologie de Ducrot 12) peut être occasionnellement désigné par je : « J ’ai montré ailleurs » (61) mais « Nous avons montré ailleurs » (499), « Nous simplifions » (572) mais « Je simplifie » (574). Cette possibilité d’un je en concur­rence avec nous pour désigner le locuteur de L ’Etre et le Néant empêche de lever dans certains cas l’ambiguïté que présente le texte entre un je embrayeur stricto sensu et un je non-spécifié relevant du second type de repérage énonciatif : « Com­ment pouvons-nous blâmer putrui de n ’être pas sincère ou nous réjouir de notre sincérité, puisque cette sincérité nous apparaît dans le même temps comme impos­sible ? (■■■) Il s ’agit en effet, pour moi, lorsque je m ’examine de déterminer exacte­ment ce que je suis, pour me résoudre à l’être sans détours — quitte à me mettre, p ar la suite, en quête des moyens qui pourront me changer » (EN : 99). Tout dépend en fait de l’interprétation du syntagme pour moi : s’il signifie pour ma part et oppose l’attitude du locuteur à celle du groupe, l’ensemble de la-phrase est embrayé sur le premier de nos repères ; s’il signifie dans mon rapport à moi-même, il est plus logique de considérer que nous sommes dans le second repère (puisque le locuteur se désigne fort rarement par je). Je , dès lors, n’est plus un embrayeur, mais un pronom doté d’une valeur extrêmement générale dont il nous faut encore affiner l’analyse 13.

4 .1 . La fonction identifiante du je

Sii3’on reconsidère maintenant notre point de départ, le je qui apparaît dans l’épiscreV du garçon de café, on peut s’interroger, à la suite d’ailleurs de bien des

12. Dans la première paire d’exemples, je désigne le locuteur considéré indépendamment de rénon ­ciation, en tant qu’être du monde pouvant faire l ’objet d’un discours ; dans la seconde, le locuteur est simplement considéré comme producteur du discours (voir Oswald Ducrot, 1984).

13. Notons, au passage, que la distribution des pronoms sera très différente dans la Critique de la raison dialectique où le je désigne exclusivement le locuteur-philosophe, qui n ’est plue jam ais désigné par le J10U5 de m ajesté, nous étant désormais réservé au pôle philosophe + lecteur.

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commentateurs, sur l’indéniable effet d’identification qu’il suscite. Bien sûr, les objections sont nombreuses : pourquoi une telle stratégie discursive serait-elle employée pour l’anecdote du garçon de café et non pour celle de la coquette qui la précède (EN : 91-92) ou celle de l’homosexuel malheureux qui la suit (EN : 100) ? Pourquoi surtout employer un pronom à valeur identifiante quand le caractère abstrait du propos nie toute possibilité même d’identification : « Je suis le pour-soi manquant sur le mode d ’avoir à être le pour-soi que je ne suis pas » (EN : 135) ?

Un tel effet de lecture est pourtant révélateur. Cet emploi de je dans un repère non-spécifié suspend en effet la référence. Le propos n’est pris en charge ni par le garçon de café (ce n’est pas du discours rapporté), ni par le philosophe (qui n ’est pas garçon de café). Cette suspension de la référence de l’embrayeur ouvre la porte à de nombreux effets de discours : modification de la focalisation (après tout il s’agit toujours du même garçon de café), identification du philosophe et de son person­nage, identification du lecteur et du personnage (est je celui qui assume ce je).

On peut ainsi dire que, puisqu’il ne renvoie ni au locuteur du discours ni à une personne désignée comme différente de ce locuteur, le je non-spécifié est totalement désembrayé. La troisième personne suppose en effet in fine une séparation entre le locuteur et l’objet de la parole : cette affirmation d’une altérité, c ’est ce qui reste d’embrayage dans la troisième personne. L ’objet du discours est au moins différent du locuteur. Avec le je non-spécifié, ce reste d’embrayage disparaît : le sujet auquel correspond le je non-spécifié est et n’est pas le locuteur, est et n ’est pas un sujet différent du locuteur. C’est une sorte d ’embrayeur virtuel : le discours commandé par le je non-spécifié est le discours que tout locuteur virtuel peut assumer et reprendre à son compte. Tout comme le présent se situe en dehors de l’opposition passé / futu r qui fonde le système de repérage temporel en français, de la même façon je est apte à sortir de l’opposition personne / non-personne qui fonde les oppositions énonciatives des langues naturelles. Si le je de l’épisode du garçon de café a une indéniable fonction identifiante, ce n’est sans doute que par un effet de discours, secondaire mais logique voire inévitable. Le couple présent / je non- spécifié est donc apte à construire un repère au-delà même de l’opposition de l’embrayé et du non-embrayé : le je n’est ni réductible ni étranger à l’instance d’énonciation, les formes de présent ne sont ni réductibles au moment d’énonciation ni inconciliables avec lui 14. Et c’est bien pour cela que nous ne parvenons pas à définir le statut référentiel de la fin de la saynète du garçon de café. Cette forme idéale de discours totalement désembrayé (c’est-à-dire au-delà de l’opposition embrayé / non-embrayé) que Benveniste cherchait à définir, c ’est dans le discours philosophique qu’il fallait la chercher 15.

14. On aurait donc ici un de ces cas très particuliers de construction d'un espace énonciatif « fictif » (c ’est-à-dire non construit par rapport à la situation d’énonciation effective) auxquels fait allusion Antoine Culioli : « Il existe des emplois (si Von peut se servir d'un terme aussi impropre) d ’ordre fantasmatique, où le repère fictif va fonctionner comme un repère absolu, séparé du repère-origine dédoublé à la fois identifiable et non identifiable à SitB » (1980 : 186).

15. On ne trouve rien d’approchant non plus dans les classifications des régimes énonciatifs que proposent, par exemple, Jenny Simonin-Grumbach (1975) ou Jean-Michel Adam (1992 : 23), qui ne prennent pas non plus en compte le cas, plus classique, du je générique du texte théorique. La spécificité de la pratique philosophique du discours oblige donc le linguiste à élargir, voire reconsidérer, ses catégories.

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4 .2 . La fonction généralisante du je

Pour comprendre ce fonctionnement particulier du discours désembrayé, il faut considérer non le statut référentiel de la première personne mais la valeur prototy­pique de la référenciation qu’elle permet. En témoigne, d’ailleurs, un autre phéno­mène discursif intéressant : le texte sartrien passe fréquemment d’une scène énon- ciative à une autre, et cela même hors du cadre des séquences narratives. Observons les extraits suivants :

Mais sur ce p lan, cet objet n ’existe pour nous qu ’à titre d ’indication abstraite : il est ce que tout m ’indique et ce que je ne puis saisir p a r principe, puisque c ’est ce que je suis. (EN : 365).

Comment pouvons-nous amorcer même dans le discours, dans la confession, dans l ’exa- ' men de conscience, un effort de sincérité, puisque cet effort sera voué p a r essence à l ’échec

et que, dans le temps même où nous l ’annonçons, nous avons une com préhensionpréjudi- cative de sa vanité ? Il s ’agit en effet, pour moi, lorsque je m ’examine de déterminer exactement ce que je suis, pour me résoudre à l 'être sans détours — quitte à me mettre, p a r la suite, en quête des moyens qui pourront me changer. (EN : 99).

Nous voyons bien ici que la substitution du pronom n’est pas justifiée par un changement de réfèrent : Il s ’agit en effet, pour nous, lorsque nous nous examinons est parfaitement acceptable sans que le sens du texte en semble modifié. L ’inverse est aussi vrai : Comment puis-je amorcer ( . . .) un effort de sincérité ? est parfaitement acceptable. Il faut néanmoins observer que, chez Sartre, la substitution ne se rencontre que dans un sens : de nous vers je et rarement, voire jamais, de je vers nous.

Comment justifier ces substitutions ? La différence n’est pas au niveau du réfèrent mais de la façon d’appréhender, c ’est-à-dire de construire le réfèrent. De toute évidence, quitter nous pour je dépersonnalise le propos : il ne s’agit plus de s’interroger sur une expérience commune au lecteur et à l’auteur. S’agit-il dès lors de généraliser ? Peut-être, mais alors d’une façon tout à fait spécifique liée au caractère désembrayé de la scène énonciative. En effet, un énoncé tel que II s ’agit en effet, pour nous, lorsque nous nous examinons, de déterminer exactement ce que nous sommes tire le bilan d’une somme d’expériences attestées ou attestables : le dénoté est ici envisagé en extension, c ’est-à-dire comme une somme de données (nous = moi + vous + tous les autres), tandis que l’énoncé « Il s ’agit en effet, pour moi, lorsque je m ’examine de déterminer exactement ce que je suis » procède par construction d’un prototype. L ’objet, qui est le même (rappelons-le), n’est plus considéré en extension mais en intension, non pas comme la somme des éléments présents dans l’ensemble, mais comme le principe commun à tous les éléments et qui implique leur présence dans l’ensemble 16. Il y a donc entre ces deux énoncés la même différence qu’il y a

— ---------Atlani (1984) a proposé pour on une analyse proche de celle que nous proposons pour cet emploi de je , comme permettant ce dépassement de l'opposition embrayé / non-embrayé défini plus haut (« On n ’a aucune valeur référentielle » et se tient en quelque sorte sur une « frontière entre personne et non-personne », pages 23 et 26). Dans un énoncé journalistique du type « On comprend que cette appréciation confirme les constatations de plusieurs spécialistes », l'emploi de on s'oppose à celui de nous selon l ’opposition entre construction en intension et construction en extension du référant (avec dans le premier cas seulement actualisation effective du locuteur) : « Le journaliste comme les lecteurs font partie des locuteurs supposés pouvoir prendre en charge Véhoncé. L ’énonciateur, repère d’origine de toute énonciation, parcourt la classe des locuteurs en s ’incluant et en incluant les lecteurs : c’est ce qui explique que le nous serait acceptable. Cependant, à la différence du nous, le on permet de ne pas rendre explicite la présence du journaliste (l’énonciateur) aussi bien que celle des lecteurs : c’est une assertion dont le(s)

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entre deux définitions d’un même ensemble : l’une étant « l ’ensemble form é p ar 2, 3 et 4 », et l’autre « l ’ensemble form é par tous les entiers compris entre 1 et 5 ». Le parcours des occurrences que suppose la construction de la référence passe dans le cas de nous, c ’est-à-dire d’une approche en extension, par une actualisation du locuteur comme compris effectivement dans le nous (nous = moi + vous + les autres). Le parcours est différent avec je (entité virtuelle), il se réduit à la considération d’un prototype, sans actualisation d’occurrences effectives et donc sans actualisation du locuteur I7. '

Ce que nous venons de décrire n’est, en fait, rien d’autre que ce que l’on nomme communément le je générique. E t l’on pourrait fort bien concevoir que la plus grande partie des je du texte de Sartre soient effectivement génériques : « Je suis le pour-soi manquant sur le mode d ’avoir à être le pour-soi que je ne suis pas » (EN : 135). Mais, en dehors d’énoncés très abstraits (dont il est d’ailleurs difficile de déterminer la position énonciative), il est risqué de considérer comme je génériques l’ensemble des je relevant de notre seconde scène énonciative (désembrayée). Com­ment, en effet, pourrions-nous avoir un je générique dans un énoncé qui tente de rendre compte de données présentées comme singulières, quoique typiques : « J ’ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l ’être que sur le mode neutralisé » (EN : 95), « J ’ai rendez-vous avec Pierre à quatre heures. J ’arrive en retard d ’un quart d ’heure » (EN : 43), « J ’existe pour [P ierre], il me parle » (EN : 391) ?

Pas plus que la fonction identifiante, la fonction généralisante du je ne paraît donc pouvoir rendre pleinement compte de la valeur du je non-spécifié de Sartre. Il n’en demeure pas moins que le texte joue sur cette généricité possible du je (le lecteur a bien le sentiment d’une généralisation du propos dans un énoncé tel que J ’ai beau accomplir les fonctions du garçon de café, dont le je semble paraphrasable par on), comme il jouait sur son effet d’identification.

Nous sommes donc rapidement amené à considérer que les explications les plus tentantes qui s’offrent à la réflexion dans l’analyse du je non-spécifié de L ’Etre et le Néant ne sont en fait que des effets construits à titre secondaire par la lecture. L ’analyse linguistique de l’énonciation ne semble donc ici capable que de rendre compte de l’existence d’effets secondaires de lecture (le premier étant dû à la nature originaire d ’embrayeur du je , le second à sa possible valeur prototypique qui l’oppose à nous) ; mais cette impuissance, elle peut la dépasser si elle cesse de fonctionner « en aveugle », si elle accepte de rapporter les modalités langagières au

énonciateur(s) ne sont pas identifiables, et tout particulierm ent, bien sûr, le journaliste » (page 19). Pourtant, le je non-spécifié sartrien n’est que rarement paraphrasable par on, et cela pour des raisons propres au discours philosophique que nous essaierons de mettre a jour.

17. D’un point de vue plus strictement linguistique, il y a donc entre les deux phrases : Il s*agit en effet, pour moi, lorsque je m'examine de déterminer exactement ce que je suis et II s ’agit en effet, pour nous, lorsque nous nous examinons de déterminer exactement ce que nous sommes la même différence qu’il peut y avoir entre Tout chien mange de la viande et Tous les chiens mangent de la viande. Nous empruntons l’exemple à Antoine Culioli (1986 : 71-72) et l’on peut suivre aussi son analyse. Dire Tous les chiens m angent de la viande c’est faire un constat ; la systématisation se fait par totalisation des expériences. En revanche, dans Tout chien mange de la viande, la systématisation se fait par réduction à un (proto)type. Aussi — et cela intéressera le philosophe — la deuxième expression prend obligatoirement une connotation normative : il est dans la nature du chien de manger de la viande. De la même façon, dire Les hommes sont mortels, c’est faire un constat fondé sur l’expérience, tandis que dire L'homme est mortel, c’est sortir du cadre du constat pour dégager une loi. Π y a une parenté évidente entre l’ensemble des procédures de généralisation en français, puisque l’on peut opposer dans chaque cas une construction en extension et une construction en intension de la classe d’occurrences.

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contenu spéculatif du discours. Alors seulement l’ensemble des effets de lecture sur lesquels joue le texte pourra véritablement trouver sa place dans une explication globale du système énonciatif mis en place par le philosophe.

5 . Théorie sartrienne du sujet et embrayage énonciatif dans L ’Être et le Néant

Nous avons vu que l ’ensemble des problèmes posés par le je non-spécifié de Sartre venait du fait que l’assignation du réfèrent est laissée « ouverte ». Parce qu’il suspend la référence, cet embrayeur virtuel permet des effets de discours (identifi­cation et généralisation) qui ne sont pas à négliger dans l’analyse. Nous avons cependant, jusqu’à présent, considéré le texte de Sartre comme un texte philosophi­que quelconque et non comme un texte de philosophie de la conscience qui tente de fonder une théorie du sujet.

Or, bien des phénomènes propres à l’écriture de Sartre dans L'Être et le Néant méritent d’être observés sous un tel angle. On peut tout d’àbord revenir sur l’usage incessant que Sartre fait des démonstratifs déictiques, et cela quelle que soit la scène énonciative considérée : « cet encrier sur la table » (EN : 363), « ce laboratoire » (EN : 359), « J ’ai cette colère... » (EN : 121), « Cette joie, p a r exemple, ... et, auparavant, il y a eu cette humiliation que j ’ai éprouvée hier » (EN : 197) ; un démonstratif, a priori cataphorique, se substitue presque systématiquement à l’ar­ticle : « cet homme que je suis » (EN : 38). Dans la plupart de ces énoncés, le démonstratif est étrange d’un point de vue logique (que l’on reprenne ces exemples

^ n contexte) et mal venu d’un point de vue stylistique. Mais s’il s’impose dans le texte de Sartre, c ’est que — pour des raisons philosophiques — aucun autre marqueur ne peut prendre sa place. Là encore, la différence n’est pas une différence de réfèrent

^ (le problème n’est pas de savoir si ce garçon de café est sous nos yeux ou non), mais de construction du réfèrent : en effet, le réel dans la phénoménologie sartrienne ne se donne pas à nous comme du réel mais comme ce réel. Tandis que l’article (défini ou indéfini) présente l’objet en dehors du cadre phénoménologique d’une visée, le démonstratif le rend à son statut de phénomène apparaissant à une conscience : « cet homme que je suis » signale bien le statut phénoménologique de l’objet visé, « l ’homme queje suis » le nie. Le déictique marque que l’objet considéré n’est étudié que comme perceptum qui se manifeste à la conscience (voir toute la réflexion sartrienne sur « le ceci », EN : 120 et suivantes). Ce que Sartre utilise ici c ’est précisément un effet de discours propre au démonstratif : un effet de présence.

Bien des éléments de l’écriture sartrienne dans L ’Etre et le Néant pourraient faire l’̂ ja^et d’une telle lecture : si Sartre préfère écrire Pierre plutôt qu’autrui, parce quí^eutre se manifeste à moi comme un être personnel et non comme une notion^c est que le discours phénoménologique doit, pour parler du réel comme manifestation, réinventer ses conditions d’écriture. Or, la langue commune est entièrement conditionnée par l’illusion substantiellste : pour exprimer son projet sans être condamné à se trahir, le phénoménologue doit sans cesse se démarquer. On voit ainsi Sartre se battre avec les catégories préconstruites que la langue impose au discours (comment, par exemple, définir validement lepour-soi dans une langue qui fonctionne sur l’opposition du sujet et du complément ? EN : 114-115). On le voit surtout jeter le soupçon sur le langage par un incessant emploi de signes diacritiques

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marquant la non-coïncidence entre la dénotation habituelle du mot et ce qu’il désigne dans le discours phénoménologique.

Or, le je non-spécifié fait constamment l’objet d’un tel traitement : substantivé, il est doté d’une majuscule (EN : 142) et devant le verbe être, il est généralement en italique (EN : 38, 224... : à moins que ce ne soit le verbe qui soit ainsi mis en valeur : EN : 330, 331...). De tels marquages sont révélateurs de la principale difficulté que la langue commune impose à Sartre dans L'Être et le Néant et qui peut se résumer ainsi : comment parler de la conscience ? On connaît la théorie du premier Sartre (celle qu’il développe dès La Transcendance de l'Ego) : le Moi ne s’identifie pas à la conscience, il n’en est pas « l’habitant » mais un objet parmi d’autres. Il reste donc aisé d’en parler : un substantif (le Moi, l'Ego) signalera qu’il est bien perçu par la conscience comme un en-soi différent d’elle-même, une majuscule permettant de ne pas succomber à l’illusion réaliste. De la conscience, en revanche, il n’est pas simple de discourir. Et c ’est ici que l’on voit apparaître la valeur du je non-spécifié sartrien : je marque le point de vue de la conscience en tant qu’elle se saisit comme conscience (de) soi. On sait la difficulté que rencontre Sartre quand il veut parler de la conscience (de) soi sans tomber dans ce double piège que nous tend le langage : celui de constituer en objet (par le simple fait de nommer) ce qui est pure négativité, pure intentionnalité, et celui de ramener à une opposition sujet / objet (par le jeu des contraintes organisationnelles de la phrase) ce qui est totalement hors de cette opposition (comme tente de l’exprimer l ’étrange formule conscience (de) soi).

Ainsi, l’emploi du je non-spécifié apparaît chez Sartre comme un moyen accep­table pour éviter ces deux pièges. Parce qu’il a une fonction identifiante, le je manifeste bien le rapport de la conscience à elle-même comme saisie intuitive (le statut originaire du je comme embrayeur lui permet donc de jouer un rôle parfaite­ment comparable à celui des déictiques étudiés plus haut : il marque la présence intuitive de la conscience à elle-même) ; parce qu’il permet la construction d’un prototype sans actualisation d’occurrence effective, le je permet de décrire la saisie intuitive de soi, sans tomber immédiatement dans l’illusion substantiellste. Le je non-spécifié de L ’Etre et le Néant instaure une scène énonciative qui échappe à l’opposition de l’embrayé et du non-embrayé et permet ainsi de décrire les condi­tions de saisie par la conscience de sa propre situation, sans succomber pour autant aux illusions substantiellstes de la langue. Le je non-spécifié construit ainsi une sorte de point de vue idéal depuis lequel il sera possible de décrire la saisie réflexive de la conscience par elle-même, en affranchissant le propos des contraintes formelles d’une langue qui ne possède pas d’instrument discursif permettant de parler de la concience (de) soi, de la conscience en tant qu’elle se saisit comme présence / absence, etc. Et c ’est bien le cas dans l’anecdote du garçon de café : « Et c ’est précisément ce sujet que j ’ai à être et que je ne suis point. ( . . .) J ’ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l ’être que sur le mode neutralisé (...)■ Ce que je tente de réaliser c ’est un être-en-soi du garçon de café ( . . .) , comme s ’il n ’était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit, quitte à me faire renvoyer... » Nous avons dit que les données de l’anecdote étaient réécrites dans un espace énonciatif différent : il s’agit pour Sartre de trouver une solution discursive acceptable pour décrire, sans trop trahir, la saisie (réflexive, idéale) par une conscience de son propre fonctionnement.

On peut dès lors résoudre sans trop de difficulté deux problèmes auxquels nou· nous étions heurté : la présence du je non-spécifié dans des énoncée très abstraits où ce je correspond à un point de vue réflexif idéal, et son absence dans des scène*

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comme celles de la coquette ou de l’homosexuel qui illustrent précisément la réflexion de Sartre sur le refus par la conscience d’adopter sur elle-même le point de vue idéal que marque le je non-spécifié.

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6 . Pour une analyse du discours phénoménologique

Si une scène énonciative seconde (non-spécifiée) vient en quelque sorte « dou­bler », dans le texte de Sartre, la scène énonciative première (embrayée), c ’est bien que le projet philosophique même de L'Être et le Néant l’exige : pour exprimer le point de vue (idéal, réflexif) de la conscience, Sartre met en place un repère énonciatif original qui dépasse l’opposition embrayé / non embrayé. Il semble donc bien possible de construire — grâce aux propriétés linguistiques du couplage présent / je non-spécifié — un espace énonciatif qui suspend la référence et main­tient l’embrayage dans le virtuel. Mais, si nous avons été ainsi conduit à réintégrer la perspective philosophique du texte de Sartre dans l’analyse des données discursives brutes, c ’est tout simplement parce qu’il fallait lever la contradiction de deux indéniables « effets de lecture » du je de la scène énonciative non-spécifiée : l ’iden­tification et la généralisation. Sans doute de telles pratiques langagières ont-elles une histoire et il faudra un jour retracer la généalogie (Descartes, Husserl) de l’emploi sartrien du je non-spécifié.

Mais ce jeu sur le repérage énonciatif dans L ’Etre et le Néant n’est — nous l’avons vu — qu’un aspect parmi d’autres de l’écriture « phénoménologique » du premier Sartre. Le phénoménologue travaille, en effet, en milieu hostile : il doit sans cesse lutter contre les a priori représentationnels que transporte toute langue. S’il veut parler du réel comme manifestation, de la conscience comme présence à soi vécue sur le mode de l ’absence, il doit réinventer ses instruments d’écriture, repré­ciser les conditions mêmes de validité de son discours. Se heurtant à l’impossibilité de dire ce qui fait l ’objet de son investigation, le phénoménologue compose donc avec les effets seconds qu’entraîne toute pratique discursive. Ainsi, parce que le phéno­ménologue joue sur le déplacement et le dépassement des contraintes langagières, le linguiste doit-il sans cesse s’interroger sur la pertinence d’outils d’analyse mis au point pour des pratiques discursives fondamentalement différentes. Que vaudrait, en effet, une analyse du discours qui ne tiendrait pas compte de la spécificité première d’un tel texte, de ses ambitions, de ses moyens ?

De telles précautions méthodologiques semblent particulièrement évidentes pour le texte phénoménologique ; elles n’en doivent pas moins s’appliquer avec la même riguep^jour tout texte philosophique : sans doute ne s’agit-il pas pour le linguiste de s’effacer àjin moment quelconque derrière le philosophe, mais il doit sans cesse ad ap tares procédures d’analyse à la spécificité doctrinale du corpus philosophique étudié. Et cette prise en compte des conditions propres de toute pratique langagière, n’est-ce pas précisément ce qui définit et délimite, au sein des sciences du langage, la place et la portée de l’analyse du discours comme discipline 18 ?

18. Une ¡tremiere version (le cette étude a été présentée au colloque « L ’écriture des philosophes » (Collège International de Philosophie, janvier 1995) ; Frédéric Cossutta et Dominique Maingueneau nous ont aidé à préciser l ’analyse ; qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés.

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Langue, discours, société, Le Seuil.

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4

Konrad E h liCH Université de Munich

M A N IÈ R E D E P E N S E R , M A N IÈ R E D ’É C R IR E :

la p ro cé d u re p h o riq u e dans le te x te h é g é lien *

1 . « Un auteur difficile »

En traitant Hegel de « chien crevé » *, les représentants de la « philosophie bourgeoise » le considéraient comme un auteur confus et embrouillé. Ce fait, à lui seul, justifierait qu’on se dispense de l’étudier plus en détail. En outre ce chien serait atteint de la gale que Descartes avait déjà si clairement diagnostiquée, et dont il proposait l’éradication à la philosophie future.

Cela tranche avec la manière dont la bourgeoisie traite son philosophe le plus grand et en même temps le plus désuet. Pendant longtemps on avait pu reconnaître sa grandeur sans conséquences sérieuses, puisque la véritable force motrice de sa philosophie, la négation, en était éliminée. De cette façon la philosophie de Hegel avait pu devenir un costume de parade bon marché pour l’ordre prussien.

Sa désuétude résultait pourtant exactement de cette histoire même de la pensée bourgeoise dont Hegel était le théoricien, et de l’invalidation que constitue pour elle l ’arrêt du mouvement de l’histoire dans l’Ètat Bourgeois. On pardonnait difficile­ment que sa théorie se révélât fausse visiblement plus vite qu’il n’était utile pour l’installation de la société bourgeoise en Allemagne. Cela détermine les différentes manières de l’aborder ; la façon actuelle a l’avantage de mobiliser une manière de penser en philosophie, déjà décrite par Hegel pour la raison commune. La pensée hégélienne refuse l’insistance sur la méthode qui définit et celle qui axiomatise, alors que ce sont elles précisément qui ont particulièrement la faveur de la philosophie actuelle2.

Mais il n’en demeure pas moins que les reproches concernant l’obscurité préten­due de Hegel viennent de difficultés réelles de sa méthode philosophique, qui repose sur « l’effort du concept » (« Anstrengung des Begriffs » 3). Elle vit de cet effort, de ce travail, et exige du lecteur qu’il le prenne à son compte, mettant ainsi à jour les vraies difficultés de l’activité philosophique. (Que cela soit utilisé pour disqualifier la philosophie qui analyse de tels faits mériterait, pour être compris, une étude

* Traduction du Dr. Rasolason et du Dr. Wernster. Révisée par F. Cossutta.1. K arl Marx (1873), postface du deuxième tirage du Capital, p. 29. Oeuvres complètes. Le capital,

t. 1, P aris, Éditions sociales. 1967.2. L 'auteur s’étant référé pour sa traduction, voir § 2 , aux trois grandes versions françaises de la

Phénoménologie de l’esprit, nous donnerons la référence de chacune : soit « H » pour celle de Jean Hyppolite, Aubier-montaigne, « L » pour celle de J.-P . Lefebvre, Aubier, 1991 et « J .-L . » pour celle de G . Ja rcz y k etP . J . Labarrière, NRF. Gallimard, 1993. En l ’occurrence ici, préface, H p. 59 , L p. 7 2 ,J -L p. 125 (note du traducteur).

3. H : « prendre sur soi l ’effort tendu de la conception » p. 50, L : « assumer l ’effort, la patience du concept » p. 66 , J - L : « prendre sur soi l ’astreinte du concept » p. 116.

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approfondie, par une sociologie du savoir intellectuelle qui prévaut aujourd’hui, de la conjoncture. L ’éclectisme ambiant rend un tel verdict facile.

De même, la recherche des raisons de la difficulté de réception des textes de Hegel demanderait des efforts sérieux. Une telle recherche pourrait s’appuyer sur les résultats de la lecture et des analyses de Hegel opérées dans les critiques de Marx et Lénine, ou dans les interprétations de Bloch et Adorno. Ce dernier traite explicite­ment des problèmes de lecture posés par les textes de Hegel, d’une façon qui nous aide finalement à les aborder. Le titre de l’article d’Adorno, publié en 1963 4, comprend deux parties : la première mentionne le problème de la lecture : « Sko- teinos » en grec signifiant l’obscurité, et la seconde annonce une solution : « com­ment lire ? ». Son article contient plusieurs analyses essentielles sur ce thème, et me semble être un des plus concrets sur la question.

Dans cet article, j ’évoquerai sous un autre aspect la difficulté de lire ce philoso­phe , en proposant une analyse linguistique détaillée — voire microscopique — d’une structure langagière caractéristique de la manière hégélienne d’écrire et de penser. Les lecteurs la rencontrent continuellement, surtout pendant les phases initiales, sans se rendre compte qu’elle pourrait être un des obstacles fondamentaux à la compréhension. J ’espère pouvoir montrer que certaines caractéristiques, dont il est convenu de dire qu’elles sont « stylistiques », sont en fait intimement liées à la pensée qu’elles ne semblent qu’« exprimer ». Elles sont, au même titre que les structures analysées par Adorno, articulées de façon complexe sur le contenu de la philosophie hégélienne.

Je donnerai un exemple de la structure à analyser, exemple choisi arbitrairement dans la Phénoménologie de l'esprit5 .

Il est vrai que le simple fait de proposer cet exemple nous met devant une difficulté particulière qui illustre les problèmes que pose le passage d’une langue à une autre. Comment rendre accessibles les structures précises de l’original dans les structures d’une autre langue alors qu’il n’est pas certain qu’il y ait un parallélisme entre elles ?

De ce fait je présenterai d’abord le texte intégral en allemand ; puis je donnerai une traduction personnelle, au plus près possible de l’original et qui tient compte des trois grandes traductions existant en français. La référence à des parties précises du texte sera effectuée au moyen d’une « numérotation » alphabétique.

2 . L ’exem ple

« (a) Aber in der Tat ist das Selbstbewußtsein die Reflexion aus dem Sein der sinnlichen und wahrgenommenen Welt (b) und wesentlich die Rückkehr aus dem Anderssein, (c) Es ist als Selbstbewußtsein Bewegung ; (d) aber indem es nur sich selbst als sich selbst von sich unterscheidet, (e) so ist ihm der Unterschied unmittel­bar als ein Anderssein aufgehoben ; (f) der Unterschied ist nicht, (g) und es nur die bewegungslose Tautologie des : (h) Ich bin Ich ; (i) indem ihm der Unterschied nicht auch die Gestalt des Seins hat, (j) ist es nicht Selbstbewußtsein, (k) Es ist hiemit für es das Anderssein als ein Sein oder als unterschiedenes Moment ; (1) aber es ist für es

4. Adorno, Theodor W. 1963 : « Skoteinos oder Wie zu lesen sei. » in : Th. W. Adorno, Drei Studiên zu Hegel, Frankfurt, 105-165 ; 169-173.

5. H , p. 146-147, L , p. 1 4 4 ,J -L ,p . 209-210.

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auch die Einheit seiner selbst mit diesem Unterschiede als zweites unterschiedenes Moment, (m) Mit jenem ersten Momente ist das Selbstbewußtsein als Bewußtsein, (n) und für es die ganze Ausbreitung der sinnlichen Welt erhalten, (o) aber zugleich nur als auf das zweite Moment, (p) die Einheit des Selbstbewußtseins mit sich selbst, bezogen ; (q) und sie ist hiemit für es ein Bestehen, (r) welches aber nur Erschei­nung, oder Unterschied ist, (s) der an sich kein Sein hat. (t) Dieser Gegensatz seiner Erscheinung und seiner Wahrheit hat aber nur die Wahrheit, (u) nämlich die Einheit des Selbstbewußtseins mit sich selbst, zu seinem Wesen ;.. . » (1952 ,p . 134).

« (a) Mais en fait l’autoconscience est la réflexion à partir de l’être du monde sensible et perçu (b) et essentiellement le retour à partir de l’être-autre. (c) Elle est en tant qu’autoconscience mouvement ; (d) maie en tant qu’elle distingue seulement soi-même comme soi-même de soi, (e) alors la différence lui est immédiatement sursumée comme être-autre ; (f) la différence n’est pas, (g) et elle (l’autoconscience) (est) seulement la tautologie immobile du : (h) Je suis Je ; (i) en tant que pour elle la différence n’a pas non plus la figure de l’être, (j) elle n’est pas autoconscience, (k) Donc elle est pour elle l’être-autre comme un être ou comme moment différencié ;(1) mais elle est pour elle aussi l’unité de soi-même avec cette différence comme second moment différencié, (m) Avec ce premier moment, l’autoconscience est comme conscience, (n) et pour elle, toute l’extension du monde sensible maintenue,(o) mais en même temps seulement comme rapportée au second moment, (p) l’unité de l’autoconscience avec soi-même ; (q) et partout, elle (l’unité) est pour elle un subsister, (r) qui cependant est seulement apparence ou différence, (s) qui en soi n’a aucun être, (t) Cette opposition de son apparence et de sa vérité a pour son essence seulement la vérité, (u) à savoir l’unité de l’autoconscience avec soi-même ;.. . » (traduction de l’auteur).

3 . Pronom s

Les lettres (a)-(u) introduisent les phrases composant le texte. Je tiens à faire remarquer que l’analyse syntaxique pourrait très bien être traitée de façon diffé­rente. La procédure de segmentation me sert, comme je l’ai indiqué à la fin du § 1, avant tout de simple moyen de référence à l’exemple.

Une série de termes « typiquement hégéliens » est utilisée dans ce petit paragra­phe : « autoconscience » (ou « conscience de soi »), « réflexion », « être-autre », « mouvement », « différence », « être », « moment », « unité », « conscience », « apparence », « opposition », « vérité », « essence ». Ils attirent l’attention de tout lecteur, qu’il soit instruit ou pas. Ce sont tous des substantifs ou des nominali­sations dont le caractère nominal se trouve en transition vers une qualité substantive intégrale (« être », « être-autre »).

Ce sont surtout ces particularités qui rendent difficile la lecture de Hegel, si on cherche, à partir de l’exemple cité, à identifier la nature de ce problème de lecture. Mais une certaine familiarité avec ces termes ne réduirait pas pour autant le caractère problématique de celle-ci.

En effet, d’autres problèmes viennent s’y ajouter, et ils sont d’autant plus difficiles à percevoir qu’ils ne se manifestent pas aussi clairement. Ils résultent de la manière dont le texte (comme résultat d’une action langagière) est construit. La manière d’écrire qui paraît facile même dans un texte philosophique, s’avère en effet être un obstacle supplémentaire quand elle utilise en particulier des mots simples

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comme lui (e), soi (1), (d), (p), (s), (u), son (t), elle (c), (d), (g), (i), (j), (k), (I), (n), (q). Ce sujet sera traité par la suite. Puisque cette difficulté est beaucoup moins évidente, elle risque d’agir plus fortement que les « grands mots ou concepts » qui, par eux-mêmes, mettent en garde contre les difficultés de leurs usages.

Dans les 21 phrases de l’exemple, on rencontre un grand nombre d’occurrences de termes appartenant aux trois parties du discours proposées par la grammaire traditionnelle : pronom personnel, pronom réfléchi et pronom possessif de la troi­sième personne. Nous obtenons 23 pronoms au total qui se répartissent comme suit :

pronom personnel de la troisième personne : 13pronom réfléchi de la troisième personne : 7pronom possessif de la troisième personne : 3

pronoms de la troisième personne : 23

Ces pronoms se trouvent dans 14 des 21 phrases, à savoir dans les deux tiers des cas. Si l’on prend en considération le caractère très détaillé de notre segmentation des phrases (ainsi (t) et (u), par exemple, ont été comptés comme deux phrases différen­tes), l’usage étonnamment dense de termes appartenant à ces parties du discours paraît encore plus évident. Bien sûr, je ne veux pas y rattacher des considérations de plausibilité statistiques. Il manque pour cela des comparaisons avec des textes d’autres auteurs. La grande quantité d’expressions de ce type nous oblige en tous cas à nous soucier plus particulièrement de leur fonction dans le texte.

4 . Procédures phoriques

4 .1 . Déterminations générales

Si nous posons la question des fonctions des trois parties du discours en général, la réponse paraît, si l’on suit la conviction générale, être claire. Les pronoms personnels « co-réfèrent » : ils renvoient à une expression articulée dans le texte précédent, une expression qui à son tour réfère à quelque chose dans la réalité. Mais si l’on interprète la définition courante de cette façon, on voit surgir certaines difficultés, dès qu’on veut interpréter sa deuxième partie :« réfère »à la« réalité », et surtout lorsqu’on discute des textes hégéliens. Mais c’est plutôt la première partie de la conception courante qui nous intéresse ici. J ’ai essayé de démontrer ailleurs 6 que la simple interprétation référentielle du « pronom personnel de la troisième personne » ne suffit pas. A la place, je propose de l’interpréter comme anaphore. Je n’utilise pas ce terme comme un simple recours à une certaine création substitutive de mots issus de la tradition antique, mais plutôt dans l’intention de caractériser une interprétation analytique de la fonction de cette classe d’expressions. En effet, je considère les anaphores comme une classe de formes, dont la fonction dans l’action langagière s’oppose à la fonction des expressions déictiques. Les expressions déicti­ques servent dans l’action langagière à orienter l’attention du destinataire sur un objet à l’intérieur d’un espace de renvoi (Verweisraum). P ar contre, les expressions

6. Ehlich, Konrad, 1979, Verwendung der deixis beim sprachlichen Handeln. Litißliistich- phüologische Untersuchungen zum hebräischen deiktischen System. Frankfurt, Bern , Las Vegas.

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anaphoriques ont pour fonction, au cours d’une action langagière, d’inciter le destinataire à fixer son attention sur un focus déjà établi.

Au cours de la communication entre le locuteur et le destinataire, l’anaphore garantit une sorte d’économie pendant les procédures d’élaboration réceptive opé­rées par le destinataire. De nouvelles activités d’orientation doivent lui être épar­gnées si et dans la mesure où les circonstances du discours (ou du texte) le permet­tent. L ’anaphore indique que les activités d’orientation déjà établies pour une activité langagière précédente restent en vigueur. On pourrait donc dire que la procédure anaphorique sert à faciliter la communication entre le locuteur et le destinataire. Elle est un moyen linguistiquement élaboré pour établir une coopéra­tion en vue d’une entente réussie.

En ce qui concerne les deux autres classes que sont le « pronom possessif » et le « pronom réfléchi », leur fonction est apparentée à celle du « pronom personnel de la troisième personne ». Ils se laissent, l’un et l’autre, ramener a la fonction de la procédure anaphorique. Cependant, ils comportent des différences spécifiques par rapport au « pronom personnel de la troisième personne » qui résultent d’une part, du domaine de l’objet (« pronom possessif »), et d’autre part, de la relation entre l ’objet maintenu en focalisation et les distributions fonctionnelles dans la phrase qui sont décrites dans le traitement traditionnel : lorsque l’objet maintenu en focalisa­tion au sens grammatical est en même temps le sujet de la phrase, tout en fonction­nant une deuxième fois comme objet au sens grammatical, le « pronom personnel » doit être remplacé par le « pronom réfléchi » en allemand. Sur ce point, à l’exigence d’entente, il offre un moyen supplémentaire, dont les particularités dépassent la caractérisation générale dont nous traitons ici.

Du point de vue de leur détermination fonctionnelle générale dans l’action langagière, les expressions en question servent à atteindre un but clair : elles sont des moyens d’action langagière destinés au traitement économique du problème de l’entente réciproque.

En particulier, les conditions d’usage de ces expressions ont la structure sui­vante :

(a) pour l’action langagière du locuteur, il est nécessaire que le destinataire réalise une activité d’orientation ;

(b) cette acticité d’orientation est réalisée avec succès par le destinataire : le destinataire a focalisé son attention sur un objet déterminé ;

(c) pour une action langagière ultérieure, il est nécessaire que le destinataire maintienne l’activité d’orientation précédente ;

(d) cette rémanence de l’activité d’orientation ne va pas de soi mais nécessite une procédure correspondante du côté du locuteur, par laquelle celui-ci informe le destinataire que la focalisation établie reste en vigueur. Cette procédure n’est autre que la procédure phorique.

Si la procédure n’avait pas eu lieu, l’orientation de l’attention aurait été aban­donnée par le destinataire. Ceci se passerait, pour ainsi dire, automatiquement, puisque l’attention doit être entretenue continuellement, donc au prix d’un effort. La rémanence d’une focalisation, une fois établie, épargne au destinataire la réali­sation d’une nouvelle activité d’orientation qui exigerait un effort plus grand que celui qu’exige la simple prolongation de la focalisation déjà établie.

Mais, du coup, cette rémanence de la focalisation, une fois établie, est sujette à deux dangers :

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(1) d’une part, elle est menacée par l’oubli du focus de la part du destinataire ; le résultat serait une « sous-focalisation » ;

(2) d’autre part, elle est également menacée par trop de focalisation de la part du locuteur en exigeant une nouvelle focalisation alors que l’objet à focaliser est encore au centre de l’attention du destinataire. Le résultat serait une « sur-focalisation ».

Le locuteur a, de ce fait, habituellement le devoir d’éviter aussi bien la sous- focalisation que la sur-focalisation. Il y parvient en coopération avec le destinataire. Des moyens divers sont disponibles pour satisfaire à cette obligation dans les diverses langues. Une langue comme l’allemand avec ses trois classes nominales (masculin, féminin et neutre) se sert des caractères distinctifs de la classe pour offrir un moyen subsidiaire de focalisation. L ’expression phorique se rapporte seulement à un mot de référence qui s’accorde avec elle quant à l’appartenance à une des trois classes.

(Par ailleurs, il existe d’autres règles qui facilitent pour le destinataire l’identi­fication du focus à maintenir. Les critères syntaxiques, ceux de la grammaire des cas, ou les phénomènes de saillance peuvent, par exemple, jouer un rôle important.)

4 .2 . Procédures phoriques dans le discours

Considérons maintenant l’emploi des procédures phoriques dans la communica­tion orale, dans le discours.

La rémanence du focus est liée à une étendue déterminée du discours. Cette étendue n’est pas une grandeur naturelle, mais elle est déterminée par des facteurs nombreux qui en dernier lieu ne dépendent pas de l’individualité des destinataires comme l’entraînement à l’activité de focalisation et la capacité de la mémoire en général.

Naturellement, les performances de focalisation des auditeurs dépendent égale­ment d’autres circonstances comme la fatigue ou l’éveil, la « concentration », etc. Ce sont des circonstances qui déterminent les conditions de la réception auditive. (En utilisant la métaphore de Chomsky pour l’activité du locuteur, on pourrait parler d’une « performance » du destinataire au sens technique. Toutefois, la métaphore est moins adéquate pour l’écoute et la compréhension que pour l’élocution.)

Le segment du discours sur lequel un rapport anaphorique rétrospectif est possible doit être déterminé en détail. En tout cas, tant que la procédure anaphori­que est réalisée avec succès dans l’action d’entente réciproque, l’objet auquel la procédure se référé continue à se trouver au centre de l’attention du destinataire. Nous appellerons de tels objets se trouvant au centre de l’attention du destinataire proéminents, au sens de la psychologie du langage.

Pendant le discours, le traitement de la proéminence des objets s’effectue dans une coopération étroite entre orateur et auditeur. Par certains moyens particuliers, le destinataire et le locuteur accèdent à une entente permanente sur l’état actuel de leur compréhension mutuelle.

4 .3 . Procédures phoriques dans le texte

Ces formes d’entente sur le degré actuel de compréhension réciproque sont pourtant absentes dans les textes. La transformation des discours en textes signifie, entre autres, que tous les moyens de la communication orale, prévus pour l’obten­tion de l’entente sur l’entente, ne peuvent pas être mis en œuvre. Cela entraîne de· difficultés considérables lorsqu’on écrit des livres. L ’auteur doit veiller à ce que l’entente entre lui et le lecteur soit établie malgré un manque de possibilité d’entente

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sur l’entente. Les hypothèses sur la faculté de focalisation du lecteur doivent t ir · prises en considération. La faculté de focalisation du lecteur est facilement sureeti- mée. D’où le premier' danger du processus de l’entente, à savoir le risque de sous-focalisation.

Un remède contre ce danger consiste à utiliser des phrases courtes, à propos·«* des références rétrospectives aussi explicites que possible. Ce remède est UtUUé fortement, par exemple, en anglais (scientifique) actuel ou en néerlandais. Lm procédures phoriques ne sont autorisées ici que dans les cas les plus simples et, de M fait, dans les cas les plus évidents.

Toutefois, le remède est beaucoup moins efficace qu’il y paraît au premier abord, car le danger de sous-focalisation a pour contrepartie un autre danger (danger (2)) I

celui de la sur-focalisation. Dans des cas extrêmes, elle accentue la désorientation· C’est le cas lorsque le lecteur doit continuellement décider si un groupe nominal déterminé, ou une expression semblable, contient des informations supplémentaire· ou s’il s’agit tout simplement de maintenir une focalisation redondante. Ce procesan· de réflexion pendant l’appropriation du texte par le lecteur exige beaucoup d’atten· tion et d’énergie mentale. Et pourtant, même lorsqu’elle ne risque pas d’entraîner une telle désorientation, la sur-focalisation n’est pas souhaitable, car elle constitue un mode de communication qui n’est pas économique. Elle exige du lecteur un travail que l’auteur aurait pu lui épargner.

L ’évaluation correcte de la capacité de focalisation du lecteur est soumise à UM difficulté supplémentaire. Un livre s’adresse à de nombreux lecteurs. Le grand nombre des destinataires implique leur diversité. Leurs facultés de focalisation MMt selon toute vraisemblance très variées.

La diversité est cependant réduite par d’autres facteurs : le public lisant de· œuvres philosophiques est en général instruit et éduqué de manière identique. Π a vécu une formation éducative donnant une expérience commune de la lecture. La familiarité avec des textes dotés de structures déterminées — des textes philosophi­ques mêmes — constitue un des aspects importants de ce processus d’instruction. On y exerce et développe les facultés mentales en vue d’une action langagière complexe et, particulièrement, les capacités permettant de procéder à une appropriation réceptive, au nombre desquelles figure le travail de focalisation.

5 . Su r l ’u tilité de la p ro céd u re phorique pour l ’activ ité philosophique

Le caractère problématique des différentes capacités de focalisation est accentué par une circonstance supplémentaire. Ce n’est pas seulement l’anticipation de l’aptitude focalisatrice du lecteur qui détermine l’emploi des moyens phoriques, mais aussi le processus de travail de l’auteur même. Si l’auteur est philosophe et si son livre est un texte philosophique, la focalisation et la procédure phorique sont à reconsidérer dans la perspective du penseur philosophique.

Nous avons déjà indiqué qu’en général la procédure phorique sert à communi­quer économiquement, puisqu’elle traite d’objets déterminés comme proéminente au sens d’une psychologie du langage. Ces deux déterminations reçoivent une importance particulière s’il s’agit d’un texte philosophique, puisqu’il concerne en général des objets complexes. Cette conception courante, si on la considère sérieu­sement, a des conséquences sur l’usage de cette procédure dans l’action langagière. Il s’agit justement d’exprimer en langue la complexité de ces objets de maniire telle

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que la connaissance élaborée et obtenue mentalement par la pensée philosophique puisse être transmise verbalement. Et ce type de verbalisation se trouve justement en conflit avec la nécessité de mobiliser des structures langagières complexes et incite à user de tous les moyens auxiliaires contribuant à l’économie du discours, pour obtenir une qualité plus « dense » du propos. Il devient alors souhaitable pour le locuteur, ou plutôt l’auteur, quand ce n’est pas une nécessité directe, de favoriser les mécanismes qui tendent à un gain d’économie, compte tenu des contenus et pour des raisons spécifiquement liées à son propos. Grâce à eux, il peut traiter quelque chose qu’il a déjà introduit comme tel. Le philosophe peut utiliser les (re)connaissances déjà acquises pour de nouveaux rhèmes, en sollicitant un minimum de vigilance de la part du destinataire ou du lecteur. Ainsi, la procédure phorique joue un rôle important en maintenant les focalisations.

Les exigences propres à l’auteur dans la verbalisation de l’idée philosophique amènent le lecteur à étendre ses capacités de focalisation. Cela ne vaut pas seulement d’un point de vue communicationnel, celui de la transmission des idées de l’auteur au lecteur, mais également pour l’élaboration de la pensée philosophique elle-même. Car (sans que je puisse traiter le problème du rapport entre la langue et la pensée), il va de soi que la réflexion philosophique en tant qu’activité mentale se sert de la langue. Les exigences en complexité et en économie sont donc tout aussi valables pour l’accomplissement de la pensée elle-même, en tout cas, pour autant qu’elle doit être amenée à une « articulation » claire, à un découpage qui lui permet de se rendre compte de son propre accomplissement et de sa propre qualité. Si ce processus est mis en œuvre d’une manière relativement claire et explicite par le philosophe, ce qui est le cas chez Hegel, la nécessité d’être économique au sens mentionné est d’une grande importance pour l’activité philosophique elle-même. En même temps, le philosophe acquiert une aptitude très développée pour maintenir la focalisation. Les choses qu’il traite lui deviennent « claires », « transparentes » dans l'accomplisse­ment réussi de l’activité philosophique. Il est « chez lui » dans sa pensée, et peut s’y orienter facilement. La rémanence des focalisations est ainsi réussie sans effort.

Revenons à l’activité d’entente entre lecteur et auteur, et considérons le résultat obtenu au paragraphe précédent. La diversité des aptitudes à la focalisation de la part des lecteurs se heurte à l’utilité concrète de la procédure phorique pour la pensée philosophique. Elles tendent à entrer en conflit. Du côté du philosophe, l’emploi de la procédure phorique est une tendance justifiée de manière pratique . Du côté du lecteur, on doit s’attendre à des degrés variables dans l’aptitude à focaliser. Il en résulte des possibilités d’extension distinctes, sur lesquelles la focalisation peut être fixée concrètement. De ce fait, le double danger (1) et (2), général dans l’emploi des expressions phoriques (§ 4 .1), s’accentue lorsqu’on a affaire à des textes philo­sophiques. En outre il est à l’évidence redoublé si nous prenons en compte l’utilité qu’a la procédure phorique pour l’auteur lui -même et le développement de sa pensée.

Ce caractère problématique trouve son expression dans trois types différents de textes philosophiques. Ils se distinguent par le rôle prépondérant qu’y joue l’un des aspects suivants :

(a) le rapport entre les activités mentales et la verbalisation de la pensée comme partie de l’activité mentale philosophique elle-même ;

(b) la verbalisation de la pensée en vue de la représentation comme telle (c’est- à-dire dans le but de contrôler la clarté atteinte) ;

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[(a) et (b) sont centrés sur l’auteur](c) la verbalisation de la pensée philosophique pour les autres, les lecteurs qui,

par la verbalisation, doivent comprendre la pensée de l’auteur

[(c) est centré sur le lecteur].L ’aspect (b) produit un texte qui est fortement orienté vers le cours des idées, qui

se laisse conduire entièrement par le développement de l’objet, et qui porte peu d’attention au lecteur. L ’aspect (c) produit un texte qui s’oriente surtout vers le lecteur et ses besoins de compréhension, en perdant ainsi éventuellement le cours des objets. Dans le cas extrême, il en résulte un texte « didactique de philosophie » ou un texte popularisant. Finalement, l ’aspect (a) produit un texte qui représenterait la forme la plus développée de l’usage égocentrique de la langue : une transformation du discours égocentrique sous forme écrite, une manière d’écrire qui, dans le meilleur des cas, permettrait au lecteur de participer par l’écoute, ou plutôt par le regard, à la pensée de l’auteur exprimée « à voix haute ».

Ces trois types constituent, bien entendu, une abstraction. Les textes philosophi­ques concrets contiennent des combinaisons des différents aspects, tantôt l’un d’eux fait passer les autres au second plan, tantôt tous les trois sont mis en valeur, l’un après l’autre ou l’un à côté de l’autre.

Considérons maintenant les conséquences des trois types de textes pour la phorique. Le rôle de la procédure phorique n’est pas le même, si l ’on considère les deux premiers aspects ou bien le troisième.

En ce qui concerne (a) et (b) tout d’abord : comme on l’a déjà dit plus haut, la procédure phorique est un important moyen pour l’économie mentale. Elle épargne le déploiement d’activité mentale dans une situation où « un déjà connu » est assez proéminent pour être retenu mentalement par une simple rémanence de focalisation. Cette procédure contribue ainsi à construire des structures propositionnelles com­plexes, dans lesquelles les éléments déjà focalisés peuvent être intégrés sans déploie­ment de forces supplémentaires. Puisque la pensée philosophique est en général une pensée complexe, la procédure phorique est un moyen auxiliaire important pour le développement de l’idée philosophique. Ceci vaut autant pour l’aspect (a) que pour l’aspect (b).

L ’application des moyens économiques est aussi importante pour le transfert de l’idée philosophique — (c) — que pour son développement même, et en particulier, si l’idée à tranférer est très complexe, le soulagement de la faculté mentale est souhaitable, lorsqu’elle n’est pas rigoureusement exigée. Mais comme indiqué ci- dessus (§ 4 .3 .) , ce transfert se heurte dans la pratique au problème posé par le texte écrit dans lequel le processus d’entente obéit à des conditions rendues partiellement plus difficiles. Il manque au texte écrit les possibilités de réplique immédiate qui accompagnent continuellement les activités communicatives du locuteur dans la communication orale. Et de plus, les possibilités d’une entente sur la réussite de l’entente lui échappent également. Le détachement du texte par rapport à sa situation d’origine signifie que le lecteur devient seul et démuni dans ses efforts de compréhension.

Il s’avère également dans le cas des textes philosophiques que le moyen qui permet en apparence de résoudre le conflit, c’est-à-dire d’éviter dans une large mesure les procédures phoriques, est peu utile ; et ceci pour une raison différente des raisons générales évoquées plus haut. La (re)présentation objective de l’idée suppose, à cause de sa complexité, un usage économique de moyens servant à retenir

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l’attention sur des pré-éléments proéminents. L ’auteur ne peut pas non plus faire abstraction des aspects évoqués dans (a) et (b) pour la transmission de son idée aux lecteurs qui, en outre, ont des capacités de focalisation différentes.

6 . La m éthode de Hegel

L ’utilisation de la procédure phorique dans les textes philosophiques est ainsi plus complexe qu’on l’aurait supposé. Elle est, d’une part, très utile pour le genre de texte dont traitent l’auteur et le lecteur philosophes. D’autre part, elle se révèle problématique de différents points de vue. Le conflit qui surgit ne peut pas être éliminé par la simple introduction de quelques « procédés stylistiques ». Chaque auteur applique plutôt des mesures différentes. Le degré de complexité de ses idées n’est sûrement pas sans importance dans sa prise de décision. Il ne dispose pas d’une solution simple pour sortir de ce dilemme de présentation, et les langues diverses mettent à sa disposition des moyens variés.

Comme nous l’avons vu ci-dessus (§ 2), la décision de Hegel est claire : il impose beaucoup de procédures phoriques au lecteur. Ceci lui permet de construire des structures propositionnelles très complexes. En accord avec sa philosophie, celles-ci sont appropriées pour verbaliser convenablement la complexité de l’objet qu’il traite. En l’occurrence, Hegel s’en tient résolument à l’aspect (b). L ’orientation vers le lecteur, par contre, est réléguée au second plan. Ceci n’est pas une raison pour reprocher à l’auteur philosophique d’avoir un « style confus et embrouillé », qui, si l’on en croit l’opinion courante, trahirait en fin de compte la confusion des idées. Par contre, il s’agit de se demander quelles sont les conséquences de l’utilisation abon­dante des procédures phoriques par Hegel, pour le lecteur et ses efforts de compré­hension. Ceci sera traité en deux étapes : je veux tout d’abord adapter la description des conditions d’emploi des procédures phoriques donnée au § 4.1. (A)-(D), à la particularité des textes philosophiques hégéliens. Ensuite, je m’interrogerai sur les caractéristiques structurelles qui résultent de l’usage hégélien.

Si nous considérons tout d’abord la procédure du point de vue du philosophe et de son activité (aspect (a) et (b)), les phases (A)-(D) peuvent alors être reformulées en (Al)-(D l) :

(Al) Il est nécessaire pour l’activité mentale du philosophe de réaliser une activité d’orientation déterminée ;

(B l) Cette activité d’orientation est réalisée avec succès par le philosophe : il a focalisé son attention sur un objet de la pensée ;

(Cl) Pour l’activité de penser ultérieure, il est nécessaire de maintenir l’activité d’orientation précédente. Cette nécessité répond à l’intention de construire des propositions complexes, dans lesquelles des idées déjà proéminentes et focalisées comme telles sont, d’une part maintenues, et d’autre part inscrites dans de nouveaux rapports ;

(Dl) Cette rémanence de l’activité d’orientation ne va pas de soi, mais nécessite une procédure correspondante qui est la procédure phorique. Elle permet au philosophe de répondre à la nécessité (Cl) d’une façon économique et d’utiliser de cette manière la continuité du déjà pensé pour le développement de la pensée.

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Qu’est-ce que cela veut dire pour le lecteur (aspect (c)) ? Pour lui, la situation se révèle plus complexe. Il ne suffirait pas tout simplement de reformuler différemment les phrases à son intention. P ar contre, il faut insister sur le point capital qui résume bien le problème rencontré par le lecteur : le plus important aspect de la procédure phorique est pour lui la transition de (B) à (C). La procédure phorique atteint sa dimension pragmatique dans l’accomplissement de cette transition.

Le transfert de la procédure phorique ordinaire dans celle du texte philosophique signifie alors que le lecteur doit comprendre exactement le cours des idées de l’auteur ((Bl)-(Cl)). Cette activité ne repose que sur sa propre responsabilité, et de ce fait sur une responsabilité isolée. C’est le lecteur qui doit avoir compris l’idée que le philosophe maintient focalisée, pour pouvoir réaliser la transition avec succès. L’accomplissement de cette condition est indispensable pour venir ¿ bout de la transition. L ’emploi d’une procédure phorique exige de ce fait que le développement de la pensée soit concrète­ment reconstruit jusqu’à ce point par le lecteur. S’il ne l’a pas vraiment fait, il n’a plus la possibilité de maintenir par l’attention l’orientation précédente. Ce qui doit être au cœur de l’attention ne peut pas y entrer, puisque c’est encore « flou », puisque ce n’est pas clair. Il sera encore moins possible d’assurer la rémanence ultérieure de la focalisation, car elle suppose une aisance dans le maniement de l’objet en question pour l’activité mentale du lecteur. L’objet mental ne doit pas attirer une nouvelle fois l’attention sur lui-même s’il doit remplir la fonction d’objet d’une procédure phorique. Il s’ensuivrait, pour ainsi dire, une « contradictio procédurales ». Car la détermina­tion de la procédure phorique est à prendre au sérieux, elle se rapporte à des activités mentales réelles du destinataire, qui, ici, est converti en lecteur.

Nous venons de dire que le traitement d’un objet mental comme objet de la procédure phorique permet son emploi complexe dans des structures proposition- nelles complexes. L ’utilité de la procédure phorique pour la pensée philosophique y trouve son fondement (Dl). Ceci signifie que le fait de pouvoir suivre l’application de la procédure phorique devient un critère de la compréhension atteinte pendant le processus de lecture. Le lecteur comprend le texte seulement s’il parvient vraiment à réactiver les procédures phoriques. E t c ’est alors seulement qu’il comprend la complexité que nécessite le développement de l’idée.

Il apparaît ainsi, pour le dire à la façon de Hegel, que la procédure phorique dans un texte philosophique n’est un moyen d’expression économique qu’« en soi », mais pas « pour le lecteur ». L ’économie, et de ce fait la facilitation de la lecture, n’a heu de son point de vue que s’il a auparavant assumé l’effort de reconstruction de l’idée, dans la mesure où celle-ci avait déjà été développée. Le texte de Hegel, mis à part l’effort de compréhension, exige du lecteur un deuxième effort concernant de simples procédures langagières qui sont pourtant utilisées sans problème dans la communi­cation quotidienne. L ’utilisation de la procédure phorique, qui devrait faciliter la communication, se révèle ainsi, et paradoxalement, être un moyen qui augmente au contraire la difficulté de lecture (§ 4 .1 .).

Essayons de caractériser ce paradoxe qui révèle une structure particulière.La procédure phorique présuppose une familiarité avec un objet qui se trouve

focalisé et qui, comme tel, doit assumer par la suite une fonction pour l’action langagière. Si une procédure phorique est utilisée, son utilisateur présume alors que le destinataire peut retrouver concrètement cette familiarité.

La progression de la communication doit être facilitée en utilisant ce que le locuteur et le destinataire, ou l’auteur et le lecteur, partagent. Le lecteur doit avoir atteint ce but de façon concrète. Il doit avoir intégré complètement les apports

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antérieurs pour accomplir l’étape suivante du raisonnement : on peut alors dire que la progression de la pensée rend nécessaire cette pleine intégration. A la différence du discours quotidien — où on peut toujours s’assurer que l’objet de la procédure phorique a vraiment été élaboré et transféré — , dans l’usage philosophique, ce qui est utilisé comme objet focalisé dans la procédure phorique n’est qu’une partie seulement de la structure propositionnelle complexe dans laquelle s’inscrit la pro­cédure phorique. Il devient alors nécessaire, pour reconstituer complètement la structure propositionnelle complexe, d’activer les procédures phoriques qui ne constituent qu’une partie de cette structure. Mais comme elles n’obtiennent vérita­blement leurs significations qu’à partir de la structure propositionnelle considérée comme un tout, on présuppose toujours et déjà quelque chose qui, en réalité, ne peut encore être totalement présupposé. Pour comprendre totalement l’idée, on doit déjà, d’une certaine manière, l’avoir comprise. Dans ce sens, la procédure phorique n’est pas seulement anaphorique, mais aussi toujours « cataphorique », c ’est-à-dire qu’elle se rapporte à quelque chose qui doit encore être constitué. Cela ne doit cependant pas être interprété au sens habituel : il ne s’agit pas de saisir un autre objet qui ne serait pas encore visible, mais de contribuer à une opération mentale spécifique de la procédure phorique, qui n’aboutira que dans le processus d’appro­priation future, et dont l’existence, d’autre part, est toujours déjà présupposée. Ce caractère particulier ressemble certes à d’autres formes de l’emploi cataphorique, mais on ne saurait pourtant les confondre.

La structure qui ressort de l’usage des expressions phoriques dans les textes de Hegel rappelle une difficulté explicitée par sa philosophie : la difficulté du « com­mencement », celle de l’entrée dans le Système. Ainsi, un paradoxe inhérent à l’expression des concepts dans une structure langagière est redoublé par la structure paradoxale qui caractérise l’emploi des expressions phoriques.

7 . Le dépassement du paradoxe

Généralement, Hegel n’en reste pas aux paradoxes mais les dissout dans le cours de sa dialectique. Pour le paradoxe langagier aussi une solution est possible, mais c ’est au lecteur de l’apporter. La façon de lire Hegel se distingue du processus simple de la lecture ordinaire des textes philosophiques, car la structure explicitée ci- dessus, par la fréquence de son utilisation, y fait obstacle. Comme les actes de lecture sont le travail d’appropriation d’une pensée, la lecture dans le processus philoso­phique prend la signification particulière d’un procès spécifique de compréhension : on aura compris le texte quand on sera capable de le lire « couramment », et inversement on ne pourra le üre « couramment » que lorsqu’on l’aura compris. Comme l’indiquait le paragraphe précédent, ce qui paraissait destiné à faciliter la lecture en accroît au contraire la difficulté, et la phorique constitue de fait un obstacle à la compréhension du texte de Hegel.

Quelle est alors la solution ? On peut la décrire si on se rend compte que chaque lecture philosophique représente — aussi — l’apprentissage d’une langue. Sous cet aspect, on peut alors comparer la façon dont on lit habituellement de la philosophie, avec l’apprentissage d’une langue étrangère selon la manière traditionnelle « diri­gée » : on acquiert un nouveau vocabulaire et peut-être partiellement une nouvelle syntaxe. Comme il y a des dictionnaires de langues étrangères, on trouve de même des dictionnaires « philosophiques » où les mots de vocabulaire sont notés ; il y a aussi pour les auteurs de langue étrangère difficiles à lire des explications qui doivent faciliter l’acquisition de la langue.

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Mais la langue de Hegel ne peut être acquise de cette façon, comme le problème des procédures phoriques vient de le mettre en évidence. Elles se dérobent justement à la fixation lexicalisante « référentielle », caractéristique qu’elles partagent avec les expressions déictiques.

Chez Hegel, cela ressemble plutôt à une autre situation d’apprentissage d’une langue : non pas à celle de l’acquisition « dirigée » d’une langue étrangère, mais à celle où l’enfant apprend sa langue maternelle. L ’enfant se trouve devant une situation paradoxale identique, avec la différence que le paradoxe est beaucoup plus sérieux pour l’enfant. L ’enfant est entouré d’une langue qu’il ne parle pas. Il est obligé d’apprendre la langue et le seul moyen de l’apprendre vraiment est d’utiliser la langue qu’il ne maîtrise pas encore. La solution du paradoxe consiste en une pratique de la parole et de la compréhension avant que la faculté de parler et de comprendre soit développée. Cette pratique consiste à expérimenter la langue en s’y exerçant, en vue de la maîtriser avec succès, sans qu’on puisse présupposer d’avance ce but comme atteint.

À mon avis, c ’est une indication précieuse pour l’acquisition de la langue hégélienne ainsi que pour comprendre son mode de réflexion et, par conséquent, sa pensée. La lecture de Hegel est aussi en premier heu une lecture qui s’acquiert par la pratique. La faculté de compréhension deviendra de plus en plus assurée sur sa propre capacité, en s’exerçant par des répétitions, des essais.

C’est du reste une des propositions principales du « Skoteinos » d’Adorno. Adorno parle de « l’expérimentation » des possibles offerts à la compréhension (Adorno, 1963, p. 161). Il dit : « Lire Hegel serait de ce fait un procédé d’expéri­mentation » (ibid.). Cette façon d’apprendre renforce l’idée selon laquelle Hegel exigerait « la lecture multiple, non pas seulement pour habituer le lecteur au sujet, mais d’une façon objective » (ibid., p. 109).

On trouve en outre dans le même texte d’Adorno une pensée qui invite — même de façon indirecte — à poursuivre l’idée d’un tel type d’apprentissage (Il est probable qu’Adorno exprime cette pensée par expérience, ayant dû lui-même cons­ciemment apprendre une langue sans recourir à la méthode d’apprentissage « diri­gée » des langues étrangères) :

« Un véritable procédé d’acquisition langagière serait analogue à celui par lequel un émigrant apprend une langue étrangère. Etant impatient et sous pression, il travaillera moins avec le dictionnaire qu’il ne s’exercera à lire le plus possible. Un grand nombre de mots s’ouvriront par le contexte, mais ils resteront long­temps vagues et indéterminés. Ils donneront parfois heu à des confusions risibles, étant donné l’abondance des combinaisons où ils apparaissent, jusqu’à ce qu’ils s’éclaircissent entièrement, et même mieux encore que le dictionnaire ne le permet... »(ibid., p. 124).

Pour finir, on peut mentionner une spécificité de cette « lecture par la pratique » et par l’exercice pour la compréhension des textes hégéliens. Cette particularité peut être utile à la lecture répétée, en particulier dans ses débuts. Il s’agit, en effet, d’un changement de registre de l’écrit vers l’oral, par une lecture « à haute voix ». Ceci peut être utile, car ces procédures phoriques se trouvent facilitées par un mécanisme cognitif qui, bien qu’il ne nous soit pas encore clair, facilite la rémanence de la focalisation. Il apparaît du reste que Hegel lui-même en fait un usage privilégié pour son propre mode d’élocution. Sa manière d’écrire est en effet une manière très proche de l’oralité. C’est en tout cas ce qu’on peut induire en lisant les descriptions

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que font les auditeurs de Hegel de son mode d’élocution. Une des descriptions les plus intéressantes se trouve dans un texte de Hotho (1835) 7 :

« Chaque phrase se tenait isolée, et sortait avec difficulté, morcelée et lancée pêle-mêle ; chaque mot, chaque syllabe ne se dégageait qu’à contrecœur, pour recevoir, de cette voix métallique s’exprimant en ample dialecte souabe, une force étonnamment profonde, comme si chacun de ces mots était le plus impor­tant... Une éloquence tumultueuse présuppose la maîtrise d’un sujet achevé et appris par cœur, et l’habileté formelle peut glisser d’une manière gracieuse et bavarde vers l’approximation et les platitudes. Lui, au contraire, devait extraire les pensées les plus puissantes du plus profond des choses, et si elles devaient agir avec vivacité, elles devaient surgir en lui-même dans une présence permanente et vive, comme si elles étaient toujours réfléchies à nouveau, même lorsqu’elles avaient été travaillées plusieurs années auparavant.Il commençait en hésitant, cherchait, recommençait à nouveau, s’arrêtait, par­lait et réfléchissait, le mot approprié paraissait lui manquer pour toujours, et c ’est seulement alors que cela tombait le plus sûrement : le mot paraissait simple et était pourtant inimitablement approprié, il paraissait désuet et cependant c ’était le seul mot juste. Le plus essentiel paraissait seulement devoir suivre et, sans qu’on l’eût remarqué, s’était pourtant déjà manifesté aussi complètement que possible. On avait alors saisi la signification claire d’une phrase et on espérait ardemment avancer. En vain. L ’idée, au heu d’avancer, tournait avec les mêmes mots toujours et à nouveau autour du même point. Et pourtant, si l’attention déçue vagabondait distraitement et, après un instant, tout effrayée revenait soudainement à l’exposé, elle se trouvait alors punie et comme arrachée à tout contexte. Car elle s’était enfermée dans la signification unilatérale d’une propo­sition et, doucement et sans réfléchir, à travers des intermédiaires apparemment sans signification, elle s’était égarée, ainsi limitée en quelque sorte, enfermée dans l’unilatéralité d’une pensée isolée, et était partie de différents côtés, s’était embrouillée dans des contradictions dont la solution victorieuse n’était accessi­ble finalement qu’au plus résistant, capable de contraindre cette pensée à se réunifier. Et reprenant soigneusement de cette manière les idées antérieures, elle les utilisait pour développer les idées ultérieures par une transformation appro­fondie, en les divisant de plus en plus, et en les réconciliant malgré tout par le mouvement même de leur développement. Le plus merveilleux flux de la pensée s’enroulait, se pressait et se débattait, tantôt décomposant, tantôt synthétisant, hésitant par endroits, s’arrachant par saccades, progressant inexorablement » (p. 386 ; d’après Adorno 1963, p. 121, 149).En passant de la littérature à la « lecture orale », on ne peut certainement pas

surmonter l’isolement de la lecture qui, n’assurant pas les conditions d’une entente permanente, fait peser un risque sur la réussite des continuités de focalisation et celle des procédures phoriques bien utilisées. Cependant, cela permet au moins aux aspects vocaux et accentuels de retrouver leurs significations. Certes, dans les textes imprimés de Hegel, ces aspects sont indiqués par de fréquents recours aux caractères en italiques, mais sans que ces derniers parviennent à en donner un véritable équivalent.

7. Hotho H. G ., 1885, Vorstudien fü r lebenund K unst, Stutgart, Tübingen.

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Abstracts

Frédéric CO SSU TTA : « Pour une analyse du discours philosophique »

Strangely enough, philosophy -as opposed to other disciplines- has never been studied by discourse analysts. We may account for that if we consider that -as a self-instituting discourse- philosophy sets down its own functioning conditions and that relations between philosophy and language sciences are intricated and often ambiguous. This paper tries however to present the foundations on which an Analysis of philosophical discourse as such can be built, firstly in marking clear the epistemological conditions that would make it valid. In the second place, a close examination of the relationship between linguistic operations and discourse building activities (for instance with respect to textual analphors) makes it possible to replace this approach in a theoretical viewpoint that neglects neither the linguistic status of speech activities nor their connections with their institutional context. Lastly, a study of internal references in the text (examples here are taken from Spinoza’s Ethics) brings to light-beneath the obvious density of the text -many reading possi­bilities which combine didactic necessities, expression and demonstration require­ments into a doctrinal systematization.

Dominique MAINGUENEAU : « L ’énonciation philosophique comme institution dis­cursive »

This article studies the way philosophical discourse articulates text and context. Rejecting the traditional idea that context is a set of circumstances around the text, it develops an approach to discourse as « discursive institution » : operations with which discourse presents its doctrine and institutional organization must not be separated from each other. Discourse must be considered as an event and as a device that validates its own utterance ; it builds the representation of a world, but its utterance interferes in this world. This conception is exemplified from various points of view : the situation of philosophers in society, media, genre, « scenography », language.

Jean-François BO RD RO N : « Signification et subjectivité »

We first present the main directions which, according to us, permit to characterise a theorisation of the question of meaning, that is to say to build a semiotics.

We then try to show how the different properties of the empirical subject can be directly schematized from Kant’s table of categories.

Through the discussion of a text by Leibniz, we show that any empirical subject implies, not only its schematizable properties but also a certain type of rule of construction.

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We try to understand how the text by Descartes, in the succession of its statements in the first person (I doubt, I exist, I think) does in fact build such a rule.

We therefore want to establish that, in some of its occurences, « I » does not refer to a person but to a rule, or that « I am » indicate a formal condition of sens.

M agid ALI BOUACHA : « De 1 'ego à la classe de locu teu rs : lectu re linguistique des Méditations »

Descartes’ Metaphysical Meditations can be read as both a particularizing and generalizing discourse. The first person subject category is precisely the site in which the first person morpheme I and the philosophical concept of the ego are worked out. An analysis of the uses of the first person as a marker of discursive and ennunciative operations demonstrates that the stakes of the Metaphysical Meditations are less a question of constructing a universal subject position than the opening of a category of speakers retrospectively. This category can be constituted a posteriori through each one of their utterances which can be repeated by different speakers under the same truth conditions.

Gilles PHILIPPE : « The Linguistic and/or Philosophical Status of I : apropos of Being and Nothingness »

A precise linguistic study of deictic morphemes in Being and Nothingness brings to light two modes of enunciation which structure the text : the first refers to the effective scene of enunciation, while the second constitutes a non-specified reference. The object of this study is the second mode, which is often that of the text’s narrative sequences ; in it, there would seem to be both an identification with and a generali­zation of the I. However its status can only be defined by taking Sartre’s philosophy into account : the I would in fact figure the scene of an ideal, reflexive consciousness, and therefore, the second mode of enunciation can only be explained from within the overall problematics of phenomenological writing’s effort to render the real as pure perceptum.

Konrad ERLICH : « Manière de penser, manière d’écrire : la phorique dans le texte hégélien »

Hegel is reputated to be an obscure philosopher. This paper tries to analyse -from a pragmatic point of view- the linguistic structures that are characteristic of this way of writting and thinking. A detailed study of phorical expressions may explain why reading Hegel’s texts proves so difficult and how closely this is linked with to his very philosophy. The usual referential interpretation of third person pronouns is in fact to be changed into a conception which lays the emphasis on their anaphorical value. Thoses pronouns are amed at maintaining steady focalisations which orientate the reader’s concentration. The hegelian text is indeed characterized by a real hyper- focalisation that is required by the buid-up of the philosophical material but that also proves an obstacle to an easy reading. To make up for that, one has to become immerged into the hegelian language and to become aware of his oral status, in the very way one does to learn a foreign language.

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Dominique MAINGUENEAU Université d ’Amiens

Frédéric COSSUTTACollège International de Philosophie

L ’A N A LYSE D E S D IS C O U R S C O N ST IT U A N T S

SCet article s’inscrit dans un mode d’approche du discours que nous nous

efforçons d’élaborer depuis les années 70 par des voies complémentaires à travers une réflexion respectivement sur l’analyse du discours 1 et sur le discours philo­sophique 2. A la convergence de ces recherches, il nous a paru nécessaire de donner, au sein de la production énonciative d’une société, un statut spécifique à des types de discours qui prétendent à un rôle que, pour faire vite, on peut dire fondateur et que nous appelons constituants. Délimiter un tel ensemble, c ’est faire l’hypothèse que ces discours partagent un certain nombre de contraintes quant à leurs conditions d’émergence et de fonctionnement.

Dans cet article nous allons présenter la problématique de la « constitution » sans caractériser en détail les divers discours constituants. Dans l’état actuel il s’agit davantage d ’un programme de recherche que d’un ensemble de résultats que l’on pourrait synthétiser.

Iy

Les discours constituants

La prétention attachée au statut de discours constituant, c ’est de fonder et-de n’être pas fondé. Cela ne signifie pas que les multiples autres types d’énonciations (les conversations, la presse, les documents administratifs, etc.) n’ont pas d’action sur eux ; bien au contraire, il existe une interaction continuelle entre discours constituants et non-constituants, de même qu’entre discours constituants. Mais il est dans la nature de ces derniers de dénier cette interaction ou de prétendre la soumettre à des principes. Les discours constituants mettent en œuvre une même fonction dans la production symbolique d ’une société, une fonction que nous pourrions dire d'archéion. Ce terme grec, étymon du latin archivum, présente une polysémie intéressante pour notre perspective : « Lié à Varche, “ source” , “ principe” , et à partir de là “ commandement” , “ pouvoir” , Varchéion, c ’est le siège de l’autorité, un palais par exemple, un corps de magistrats, mais aussi les

1. Voir en particulier D. Maingueneau (1984 ; 1987 ; 1991).2. F. Co88Utta (1989).

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archives publiques » 3. L ’archéion associe ainsi intimement le travail de fondation dans et par le discours, la détermination d’un lieu associé à un corps dénonciateurs constares et une élaboration de la mémoire 4.

Dans l’état actuel de notre réflexion sont constituants essentiellement les discours religieux, scientifique, philosophique, littéraire, juridique. Le discours politique nous semble opérer sur un plan différent, construisant des configura­tions mouvantes à la confluence des discours constituants, sur lesquels il s’appuie, et les multiples strates de topoi d ’une collectivité.

Ces discours constituants donnent sens aux actes de la collectivité, ils sont les garants des multiples genres de discours. Le journaliste aux prises avec un « débat de société » en appellera à l’autorité du savant, du théologien ou du philosophe, mais non l’inverse ; les pratiques exégétiques sont foncièrement non- symétriques : le véritable exégète lit le texte qui lui apprend comment lire. Les discours constituants possèdent ainsi un statut singulier : zones de parole parmi d’autres et paroles qui se prétendent en surplomb de toute autre. Discours limites, placés sur une limite et traitant de la limite, ils doivent gérer textuellement les paradoxes qu’implique leur statut. Avec eux se posent dans toute leur acuité les questions relatives au charisme, à l’incarnation, à la délégation de l’Absolu : pour ne s’autoriser que d ’eux-mêmes ils doivent se poser comme liés à une Source légitimante. Ils sont à la fois auto- et hétéroconstituants, ces deux faces se supposant réciproquement : seul un discours qui se constitue en thématisant sa propre constitution peut jouer un rôle constituant à l’égard d ’autres discours.

On peut étudier cette constitution selon trois dimensions :— La constitution comme action d’établir légalement, comme processus par

lequel le discours s’instaure en construisant sa propre émergence dans l’interdis- cours.

— Les modes d’organisation, de cohésion discursive, la constitution au sens d’un agencement d’éléments formant une totalité textuelle.

— La constitution au sens juridico-politique, l’établissement d’un discours qui serve de norme et de garant aux comportements d’une collectivité. Les discours constituants prétendent délimiter en effet le lieu commun de la collecti­vité, l’espace qui englobe l’infinité des « lieux communs » qui y circulent.

Nous parlons ici des discours constituants de notre type de société, ceux qui pour l’essentiel sont issus du monde grec. Car selon les époques et les civilisations, la fonction d’archéion ne mobilise pas les mêmes discours constituants. Dans nos sociétés ces discours sont à la fois unis et déchirés par leur pluralité. Leur existence ne fait qu’un avec la gestion de leur impossible coexistence, à travers des configu­rations en reformulation constante. Chaque discours constituant apparaît à la fois intérieur et extérieur aux autres, qu’il traverse et dont il est traversé ; chaque

3. D. Maingueneau (1991 : 22).4. Dans Maingueneau (1991) la notion d’ « archive » a précisément été utilisée en lieu et place de celle

<le « formation discursive » en raison de son lien avec Varckéion grec. Mais ce choix n ’était pas sane inconvénients, dans la mesure où ce concept est bien éloigné de l ’usage qui est fait d9archive dans la langue courante.

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positionnement doit légitimer sa parole en définissant sa place dans l’interdis- cours. Ainsi le discours philosophique, dans sa version traditionnelle, s’est-il attribué la mission d ’assigner sa place à chacun, et s’est-il non moins constamment vu contesté par ceux qu’il entendait se subordonner. En fait, les discours consti­tuants s’excluent et s’appellent dans une irréductible intrication : le discours philosophique implique la formalité de la Loi, mais la Loi implique le discours philosophique ; le discours scientifique ne peut se poser sans conjurer à chaque instant la menace du religieux, lequel ne cesse de négocier son statut par rapport au discours scientifique...

La philosophie répugne en règle générale à se laisser étudier comme un \ discours parmi d ’autres, ou même à être traitée comme discours ; ce dont té­moigne la pauvreté des études menées dans cette direction, si on les compare à celles qui ont été conduites dans d’autres domaines 5. D’ailleurs, dans les années 70 la conjoncture n’était pas favorable. « L ’Ecole Française » d’analyse du discours était trop orientée vers l’exploration de l’idéologie et s’appuyait sur une conception trop pauvre de la discursivité. A nos yeux il faut au contraire relativi­ser la double prétention de la philosophie d’être autoconstituante et de légiférer sur les prétentions émanant d’autres types de discours. C’est le déclin de la prétention hégémonique de la philosophie, ainsi que des développements féconds dans les disciplines du langage, qui ont donné davantage de consistance à un projet de recherche sur le discours philosophique. Ce projet a commencé par articuler les opérations discursives à leur substrat linguistique 6, pour appréhender dans sa spécificité un type de discours qui vise à l’explicitation maximale de ses propres conditions de possibilité. Ont ainsi été mises en évidence les relations intimes qui en philosophie inscrivent les formes conceptuelles et logiques dans defe formes expressives 7. Mais une telle approche, qui privilégie l’étude immanente des systèmes doctrinaux, court le risque de sous-évaluer la relation des énoncés philosophiques à ceux des autres discours constituants, ainsi que leur inscription dans un contexte institutionnel que ni les théories du reflet (Lukács), ni celles du symptôme (Althusser), pas plus que celles de l’archive (Foucaut) ne permettaient de penser.

Il nous semble en effet qu’une analyse de la constitution des discours consti­tuants doit s’attacher à montrer la connexité de l ’intraAiscursif et de l ’extradis- cursif, Vintrication d ’une représentation du monde et d ’une activité énonciative.Les discours constituants représentent un monde, mais leurs énonciations sont parties prenantes de ce monde qu’elles représentent et ne font qu’un avec la manière dont elles gèrent leur propre émergence, l ’événement de parole qu’elles instituent. On ne cherchera donc pas, comme dans la démarche structuraliste, une théorie de « l’articulation » entre le texte et une réalité muette, non-textuelle :

5. Depuis 1992 au Collège International de Philosophie sous la responsabilité de l ’un de nous (F. Cos- sutta) fonctionne un groupe de travail sur le discours philosophique qui réunit des linguistes et des philosophes. Un prochain numéro de Langages sera consacré à l'analyse du discours philosophique.

6. F. Coesutta (1994 a).7. F. Cossuttta (1989).

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cela reviendrait à présupposer le partage même qu’on cherche à surmonter. En fait, l’énonciation se déploie comme dispositif de légitimation de l’espace de sa propre énonciation, à l’articulation d’un texte et d’une manière de s’inscrire dans un univers social. On se refuse ainsi à dissocier dans la constitution discursive les opérations énonciatives par lesquelles s ’institue le discours, qui construit ainsi la légitimité de son positionnement, et le mode d’organisation institutionnel que le discours tout à la fois présuppose et structure.

Positionnement et communauté discursive

Les discours constituants sont l’espace d’un conflit permanent entre divers positionnements.

Cette notion de « positionnement » (doctrine, école, théorie, parti, ten­dance...) est très pauvre ; elle implique seulement que l’on rapporte les énoncés à diverses identités énonciatives qui se définissent les unes les autres. C’est là un thème rémanent de l ’analyse du discours en France : l ’unité d’analyse pertinente n’est pas le discours en lui-même, mais le système de relation aux autres discours à travers lequel il se constitue et se maintient 8. Le rapport aux autres et le rapport à soi ne sont qu’illusoirement distinguables, l’interdiscours ne se trouve pas à l’extérieur d’une identité refermée sur ses propres opérations. Certes, le position­nement prétend naître d ’un retour aux choses, d’une juste appréhension du Beau, du Vrai, etc. que les autres positionnements auraient défiguré, oublié, sub­v e r t__ , mais cette visée d’un terme exorbitant aux discours est en réalitétraversée par ces autres discours.

Les diverses écoles philosophiques du monde hellénistique ne sont pas les courants ou écoles des sciences humaines ou les laboratoires de la physique contemporaine, mais dans tous les cas le positionnement suppose l’existence de réseaux institutionnels spécifiques, de communautés discursives 9 qui partagent un ensemble de rites et de normes. On peut distinguer des communautés discursi­ves de deux types, étroitement imbriquées : celles qui gèrent et celle qui produi­sent le discours. Un discours constituant ne mobilise pas que des auteurs, mais une variété de rôles socio-discursifs : par exemple les disciples des écoles philosophi­ques, les critiques littéraires des journaux, les juges, etc.

La forme que prend cette « communauté discursive », ce groupe qui n’existe que par et dans l’énonciation des textes, varie à la fois en fonction du type de discours constituant concerné et de chaque positionnement. Le positionnement n’est pas seulement un ensemble de textes, un corpus, mais l’intrication d’un mode d’organisation sociale et d’un mode d’existence des textes. Rien ne sert d’imaginer les écrivains des Lumières indépendamment du réseau international de la « Ré­publique des lettres » ou les auteurs jansénistes indépendamment des « solitai­res » de Port-Royal. Alors que l’école épicurienne était centrée sur la figure d’un

8. Sur ce point voir Maingueneau (1984).9. Sur les communautés discursives voir Maingueneau (1984 : chap. 5) et Maingueneau (1987 : 39).

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maître vénéré et se référait à un corpus dogmatique, les disciples de Pyrrhon considéraient l’idée même d’école comme contradictoire avec l’esprit du scepti­cisme 10. Dans un cas comme dans l’autre, doctrine et fonctionnement institution­nel sont indissociables. Le discours littéraire, de son côté, inclut nombre d’écrivains qui prétendent œuvrer hors de toute appartenance ; mais c ’est juste­ment une des caractéristiques de la littérature que de susciter une telle prétention.

Inscription et médium

Le caractère constituant d’un discours confère un statut particulier à ses énoncés, qui sont chargés de toute l’autorité attachée à leur statut énonciatif. Plutôt que d ’« énoncé », de « texte », voire d’« œuvre. », on a ici affaire à des inscriptions. Le concept d’inscription déjoue toute distinction empirique entre oral et graphique : inscrire, ce n’est pas forcément écrire. Les littératures orales sont « inscrites », comme nombre d’énonçés mythiques oraux, mais cette inscrip­tion passe par des voies distinctes de celles du code graphique. L ’inscription est radical^nent exemplaire, elle suit des exemples et donne l’exemple. Produire une inscription, ce n’est pas tant parler en son nom que suivre la trace d’un Autre invisible, qui associe les énonciateurs modèles de son positionnement et, au-delà, la présence de cette Source qui fonde le discours constituant : la Tradition, la Vérité, la Beauté...

L ’inscription est creusée par le décalage d’une répétition constitutive, celle d’un énoncé qui se place dans un réseau serré d’autres énoncés (par filiation ou par rejet) et s’ouvre à la possibilité d’une réactualisation. C’est une des caracté­ristiques des énoncés appartenant aux discours constituants que d’être à la fois plus ou moins fermés sur leur organisation interne et réinscriptibles dans d’autres discours. Par sa manière de se situer dans un interdiscours, une inscription se donne en même temps comme citable (on sait par exemple quel usage les philoso­phes font des formules généralisantes ou des aphorismes). Plus largement, un style en littérature, un echème de pensée scientifique, quoique consubstantiels à une œuvre, peuvent être réactualisés par des disciples ou des épigones ou réinscrits dans des contextes différents. Ainsi, une œuvre constituante joue-t-elle son rôle non seulement par les contenus qu’elle véhicule mais aussi par les modes d’énonciation qu’elle autorise.

L ’inscription se distribue sur des échelles aux hiérarchies instables. Certains "textes acquièrent un statut d’inscriptions ultimes, ils deviennent ce qu’on pourrait appeler des archétextes. Ainsi VEthique de Spinoza ou la République de Platon pour la philosophie, la Déclaration des Droits de l’Homme pour le discours juridique, les écrits des Pères de l’Eglise pour le discours chrétien... Bien en­tendu, l’établissement des archétextes légitimes fait l’objet d’un incessant débat

10. Coeeutta (1994 b : 55).

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entre les positionnements, chacun cherchant à imposer les siens ou son interpré­tation de ceux qui sont reconnus par tous.

La notion d’« inscription » suppose une référence à la dimension mé- diologique des énoncés, pour reprendre un terme de R. Debray 11, c ’est-à-dire aux modalités de support et de transport des énoncés. Un positionnement ne se définit donc pas seulement par des « contenus ». Entre le caractère oral de l ’épopée, ses modes d’organisation textuelle, ses contenus, il existe une relation essentielle ; de même qu’entre le médium télévisuel et les « contenus » qui peuvent y être investis. Le « support » n’est pas un support, il n ’est pas extérieur à ce qu’il est censé « véhiculer ». Sur ce point comme en d’autres, il s’agit de dépasser les immémoriales oppositions de l’analyse de texte : l ’action et la représentation, le fond et la forme, le texte et le contexte, la production et la réception... Au lieu d’opposer des contenus et des modes de transmission, un intérieur du texte et un environnement de pratiques non-verbales, il faut déployer un dispositif où l’acti­vité énonciative noue une manière de dire et un mode de mise en relation des hommes.

H étérogénéité discursive

L ’analyse des discours constituants ne se réduit pas à l’étude de quelques textes privilégiés (les œuvres des grands savants, les grands textes religieux!, etc.) ou de quelques types de textes privilégiés (les productions théologiqües pour théologiens, les articles scientifiques pour chercheurs scientifiques, etc.). Elle a affaire à une production discursive foncièrem ent hétérogène. Une hiérarchie s’instaure entre les textes réellement autoconstituants et ceux qui s’appuient sur eux pour les commenter, les résumer, les réfuter... A côté de la « grande » philosophie, de la « haute » théologie ou de la science « noble », il existe des manuels de classe terminale, des sermons dominicaux ou des revues de vulgarisa­tion scientifique. Le discours constituant suppose cette interaction de régimes divers, qui ont chacun un fonctionnement spécifique. Cette multiplicité des ré­gimes de production discursive n’est pas contingente : les productions constituan­tes qu?on pourrait dire « fermées », celles où la communauté des énonciateurs tend à coïncider avec celle des consommateurs, sont toujours doublées d’autres genres, souvent jugés moins nobles, qui sont tout aussi nécessaires au fonctionne­ment de l’archéion. Le fait que dans la France contemporaine la philosophie fasse l’objet de manuels d’enseignement secondaire n’est pas un accident extérieur à l ’essence de la philosophie, comme si cette dernière pouvait échapper à toute didacticité. De même le fait que les œuvres littéraires fassent l’objet de critiques dans les journaux ou suscitent des émissions télévisées.

L ’hétérogénéité est également interne à une même source énonciative : à l’intérieur du discours scientifique un savant peut manier plusieurs genres, dont

11. Cours de médiologie générale , Parie, Gallimard, 1991.

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certains ne relèvent pas de la science « pure », un écrivain peut faire de la critique littéraire... La philosophie, elle, prétend maîtriser les conditions de sa reproduc- tibilité, en déterminant les principes de sa réécriture. Ainsi les œuvres philosophi­ques se fixent dans une forme discursive canonique (le dialogue pour Platon, la méditation pour Descartes, l’exposé more geometrico pour Spinoza), mais peu­vent également être reconfigurées à travers d’autres dispositifs énonciatifs : Des­cartes, par exemple, propose plusieurs présentations de sa doctrine (dans le Discours de la méthode ou les Principes de la philosophie).

A l’intérieur d’un même espace constituant (le littéraire, le religieux, le scientifique...) on doit donc opérer quelques distinctions :

— Entre des ensembles d’énoncés premiers et des ensembles d’énoncés se­conds ; c ’est là une opposition entre régimes énonciatifs. Les énoncés premiers contiennent un grand nombre d’énoncés « fermés », où se mêlent le spéculaire et le spéculatif : on y écrit pour un nombre limité de pairs légitimés. De ce point de vue un article dans une revue scientifique sera « premier », mais non un manuel ou un article dans un quotidien à grand tirage. Le Discours de la méthode n’est pas premier puisqu’il est ouvert sur le grand public et se donne pour le récit de la découverte d ’une doctrine qui est proposée ailleurs : il tire en dernière instance sa légitimité de son affiliation à des textes en amont ;

— Entre les ensembles d’énoncés fondateurs et non-fondateurs ; les ensem­bles d’énoncés fondateurs ne sont qu’une minorité ; ils instaurent un nouveau dispositif énonciatif, une nouvelle manière de faire de la philosophie, de la physique, du Droit, etc. Le Discours de la méthode est fondateur d’une façon nouvelle de penser le rapport entre la philosophie et son lecteur, mais il n’est pas premier d’un point de vue doctrinal.

II

Nous allons illustrer notre propos par deux textes, le Discours de la méthode et les premières Provinciales, 12, qui précisément ne sont pas deux énoncés pre­miers, comme le seraient les Méditations cartésiennes ou l ’Augustinus de Janse- nius. A des titres différents ils se situent sur des frontières. Les Provinciales sont à l’intersection de trois discours constituants (religieux, scientifique, littéraire) : libelles religieux écrits par un savant, elles révèlent une contamination entre raisonnement mathématique et discours religieux et possèdent aujourd’hui un statut d’archétexte littéraire. Quant au Discours de la méthode, il présente la particularité d’être une préface à un ouvrage scientifique et de s’adresser à un public large en mobilisant des ressources énonciatives différentes de celles du discours adressé aux spécialistes. Comme les Provinciales, il joue aussi un rôle d’archétexte üttéraire. Ces textes « seconds » écrits en français pour un large

12. Plus exactement, les dix premières, celles où 1*énonciateur se pose en honnête homme neutre, non en janséniste.

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public sont à leur façon « fondateurs » puisqu’ils instaurent un geste en décalage par rapport à l’exercice traditionnel de la théologie et de la philosophie, une manière d’énoncer le philosophique et le théologique qui va devenir prototypique pour des énonciations ultérieures.

L ’un et l’autre sont en général lus à travers un présupposé « rhétorique », qui sépare le « contenu » à transmettre et les « moyens » de sa transmission. Les jansénistes auraient eu une thèse à « faire passer » dans l’opinion (la défense d’Antoine Arnauld en passe d’être condamné en Sorbonne) et Pascal aurait fourni le ge_nre de discours permettant de toucher un public ignorant en théologie. Quant à Descartes, il se serait décidé à écrire une biographie intellectuelle pour intéresser à sa philosophie tous les bons esprits. Dans la perspective qui est la nôtre, cette conception rhétorique est inadéquate : le « médium », loin d’être un simple cadre, un instrument contingent, informe en profondeur l’énoncé.

Le discours constituant implique en effet un type de liaison spécifique entre opérations langagières et espace institutionnel. Les formes énonciatives n’y sont pas un simple vecteur d’idées, elles représentent l’institution dans le discours en même temps qu’elles façonnent en le légitimant (ou en le délégjtimant) l’univers social où elles viennent s’inscrire. Il y a constitution précisément dans la mesure où un dispositif énonciatif fonde, de manière en quelque sorte performative, sa propre possibilité, tout en faisant comme s’il tenait cette légitimité d’une source qu’il ne ferait qu’incarner (le Verbe révélé, la Raison, la Loi...). Il y a ainsi une circularité constitutive entre l’image qu’il donne à voir de sa propre instauration et la validation retrospective d’une certaine configuration des réseaux de commu­nication, de diffusion des savoirs, de répartition de l’autorité, d’exercice du pouvoir qu’il cautionne, dénonce ou promeut par son geste instaurateur.

Ce processus spéculaire entre discours et institution joue sur trois registres :— un investissement scénographique du discours fait de ce dernier le lieu

d’une représentation de sa propre situation d’énonciation ;— un investissement dans un code langagier permet, en jouant sur la diver­

sité irréductible des zones et des registres de langue, de produire un effet prescrip- tif qui résulte de la convenance entre l’exercice du langage qu’implique le texte et l’univers de sens qu’il déploie ;

— un investissement imaginaire donne au discours une voix, qui atteste de l ’épaisseur d’un corps, fixant ainsi l’éthoe associé à la scénographie et au code langagier.

Scénographie

La situation d’énonciation n’est pas un simple cadre empirique, elle est cons­truite comme scénographie 13 à travers l ’énonciation. Ici la graphie est processus d’inscription légitimante qui trace une boucle paradoxale : le discours implique

13. Pour une présentation plus détaillée de ce concept, voir Maingueneau (1993 : chap. 6).

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un énonciateur et un coénonciateur, un lieu et un moment d’énonciation qui valident l’instance même qui permet de les poser. De ce point de vue, la scé­nographie est à la fois en amont et en aval de l’œuvre.

Le Discours de la méthode suppose une scénographie dans laquelle un sujet affirme l’excellence de la « méthode », de l’enchaînement des raisons pour un lecteur dont il n’est présupposé qu’une propriété : être doué de « bon sens ». Cette relation est inséparable d’un usage de la langue qui est posé comme trans­parent à la pensée. Quant à la scénographie des Provinciales, elle associe un énonciateur et un lecteur présentés comme d’honnêtes gens « neutres », à travers un usage de la langue tout aussi « neutre », fondé sur les pratiques langagières d’une élite et garanti par FAcadémie. Le texte atteste ainsi l’excellence de ce qui l’a rendu possible, à savoir la collaboration d’un honnête homme géomètre (Pascal) et de théologiens (Arnauld, Nicole). Il n’y a pas là de calcul rhétorique mais la mise en place d’un dispositif énonciatif qui ne fait qu’un avec le « contenu » argumen­tatif du texte. La figure du « Provincial », la place de tiers neutre assignée au lecteur, apparaît inséparable de celle de l’auteur. Ce dernier est une conscience individuelle souveraine, libre de toute sujétion à une communauté et qui tire sa légitimité de sa maîtrise des règles de la raison. P ar sa manière de s’inscrire dans l’espace de communication, il atteste l’existence de cette communauté utopique de gens de bon sens qui déjoue les frontières que trace la coutume. L ’« étrangèreté » de l’auteur Pascal, celle de l’homme de « bon sens » qui traverse la théologie, est aussi celle du personnage de la narration : pour écrire les Provinciales il a dû, armé de la seule logique, se confronter à une série de positionnements théologiques repliés sur leur discours. Le texte célèbre d’ailleurs cette neutralité déliée de toute attache qui le rend possible :

Je ne vous crains ni pour moi ni pour aucun autre, n’étant attaché ni à quelque communauté, ni à quelque particulier que ce soit. Tout le crédit que vous pouvez avoir est inutile à mon égard. Je n’espère rien du monde, je n’en appréhende rien, je n’en veux rien, je n’ai besoin par la grâce de Dieu ni du bien, ni de l’autorité de personne 14.

Les Provinciales comme le Discours construisent ainsi leur légitimation en outrepassant les frontières normalement imparties à la philosophie ou à la théologie. L ’un et l’autre placent en position d’autorité les femmes et les gens du monde, et non les pairs. La conclusion du Discours le montre nettement :

Et si j ’écris en français qui est la langue de mon pays, plutôt qu’en latin, qui est celle de mes précepteurs, c’est à cause que j’espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens IS.

De ce point de vue, l’abondante correspondance entre Descartes et la Prin­cesse Elisabeth n’est pas anecdotique : en correspondant avec une femme du grand monde, le philosophe atteste de manière en quelque sorte performative que

14. 17° Lettre« , in Œ uvres complètes. Seuil, 1963, p. 454.15. Œ uvres philosophiques, p. 649. C’est non· qui soulignons.

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sa philosophie excède son cercle traditionnel de diffusion, que son destinataire est tout être doué de bon sens et appliqué à l’étude. De la même manière, la lettre de la femme du monde au début de la 3° Provinciale vient attester la légitimité de la scénographie instaurée par le texte.

On ne peut donc pas se contenter de parler de « diffusion » d ’un « contenu » qui serait indépendant de la scénographie : cette dernière est partie prenante du positionnement, au même titre que les « contenus ». Le discours intervient ainsi dans le monde qu’il est censé représenter. Le Discours semble vouloir seulement toucher un public plus vaste, mais par là il modifie le contenu même de la philosophie. Les Provinciales feignent de mettre les honnêtes gens au courant d’une querelle de théologiens mais, ce faisant, elles changent le statut du discours théologique. Le déplacement du débat théologique vers une scénographie de type rationaliste est l’indice d’une reconfiguration de l’espace constituant théologique. La hiérarchie de l’autorité des discours constituants bascule : le théologique se trouve soumis à la double juridiction de l’Académie pour la langue et de la Raison pour les critères de véridiction.

Code langagier

Cet espace énonciatif commun, où un sujet dégagé de tout appareil institue une relation avec un coénonciateur qui est son double, va de pair avec un certain usage de la langue, transparent aux enchaînements de la raison.

On admet communément que Descartes a innové en écrivant de la philosophie « en français ». En fait, son Discours ne se développe pas dans la compacité d’une langue, le français, mais à travers un code langagier qui s’élabore dans une interlangue, à travers l’espace de confrontation des variétés langagières : variétés « internes » (usages sociaux variés, niveaux de langue, dialectes...) ou variétés « externes » (idiomes « étrangers ») 16. Distinction au reste relative dans la me­sure où l’écart entre langue « étrangère » et « non-étrangère » n’est pas donné mais assigné par chaque positionnement : pour un philosophe du début du XVIIe siècle le latin n’est pas une langue « étrangère ». Dans cette notion de « code langagier » s’associent l’acception de système sémiotique permettant la communi­cation et celle de code prescriptif : le code langagier que mobilise le discours est en effet celui à travers lequel il prétend qu’il/au t énoncer, le seul légitime eu égard à l’univers de sens qu’il instaure. Ce code langagier rétroagit sur l ’interlangue : en conférant au français le statut d’idiome de la philosophie, le discours de Descartes contribue à en redistribuer les rapports de force.

Or à cette époque le français fait lui-même l’objet d’un investissement idéologique qui participe de la même dynamique que celle qu’entend promouvoir le Discours de la méthode. Le travail d ’épuration que mènent les lettrés et l’Académie qui vient d’être fondée va de pair avec le développement d’un discours

16. Su r ces concepts de « code langagier » et d '« interlangue » voir Maingueneau (1993 : chap.5).

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sur la clarté du français, sur sa supposée conformité avec un ordre naturel de la pensée, qui n ’est pas « extérieur » au discours de Descartes. La dynamique éclairante de la méthode cartésienne investit une langue qui est elle-même traversée par la dynamique d’un cheminement vers la clarté. Il se produit ainsi un étayage réciproque des deux forces. Dans le Discours de la méthode, la langue française est happée dans un code langagier qui la fait accéder à un nouveau statut. Lorsque, prolongeant la pensée cartésienne, Arnauld et Lancelot dans la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal consacreront la conformité du français à l’ordre de la Raison, ils mettront en évidence cette boucle : les œuvres cartésiennes écrites « en français » libèrent des catégories qui permettent précisé­ment de penser la singularité de cette langue française et de légitimer obliquement l ’énonciation philosophique qui s’est portée sur elle.

Mais l’essentiel, c ’est la manière dont s’établit dans le Discours de la méthode l ’écart entre le latin et le français. Loin d’être une donnée stable et évidente, cet écart dépend du positionnement cartésien. Il existe en effet une inimité de maniè­res d ’« écrire en français » plutôt qu’en latin. Chez Descartes il n’existe pas de conflit, de tension entre latin et français. Sa syntaxe, dont on a constamment souligné le caractère très hypotaxique, entretient une relation de parasitisme avec celle du latin classique. Ecrire en français n’est pas écrire contre le latin mais déployer la raison dans un espace linguistique qui est, fondamentalement, indiffé­rent à la différence entre français et latin. En fait, Descartes n’écrit ni en latin ni en français si l’on entend par « français » quelque idiome qui revendiquerait son identité en associant une structure et une vision du monde irréductibles. Il écrit dans le langage en ce que celui-ci est analyse de la pensée ; or ce langage peut se déployer dans toute langue dont la syntaxe se soumet à la « méthode ». Avec les honnêtes gens le français est accès à l’universalité, avec les lettrés c ’est le latin, mais les deux sont une manifestation d’un code de la Raison. Cette réversibilité euphorique entre français et latin est rendue possible par le fait que la syntaxe du français écrit a été façonnée, à l’époque du moyen français, à travers celle du latin classique. On peut croire que l’on passe sans solution de continuité d’une langue à l ’autre.

Considérons à présent les Provinciales. Dans les commentaires traditionnels on distingue dans le texte de Pascal le raisonnement proprement dit, qui serait le contenu à « faire passer », et le genre de discours, qui serait l’instrument au service de ce contenu (la fiction de l’ami du Provincial, le genre épistolaire, l’ironie mondaine...). Mais là encore le « médium » n’est pas neutre. Les Provinciales à travers leur énonciation montrent la supériorité de la langue des honnêtes gens sur le « jargon » replié sur soi des théologiens. Cette récusation de la légitimité d ’un discours opaque s’appuie sur une convergence entre raisonnement géométrique et langue des honnêtes gens qui renvoie a l’idéal de formation du jugement qui sera défini dans la Logique de Port-Royal. Il y a dans cette conception de la langue comme représentation de la pensée une unité profonde entre le français clair tel qu’entend le promouvoir l’Académie et la langue logique ou mathématique. Au

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début de la 3° Provinciale est insérée une lettre élogieuse d’un membre de FAcadémie, qui pose le problème en termes d’instance habilitée à trancher : qui de la Sorbonne ou de l’Académie a autorité en matière de sens des mots ? L ’Académie se pose en tiers neutre, fondé à assurer l ’univocité du stock lexical de la communauté, dont le pouvoir doit s’exercer sur la totalité des zones de dis­cours :

Je voudrais que la Sorbonne, qui doit tant à la mémoire de feu M. le Cardinal, voulût reconnaître la juridiction de son Académie française. L’auteur de la lettre serait content : car en qualité d’académicien, je condamnerais de tout mon pouvoir ce pouvoir prochain qui fait tant de bruit pour rien 17.

Dans le Discours de la méthode comme dans les Provinciales le français des honnêtes gens est investi d’un pouvoir d’éclairement associé à la rigueur de la démonstration mathématique. Mais dans ce texte de Pascal la disqualification du latin se confond avec celle des divers jargons qui empêchent la pensée de se construire à travers les mots. Les deux œuvres racontent le périple qui mène de l’obscurité à la lumière grâce à la géométrie. Pascal le fait en opposant à l’homme d’appareil l’honnête homme qui est muni des seules ressources de la logique, alors que Descartes développe un discours qui semble n’avoir pas d’extérieur. Le français latinisé (ou le latin francisé) de Descartes s’instaure dans l’évidence des enchaînements d’une syntaxe qui a en quelque sorte digéré toutes les altérités langagières. De son côté, le raisonnement de Pascal se laisse ramener à une déduction de type géométrique, comme l’a fort bien montré O. Ducrot 18, mais c ’est moins l'enchaînement des raisons qui l’intéresse que le pouvoir de discrimi­nation du raisonnement.

Ethos

Un positionnement n’implique pas seulement la définition d’une situation d’énonciation et un certain rapport au langage ; il faut également prendre en compte ¡.’investissement du corps, l’adhésion « physique » à un certain univers de sens. Les « idées » se présentent en effet à travers une manière de dire qui est aussi une manière d’être, associée à des représentations et des normes de « tenue » du corps en société. Discours d’assignation des référentiels ultimes, construction d’un lieu énonciatif qui donne sens aux pratiques des hommes, les discours constituants sont porteurs d’une schématisation du corps, même s’ils dénient cette dimension.

Tel qu’il peut être conçu dans une perspective pragmatique 19 l’éthos rhé­torique relève du dire, du « montré » : par la manière même dont il énonce l’énonciateur se confère une certaine « corporalité ». Le « ton » de voix qu’il

17. P. 37918. (1971). Pour une réflexion critique sur cette problématique voir Maingueneau (1994).19. Voir O.Ducrot (1984 : 200). Pour une utilisation systématique de l’éthos en analyse du discours

voir Maingueneau (1993 : chap.7).

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construit dans son énonciation implique une certaine détermination de son propre corps et de celui qu’il confère à son coénonciateur. La légitimation de l’énoncé ne passe donc pas seulement par l’articulation de propositions, elle est portée par l’évidence d’une corporalité qui se donne dans le mouvement même de la lecture. L ’énonciation cartésienne chemine sereinement et inexorablement commfe ce voyageur dont son texte ne cesse de parler. Un voyageur qui n’est pas seulement un actant dans un programme narratif mais encore chair vocale et corps en mouve­ment. L ’éthos du Discours est cheminant, sa « géométrie » est prise de possession par le pas d’un espace. Ce que capte la célèbre formule d’un Péguy, autre énonciateur voyageur, qui parle de Descartes comme de « ce cavalier français parti d ’un si bon pas ».

L ’éthos des premières Provinciales est fort différent. Le cheminement serein du Discours contraste avec l’éthos ironique d’un narrateur virevoltant. Ce ton ironique est bien autre chose qu’un « procédé ». Il suppose à la fois la mobilité d’un sujet qui n’appartient à aucune institution close sur son discours et la mobilité d’une Raison qui exalte son autonomie dans ce pur mouvement de déprise. Ethos qui est aussi à la mesure du mode de diffusion de ces Provinciales : clandestines, insaisissables et omniprésentes, échappant aux filets de la police et des appareils ecclésiastiques.

Conclusion

Nous n’avons pu donner qu’une idée succincte d’une recherche en cours. Nous finirons sur une question qu’il est impossible d’éluder, celle de la relation entre les discours constituants et l’analyse de discours qui se porte sur eux. Cette dernière est prise dans un paradoxe insurmontable puisqu’à la fois elle relève d’un discours constituant (scientifique en l’occurrence), tout en prétendant surplom­ber le caractère constituant de tout discours. A prétendre nier ce paradoxe, l’analyse du discours se trouverait prise dans les mêmes naïvetés que la Philoso­phie, la Théologie, la Science, quand en leur temps elles ont prétendu régner sur l’ensemble du dicible. Comme il n’est pas question pour l’analyse du discours de reconduire la tentation de s’autoproclamer seule instance de légitimation, force lui est d’accepter d’être prise dans le domaine d’investigation qu’elle prétend d’ana­lyser, de laisser se développer un aller et retour critique entre ces deux pôles.

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