La douceur en médecine : les emplois médicaux de ἤπιοςet morales. Elle n'ignore évidemment...

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Jacques Jouanna La douceur en médecine : les emplois médicaux de πιος In: Revue des Études Grecques, tome 116, Janvier-juin 2003. pp. 54-72. Citer ce document / Cite this document : Jouanna Jacques. La douceur en médecine : les emplois médicaux de πιος. In: Revue des Études Grecques, tome 116, Janvier-juin 2003. pp. 54-72. doi : 10.3406/reg.2003.4519 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_2003_num_116_1_4519

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Jacques Jouanna

La douceur en médecine : les emplois médicaux de πιοςIn: Revue des Études Grecques, tome 116, Janvier-juin 2003. pp. 54-72.

Citer ce document / Cite this document :

Jouanna Jacques. La douceur en médecine : les emplois médicaux de πιος. In: Revue des Études Grecques, tome 116,Janvier-juin 2003. pp. 54-72.

doi : 10.3406/reg.2003.4519

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_2003_num_116_1_4519

RésuméÉtude des emplois de l'adjectif πιος dans un contexte médical depuis Homère (πια φάρμακα) jusqu'auximitations tardives de l'expression homérique (Clément d'Alexandrie et Théodoret de Cyr), en passantpar la poésie archaïque (Solon) et tragique (Sophocle), la prose ionienne d'Hérodote et d'Hippocrate,puis la littérature médicale de l'époque impériale (Galien et Soranos). Le sens actif (« adoucissant »)qualifiant les remèdes chez Homère et dans la poésie archaïque et tragique, n'a pas été repris dans laprose ionienne d'Hérodote et des médecins où le sens passif (« doux ») qualifie le traitement chezHérodote (par opposition à une thérapeutique violente) et certaines formes atténuées de la maladie oudes manifestations de la maladie chez Hippocrate. Rarement attesté dans la médecineposthippocratique, l'adjectif a le sens passif de remède « doux ». Le sens actif n'est conservé que dansl'épopée tardive par imitation d'Homère (Quintus de Smyrne), alors que le sens passif devenuprédominant a même été adopté chez les prosateurs de l'époque tardive faisant référence à la formulehomérique. Ainsi la même expression πια φάρμακα, qui était au départ le symbole d'une médecineefficace apaisant les douleurs, devient le symbole d'une médecine douce opposée à une médecineamère ou violente.

AbstractStudy of the use of the adjective πιος in a medical context, from Homer (πια φάρμακα) to the lateimitations of the homeric expression (Clemens Alexandrinus and Theodoretus Cyrrhensis) through thearchaic poetry (Solon) and the tragic poetry (Sophocles), the ionian prose of Herodotus andHippocrates, and then the medical literature of the imperial period. The active meaning ('softening')referring to remedies in Homeric poems and in the archaic and tragic poetry has not been retained inthe ionian prose of Herodotus and of the physicians, where the passive meaning ('soft') refers to thetreatment in Herodotus (as opposed to a drastic therapy) and to some weakened forms of illness inHippocrates. Rarely attested in the posthippocratic medicine, the adjective has the passive meaning of'soft'. The active meaning is found only in late epic, as an homeric imitation (Quintus Smyrnaeus), whilethe passive meaning has predominated and is used even by some prose writers of the late periodreferring to the homeric expression. So the same expression πια φάρμακα, which was in the beginningthe symbol of an efficacious medicine softening the pains, becomes the symbol of a soft medicine asopposed to a bitter or violent medicine.

Jacques JOUANNA

LA DOUCEUR EN MÉDECINE :

LES EMPLOIS MÉDICAUX DE ΉΠΙΟΣ

Résumé. — Étude des emplois de l'adjectif ήπιος dans un contexte médical depuis Homère (ήπια φάρμακα) jusqu'aux imitations tardives de l'expression homérique (Clément d'Alexandrie et Théodoret de Cyr), en passant par la poésie archaïque (Solon) et tragique (Sophocle), la prose ionienne d'Héro

dote et d'Hippocrate, puis la littérature médicale de l'époque impériale (Galien et Soranos). Le sens actif (« adoucissant ») qualifiant les remèdes chez Homère et dans la poésie archaïque et tragique, n'a pas été repris dans la prose ionienne d'Hérodote et des médecins où le sens passif (« doux ») qualifie le traitement chez Hérodote (par opposition à une thérapeutique violente) et certaines formes atténuées de la maladie ou des manifestations de la maladie chez Hippocrate. Rarement attesté dans la médecine posthippocratique, l'adjectif a le sens passif de remède « doux ». Le sens actif n'est conservé que dans l'épopée tardive par imitation d'Homère (Quintus de Smyrne), alors que le sens passif devenu prédominant a même été adopté chez les prosateurs de l'époque tardive faisant référence à la formule homérique. Ainsi la même expression ήπια φάρμακα, qui était au départ le symbole d'une médecine efficace apaisant les douleurs, devient le symbole d'une médecine douce opposée à une médecine amère ou violente.

Abstract. — Study of the use of the adjective ήπιος in a medical context, from Homer (ήπια φάρμακα) to the late imitations of the homeric expression (Clemens Alexandrinus and Theodoretus Cyrrhensis) through the archaic poetry (Solon) and the tragic poetry (Sophocles), the ionian prose of Herodotus and Hippocrates, and then the medical literature of the imperial period. The active meaning ('softening') referring to remedies in Homeric poems and in the archaic and tragic poetry has not been retained in the ionian prose of Herodotus and of the physicians, where the passive meaning ('soft') refers to the treatment in Herodotus (as opposed to a drastic therapy) and to some weakened forms of illness in Hippocrates. Rarely attested in the posthippocratic medicine, the adjective has the passive meaning of 'soft'. The active meaning is found only in late epic, as an homeric imitation (Quintus Smyrnaeus), while the passive meaning has predominated and is used even by some prose writers of the late period

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referring to the homeric expression. So the same expression ήπια φάρμακα, which was in the beginning the symbol of an efficacious medicine softening the pains, becomes the symbol of a soft medicine as opposed to a bitter or violent medicine.

Dans une très belle étude sur La douceur dans la pensée grecque, Jacqueline de Romilly a examiné au départ les termes grecs exprimant l'idée de douceur l. Parmi eux se trouve le terme ήπιος que l'on rencontre dès Homère et qui appartient à la catégorie de ces termes bien présents dans l'époque archaïque, qui régressent à l'époque classique, mais réapparaissent à l'époque impériale 2. Madame de Romilly, qui note que le mot ήπιος « mérite une place à part » dans le vocabulaire de la douceur, s'intéresse surtout aux emplois de ήπιος dans les relations humaines, et elle explique l'évolution de l'emploi du terme par une évolution des structures politiques et des conceptions politiques et morales. Elle n'ignore évidemment pas les emplois médicaux de ήπιος. Mais elle ne les aborde que dans une brève note 3. Plus généralement elle ne traite pas dans son ouvrage de la douceur en médecine, et je me souviens que le regretté Mirko Grmek m'avait fait part de son étonnement à cet égard. Mais Madame de Romilly, à qui j'en ai parlé, avait bien conscience de ne pas pouvoir tout traiter et souhaite que des études viennent compléter son œuvre, qui, de toute façon, reste fondamentale. C'est ce que je voudrais faire aujourd'hui sur un point précis, en apportant une petite pierre au vaste sujet que serait la douceur en médecine.

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Le point de départ de ma recherche sur les sens médicaux de ήπιος a été non pas Homère, mais Sophocle dans son Philoctète. Au moment où la crise de son mal commence brusquement par un cri et le cloue sur place, Philoctète veut cacher sa douleur à Néoptolème pour le rassurer et ne pas compromettre le départ.

1 J. de Romilly, La douceur dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1979, p. 16-19 pour ήπιος.

2 Pour la bibliographie sur ήπιος, voir P. B. Colera, Répertorie bibliografico de la lexicografia griega (RBLG = DGE anejo III), Madrid, 1998, p. 298. Outre les dictionnaires usuels de Frisk et de Chantraine s.v. ήπιος, voir l'article ήπιος dû à R. Fiihrer dans le Lexicon des friihgriechisches Epos, fasc. 12, Gôttingen, 1987, col. 929-931. On ajoutera l'étude de G. J. Pinault, «Grec "ΗΠΙΟΣ : Védique Api- 'Le proche, l'intime'», Lalies 6, p. 111-128.

3 J. de Romilly, La douceur..., p. 16, n. 3.

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Mais il invoque les dieux. Pourquoi ? lui demande Néoptolème. À quoi Philoctète répond :

« Pour qu'ils viennent à moi σωτήρας... ήπιους θ' 4. »

Mazon traduit par « secourables et cléments ». Si la clémence désigne en français la «vertu qui porte à épargner un coupable ou à atténuer son châtiment », la traduction de ήπιος ne convient pas au contexte. Il n'est pas question de culpabilité ici. En revanche, le mot ήπιος a déjà été employé dans le stasimon qui précède cette scène au v. 698, lorsque le chœur des marins imagine la solitude de Philoctète dans les moments de crise de son mal sans que personne ne puisse le soigner ήπίοισι φύλλοις « par des plantes apaisantes », pour reprendre la traduction de Mazon, qui est, cette fois, correcte. Les deux passages sont connexes : l'évocation par le chœur des crises pour lesquelles Philoctète ne dispose pas de plantes apaisantes annonce la crise effective du mal au début de laquelle Philoctète invoque les dieux pour qu'ils soient salvateurs et apaisants. Certes, cette prière aux dieux ne sera pas exaucée immédiatement. La crise de la maladie va prendre de l'ampleur. Mais les dieux interviendront plus tard : Héraclès apparaît à la fin de la tragédie pour annoncer à Philoctète, entre autres, qu'il enverra Asclépios à Troie pour mettre fin à sa maladie (v. 1438 : παυστήρα... σης νόσου). Dans les deux passages où l'adjectif ήπιος est employé dans le Philoctète, il semble donc avoir le même sens. Qu'il s'agisse d'une plante ou d'un dieu, ce qui est signifié par l'adjectif, c'est la capacité de calmer le mal, de faire cesser la douleur. L'adjectif ήπιος a un sens actif, non pas « doux », mais « adoucissant » 5. Ce sens actif, clair dans un contexte médical, est un héritage d'Homère auquel il convient de remonter maintenant.

4 Sophocle, Philoctète, v. 738. Le sens de l'adjectif ήπιους dans ce passage n'est abordé dans aucune des éditions commentées ou commentaires de référence (Jebb; Kamerbeek; Webster, Ussher).

5 Les dictionnaires Bailly et LSJ rangent les deux emplois du Philoctète dans deux catégories différentes : le sens actif (« adoucissant ») pour les plantes et le sens passif « doux » pour les dieux. Il est évident que lorsque ήπιος qualifie une personne, ici un dieu, il peut y avoir une ambiguïté. La divinité guérisseuse fait preuve de bienveillance à l'égard de l'homme qu'elle soigne, mais elle est, avant tout, celle qui adoucit la douleur. C'est le sens actif qui prédomine dans le cas d'une divinité guérisseuse. C'est à ce sens qu'il faut rattacher aussi vraisemblablement l'épiclèse Ηπιος, désignant Asclépios dans un contexte médical chez Lycophron, Alexandra, v. 1054 (cf. aussi pour cette appellation d' Asclépios EM s.v. Ήπιος· οϋτως πρότερον έκαλείτο ό 'Ασκληπιός· ή άπό των τρόπων, ή άπό τής τέχνης καί της των χειρών ήπιότητος). Le dieu adoucit et supprime les douleurs; mais l'ambiguïté reste possible, car la médecine divine allie, dans le traitement, efficacité et douceur. On pourrait comparer l'emploi des deux adjectifs (σωτήρας... ήπιους) qualifiant les dieux dans le souhait de Philoctète (v. 738) à celui des deux qualificatifs employés dans un contexte

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Parmi les nombreux emplois de ήπιος chez Homère, il y a une série bien représentée dans Ylliade où l'adjectif se situe dans un contexte médical, ou plus précisément dans un contexte thérapeutique. C'est dans l'expression ήπια φάρμακα employée trois fois à la même place dans le vers, où elle occupe les deux dactyles précédant le spondée final (IV, v. 218; XI, v. 515 et XI, v. 830). Ces remèdes sont les plantes broyées que l'on saupoudre sur la plaie, après que le sang a été sucé ou lavé, pour calmer la douleur et cicatriser la plaie. Le passage le plus célèbre est celui où l'on a la première définition du médecin dans la médecine occidentale :

ίητρός γαρ άνήρ πολλών αντάξιος άλλων ιούς τ' έκτάμνειν έπί τ ήπια φάρμακα πάσσειν « Car un médecin vaut beaucoup d'autres hommes pour extraire les flèches par incision et saupoudrer des remèdes apai

sants 6 ».

La valeur du médecin est définie par son savoir supérieur qui se manifeste, dans le soin des blessures de guerre, d'une part en incisant pour retirer la flèche, d'autre part en saupoudrant les ήπια φάρμακα. Les deux autres passages de Ylliade où apparaît l'expression ήπια φάρμακα sont, en quelque sorte, des applications de la définition. Deux hommes saupoudrent des ήπια φάρμακα sur la blessure d'un autre, d'une part le médecin Machaon, fils d'Asclépios, qui soigne Ménélas 7, et d'autre part Patrocle soignant Eurypyle. Patrocle n'est pas un médecin au même titre que Machaon; mais il est significatif que le poète prend soin de préciser, aussi bien pour Patrocle que pour Machaon, qu'ils possèdent tous deux un savoir sur ces ήπια φάρμακα remontant à la même source, le centaure Chiron, après transmission par un maître intermédiaire, Asclépios dans le cas de Machaon, et Achille dans le cas de Patrocle. Le sens de l'adjectif ήπιος dans ces trois passages est actif : ce sont des remèdes qui calment les douleurs. Ce sens peut être confirmé par une expression parallèle, όδυνήφατα φάρμακα qui commute avec ήπια φάρμακα dans un

analogue de YAgamemnon d'Eschyle où le héraut prie Apollon d'être σωτήρ... και παιώνιος « sauveur... et guérisseur » (v. 512). On peut ajouter que, dans la même tragédie d'Eschyle, l'adjectif παιώνια qualifie des φάρμακα (ν. 848), comme l'adjectif ήπια qualifie les φύλλα dans le Philoctète de Sophocle (v. 698).

& Iliade XI, v. 514 sq. ι Iliade IV, v. 218.

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contexte analogue. Hadès, blessé d'une flèche à l'épaule est guéri par Péon, le médecin des dieux :

τω δ' έπι Παιήων όδυνήφατα φάρμακα πάσσων ήκέσατ'· ού μεν γάρ τι καταθνητός γε τέτυκτο. « Péon, en répandant des remèdes supprimant la douleur

le guérit ; car ce n'était nullement un mortel 8. »

L'adjectif composé όδυνήφατος a clairement le sens de « qui supprime la douleur ». On pourrait objecter qu'il n'est pas prudent d'inférer une synonymie d'une simple commutation. Mais on dispose d'autres indices pour mettre en relation l'adjectif ήπιος avec l'apaisement ou la cessation des douleurs. Outre l'adjectif ήπιος, Ylliade possède un verbe dérivé de l'adjectif, κατηπιάω9. Or ce verbe, employé lui aussi dans un contexte de blessure — il s'agit de la blessure d'Aphrodite par Diomède — , a pour sujet « les douleurs » : όδύναι κατηπιόωντο βαρεΐαι, « les douleurs furent apaisées, alors qu'elles étaient pénibles » (V, v. 417). C'est donc bien de l'apaisement ou de la cessation des douleurs qu'il s'agit. Un autre indice de cette relation entre ήπιος et l'apaisement de la douleur est donné par une reprise de l'expression ήπια φάρμακα (XI, ν. 380) par φάρμακ' άκεσματ'... όδυνάων « remèdes qui soignent les douleurs » (XV, v. 394).

Même dans le Philoctète de Sophocle cette équivalence se vérifie, car pour qualifier les plantes médicinales destinées à soigner l'ulcère au pied de Philoctète, on rencontre, parallèlement à l'adjectif ήπιος (ν. 697), l'adjectif composé νώδυνος (ν. 44) ayant le sens de « qui supprime la douleur », exactement comme l'adjectif homérique όδυνήφατος. Il y a donc une continuité remarquable du sens actif de l'adjectif ήπιος d'Homère à Sophocle dans son emploi médical à propos d'une plante qui apaise ou supprime les douleurs 10. La seule différence est que Sophocle renouvelle l'expression homérique en remplaçant φάρμακα par φύλλα.

s Iliade V, v. 401. Même expression en V, v. 900; voir aussi XI, v. 847. 9 Ce dénominatif homérique est omis de façon étonnante dans Frisk et dans le

DELG, s. ν. ήπιος. Par ailleurs la forme κατηπιόωντο n'est pas, à proprement parler, un hapax comme le laissent entendre les dictionnaires Bailly et LSJ. Car il y a une imitation dans Quintus de Smyrne, La suite d'Homère IV, v. 404 (fin de vers) κατηπιόωντο δ' άνΐαι. La forme κατηπιόωντο est glosée chez Hésychius (K 1171, 1) par κατεπραύνοντο. On a aussi, grâce à Hésychius, la trace du simple ήπιάω s.v. ήπιήθη· έταπεινώθη. Tous ces renseignements complémentaires doivent être ajoutés à l'article ήπιος du DELG.

10 Pour désigner la vertu de la plante qui apaise, on rencontre dans le Philoctète un autre terme apppartenant au vocabulaire grec de la douceur, c'est πραϋνειν (v. 650). L'action apaisante de la plante est rendue également de façon métaphorique par le vocabulaire de l'endormissement (v. 698 κατευνάσειεν et v. 650 κοιμώ).

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Sophocle n'est pas le seul poète lyrique ou tragique à avoir repris ce sens médical de ήπιος. Déjà Solon, au vie siècle avant J.-C, dans une poésie élégiaque, reprend l'expression homérique ήπια φάρμακα. C'est bien dans un contexte médical, car Solon évoque la médecine, parmi d'autres arts, pour montrer l'impuissance des hommes face à la puissance des dieux. Voici cette présentation des médecins :

άλλοι Παίωνος πολυφαρμάκου έργον έχοντες ϊητροί- και τοις ουδέν επεστι τέλος· πολλάκι δ' έξ όλίγης οδύνης μέγα γίγνεται άλγος,

κούκ αν τις λύσαιτ' ήπια φάρμακα δούς· τον δε κακαΐς νούσοισι κυκώμενον άργαλέαις τε

άψάμενος χειροΐν αιψα τίθησ' υγιή. « D'autres exerçant l'activité de Péon aux nombreux remèdes

sont médecins; et eux, n'ont nul pouvoir de tout achever. Souvent, d'une petite douleur naît un grand mal

et aucun (médecin) ne peut le dissiper en donnant des remèdes apaisants. En revanche, celui qui est secoué par des maladies mauvaises et doulour

euses, le médecin, en le touchant de ses mains, aussitôt lui redonne la

santé n. »

Cette évocation des médecins est nourrie de réminiscences homériques. Outre l'expression ήπια φάρμακα il y a l'adjectif πολυφαρμάκου « aux nombreux remèdes », sans compter l'allusion à Péon qui est le médecin des dieux chez Homère 12. Mais, tout en reprenant les expressions homériques, Solon les utilise dans une conception de la médecine qui est radicalement différente. Les φάρμακα chez Homère sont toujours efficaces pour calmer la douleur et soigner les plaies; chez Solon l'expression ήπια φάρμακα est employée justement quand ils sont inefficaces. Ce sont des médicaments censés calmer la douleur, mais qui ne la calment pas. L'efficacité de la médecine est mise en cause pour la première fois chez Solon.

Au contraire, chez Eschyle dans le Prométhée enchaîné, l'adjectif ήπιος employé à propos des remèdes retrouve sa connotation d'efficacité. C'est dans la présentation de la médecine par Prométhée lorsqu'il énumère les arts dont il a fait don aux mortels :

11 M. L. West, Iambi et Elegi graeci vol. II, Oxford, 1972, frag. 13; Gentili-Prato, Poetae elegiaci I, Teubner, 1988, frag. 1, v. 57-62.

12 Les réminiscences homériques sont répertoriées dans l'édition de Gentili-Prato citée à la note précédente. Pour πολυφάρμακος, comparer Iliade XVI, v. 28 (ίητροί πολυφάρμακοι) et Odyssée X, v. 276; et pour Péon, voir par exemple Iliade V, v. 401 (Παιήων όδυνήφατα φάρμακα πάσσων) cité supra, p. 58.

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"Εδειξα κράσεις ήπίων άκεσμάτων αις τας άπάσας έξαμύνονται νόσους. «J'ai montré les mélanges des remèdes apaisants par lesquels ils écartent toutes les maladies 13. »

D'un point de vue formel, l'expression homérique est renouvelée, mais elle l'est à l'aide d'Homère dans un jeu d'intertextualité qu'il est facile de démonter et d'apprécier. Pour la blessure d'Eurypyle soignée par Patrocle, Homère avait employé d'abord ήπια φάρμακα (XI, ν. 830) repris ensuite par φάρμακ' άκέσματ'... όδυνάων (XV, ν. 394), seul passage où Homère emploie άκέσματα. L'auteur du Prométhée a amalgamé les deux passages pour renouveler l'expression traditionnelle ήπια φάρμακα en remplaçant φάρμακα par άκέσματα. Cette permutation des substantifs ne change rien au sens de l'adjectif ήπια, ni à sa connotation d'efficacité. Grâce à la révélation de Prométhée, les hommes disposent de remèdes qui apaisent les douleurs et écartent les maladies.

Ainsi donc, d'Homère à Sophocle, en passant par Solon et Eschyle, l'adjectif ήπιος employé dans un contexte médical a un sens actif et signifie « qui apaise les douleurs » 14. L'expression

13 Eschyle, Prométhée, v. 482 sq. 14 Une question, qui ne peut pas être abordée ici dans toutes ses implications,

serait de savoir comment ce sens médical actif, attesté tout particulièrement dans la littérature épique ancienne, s'insère dans les autres emplois de ήπιος à la même époque. Dans les dictionnaires Bailly et LSJ tous les autres emplois épiques de ήπιος sont rangés dans le sens passif. Mais, à y regarder de plus près, une expression telle que ήπιον ήμαρ dans Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 787, désignant un jour propice pour faire telle ou telle chose se comprend mieux à partir d'un sens actif que passif. Le jour favorable atténue ou écarte les dangers, de telle façon que l'on peut agir de telle ou telle manière, de même que les médicaments atténuent ou écartent les douleurs. La notion positive qui en ressort (« propice, favorable » dans le cas du jour, « efficace » dans le cas du médicament) n'est pas nécessairement première à s'en tenir à l'histoire du grec. Voir l'analyse différente de J. G. Pinault, « Grec ΉΠΙΟΣ... », p. 115-116 : il dit à propos de ήπια φάρμακα « Ce qui est essentiel, ce n'est pas tant leur 'douceur' que leur efficacité pour guérir les plaies » (p. 115)... « Le sens de ήπιος 'propice, favorable' convient parfaitement à la formule ήπια φάρμακα de Ylliade » (p. 116). La différence d'analyse vient, en partie, de ce que J. G. Pinault ne fait pas intervenir les notions de sens actif et sens passif. Si les médicaments sont efficaces, c'est parce qu'ils adoucissent les douleurs. On peut même se demander si l'emploi de ήπιος à propos d'une divinité dans ses relations avec les hommes {Odyssée XIII, v. 314 ήπίη; Hésiode Théogonie, v. 407; cf. Euripide, Bacchantes, v. 861 : δεινότατος, άνθρώποισι δ' ήπιώτατος) n'est pas ambigu et ne combine pas le sens passif (« doux ») et le sens actif (« apaisant »), ce dernier sens pouvant dans certains cas être prédominant. Ulysse dans l'Odyssée XIII (v. 314-319), s'adressant à Athéna, reconnaît qu'elle était ήπίη pour lui, avant la prise de Troie, mais que depuis son départ de Troie elle n'était plus à ses côtés pour écarter de lui les maux (όπως τί μοι άλγος άλάλκοις). On a donc là l'idée qu'une divinité ήπίη est celle qui adoucit ou écarte les maux. De manière analogue, Dionysos chez Euripide est δεινότατος pour les hommes parce qu'il leur envoie des maux, comme

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de base est ήπια φάρμακα, expression formulaire employée trois fois dans Ylliade et reprise par Solon. Les tragiques, Eschyle et Sophocle la reprennent, eux aussi, mais apportent des variations en changeant le substantif que l'adjectif qualifie : άκέσματα chez Eschyle, φύλλα chez Sophocle. L'expression apparaît, soit dans l'évocation d'un malade particulier (deux fois chez Homère, une fois chez Sophocle), soit assez fréquemment dans la définition de la médecine (à la fois chez Homère, Solon et Eschyle). La permanence de la référence à Homère souligne le renouvellement de la conception de la médecine. Les remèdes ήπια chez Homère sont efficaces, parce qu'ils sont l'objet d'un savoir supérieur acquis par transmission et remontant au Centaure Chiron; en revanche, leur inefficacité chez Solon est un signe parmi d'autres de l'impuissance des hommes par rapport aux dieux; enfin, chez Eschyle, ils retrouvent leur efficacité, parce qu'ils sont le don d'un dieu aux hommes.

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Voyons maintenant ce que deviennent les emplois médicaux de ήπιος en prose à l'époque classique.

Jacqueline de Romilly a bien noté la régression considérable de ce mot à l'époque classique en Attique, et le développement conjoint de la famille de πράος pour dénoter la douceur 15. Néanmoins, le terme ήπιος continue à être employé dans la prose ionienne, chez Hérodote et surtout chez Hippocrate. Or, comme Jacqueline de Romilly n'a pas étudié les emplois médicaux, elle ne parle pas du Corpus hippocratique où l'on relève pourtant vingt-deux fois l'adjectif ήπιος, ce qui est considérable et dépasse tous les autres corpus, Homère excepté 16. Ce témoignage doit donc entrer en ligne de compte, d'une part pour nuancer l'impression de régression, et d'autre part pour juger des causes du déclin du terme dans la prose attique aux ve et ive siècles 17.

la folie (v. 850 sq.); l'antonyme ηπιότατος suppose que la divinité épargne les maux aux hommes.

15 J. de Romilly, La douceur..., p. 41 : «Dans les textes littéraires, en tout cas, la nouvelle notion (celle de la famille de praos) s'est, à cette époque (fin Ve s. et ive avant J.-C), épanouie et répandue sous les formes les plus diverses. Et elle a pris assez de place pour remplacer l'ancien èpios de l'épopée. »

16 Pour les attestations de ήπιος chez Hippocrate, voir J.-H. Kiihn / U. Fleischer, Index Hippocraticus, fasc. 2, Gottingae, 1987, s.v. ήπιος (22), ήπίως (3) et ήπιόω (1). Dans Ylliade il y a 10 emplois et dans YOdyssée 15 ; comparer aussi Hésiode 5 emplois.

17 Le témoignage de la Collection hippocratique devrait être réintégré ausssi pour compléter l'histoire de l'autre grande famille de mots désignant la douceur, celle de πρφος. Cette histoire est magistralement étudiée par J. de Romilly, La douceur..., p. 38-43. Elle signale l'emploi dans les écrits hippocratiques (p. 41), mais sans donner

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Jacqueline de Romilly explique le déclin à l'époque classique en partie par une évolution des structures politiques et des conceptions politiques et morales. Mais il y a probablement aussi une raison qui tient à la langue. Le terme ήπιος a le profil d'un mot ionien, bien présent dans la poésie depuis Homère, qui disparaît ensuite dans la prose attique, tout en étant conservé dans la prose ionienne, et qui réapparaît enfin dans la koinè de l'époque impériale où certains mots ioniens sont réintroduits.

Examinons les emplois médicaux de ήπιος dans la prose ionienne de l'époque classique, d'abord chez Hérodote, puis dans la Collection hippocratique.

Sur les neuf attestations de l'adjectif ήπιος chez Hérodote, une seule concerne la médecine, mais le passage est important, à la fois pour l'histoire du sens du mot et pour l'histoire de la médecine. Darius qui « se tourna le pied » en descendant de cheval 18 et qui avait été mal soigné par ses médecins, des Égyptiens, fit appel à un Grec Démocédès, ancien médecin de Polycrate, alors qu'il se trouvait parmi ses prisonniers :

Μετά δε ώς οί επέτρεψε, Έλληνικοίσι ίήμασι χρεωμένος και ήπια μετά τα Ισχυρά προσάγων ύπνου τέ μιν λαγχάνειν έποίεε και έν χρόνω όλίγω ύγιέα μιν [έόντα] άπέδεξε, ούδαμα ετι έλπίζοντα άρτίπουν εσεσθαι, « Après cela, comme Darius s'en était remis à Démocédès, en utilisant des traitements grecs et en appliquant des moyens doux après les moyens énergiques, Démocédès fit que Darius retrouva le sommeil et en peu de temps il lui rendit la santé, alors que Darius n'avait plus d'espoir d'avoir un pied valide 19 ».

L'emploi de l'adjectif ήπια est dans le prolongement des emplois médicaux précédents, puisqu'il qualifie un traitement, même si

de précisions. On trouve 24 emplois de l'adjectif ou de l'adverbe, face à deux emplois du verbe πραύνειν ou de son composé προπραύνειν; voir J.-H. Kiihn / U. Fleischer, Index Hippocraticus, fasc. 4, Gottingae, 1989, s.v. πρηύς (17), πρηέως (7), πραύνω (1), προπραύνω (1). Dans son étude sur πραύς, Charles de Lamberterie (Les adjectifs en -υς Sémantique et comparaison, t. I, Louvain-la-Neuve, 1990, p. 424, avec renvoi à p. 57) a commencé à réintégrer le témoignage hippocratique, en citant un passage d'Épidémies VII, c. 118 Jouanna-Grmek 114, 19 et 115, 4 (= Littré VII, 464), à propos de la fièvre qui s'avive (παρώξυνετο) ou se radoucit (έπρηύνετο V Littré : έπεπρηύντο M Jouanna), pour illuster l'opposition οξύς / πραύς. L'étude des emplois médicaux de la famille de πρφος mériterait d'être poursuivie de manière analogue à celle de la famille de ήπιος. Voir une remarque sur la comparaison des emplois de la famille de πρηύς et de ήπιος chez Hippocrate infra, n. 29 et des emplois de la famille de πρηύς chez Hippocrate et chez Arétée de Cappadoce infra, n. 35.

18 Sur la nature de la luxation et sur la comparaison de cette luxation avec les traités chirurgicaux de la Collection hippocratique, voir M. D. Grmek, « Ancienneté de la chirurgie hippocratique » dans F. Lasserre et Ph. Mudry, Formes de pensée dans la Collection hippocratique, Genève, 1983, p. 285-295.

19 Hérodote III, 130, 3.

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ce traitement n'est plus pharmacologique, mais chirurgical. Cependant, l'adjectif a ici un sens nouveau, comme le montre son opposition avec l'adjectif ισχυρά. Il désigne des traitements doux, par opposition à des traitements énergiques et violents. Le sens n'est plus factitif. Il rejoint le sens qu'a habituellement le mot ήπιος depuis Homère quand il s'applique aux personnes 20. Le traitement est doux, comme une personne est douce. Certes, ce nouveau sens n'est pas en contradiction avec le précédent. Car le traitement doux se révèle être efficace contre la douleur : c'est grâce à lui que Darius a retrouvé le sommeil. En qualifiant de grecs ces traitements doux, Hérodote veut montrer par là- même la supériorité de la médecine grecque sur la médecine égyptienne, à la fois plus douce et plus efficace. Néanmoins, le sens principal n'est plus le sens factitif. Il y a là une évolution du sens de ήπιος dans un contexte thérapeutique dont on trouvera des prolongements dans la littérature tardive.

Quand on passe d'Hérodote à Hippocrate, la rupture avec la tradition homérique de l'emploi médical de ήπιος est encore plus grande, ce qui peut paraître surprenant. L'adjectif ήπιος n'est pas employé à propos de la thérapeutique : il ne désigne ni des remèdes apaisants, comme c'était le cas d'Homère aux tragiques, ni des moyens thérapeutiques doux, comme chez Hérodote. Dans ses emplois proprement médicaux, le mot est appliqué chez les médecins hippocratiques à la maladie ou aux manifestations de la maladie.

Pour ce qui concerne la maladie, on prendra des exemples dans Maladies III. Il est dit à propos d'une variété de « pleurésie » :

« Si le malade dépasse ce terme (des sept jours), la maladie est douce » (ή νοΰσος ήπίη) 21.

Quel est le sens d'une maladie « douce » ? C'est une maladie qui cause moins de douleurs et est moins mortelle. Une variété de maladie peut être plus douce qu'une autre : ainsi la « pleurésie » bilieuse est plus douce (ήπιωτέρη), si le malade n'a pas de ruptures22. On retrouve la même opposition que chez Hérodote entre ce qui est doux et violent, mais elle est appliquée, cette fois, à la maladie et non au traitement. Alors que « la pleurésie » bilieuse est plus ou moins douce, la pleurésie sanguine est violente

20 Pour le sens de ήπιος dans les relations humaines, je renvoie aux très belles analyses de J. de Romilly, La douceur..., p. 16-19 et passim.

21 Maladies III, c. 16, Potter CMG 88, 14 sq. (= Littré VII, 144, 11 sq.)· H s'agit d'une « pleurésie » dorsale.

22 Maladies III, c. 16, Potter CMG 86, 25 sq. (= Littré VII, 142, 13).

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(Ισχυρή Μ : om. θ) 23. L'adjectif ήπιος n'a donc pas plus le sens factitif que chez Hérodote ; il a le sens usuel de « doux ». Dans cet emploi de l'adjectif qualifiant la maladie, il y a un certain paradoxe. La douceur de la maladie s'inscrit, certes, dans une représentation rationnelle de la maladie; néanmoins elle se rattache à une conception plus archaïque de la maladie, considérée comme puissance extérieure qui s'empare du malade avec plus ou moins de violence. La douceur se comprend par référence à un état plus fréquent de violence d'un mal conçu comme une force sauvage qui s'empare du malade24. Une maladie généralement mortelle, comme la phrénitis, peut prendre parfois le malade avec douceur. C'est exactement ainsi que s'exprime l'auteur de Maladies III quand il dit : « si le malade est pris avec douceur » (ην δέ ήπίως ληφθή) 25.

Concernant les manifestations de la maladie, on prendra des exemples dans le groupe de traités hippocratiques où l'emploi de l'adjectif ήπιος est le plus fréquent, les Épidémies V et VII. C'est surtout à propos de la fièvre que le mot est employé, notamment quand elle perd de son intensité et devient plus douce. Ainsi s'explique la majorité des emplois du comparatif de ήπιος dans Épidémies VII (six fois). En voici un exemple, dans le cas de la description d'une fièvre sudorale :

Περί δέ έκκαιδεκάτην ήπιώτεραι αϊ θέρμαι έδόκεον είναι, « Vers le seizième jour, les fièvres paraissaient être plus douces » 26.

Parfois le comparatif est employé dans Épidémies VII à propos des douleurs qui deviennent plus douces et s'apaisent (deux fois). Voici un exemple :

"Εμετοί, όκότε γενοίατο, άπέτρεπον τας είρημένας όδύνας καΐ ήπιωτέρας έποίεον, « Les vomissements, quand ils se produisaient, écartaient les douleurs en question ou les faisaient plus douces 27 ».

On retrouve ainsi la relation qu'il y avait, dès Homère, entre la douceur et la douleur. Toutefois, ce ne sont pas les médicaments qui sont qualifiés de ήπιος (sens actif), mais les douleurs (sens passif). Le regard du médecin n'est plus tourné uniquement vers les effets des médicaments sur les douleurs, mais il observe

23 Maladies III, c. 16 Potter CMG 86, 27 (= Littré VII, 142, 15). 24 Voir J. Jouanna, « La maladie sauvage dans la Collection hippocratique et dans

la tragédie grecque », Metis, 3, 1988, p. 343-360. 25 Hippocrate, Maladies III, c. 9 Potter CMG 76, 28 (= Littré VII, 128, 14). 26 Hippocrate, Épidémies VII, c. 1 Jouanna-Grmek 48, 10 sq. (= Littré V, 364, 16). 27 Hippocrate, Épidémies VII, c. 88 Jouanna-Grmek 103, 3 (= Littré V, 446, 4 sq.)

= Épidémies V, c. 83 Jouanna-Grmek 38, 13 (= Littré V, 252, 2 sq.).

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l'évolution des douleurs au cours de la maladie. Ici ce sont des vomissements spontanés qui apportent un soulagement; ailleurs, ce sont des douleurs qui deviennent plus douces, lors de la récidive de la maladie 28. Ce qui est remarquable, c'est que la notion de douceur dans la médecine grecque, quand elle s'applique à la maladie ou aux manifestations de la maladie, se définit par référence à un état de violence du mal implicitement comparé à un animal sauvage ou en colère, ou à une force naturelle telle que le feu qu'il faut adoucir29.

De ces emplois médicaux dans la Collection hippocratique on rapprochera un emploi de ήπιος dans le Timée de Platon. Le passage appartient au développement sur les maladies causées par le phlegme :

Το δε λευκόν φλέγμα δια τό των πομφολύγων πνεϋμα χαλεπόν άποληφθέν, εξω δε τοΰ σώματος άναπνοας ϊσχον ήπιώτερον μεν, καταποικίλλει δε τό σώμα λεύκας άλφούς τε και τα τούτων συγγενή νοσήματα άποτίκτον, « La leucophlegmasie est rude quand le souffle des bulles est emprisonné (dans le corps); en revanche, quand il trouve des issues hors du corps, elle est plus douce, mais elle marbre le corps, en donnant naissance à des dartres blanches et à des affections de la même famille 30 ». Platon fait, dans ce passage, des distinctions entre des variétés

de maladies, comme l'auteur de Maladies III, et il emploie, comme lui, le comparatif de ήπιος. Il oppose à une forme difficile (χαλεπόν) de la leucophlegmasie une forme plus douce (ήπιώτερον) 31.

Tels sont les emplois de ήπιος dans un contexte médical à l'époque classique.

* **

Ce ne sont pas ces emplois techniques, que l'on vient de rencontrer dans la Collection hippocratique et une fois chez

28 Épidémies VII, c. 97 Jouanna-Grmek 107, 11 sq. (= Littré V, 452, 11). 29 Cela est valable aussi bien pour les emplois médicaux de la famille de πρηύς

que pour ceux de la famille de ήπιος. Dans la Collection hippocratique, ce sont aussi surtout les fièvres qui sont qualifiées de πρηύς. Il y a donc une sorte de permutation possible entre ήπιος et πρηύς dans la langue médicale des médecins hippocratiques, sans que ήπιος soit senti comme plus archaïque que πρηύς. On comparera dans le même traité Épidémies VII, les expressions ήπιώτεραι αϊ θέρμαι (c. 1 cité ci-dessus) et ai θέρμαι πρηΰταται (c. 60 Jouanna-Grmek 87, 16 = Littré VII, 426, 9). Là encore, un examen attentif de la langue hippocratique apporte des nuances à l'histoire des familles de mots désignant la douceur. On n'y observe donc pas la substitution de πρηύς à ήπιος. L'adjectif ήπιος et l'adverbe ήπίως (total : 25) y sont en définitive un peu plus fréquents que l'adjectif πρηύς et l'adverbe πρηέως (total : 24).

30 Platon, Timée 85 a. 31 Cette opposition entre χαλεπός et ήπιος est comparable à celle de ισχυρός et

ήπιος (voir supra, p. 62 et p. 63 sq.).

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Platon, qui auront une postérité vivante dans la littérature médicale postérieure. Et c'est là un nouveau sujet d'étonnement. Le témoignage de Galien (11e s. après J.-C.) est symptomatique. Si l'on ne tient pas compte des citations d'Homère, d'Hippocrate ou du Timée de Platon que Galien peut faire, les emplois de ήπιος sont très rares chez lui, malgré l'ampleur de son œuvre. Tout juste peut-on mentionner un passage intéressant qui est dans le prolongement d'un emploi hippocratique. On a vu dans Épidémies V/VII que les vomissements rendaient les douleurs plus douces (όδύνας... ήπιωτέρας έποίεον) au cours d'une maladie32; or Galien parle, en des termes comparables, d'une préparation 33 qui, appliquée sur un ulcère même malin, rend les souffrances plus douces. Voici le texte :

Παντί δέ έλκει έπιτεθείσα, καν η των αγρίων, πραύτερον ευθύς ποιήσει και τους πόνους ήπιωτέρους και τας αγρυπνίας, « Appliquée sur tout ulcère, même s'il fait partie des ulcères malins, la préparation le rendra plus bénin et rendra plus douces les souffrances, ainsi que les insomnies 34 ».

L'expression est analogue à celle d'Hippocrate; on a le verbe ποιείν « faire, rendre » avec un complément d'objet direct désignant les douleurs ou les souffrances (όδύνας/πόνους) et le comparatif de ήπιος (ήπιωτέρας/ήπιωτέρους) comme attribut du complément d'objet direct. Mais alors que chez Hippocrate l'agent qui adoucissait les souffrances était un fait de nature (des vomissements au cours de la maladie), c'est chez Galien un médicament. On retrouve donc l'emploi hippocratique de ήπιος qualifiant la douleur, mais inséré dans un contexte thérapeutique. Ce qui fait l'intérêt du passage de Galien par rapport à son correspondant hippocratique, c'est que le mot ήπιος est accompagné, dans le contexte immédiat, de deux termes dont l'un est un synonyme et l'autre un antonyme. Le synonyme est le comparatif πραύτερον, l'antonyme est l'adjectif άγριος. Il y a cohérence dans la représentation de la maladie et du médicament. La maladie est sauvage et ses manifestations le sont aussi; il faut l'adoucir et adoucir ses manifestations.

La rareté du terme chez Galien est un premier signe de ce que l'adjectif ήπιος n'a jamais retrouvé dans la médecine grecque de l'époque romaine la place qu'il avait pu avoir dans certains traités de la Collection hippocratique. Un second signe en est

32 Supra, p. 64. 33 II s'agit d'un emplâtre du médecin Héras de Cappadoce. 34 Galien, Sur la composition des médicaments selon les genres V, c. 2 (éd. Kiihn

XIII, 767, 9-11).

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donné par l'œuvre d'Arétée de Cappadoce (ier s. après J.-C). L'adjectif ήπιος n'y est pas attesté une seule fois. Cette absence est d'autant plus étonnante que l'œuvre de ce médecin est écrite en ionien et reprend de nombreux termes hippocratiques 35. Plus généralement, les emplois du terme chez les autres médecins de l'époque impériale sont exceptionnels. Il n'est pas attesté chez Rufus d'Éphèse (ier-ne s. après J.-C), et il ne se rencontre qu'une seule fois chez Soranos (ier-ne s. après J.-C), à propos de la thérapeutique des flux féminins. Après avoir recommandé, pour les flux sans ulcération et sans souffrance, les remèdes qu'il a déjà mentionnés lors de l'exposé sur l'hémorragie utérine, Soranos poursuit :

Εί δέ και ποτήμασί τις έθέλοι, μη φαρμακώδεσι και δριμέσιν, αλλ'

ήπίοις τε καί σταλτικοίς χρήσθαι, ταΰτα καταλαμβάνειν ού παραιτούμεθα, « Si l'on veut utiliser aussi des potions, qui ne soient pas pharmaceutiques, et acres, mais douces et astringentes, nons ne déconseillons pas de les prendre 36 ».

Ce passage, bien qu'il soit unique, est intéressant pour le sens de ήπιος, car il est dans la lignée d'Hérodote qui opposait la douceur à la violence en chirurgie. Il désigne ici des potions douces opposées aux potions pharmaceutiques et acres. C'est le sens passif qui est employé à propos de médicaments. Nous sommes loin de l'emploi homérique des ήπια φάρμακα.

Pourtant, l'expression homérique ήπια φάρμακα reste dans la littérature et la pensée postclassiques, une référence, notamment par l'intermédiaire du passage où Homère donne la définition du médecin qui vaut beaucoup d'autres hommes. L'expression est reprise dans la poésie épique ou élégiaque tardive; et en prose, elle alimente les réflexions sur l'histoire de la médecine ou les méthodes de la thérapeutique. Toutefois, la distinction qui avait été faite par Hérodote entre des moyens thérapeutiques doux et violents, et que l'on a retrouvée chez Soranos, viendra

35 Voir C. Hude, Aretaeus, CMG II2, Berlin, 1958, Index Verborum. C'est en revanche la famille de πραύς (πρηύς en ionien) qui est bien représentée pour exprimer le registre de la douceur, notamment le verbe πρηύνειν (17 fois) et même le nom d'action πρήϋνσις qui est un hapax dans la littérature médicale, correspondant à Yhapax πράϋνσις chez Aristote. On observera que le verbe πρηύνειν est beaucoup plus fréquent chez Arétée que chez Hippocrate (deux attestations seulement). En revanche l'adjectif πρηύς est plus fréquent chez Hippocrate que chez Arétée.

36 Soranos, Maladies des femmes III, 13, éd. Gourevitch III, 48, 45. L'intérêt du passage est aussi que Soranos donne des exemples concrets de ce qu'il entend par ces potions douces.

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à époque tardive se greffer sur l'expression homérique elle-même pour lui donner un autre sens.

On passera rapidement sur la reprise de la formule homérique dans la poésie tardive, car elle relève plus de l'imitation littéraire que de l'emploi médical. Dans la poésie épique tardive, Quintus de Smyrne dans ses Posthomerica, au ive siècle après J.-C, reprend l'expression ήπια φάρμακα, à propos de la mort du médecin Machaon. Eurypyle, le fils de Télèphe, qui vient de blesser à mort Machaon, se moque de son savoir médical, car il ne lui permettra pas d'échapper à la mort :

Έσσί μέν ίητηρ, μάλα δ' ήπια φάρμακα οιδας, τοις πίσυνος τάχ" εολπας ύπεκφυγέειν κακόν ήμαρ « Tu es médecin, et tu connais bien les remèdes apaisants dans lesquels tu as confiance pour espérer vite échapper au jour

fatal 37 ».

Quintus emploie ήπια φάρμακα à la même place qu'Homère dans le vers. Il respecte donc le caractère formulaire de l'expression. Il se souvient tout particulièrement de la première apparition de la formule dans Ylliade (IV, v. 218) qui s'appliquait justement à Machaon. La fin de vers est analogue, οιδας remplaçant ειδώς. Mais l'éloge homérique du médecin se transforme ici en sarcasme. Le savoir du médecin ne peut rien contre la mort. Cette mise en cause de l'efficacité des ήπια φάρμακα rappelle celle que l'on a rencontrée chez Solon.

Deux siècles plus tard, dans une épigramme conservée dans Y Anthologie palatine, Makédonios de Thessalonique de l'entourage de Justinien, fait à nouveau référence aux ήπια φάρμακα de Machaon. Mais le contexte est fort différent. Le poète a une blessure d'amour, et il ne dispose pas des soins de Machaon :

είμι και έκ κακότητος αμήχανος, ουδέ Μαχάων ήπια μοι πάσσει φάρμακα δευομένω.

« Je suis sans ressources pour sortir de mon mal, et Machaon ne répand pas des remèdes apaisants pour calmer ma détresse 38. »

La référence à Homère est évidente, non seulement par ήπια qualifiant φάρμακα, mais aussi par le verbe πάσσειν « saupoudrer » dont les φάρμακα sont complément d'objet direct, ici comme chez Homère. Toutefois le caractère formulaire n'est plus respecté : l'adjectif ήπια est disjoint du substantif φάρμακα, et l'expression n'est plus située dans un hexamètre épique, mais dans un pentamètre élégiaque.

37 Quintus de Smyrne, Posthomerica, VI, v. 420 sq. 38 Anthologie Palatine V, 225, v. 3 sq.

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Dans la prose, les passages d'Homère contenant l'expression ήπια φάρμακα ont eu un assez grand retentissement dans la réflexion sur la médecine, et cela dès Platon. C'est en s'appuyant sur la citation du premier passage de YMade, légèrement modifiée, que Platon retrace dans la République les débuts de la médecine au temps d'Asclépios et de ses fils et la définit comme pharmaco- logique, et non diététique 39. Il voit dans cette médecine ancienne, uniquement pharmacologique, un idéal qu'il oppose à la médecine de son temps où la découverte du régime, considéré par certains comme un progrès technique, est le signe, pour Platon, d'une régression morale.

Cette analyse de Platon a été reprise par Galien 40. Le médecin se réfère, lui aussi, à Ylliade dont il cite le second passage contenant les ήπια φάρμακα, où est défini le médecin 41, pour constater que deux des trois parties de la médecine, la chirurgie et la pharmacologie, étaient connues du temps d'Homère 42, puis il se réfère à l'autorité du « philosophe Platon, plus ancien (que lui) et en même temps plus crédible dans la connaissance des réalités de la Grèce », pour conclure que la troisième partie de la médecine, la diététique, ne devait pas être encore connue à l'époque d'Homère. Bien que Galien ne précise pas le passage de Platon auquel il fait allusion, il ne peut pas y avoir de doute sur son identification, car ce passage de la République est le seul où Platon reconstruise l'histoire de la médecine en Grèce.

Lucien, à peu près à la même époque que Galien, mentionne la médecine d'Asclépios et de ses fils dans son Philopseudès en disant qu'ils soignaient les malades « en saupoudrant des remèdes apaisants » (ήπια φάρμακα πάσσοντες). Bien qu'Homère ne soit pas nommé, c'est une référence évidente aux passages homériques, probablement à travers le relais de Platon. Cette médecine est prise comme modèle par l'un des interlocuteurs du dialogue de Lucien, Tychiade, comme elle l'était par Platon. Mais elle sert de

39 Platon, République III 408 a. La citation d'Iliade IV, v. 218 (αίμ* έκμυζήσας έπ' άρ' ήπια φάρμακα είδώς) faite par Platon est : αΐμ' έκμυζήσαντ' έπί τ ήπια φάρμακ' έπασσον. L'introduction du duel (έκμυζήσαντε) et du pluriel (επασσον) permet à Platon d'introduire les deux fils d'Asclépios, Machaon et Podalire, alors que le passage d'Homère ne concernait que Machaon.

40 Galien, Ad Thrasybulum liber, utrum medicinae sit an gymnasticae hygieine, c. 32 et 33 (éd. Kuhn V, 869).

41 Iliade, 11, Galien cite aussi Odyssée IV, v. 230 sq. 42 La même citation d'Homère (Iliade XI, v. 514 sq.) est faite par Paul d'Égine

cinq siècles plus tard (6, 88, 1), mais elle est utilisée différemment. Ce qui intéresse Paul d'Égine n'est pas la pharmacologie, mais la chirurgie. Pour affirmer que l'extraction des traits est une des parties les plus importantes de la chirurgie, il apporte la caution d'Homère en faisant cette citation.

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modèle, d'une façon différente, pour condamner la thérapeutique magique. Voici, en effet, la phrase de l'interlocuteur de Lucien dans sa totalité :

ό γοΰν 'Ασκληπιός αυτός και οί παίδες αύτοΰ ήπια φάρμακα πάσσοντες έθεράπευον τους νοσοΰντας, ού λέοντας και μυγαλάς περιάπτοντες, « ce qu'il y a de sûr, c'est qu'Asclépios lui-même et ses enfants soignaient les malades en saupoudrant des remèdes apaisants, et non pas en attachant des peaux de lions et des musaraignes 43 ».

L'expression homérique a même pénétré dans la littérature chrétienne. On la rencontre chez Clément d'Alexandrie (11e siècle après J.-C.) dans son Pédagogue où elle est transposée au Christ, médecin sauveur des âmes. Voici le passage :

ô δε ού μόνον τα ήπια έπιπάσσει φάρμακα, άλλα και τα στυπτικά. Ίστασι γοΰν των αμαρτιών τας νομας αϊ πικραΐ τοΰ φόβου ρίζαν διό και σωτήριος, ει και πικρός, ό φόβος, « lui (se. le Sauveur) répand non seulement les remèdes doux, mais aussi les remèdes acres. Ce qu'il y a de sûr, c'est que les racines amères de la crainte arrêtent les chancres des péchés. Voilà pourquoi la crainte est salvatrice, même si elle est amère 44 ».

L'allusion à Homère, et plus particulièrement au premier passage contenant l'expression ήπια φάρμακα (Iliade IV, ν. 218 sq.), semble évidente, car le composé έπιπάσσειν employé par Clément d'Alexandrie est une reprise de la tmèse έπ(ι)... πάσσε. Mais l'auteur chrétien réinterprète le sens de l'adjectif ήπιος en adoptant une signification que l'on a rencontrée dans l'emploi médical à partir d'Hérodote et chez Soranos, mais évidemment sans aucune référence à Homère. Les ήπια φάρμακα ne sont plus les plantes pilées que l'on saupoudre sur les plaies et qui adoucissent les douleurs, mais les plantes pilées qui servent à faire des potions douces opposées aux potions amères. La belle expression métaphorique de Clément, les racines amères de la crainte, donne un exemple de la catégorie des potions faites à partir de racines amères et qui s'opposent aux potions douces, c'est-à-dire agréables.

C'est cette nouvelle antithèse que l'on rencontre deux siècles plus tard, chez un autre auteur chrétien, Théodoret de Cyr, dans sa Thérapeutique des maladies helléniques. La médecine du corps est évoquée non plus de façon métaphorique comme chez Clément d'Alexandrie, mais dans une comparaison où le comportement des hommes est raisonnable, quand il s'agit des maux de leur corps, mais déraisonnable, quand il s'agit des maux de leur âme.

« Lucien, Philopseudès, c. 10 (éd. Harmon III, 334, 26-28). 44 Clément d'Alexandrie, Le pédagogue, I, 9, 83 (éd. Marrou-Harl I, 258, 6-9).

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Pour les maux de leur corps, ils s'en remettent aux médecins, alors qu'ils n'ont même pas conscience des maux de leur âme. C'est dans la description de l'activité des médecins que l'on retrouve les ήπια φάρμακα. Voici le texte :

'Αλλ' οι μέν το σώμα ούκ ευ διακείμενοι και την νόσον δυσχεραίνουσι και υγείας ίμείρονται και τοις ίατροΐς ε'ίκουσιν, ού μόνον ήπια προσφέρουσι φάρμακα, άλλα καν τέμνωσι, καν καίωσι, καν λιμώττειν κελεύωσι, καν πικρών τίνων καΐ αηδών μεστας προσφέρωσι κύλικας, « Les gens qui ne se sentent pas bien physiquement s'affligent de leur maladie, désirent vivement en guérir, se soumettent aux médecins, non seulement quand ils leur présentent des remèdes doux, mais aussi s'ils coupent, s'ils cautérisent, s'ils ordonnent la diète et s'ils présentent des coupes pleines de potions amères et désagréables 45 ».

La référence à Homère est moins appuyée que chez Clément d'Alexandrie, car l'expression ήπια φάρμακα n'est pas accompagnée d'un autre indice. Mais le sens de ήπια a définitivement évolué, car il y a chez Théodoret, comme chez Clément, une opposition entre des moyens thérapeutiques doux et d'autres qui ne le sont pas. Sont opposées aux moyens thérapeutiques doux, non seulement les potions amères, comme chez Clément, mais aussi les interventions chirurgicales (« couper », « brûler ») et les diètes. Si l'on compare cette nouvelle répartition avec la définition du médecin dans Ylliade, on constate que ce qui constituait dans Ylliade deux opérations se succédant dans le temps (incision de la plaie pour retirer la flèche, et soins par les ήπια φάρμακα) devient chez Théodoret deux moyens thérapeutiques appartenant à deux classes opposées. Il n'est pas impossible que cette nouvelle répartition entre une thérapeutique douce et une thérapeutique violente se réfère à une problématique que l'on rencontre notamment chez Platon46.

Faut-il dès lors penser que le sens factitif de ήπιος que l'on avait chez Homère a totalement disparu de la littérature grecque, en dehors des rares imitations que l'on a rencontrées dans la poésie tardive ? Cela n'est pas certain, car on constate l'apparition notamment dans les Hymnes orphiques, que l'on date du me siècle après J.-C, d'un adjectif composé ήπιόχειρος qui qualifie la

45 Théodoret de Cyr, Thérapeutique des maladies helléniques I 3 (éd. Canivet I, 104, 9-13).

46 Voir J. Jouanna, « Réflexions sur l'imaginaire de la thérapeutique dans la Grèce classique », dans I. Garofalo, A. Lami, D. Manetti, A. Roselli (éd.), Aspetti délia terapia nel Corpus Hippocraticum (Atti del IXe Colloque International Hippocratique Pisa 25-29 settembre 1996), Firenze, 1999, p. 13-42.

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santé 47 : est-ce la santé à la main apaisante ou à la main douce ? Probablement, à cette époque-là, les deux à la fois.

En bref, l'étude de ήπιος dans un contexte médical illustre la façon dont le sens actif d'un adjectif, bien attesté chez Homère dans un contexte thérapeutique, à côté d'un sens passif beaucoup plus répandu dans les autres contextes, a pu se perpétuer dans la littérature poétique postérieure, surtout par imitation d'Homère ou par référence à Homère, alors que la littérature technique médicale de l'époque classique a développé un emploi à partir du sens passif pour qualifier la maladie et non les remèdes. Cette étude illustre aussi comment la prééminence du sens passif a pu entraîner des glissements de sens dans l'utilisation de l'emploi homérique par la littérature tardive. Et, sous-jacent à cette histoire du mot, affleure un problème, toujours actuel, relatif aux relations entre médecine et douleur, sans parler de sa transposition dans le domaine moral. La médecine peut-elle être à la fois efficace et douce ?

J. Jouanna, Membre de l'Institut,

Université de Paris-Sorbonne.

47 Voir Hymnes orphiques 23, v. 8; 29, v. 18 et 84, v. 8. Voir aussi ήπιόχειρ dans Anthologie IX, 525, v. 8.