Karel Thein - Aristote Critique de Platon Sur Les Causes

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χώρα • REAM, 12, 2014, pp. 15‑46 ARISTOTE, CRITIQUE DE PLATON SUR LES CAUSES 1 Karel Thein (Université Charles, Prague) Abstract. The paper reconsiders Aristotle’s criticism of Platonic forms as causes together with its wider implications for the differences but also similiarities between the two philosophers. Analyzing the relevant texts of Metaphysics A 9 and Generation and Corruption II, 9, where Aristotle addresses the hypothesis of forms as put forward in the Phaedo, it discusses two interpretative options : that Aristotle takes these forms for an imperfect anticipation of formal causes, and that he sees them as an aborted attempt at grasping the efficient causation whose proper discovery Aristotle claims to be uniquely his own. Although both readings have their virtues and can be defended from the Aristotelian perspective, their check against the text of the Phaedo reveals that, in this context, efficient causation distinct from material causation is quite plausibly the issue Aristotle has in mind first and foremost. This, however, is only one side of Aristotle’s broader critical stance towards forms as causes : while he seems to detect a split in Plato’s own understanding of the relation between the forms and causation (a split between the direct yet unclear influence of universals such as the forms of the large or the beautiful on the one hand and the clear causal scheme of the craft‑like model of producing things on the other hand), he is equally critical (if not scornful) of the craft‑like model as personified by the demiurge of the Timaeus. However, other passages from the Metaphysics (and also from the Generation of animals) suggest that some features of precisely this model, once it is carefully stripped of its personal aspect, may ultimately bear on Aristotle’s own conception of efficient cause. 1. Cet article a été écrit sur la base d’une intervention dans le cadre du séminaire «Causes et principes de l’Antiquité au Moyen‑Âge» du Centre Léon Robin de recherches sur la pensée antique (Université Paris‑Sorbonne – CNRS – École normale supérieure de Paris, 2012‑2014). Je remercie Anca Vasiliu et Cristina Viano pour leur invitation et les participants du séminaire pour leurs questions et suggestions. La rédaction finale de ce texte a été rendue possible par la bourse de recherche GAČR P401/14‑07313S.

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Thein sobre Aristoteles critico de Platon

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  • REAM, 12, 2014, pp. 1546

    ARISTOTE, CRITIQUE DE PLATON SUR LES CAUSES1

    Karel Thein (Universit Charles, Prague)

    Abstract. The paper reconsiders Aristotles criticism of Platonic forms as causes together with its wider implications for the differences but also similiarities between the two philosophers. Analyzing the relevant texts of Metaphysics A 9 and Generation and Corruption II, 9, where Aristotle addresses the hypothesis of forms as put forward in the Phaedo, it discusses two interpretative options : that Aristotle takes these forms for an imperfect anticipation of formal causes, and that he sees them as an aborted attempt at grasping the efficient causation whose proper discovery Aristotle claims to be uniquely his own. Although both readings have their virtues and can be defended from the Aristotelian perspective, their check against the text of the Phaedo reveals that, in this context, efficient causation distinct from material causation is quite plausibly the issue Aristotle has in mind first and foremost. This, however, is only one side of Aristotles broader critical stance towards forms as causes : while he seems to detect a split in Platos own understanding of the relation between the forms and causation (a split between the direct yet unclear influence of universals such as the forms of the large or the beautiful on the one hand and the clear causal scheme of the craftlike model of producing things on the other hand), he is equally critical (if not scornful) of the craftlike model as personified by the demiurge of the Timaeus. However, other passages from the Metaphysics (and also from the Generation of animals) suggest that some features of precisely this model, once it is carefully stripped of its personal aspect, may ultimately bear on Aristotles own conception of efficient cause.

    1. Cet article a t crit sur la base dune intervention dans le cadre du sminaire Causes et principes de lAntiquit au Moyenge du Centre Lon Robin de recherches sur la pense antique (Universit ParisSorbonne CNRS cole normale suprieure de Paris, 20122014). Je remercie Anca Vasiliu et Cristina Viano pour leur invitation et les participants du sminaire pour leurs questions et suggestions. La rdaction finale de ce texte a t rendue possible par la bourse de recherche GAR P401/1407313S.

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    plusieurs reprises, Aristote critique la conception platonicienne de la causalit des formes. Cet article se propose de revenir sur la lettre de ces passages critiques, mais aussi de rflchir, dune faon plus ample, sur la nature de leur cible et donc sur le fait que les deux penseurs, malgr leur vues irrductiblement diffrentes sur les formes, partagent lide qui, dans le cadre de la philosophie ancienne, ne va nullement de soi que ce nest pas seulement un corps qui peut agir sur un autre corps. Cest sur le fond de cet accord de base, qui nentrane aucun accord doctrinal sur la causalit nonmatrielle, que jaimerais relire les passages pertinents de la Mtaphysique et du trait De la gnration et de la corruption, surtout en tenant compte de la revendication, par Aristote, de la dcouverte non seulement de la cause finale, mais galement de la vritable nature de la cause efficiente. Cette relecture exige donc un retour sur ce que Platon dit au juste de la causalit et des formes dans les dialogues diffremment critiqus, savoir le Phdon et le Time. Sans ngliger limportance de ce dernier, je vais fournir une interprtation plus dtaille du Phdon car cest la critique de ce dialogue par Aristote qui est devenue, son tour, lobjet des critiques rcentes qui reprochent ce dernier davoir mal compris les formes du Phdon en tant que causes efficientes (de lavis dAristote les formes tant incapables de jouer vraiment ce rle). Rpondant cette critique moderne, jespre reconstruire les raisons qui ont pu mener Aristote cette interprtation.

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    En Mtaphysique A, tout comme en De la gnration et de la Corruption II, 9 (dsormais GC), la critique adresse Platon fait partie de la gnalogie souvent commente des ides sur la causalit : gnalogie bien plus dtaille en Mtaphysique A mais saccordant, dans les deux textes, sur la faute principale de Platon, celle qui consiste sparer les formes des choses particulires, en manquant ainsi le rle du en tant que lagent qui effectue le changement en question (991b6). Mme si Platon semble avoir entrevu la proximit, voire, dans certains cas, lidentit de la cause efficiente et de la cause formelle, il na pas reconnu, selon Aristote, les implications dune telle proximit pour ce quest la forme et pour la manire dtre qui serait propre cette dernire.

    Or ce rsum, limpide et simple, risque de cacher que ni ce que dit Aristote sur Platon ni ce que dit Platon luimme nest dun seul bloc. Certaines difficults proviennent en plus de ce quAristote parle souvent des Platoniciens sans distinguer entre les dialogues et les opinions avances dans lAcadmie. Pour ces raisons, je me limiterai ce qui se laisse reconduire, de faon directe,

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    la lettre des dialogues. Ainsi apparatront plus nettement les distorsions quAristote fait subir cette lettre afin de pouvoir offrir une critique gnrale du discours platonicien sur les causes. En fait, le seul dialogue explicitement nomm aussi bien en Mtaphysique A quen GC II, 9, est le Phdon : sans doute en tant que dialogue o la fonction causale des formes fonction hypothtique et explicative sert dmarquer lentreprise de Socrate de celle de ses prdcesseurs. De cette mention explicite et rpte se distingue alors le nontraitement du Time, remarque par les lecteurs tant anciens que modernes. Parmi les anciens, Alexandre dAphrodise en suggre plusieurs raisons possibles, y compris labsence, chez Platon, dune thorie complte de la causalit qui seule aurait inclu le Time lequel, pourtant, traite de cette cause efficiente qui est le producteur et le pre de notre univers (Time 23c)2. Parmi les modernes, Julia Annas offre dans son commentaire de la Mtaphysique XIII une autre tentative dexplication : Aristote exclut de sa discussion le rcit caractre mythique. Sans quoi, il aurait difficilement pu dire, comme il le fait en 988a711, que Platon nemploie jamais les causes finales ou efficientes3.

    Je pense quAnnas touche ici un point nvralgique, et si elle suggre que le rcit du Time est trop imaginatif pour quAristote puisse le prendre au srieux, elle souligne aussi que ce dernier semble du mme coup exclure de ses considrations les autres textes o Platon parle des artisans en tant quagents qui produisent en regardant vers les formes (Cratyle 389ab, Rpublique 596b, Lois 965bc). Or si le silence sur ces textes dans la Mtaphysique (et dans GC II, 9) confirme le bienfond des remarques dAnnas, il faut ajouter quAristote conserve la vise dun schma causal plus ample et lapplique au Phdon, dont il peut alors souligner linsuffisance. Dun ct, Aristote ne prend donc pas au srieux les textes de Platon qui font place la fois aux formes et lactivit dune autre cause qui produit les choses certaines fins. De lautre ct, il reproche au Phdon, qui fait des

    2. Alexandre dAphrodise, In Aristotelis Metaphysica Commentaria, d. M. Hayduck, Berlin, Reimer, 1891, 59, 2860, 2. Alexandre pense que Platon na pas abouti au concept de cause finale : do le caractre inachev de sa thorie de la causalit. Dun ct donc, Alexandre souligne quAristote crdite Platon davoir entrevu le caractre formel mais non efficient de la causalit des formes (voir son commentaire sur la Mtaphysique 62, 122, consacr au passage A 7, 988a34). De lautre ct, il insiste sur ce quAristote a montr, savoir que les formes, selon les platoniciens, ne sont ni les causes efficientes ni les causes formelles ni les causes finales, mais seulement les paradigmes sans aucune influence causale propre (voir 121, 1224, sur A 9, 992a24).

    3. J. Annas, Aristotles Metaphysics. Books M and N, Oxford, Clarendon Press, 1976, p. 161. Cf. S. Menn, Critique of Earlier Philosophers on the Good and the Causes. Metaphysics A 7A 8 989a18 (dans Aristotles Metaphysics Alpha, d. C. Steel, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 212213), qui souligne quAristote luimme ne voit pas le Time comme la ralisation du projet esquiss par Socrate dans le Phdon.

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    formes mmes les causes mais omet dintroduire une autre instance productrice, de ne pas inclure les formes dans une explication causale plus vaste o les formes provoqueraient ellesmmes le processus de la gnration.

    Cest ce double mouvement que jespre clarifier afin de montrer quil ne relve nullement dune inattention de la part dAristote, mais quil est une consquence logique de sa propre thorie des causes et surtout de la causalit efficiente. Comme Aristote assigne la cause efficiente et irrductible la cause matrielle un rle important dans la gnration des tres vivants, il semble particulirement mcontent de trouver que les formes poses par Platon ne jouent aucun rle dans la gnration au sens de la naissance de nouveaux individus sensibles. Vue dans cette perspective, la critique formule par Aristote est tout fait justifie ; or nous verrons que Platon nessaie pas de donner aux formes ce rle et quil envisage leur propre influence causale comme bien plus troite quAristote ne le prtend. Pourtant, malgr cette diffrence de perspective entre les deux penseurs, donc chacun conoit les causes selon ce quil envisage dexpliquer, une certaine complicit entre leurs dmarches persiste au niveau mthodologique : elle consiste dans le rapport parfois trs troit entre lexplication causale des processus naturels et lexplication qui emploie le schma de lactivit artisanale.

    Dans ce contexte, on note quAristote tend gommer cette complicit non seulement l o il veut la rduire aux exemples illustratifs (les arts illustrent la nature quils imitent), mais encore l o il critique les locutions platoniciennes, y compris celle de regarder vers les formes : Quant dire que [les formes] sont des modles et que les autres choses participent delles, cest parler pour ne rien dire et faire des mtaphores potiques. Questce donc qui travaille ( ) les yeux fixs sur les formes ? (Mtaphysique A 9 ; 991a2023 ; cf. XIII, 5, 1079b2527)4.

    Comme dans A 6, 987b914, o il dnonce la locution platonicienne de la participation aux formes comme un autre nom de limitation des nombres selon les Pythagoriciens (tout en supposant que la participation aux formes est cense donner aux choses leur tre), Aristote mlange ici deux relations que Platon semble distinguer. Car, une seule exception prs, Platon luimme ne dit jamais que les individus engendrs et sensibles imitent les formes en y participant5. Bien au contraire, mme si Aristote ny prte aucune attention,

    4. La Mtaphysique est cite dans traduction de M.P. Duminil et A. Jaulin, Aristote. Mtaphysique, Paris, GF Flammarion, 2008. Je remplace Ide par forme.

    5. Lexception en question se trouve dans le Parmnide 132d3 o Socrate propose, titre de tentative, la ressemblance comme un mode gnral du rapport entres les entits sensibles et les formes. Un seul autre cas o les deux locutions vont de pair est celui de lEuthyphron 6e45, o il est pourtant question non pas des sensibles, mais de lme cense participer un paradigme moral quelle doit assimiler (donc comprendre et dfinir) par lactivit de sa pense. Concernant le Phdon, cf. G. Fine, Forms as Causes :

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    les deux locutions expriment les facettes diffrentes de lexplication causale : la participation, telle que nous la verrons dcrite dans le Phdon, est une relation immdiate qui lie la chose aux formes dont proviennent ses proprits organises dans les contraires ; limitation, en revanche, est responsable de lorigine de la chose et exige un mdiateur qui en est conscient comme de sa tche et qui regarde vers telle ou telle forme gnrique. La mtaphore potique provient ainsi de la plume dAristote plutt que de celle de Platon, sans parler du fait que la question rhtorique Questce donc qui travaille les yeux fixs sur les formes ? reoit chez Platon une rponse tout fait claire bien que limite la cause dmiurgique, personnifie par un artisan conscient de son activit et jamais vraiment intgre dans un processus naturel6.

    Si jinsiste demble sur ces distinctions quil faudra tayer par une analyse des textes, cest que la distorsion qui consiste dabord rapporter la participation limitation, et ensuite naturaliser cette dernire, est le pas dterminant pour toute la critique formule par Aristote et pour son influence durable. Contre cette influence jaimerais insister, en guise dune clarification pralable, sur ce que Platon ne parle jamais de la production des choses, au sens de leur gnration, sous laction directe des formes7 ; en revanche, il

    Plato and Aristotle (dans G. Fine, Plato on Knowledge and Forms, Oxford, Clarendon Press, 2003, p. 383) : But does Plato believe that sensibles are essentially copies of forms ? In contrast to the Timaeus and, to a lesser extent, the Republic, the Phaedo never calls sensibles copies, or forms paradigms though, of course, neither the presence nor the absence of these words is decisive. Dans ce contexte, on remarque que cest prcisment en parlant de la cause formelle quAristote luimme emploi le substantif (Mtaphysique 2, 1013a27 ; Physique II, 3, 194b26). Pour une discussion clairante sur la forme et le paradigme voir R. W. Sharples, Species, Form, and Inheritance : Aristotle and After, dans Aristotle on Nature and Living Things, d. Allan Gotthelf, Pittsburg Bristol, Mathesis Publications Bristol Classical Press, 1985, p. 118119.

    6. Je ne suis donc pas entirement daccord avec linterprtation gnreuse de F. Fronterotta, La critica aristotelica alla funzione causale delle idee platoniche. Metafisica A 9. 991A8B9 (dans La scienza e le cause a partire dalla Metafisica di Aristotle, d. F. Fronterotta, Naples, Bibliopolis, 2010, p. 104105), qui soutient quAristote luimme, en Mtaphysique A 9, distingue anche, in Platone, due modelli esplicativi della relatione causale che sussiste fra le idee e le cose sensibili, situandoli in due diversi dialoghi platonici : nel Fedone, le idee sono concepite come le dei sensibili e, in questa misura, come le cause del loro essere (causa formale) del loro divenire (causa efficiente) ; nel Timeo, invece, le idee sono concepite come i modelli delle copie sensibili, che dovrebbero trarne la loro struttura e disposizione (causa formale) attraverso la mediazione di un agente che le genera operando una riproduzione delle idee (causa efficiente). La critique dAristote serait alors articule, elle aussi, selon ces deux axes distincts. Or je pense que ce rsum finit par effacer la faon dont Aristote ne cesse de brouiller cette diffrence trs importante entre deux types de cause efficiente. Pour ma part, je chercherai claircir la motivation de la lecture slective dAristote.

    7. Cf. dj H. F. Cherniss, Aristotles Criticism of Plato and the Academy (Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1944, p. 462) : Aristotles criticism is in any case

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    introduit certaines formes titre de causes qui, agissant sur les choses qui par ailleurs viennent ltre, en dterminent les qualits ou proprits (telles qutre grand ou beau ou leurs contraires). Sil introduit aussi les formes qui servent de paradigmes ces mmes choses, il supple une cause motrice qui, sous le mode artisanal ou dcrit comme tel, en effectue la production.

    cette rgle trs lmentaire, les dialogues ne semblent connatre aucune exception significative. Par consquent, lattitude de Platon lgard des formes et de divers modes dinfluence causale est bien plus cohrente quAristote ne la dcrit, bien quelle ne soit pas prsente comme une thorie unifie de la causalit. Pourtant, contre les protestations dAristote, on pense souvent que Platon nen a pas moins anticip la thorie des quatre causes articule par Aristote, et que cest surtout le Time qui offre une telle anticipation8. Pour ma part, je pense quil nen est rien : non que Platon naurait pas vu assez clair, mais il ne partage pas la conception aristotlicienne de la nature ni, par l mme, de lengendrement et du dveloppement naturel des tres vivants en tant que substances. Or cest ce dveloppement qui donne son plein sens la thorie aristotlicienne des causes et si, en croire Aristote, llment central de ce sens est la toute nouvelle dfinition de la cause efficiente ou motrice, il ny a alors pas de terrain platonicien o une telle cause pourrait sexercer naturellement (au sens aristotlicien du terme). Platon na ainsi aucun intrt, si lon peut dire, anticiper la thorie dAristote ; ce qui nempche pas ce dernier de dplacer certains arguments de Platon dans le cadre de sa nouvelle thorie et de les y traiter comme une thorie unique mais mal labore.

    De ces remarques introductives, voici donc la chose la plus importante retenir, encore titre pralable : jamais Platon ne dit que les formes soient les causes directes de la gnration des individus. Corrlativement, il ne procde pas par laboration dune ontologie complexe de causes, leur typologie y comprise. Les pages des dialogues qui traitent de la causalit nous en offrent une conception irrductiblement double qui embrasse, dun ct, la causalit la plus austre et logiquement abstraite (cest uniquement grce au beau que les choses sont belles) et, de lautre ct, le modle artisanal de laction causale en tant quaction prmdite, qui seule est dote dune finalit indubitable. Les deux rcits aitiologiques qui correspondent ces deux types dexplication,

    irrelevant, since Plato did not consider the ideas to be causes of motion and change directly, though they are causes of the direction of motion and of what things are and become. Les italiques sont de Cherniss.

    8. Souvent, cette interprtation va de pair avec la lecture qui prend le dmiurge du Time pour une mtaphore de la causalit active dimension tlologique. Voir, par exemple, F. Ferrari, Causa paradigmatica e causa efficiente : il ruolo delle idee nel Timeo (dans Plato Physicus. Cosmologia e antropologia nel Timeo, d. C. Natali et S. Maso, Amsterdam, Hakkert, 2003, p. 8396), qui propose de lire, dans cette perspective, le Time la lumire de ce que disent sur la causalit le Phdon et le Philbe.

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    le Phdon et le Time, vitent den offrir une synthse. En revanche, Aristote insiste sur ce que fournir la thorie de la causalit revient laborer les relations entre plusieurs types de causes9. En confrontant la critique aristotlicienne la lettre des dialogues, il sagira donc de comprendre les motivations diffrentes de Platon et dAristote, mais aussi ce qui semble les rapprocher : la pluralit des perspectives sur la cause efficiente. Car, et cest le point important sur lequel portera la section suivante de cet article, il est bien possible quAristote ait vu juste en prenant les formes du Phdon pour un quivalent (bien qu ses yeux insuffisant) des causes efficientes.

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    Comme la critique aristotlicienne porte minemment sur le Phdon (ou du moins se sert de son nom), il faut commencer par ce dialogue : un des deux textes o Platon fournir une explication quelque peu dveloppe au sujet des formes, mais le seul o il pose les formes titre de causes, . ce sujet il faut remarquer que le deuxime texte o Platon laisse son Socrate vraiment dialoguer sur les formes est bien entendu le Parmnide, plus exactement sa premire partie ; or ici, la dimension causale reste peu prs implicite et le Parmnide est le seul des dialogues do la locution causale, celle d et d, est entirement absente et linfluence des formes sur les entits du monde sensible est voque, une seule fois, laide du datif instrumental ( en 131d45)10. Mme dans le Phdon, la premire partie du dialogue pose les formes comme les objets de la pense : les premiers arguments qui sappuient sur les formes afin de dmontrer que lme est immortelle, celui de la rminiscence et celui de la ressemblance de lme aux formes simples et immuables, ne font tout simplement aucun appel la causalit. Dans cette

    9. Il faut aussi souligner labsence de discours systmatique sur la causalit chez tous les penseurs prcdant Aristote. Pour les Prsocratiques, cf. M. Vegetti, Culpability, responsibility, cause. Philosophy, historiography, and medicine in the fifth century (dans The Cambridge Companion to Early Greek Philosophy, d. A. A. Long, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 274) : The surprising result that emerges from lexical investigation of causality in the early Greek philosophers is the virtually total absence of any reflection on the problem of causal explanation. This is surprising because, of course, the evidence on them includes abundant references to the language of cause. Yet [...] that evidence has no value whatsoever because it depends entirely on Aristotles interpretation, found in book one of his Metaphysics and book two of his Physics.

    10. Je nentends nullement nier que le datif causal est one of Platos standard locution for a cause, comme le dit D. Sedley, Platonic Causes, Phronesis, 43, 1998, p. 130 et n. 19. Le Phdon aussi lemploie afin de dcrire la dimension causale des formes (en loccurrence celle du beau). Je veux seulement souligner labsence, dans le Parmnide, dun discours dvelopp sur les formes en tant que causes.

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    partie du dialogue, les formes sont assumes comme les objets auxquels les interlocuteurs de Socrate sont habitus : on na donc pas besoin de dmontrer quil y a des formes. Ici comme ailleurs, lexistence des formes ne devient pas lobjet de la preuve mais est cense fournir un point de dpart de la preuve dune autre chose. Ce qui sera aussi le cas du discours sur les formes comme causes, un discours dont le but consistera toujours employer les formes afin de prouver lme immortelle.

    Or ce qui complique considrablement la porte gnrale de ce discours, cest le style et larticulation du passage la grande question de la causalit. Prsente comme la clbre autobiographie intellectuelle de Socrate, ce passage laisse Socrate rinterprter les objections de Cbs aux arguments prcdents et en conclure que la vritable preuve de limmortalit de notre me, telle que Cbs la rclame, exigerait quon tudie fond la cause qui, dune manire gnrale (), prside la gnration et la corruption ( , 95e896a1)11. Cest par cette exigence que la causalit entre en scne bien que le dialogue ne procde pas une telle enqute. Selon linterprtation que je vais dfendre, avec certain interprtes modernes mais contre Aristote et dautres interprtes modernes, le Phdon prend un chemin non seulement plus troit, mais trs diffrent de tout ce que lon peut imaginer sous la rubrique dune enqute systmatique sur la cause de la gnration et de la destruction dans leur ensemble et dans tous les cas individuels.

    Plutt donc que de lancer une telle enqute, Socrate continue assumer quil y a des formes la diffrence consiste en ce quil se tourne ici vers leur influence causale. Or cette influence va sappuyer sur les mmes paramtres formels qui caractrisaient les formes ds leur premire mention en 65d66a, o elles sont voques, quoique rapidement, comme les entits nettement contrastes avec ce qui ne se laisse saisir que vaguement par lintermdiaire des sens, mais aussi, ce qui nous importe, comme les entits spares non seulement des choses sensibles, mais demble et toujours distinctes les unes des autres. titre dexemples, Socrate cite, de faon paratactique et sans aucune explication de son choix, le juste en soi, puis le beau et le bien, et enfin la grandeur, la sant, la force ; tout cela sont les dont chacune est prcisment ce quelle se trouve tre, (65e1). Cest cette faon de prsenter les formes qui, de Speusippe et Aristote jusqu aujourdhui, continue nerver les lecteurs professionnels : chaque fois que les formes de ce type interviennent dans le texte, cest dans et par les listes ouvertes des formes, listes accompagnes toujours dun par exemple ou dun et cetera. Ainsi, plus loin dans le Phdon, Socrate mentionne non seulement lgal, le grand et le petit, mais tout ce qui est de cet ordre (

    11. Sauf indication contraire, je cite daprs M. Dixsaut, Platon. Le Phdon, Paris, GF Flammarion, 1991.

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    ) (75c), tout en prcisant que notre discussion prsente ne porte pas plus sur lgal que sur le beau en soimme, le juste, le saint, ni dune faon gnrale : en un mot, sur tout ce que nous marquons au sceau de ltre ( ) (75cd). Plus loin encore, en 99d106d, on rencontre les formes suivantes : dabord le beau, le bien, le grand, le petit, puis lunit et la dualit, le chaud, le froid, le pair, limpair, le trois, la maladie,la vie, la mort (rendue explicite en 105e2), le cultiv et linculte, le juste et linjuste.

    Il est vident que, dans cette liste, on a affaire aux universaux dun certain type : ils sont prdicables travers un inventaire trs large et vari des genres et des espces. Au niveau lmentaire, on peut tirer de ces listes une seule leon, savoir que, dans le Phdon, ds quil est question de la pluralit des formes, une seule organisation de ces dernires est luvre : chacune des formes numres correspond exactement une seule forme contraire sansque ces contraires sinfluencent mutuellement. Ce qui en ressort, cest labsence axiomatique de rapports entre ces formes ellesmmes. On est ainsioblig dadmettre que les listes cites des formes de contraires, toutes pisodiques, se prtent au mme criticisme que celui quAristote adresse Alcmon de Crotone, savoir quil sagit dun nombre indtermin de contraires dont lnumration parat due au hasard et manque dune clture logique quelconque (ce quAristote oppose au systme clos des oppositions labor par les pythagoriciens12).

    Au vu donc des formes introduites par Socrate titre dhypothse destine expliquer les proprits des choses, il semble difficile de dire comment ces formes et leur influence causale appartiendraient la grande enqute sur la et la dans leur ensemble, sans parler du bien comme leur lien (cf. 99c13). Et, comme je lai dj signal, il est frappant que, une seule exception prs, les formes des contraires ne soient jamais dcrites comme ce qui engendre ou fait prir les choses. Cette exception consiste dans le chaud et le froid, dcrits comme les causes de la destruction et, en un sens, de la gnration (103cd). Or si le chaud, par exemple, transforme la neige en eau, il ne sagit pas dune action qui serait productrice des individus. Dans cette perspective, il ne sagit que de la cause auxiliaire (le contraste avec lactivit de la chaleur et sa dimension tlologique chez Aristote est vident)13.

    12. Voir Mtaphysique A 5, 986a27b3.13. Je ne pense pas que le cas de la division dune chose en deux, ou de la cration

    dune nouvelle unit partir des deux choses dj existantes, contredirait cette conclusion. Si, en 101c25, Socrate place dans la bouche de Cbs lassertion selon laquelle (dans la traduction de P. Vicaire) la seule faon pour chaque chose de venir lexistence est de participer lessence particulire de chaque ralit dont elle participe, cette ide nest jamais dveloppe en dehors du cas spcifique de lunit et de la dualit. En plus, le se laisse lire comme dcrivant le changement dtat. Do la traduction alternative de M. Dixsaut : tu ne connais aucune autre manire pour chaque chose de

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    Dautres lecteurs ne partagent pas cet avis, en commenant justement par Aristote qui, dans GC II, 9, 335b916, soutient que

    les uns ont pens que la nature des formes tait une cause suffisante pour la gnration, comme le Socrate du Phdon : cest de fait lui qui, aprs avoir rprimand les autres sous prtexte quils ne disaient rien, suppose que parmi les tres, certains sont des formes et les autres des participants aux formes ; que chaque chose est dite dune part tre daprs la forme, dautre part tre engendre selon quelle y prend part et corrompue selon quelle labandonne en sorte que si cela est vrai, il pense que les formes sont ncessairement cause et de gnration et de corruption.14

    Avant de revenir plus loin sur ce passage et sur la perspective aristotlicienne, il importe de souligner ds maintenant que le texte du Phdon, aucun moment, ne dit rien de tel. Aristote amalgame ici les facettes distinctes de ce dialogue (voire des dialogues dans leur ensemble) afin de mieux critiquer Platon, tout comme il le fait dans Mtaphysique A.

    Or que fait donc Socrate dans le Phdon ? En un premier temps, il offre une hypothse simple et prsente comme telle de linfluence unidirectionnelle et absolument univoque de chacune des formes sur les choses qui, par cette influence, acquirent un seul trait ou un seul caractre : par exemple, celui dtre grand ou dtre beau (99d103c). Ensuite, afin que son effort soit plus troitement consacr dmontrer que lme est immortelle, Socrate modifie ce schma et le transforme en explication causale raffine, qui admet que certains caractres ne sauraient tre partags par certaines choses en mme temps que leurs contraires (103c10107b9). Ce quoi il faut ajouter que la distinction entre les deux versions de lhypothse des formes en tant que causes provient en dernire analyse de la nature des participants, et non pas des variations de caractre des formes ellesmmes.

    La simple ou nave hypothse des formes se laisse rsumer une squence de citations tires des pages 100b101a : je commence par poser un beau en soi et par soi, un bon, un grand, et ainsi pour le reste ; si, en dehors du beau en soi, il existe une chose belle, la seule raison pour laquelle cette chose est belle est quelle participe ce beau en soi. Et puis, contre lesdites causes savantes ( ) : quand on vient me dire que telle chose est belle en raison de sa couleur clatante, de sa forme, ou de nimporte quoi du mme genre, je tourne poliment les dos tout cela, car ds que jentre dans

    devenir quelque chose que den venir participer la manire dtre propre de chaque ralit dont elle vient participer. Les choses deviennent telles et telles sous leffet de la participation une multiplicit de formes, y compris lunit et la dualit.

    14. Ici et ailleurs, je cite ce trait daprs Aristote, De la gnration et de la corruption, texte tabli et traduit par M. Rashed, Paris, Les Belles Lettres, 2005.

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    ces considrations me voil tout troubl ! Pour ma part, je refuse de compliquer les choses et de chercher plus loin, et je men tiens, avec navet sans doute, ceci : rien dautre ne rend cette chose belle sinon le beau, quil y ait de sa part prsence, ou communaut ( ), ou encore quil survienne peu importe par quelles voies et de quelle manire. Et encore : cest par le beau ( ) que toutes les belles choses deviennent belles ; tout objet plus grand quun autre nest plus grand en raison de rien dautre que dune grandeur, et la cause qui le rend plus grand, cest la grandeur ; et le plus petit nest plus petit en raison de rien dautre que dune petitesse, et la cause qui le rend petit, cest la petitesse.

    Une chose semble claire : cest grce au beau quune statue est belle et cause du laid quelle est laide, mais ce nest d ni au beau ni au laid quelle soit une statue plutt quune autre chose. De mme, le grand fait lhomme Socrate grand : il lui donne une certaine taille, mais il ne le fait pas grand en tant quhomme le monde contient sans doute une multitude dobjets de la mme taille mais nullement tous humains. Ainsi se confirme que les formes en question fournissent les proprits prdicables travers un large inventaire des espces.

    premire vue, cette hypothse semble inattaquable logiquement mais, dans la mesure o Socrate nexplique pas le mode de linfluence causale en question, elle na aucune teneur vritablement explicative. Or y regarder de plus prs, non seulement cette impression se confirme, mais on dcouvre quil sy cache un problme logique qui, en fin de compte, ressemble beaucoup au problme que Socrate, en se lanant sur son chemin hypothtique, avait voulu viter. Quel est ce problme et do vientil ?

    Il sagit de lquivoque causale semblable celle que Socrate luimme identifie en critiquant ses prdcesseurs. En 101ac, Socrate dcrit cette quivoque plus ancienne laide dun exemple, celui dun homme dont on dit quil est plus grand quun autre de la tte ce qui veut dire que cet autre homme, qui est plus petit, est plus petit, prcisment et galement, de la mme tte. Ce qui signifie, indique Socrate, que cest la mme chose qui fait le plus grand plus grand, et le plus petit plus petit, autrement dit que cest donc la tte, qui est petite, qui fait le plus grand plus grand. Socrate donne encore dautres exemples qui concernent le nombre et dont le plus probant est celui de la gnration de la quantit deux, cette dernire provenant soit de la division de lunit soit de laddition dune unit une unit : lquivoque causale provient de ce que, si nous faisons face deux, nous sommes incapables de dire si ce deux rsulte de laddition ou de la division. Cette quivoque, o lon a deux causes possibles dun seul rsultat, diffre videmment de celle dtre plus grand de la tte o lon crdite dune seule cause deux effets opposs.

    Cette quivoque, celle dune seule cause avec les effets opposs, Socrate lvite. Et pourtant, il se trouve confront un problme logique quil narrivera

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    pas surmonter. Car pour quil y ait un rapport absolument univoque entre la cause et chacun de ses effets, il ne faudrait pas poser une forme comme cause accompagne de son contraire qui, lui aussi, est une cause. Le texte nous cache ce problme en attirant notre attention sur la comparaison entre les tailles des trois personnes que sont Socrate, Simmias et Phdon (102b103a). Si Simmias est plus grand que Socrate, ce nest pas parce que telle serait sa nature personnelle, mais parce quil possde (donc participe ) la grandeur un plus haut degr que Socrate ; et cest pour cette mme raison que Phdon est plus grand encore que Simmias. Simmias est donc la fois plus grand (que Socrate) et plus petit (que Phdon). Dans le cadre de cette description formelle, Simmias nest pas encore dans une situation ambivalente ; proprement parler, il fait lobjet de deux influences causales distinctes : lune de la grandeur, lautre de la petitesse. Quand Simmias grandit, linfluence de la grandeur fait place, dans son corps, celle de la petitesse.

    Or, dj dans ce schma, un problme merge concernant la possession de la petitesse en tant que quantit manquante. Si cest (mettons) 10 centimtres en moins que Simmias possde par rapport Phdon, alors la forme, celle de la petitesse, dtermine le manque dune quantit, ce qui ne semble avoir aucun sens : ds lors, pour donner du sens lexpression plus petit, il faut supposer lexpression moins grand. Ce qui veut dire que, malgr la possibilit effective de mesurer la diffrence de taille entre les hommes en question, il est en fin de compte impossible de dterminer la relation exacte entre linfluence de la grandeur et linfluence de la petitesse chez Phdon et Simmias. Cela devient bien plus vident ds que nous avons affaire une seule entit dont il faut dterminer les proprits sans ncessairement la comparer telle ou telle entit distincte. Dans cette situation, nous navons aucun moyen de savoir quelle est la relation entre linfluence causale de la grandeur et celle de la petitesse chez un homme qui mesure (mettons) 180 centimtres. On peut ainsi conclure que Socrate nous offre un schma causal la fois transparent et aveugle, un schma qui se laisse appliquer dune seule et mme faon nimporte quel objet qui possde les proprits dtermines, et peu importe si ces proprits sont physiques ou psychiques et morales (il en est du juste et de linjuste comme du grand et du petit).

    Les annes soixantedix du sicle dernier ont connu une srie defforts pour rsoudre les problmes de notre passage par les moyens de la logique formelle, mais surtout en prtendant que Platon distingue entre les formes de proprits et les formes de relations, donc, dans notre cas, entre la forme grandeur et la forme tre plus grand que15. Peu concluants et assez vite abandonns, ces efforts sont pourtant importants en tant que symptme dun

    15. Ces discussions ont t lances par H. N. Castaeda, Platos Phaedo Theory of Relations, Journal of Philosophical Logic, 1, 1972, p. 467480.

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    courant plus ample dune certaine logisation mtaphysique des formes du Phdon. Le texte fondateur de ce courant est celui de Gregory Vlastos sur les raisons et les causes dans le Phdon. Vlastos prend l pour une ncessit logique (logical necessity) et pense que cette ncessit fonde et dtermine la somme de tous les tats de fait physiques sans pour autant devenir la cause motrice des vnements particuliers. Vlastos nhsite alors pas conclure ainsi :

    Puisque Platon dit que la neige de notre exprience est froide parce que la forme neige entraine la forme froid, et parce que toutes les formes celles des matires et des processus physiques non moins que celles de la logique et de la mathmatique sont ternelles et ne supportent que les relations rciproques immuables, il implique que les lois de la nature, si seulement nous pouvions les connatre, auraient la mme ncessit que les vrits de larithmtique et de la logique.16

    Cette version du platonisme pourrait se rclamer de lidalisme agnostique dun Bradley (cf. le si seulement nous pouvions les connatre), mais difficilement du Phdon. Surtout que les formes, transformes en un systme total de rgles gnrales, deviennent les explications et non les agents directs du changement physique17. Pourtant, bien quelle aille dans une toute autre direction, mme cette lecture a ses racines lointaines dans les doutes dAristote sur lefficacit causale des formes comme units. Derrire le systme immuable des lois de la nature on retrouve la trace de ce que conclut, dans son commentaire la Mtaphysique, Alexandre : les formes de Platon ne sauraient tre les causes efficientes au sens des causes motrices car elles sont tailles pour confrer aux choses la stabilit plutt que le changement (62, 1618 ; cf. Mtaphysique A 7, 988b34, que je citerai plus loin, et cf. A 9, 991a11). Tous ces cas en apparence si diffrents sont symptomatiques de la difficult de dterminer le mode dinfluence des formes introduites dans le Phdon.

    De ce point de vue, le passage, partir de la page 103c, de lhypothse nave des formes ladite extension du principe dexclusion des contraires18 ne change rien. Sil est devenu vident que les formes comme le grand ou le beau ne peuvent pas engendrer les individus qui en participent, la nouvelle explication ne cherche pas contourner cette limite mais tablir la possibilit que certaines formes, bien que poses comme les proprits contraires, ne sauraient tre participes par certaines entits. Dans ces cas, la participation

    16. G. Vlastos, Reasons and Causes in the Phaedo, The Philosophical Review, 78, 1969, p. 320.

    17. Cette rduction a t critique maintes de fois, par exemple par D. Sedley, Platonic Causes, op. cit. On note aussi ce qui met Vlastos plutt mal laise : la prsence, parmi les formes comme ncessits logiques, de la beaut quil tient pour une abstraction terriblement tentante (tantalizing abstraction) qui nest quune sorte de bizarrerie psychologique de la part de Platon (Reasons and Causes in the Phaedo, op. cit., p. 320, n. 78).

    18. M. Dixsaut, Platon. Le Phdon, op. cit., p. 153.

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    une certaine forme devient essentielle pour la chose en question qui, au risque de prir, ne peut pas participer la forme contraire : elle possde la proprit qui correspond entirement, et non pas seulement un certain degr, une forme, et ainsi ne possde point la proprit oppose. Je dis pour la chose en question afin de souligner que cet largissement de lhypothse originale stend sur les participants de nature trs diffrente. Les exemples cits sont ceux dun morceau plutt indistinct de la matire (la neige et le feu), des constellations numriques dun certain nombre dobjets (lexemple choisi est celui dtre trois), et finalement de lme qui, tout en tant un individu, nest pas un objet des sens. Les formes poses corrlativement ces trois cas sont le chaud et le froid, le pair et limpair, et la vie et la mort. Lobjectif de Socrate est ainsi clair, bien quau lieu de la locution de la participation, il utilise ici la description mtaphorique en termes dapproche et de fuite soit des formes ellesmmes soit des participants : il sagit de montrer que la neige fuit lapproche du chaud et le feu lapproche du froid, que tre trois ou la triade dobjets quelconques fuit lapproche du pair et, pour finir, que lme fuit lapproche de la mort. Cest pourquoi elle reste toujours vivante.

    Je ne mengagerai pas dans lentreprise analytique qui consisterait exposer les failles de ce raisonnement, mais il faut admettre que le schma labor par Socrate implique de graves problmes concernant la vise mme de sa dmonstration. En appliquant le schma de la causalit raffine la survie de lme, on devrait en toute rigueur conclure que si la neige soit fuit soit prit lapproche du chaud, alors lme, lapproche de la mort, soit fuit soit meurt19. Cette conclusion confirme ce qui transparat travers le corpus platonicien : il est impossible de donner une preuve formelle de limmortalit de lme, cette dernire ntant efficace quen tant que prmisse dun autre argument, comme cest videmment le cas, dans un contexte chaque fois diffrent, dans le Phdre, le Time ou le Mnon.

    Or, indpendamment du but ultime poursuivi par Socrate, son hypothse qui concerne la causalit propre, suscite deux questions plus troites, directement impliques par la critique quen offre Aristote : (1) quen estil du statut propre des envisages par Socrate dans le Phdon et (2) si ces sont les causes et pas seulement les explications, de quel type de causes sagitil au juste. Cette deuxime question est anachronique dans la mesure o Platon nlabore aucune typologie causale, mais elle est lgitime, voire invitable, lorsquon cherche comprendre langle principal de la critique aristotlicienne.

    19. Noublions pas non plus lobjection de Straton de Lampsaque que rapporte Damascius dans son commentaire du Phdon II 78 Westerink (cf. I, 438 et 442) : prouver la prsence dune proprit, en loccurrence celle dtre vivant, nest pas la mme chose que prouver lexistence mme de ce qui porte cette proprit : lme ne sera jamais morte, mais il se peut quelle ne soit pas du tout (et donc ni vivante ni morte).

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    3

    Commenons par la cause et lexplication, car leur diffrence logique a t souligne par plusieurs interprtes y compris Michael Frede20. Pour ces interprtes, dire que les du Phdon sont les explications plutt que les causes sauve largument de Socrate de lincohrence : ses contradictions et lacunes apparentes disparaissent une fois quon les place dans le cadre dune thorie plus riche de lexplication logique dont ces dernires ne seraient que des facettes. Le Phdon, comme chaque dialogue, ne contient alors quun morceau de la thorie fondamentalement holistique de lexplication o aucun argument ne saurait faire sens que par rapport la prtendue totalit argumentative et logique. On la dj vu : cest le noyau de la stratgie de Vlastos pour qui les de Socrate ne se confondent pas ncessairement avec les agents causals particuliers qui sont luvre dans les processus physiques ou mentaux : ainsi, pour emprunter un terme des Seconds analytiques I, 10, 76b1115, il pourrait y avoir une concernant les formes en tant que causes. Or je ne pense pas que Platon nous prsente une thorie holistique de lexplication ; pour cela, il faut attendre Aristote (qui se donne le droit den critiquer labsence chez tous ses prdcesseurs). En fait, si nous avions ici affaire un texte dont la vise consisterait fournir une partie de la thorie gnrale et cohrente de lexplication causale, le rsultat serait vraiment dcevant et il faudrait videmment recourir au ravaudage logique exactement comme le fait Vlastos.

    Je pense en revanche que, dans ces pages du Phdon, dsigne bel et bien la cause au sens dune entit dtermine qui agit en produisant dans une autre entit un changement dtermin de son tat prsent, ou bien la conservation de cet tat contre les autres influences causales. Socrate ne vise donc pas une description logique de conditions plus gnrales de lexercice dune telle influence, mais pose comme la prmisse de son argument les formes comme les agents directs et en ce sens particuliers, les agents responsables des tats concrets des choses et de la possibilit de non seulement dcrire ces tats, mais den expliquer lorigine. Cette dernire savre, par ailleurs, complexe, car la pluralit des formes est toujours en jeu ce qui veut dire aussi que, dans ce cadre restreint, on ne gagne rien dimportant en distinguant, comme on a essay de le faire, entre lexplication ou l dun ct, et la cause ou l de lautre21.

    20. M. Frede, The Original Notion of Cause, dans M. Frede, Essays in Ancient Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1987, p. 125150.

    21. La distinction entre comme llment propositionnel de largument de Socrate, et comme son lment nonpropositionnel, a t avanc par Michael Frede dans son article dj cit. Les critiques de cette lecture sont rsumes par D. Wolfsdorf,

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    Tout ceci nous amne la deuxime question, qui savre videmment la question importante : si Socrate pose les formes des proprits contraires comme causes, et non comme lments purement logiques (qui, selon certains lecteurs, impliqueraient un systme plus large des lois causales), quel type dinfluence ces causes peuventelles alors exercer ?

    Rcemment, cette question a t aborde de faon directe par plusieurs interprtes qui narrivent cependant pas aux mmes conclusions. Ce sont sans doute Christopher Taylor et David Sedley qui inclinent le plus vers lidentification des formes du Phdon comme causes formelles, sans pourtant en conclure que toutes les formes platoniciennes seraient causes du mme type. Taylor pense que le Socrate du Phdon commet quelques erreurs dordre mthodologique et que, par consquent, son hypothse, surtout dans sa version raffine, nest pas suprieure au raisonnement des prsocratiques et se signale par la mme absence dun schma tlologique englobant22. Or cette conclusion me semble aller lencontre de lidentification mme partielle des formes du Phdon avec les causes formelles23, et Taylor luimme admet que seules certaines formes poses par Socrate se laisseraient comprendre ainsi. Pour lillustrer, il prend lexemple des rapports entre le chaud et le feu, le froid et la neige. Or, afin de rapprocher ces exemples du schma de la causalit formelle, il est oblig de comprendre le chaud et le froid comme les genres dont le feu et la neige seraient les espces : ainsi, le feu actualiserait le chaud et la neige actualiserait le froid. Autrement dit, il faut transformer les proprits universelles dtre chaud et dtre froid, les proprits prdicables travers toute la rgion physique ( travers toutes les espces de choses matrielles) en caractristiques des genres dtermins dont le feu et la neige seraient, respectivement, les espces. Du coup, on se trouve dans un univers conceptuel peuttre plus riche, mais, encore une fois, fort diffrent de lhypothse originale de Socrate. Pour le dire simplement, avec la causalit formelle, on tombe sous le charme des concepts aristotliciens, que ce soit celui de lactualisation ou celui du genre et de lespce.

    En revanche, larticle dj cit sur les causes platoniciennes de David Sedley essaie de neutraliser cette influence pour tomber sous le charme dun autre principe, emprunt non pas Aristote mais aux prsocratiques :

    and in Plato (Ancient Philosophy, 25, 2005, p. 341348), qui critique aussi leffort plus rcnt de G. Ledbetter (Reasons and Causes in Plato : The Distinction between and , Ancient Philosophy, 19, 1999, p. 255265) pour qui dsigne la raison, tandis qu la cause ou lexplication causale. Pour le vocabulaire causal de Platon voir aussi C. Natali, La forma platonica una causa formale ?, dans Platon und Aristoteles sub ratione veritatis. Festschrift fr Wolfgang Wieland zum 70. Geburtstag, d. G. Damschen, R. Enskat et A. G. Vigo, Gttingen,Vandenhoeck & Ruprecht, 2003, p. 158173.

    22. C. C. W. Taylor, Forms as Causes in the Phaedo, Mind, 78, 1969, p. 5254.23. C. C. W. Taylor, op. cit., p. 5859.

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    il sagit du principe de la ressemblance causale (ledit principe selon lequel le semblable cause le semblable). Or, pour faire bref, le Phdon ne semble instaurer aucune ressemblance entre les formes et leurs participants en dehors du partage direct dune proprit chaque fois dtermine ; en appliquant le principe dfendu par Sedley, on devrait conclure que, par exemple, tous les objets physiques dune grandeur dtermine ressemblent la formegrandeur. Ceci semble vider le concept de ressemblance de tout contenu qui permettrait de ne pas en faire un simple quivalent de la participation ce qui nous ramne, par un autre chemin, ce quen fait Aristote. Pour dfendre David Sedley, qui vite de discuter cette consquence, disons quil essaie simplement de rendre intelligible linfluence causale des formes en ralisant une synthse entre le principe de la ressemblance causale et la thorie de la transmission causale (transmission theory of causation), la transmission tant une expression juge plus claire que la participation, au risque pourtant dimaginer les deux sur le modle du partage, comme si la cause et lentit quelle influence taient tributaires part gale, par contact, du caractre transmis24.

    Ce partage du caractre transmis suscite certains problmes logiques que je ne peux pas analyser ici. Il est en revanche important de souligner que lide mme de la transmission causale, par laquelle se propage un trait essentiel, fait signe vers la transmission de la forme immanente quon associe souvent Aristote (y compris ses traits biologiques). Sans donc le vouloir, ceux qui interprtent les formes du Phdon comme causes formelles glissent vers le terrain prpar dj par deux passages de la Mtaphysique, savoir A 6, 988a814, et A 7, 988a34b625. Le premier de ces textes conclut, sur la base dune vocation de la cause artisanale qui agit de faon rpte sur la matire (que ce soit lartisan qui fait les tables ou le mle qui fconde plusieurs femelles, 988a37), que Platon sest seulement servi de deux causes, le ce que cest ( ) et la cause selon la matire ( ).

    24. Il est donc logique que Sedley pense que cest le Parmnide, et surtout la premire version de largument du troisime homme, qui pose les formes comme causes formelles. Il retrouve ensuite la mme conception derrire lhypothse de Socrate dans le Phdon. Selon lui, cette sorte de causalit des formes a pour but de faire que les causes intelligentes ou tlologiques [...] obissent aux principes causals austres propres Platon (Platonic Causes, op. cit., p. 125). Ainsi, la causalit tlologique est une application spciale de la causalit formelle vers laquelle Socrate se tourne dans sa clbre deuxime navigation (Phd. 99c102a) avec son histoire causale sre que cest le F qui cause les Fchoses dtre F (p. 126127).

    25. Les deux passages sont comments par F. Ferrari, Dinamismo causale e separazione asimmetrica in Platone, dans La scienza e le cause a partire dalla Metafisica di Aristotle, d. F. Fronterotta, op. cit., p. 3638. En les citant, je laisse entirement de ct la question de lun et de la dyade (du grand et du petit) quAristote lie sa critique des formes ; lanalyser reviendrait surtout confronter la lettre des dialogues avec ce que nous savons des discussions dans lAcadmie, ce qui nest pas mon sujet ici.

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    Cette conclusion ne me semble pas vraiment rsulter de la comparaison entre la production artisanale et lengendrement naturel (mme si Aristote les dsigne comme les images des principes), et cette discordance pourrait indiquer pourquoi, dans les passages que je citerai plus loin, Aristote fait peuttre place loption hypothtique bien quirrelle selon laquelle les causes du Phdon, si seulement elles taient les causes de la gnration, auraient d tre conues comme les causes la fois formelles et efficientes exigence laquelle le texte du Phdon ne saurait se plier.

    Or au niveau gnral, o aucun des dialogues nest nomm, Aristote sen tient encore une critique de base selon laquelle toutes les formes platoniciennes sont censes anticiper, de faon plus ou moins maladroite, la causalit formelle. Le deuxime passage (988a34b6) offre une version plus dveloppe de cette lecture :

    aucun [des philosophes prcdents] na pourtant propos clairement ni ltre ce que cest ni la substance ( ), mais ceux qui les expriment sont surtout ceux qui posent les formes pour les sensibles et lun pour les formes et ce, ni comme matire ni non plus comme principe do part le mouvement (ils affirment plutt que ce sont des causes dimmobilit et de repos), mais ils prsentent les formes comme ltre ce que cest de chacune des autres choses ( ) et lun comme ltre ce que cest des formes.

    Ici, le rapprochement des formes et de la cause formelle procde par lassimilation des formes , donc la quiddit. Ainsi se confirme linsistance dAristote sur la ncessit de la contribution essentielle de la forme la gnration des sensibles. Je ne peux pas passer en revue tous les textes o Aristote labore telle ou telle facette de sa lecture, mais il faut voquer un passage important qui nous ramnera au problme spcifique pos par la rception du Phdon.

    Dans ce texte, Aristote imagine un cadre la fois logique et ontologique plus restreint de lhypothse de Platon : la participation pourrait acqurir un sens prcis si on limitait les formes celles des substances. Afin de sauver la doctrine de Platon, il aurait fallu prendre les formes pour ce qui dtermine les substances sensibles dans leur existence mme, cestdire pour les causes formelles. Le passage de Mtaphysique A 9, 990b2234, souligne ainsi que seules les formes des substances rendraient la participation relle :

    En outre, en suivant la conception qui nous fait affirmer lexistence des formes, il y aura des formes non seulement des substances, mais aussi de beaucoup dautres choses (car la pense est une, non seulement concernant les substances, mais aussi lgard de tout le reste, et les sciences ne portent pas seulement sur la substance, mais aussi sur dautres choses) et mille autres consquences de cette

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    sorte. De toute ncessit, selon les opinions sur les formes, sil est possible den participer, il est ncessaire quil y ait seulement des formes des substances ( ). En effet, la participation na pas lieu par concidence, mais il doit y avoir participation chaque forme en ce quelle ne se dit pas dun substrat (je veux dire par exemple que, si une chose participe du double en soi, elle participe aussi de lternel, mais par concidence, car cest par concidence que le double est ternel) de sorte que les formes seront substances ( ).

    Sil ny avait de formes que des substances, on pourrait viter le danger dune sorte de transmission accidentelle grce laquelle la forme transmettrait son participant toutes ses caractristiques. Or carter cette menace du transfert complet ne peut pas sauver cette thorie si une autre difficult persiste : celle de la sparation. Les lignes suivantes rptent donc laccusation bien connue selon laquelle Platon prend les formes et les choses pour synonymes, donc leur fait partager la dfinition mais les divise en formes ternelles et en choses qui ne le sont pas, cette division tant aussi lobstacle majeur pour tablir une vritable influence causale des formes sur les choses qui naissent26. Pour notre interprtation, il est pourtant plus important de souligner la tendance vers la rduction des formes, ds quAristote les prend toutes ensemble, aux causes peu prs formelles.

    Que cette rduction sapplique trs mal aux formes du Phdon devrait maintenant tre tabli. La forme qui ne se dit pas dun substrat nest certes pas la forme du beau ou du grand pose dans ce dialogue. Dans le cadre de lhypothse trs troite de Socrate, les formes de ce type (et il nvoque pas les autres) garantissent les proprits des choses, mais nullement leur gnration et leur existence : ici, les formes font les choses telles quelles sont pendant quelles existent, mais ne les font pas exister. Comme sil voulait remdier cette validit volontairement limite, Aristote projette, dans le domaine des formes, la distinction entre la substance et ce qui se dit de la substance. Limportance de cette distinction pour Aristote luimme, l o il parle en son nom, est vidente travers le corpus entier. Or, dans le cadre de cette stratgie critique, il doit en mme temps nier la prsence dune distinction analogue derrire le raisonnement de Platon tout ceci pour indiquer, sous quelles conditions les formes poses par ce dernier se rapprocheraient davantage des causes formelles relles.

    Dans le cadre de Mtaphysique A, lhypothse des formes devient ainsi le meilleur prdecesseur dune facette de la thorie aristotlicienne. Or, paradoxalement, le seul dialogue dont Aristote se rclame explicitement se prte

    26. Sur la synonymie (ou lhomonymie) des formes et des choses voir C. Steel, Plato as seen by Aristotle, dans Aristotles Metaphysics Alpha, d. C. Steel, op. cit., p. 179180.

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    mal cette interprtation : aucun moment les formes du Phdon ne sont les agents qui transmettraient aux choses leurs traits gnriques conformes la forme en question, et ainsi leur de . Aucun des cas discuts par Socrate ne se plie cette logique : mme pas celui de lme conue comme immortelle de par son lien unique la forme de la vie comme une proprit que lme transmet alors, toujours titre dune qualit, tous les tres anims. On notera par ailleurs que la transmigration de lme travers les espces animales, assume par Socrate en 82ab, confirme cette lecture. Bref, pour aller dans la mme direction interprtative quAristote, il faudrait lier les formes la gnration des individus du type aristotlicien, ce qui entranerait le recours ce qui reste tranger Platon, savoir le lien entre la causalit formelle et la tlologie naturelle.

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    Il faut pourtant admettre que Christopher Taylor, David Sedley et les autres lecteurs qui prennent les formes du Phdon pour une anticipation des causes formelles, ragissent de faon la fois naturelle et philosophique lausterit conceptuelle de lhypothse des formes dans le Phdon. Or, mme si on se ne contente pas de la version troite pose dans le Phdon et que lon cherche dvelopper lhypothse de Socrate laide de la terminologie dAristote, on peut prendre un autre chemin et se demander si, plutt qutre assimilables la causalit formelle, les formes poses par Socrate ne doivent pas possder une dimension efficiente. la fois anachronique et lgitime, cette question a t srieusement considre par un certain nombre de lecteurs du Phdon dont le premier semble avoir t, encore une fois, Aristote luimme. Ce dernier, qui prsente la causalit efficiente comme sa propre invention, ne manque bien sr pas de souligner les obstacles cette lecture. En revanche, les interprtes contemporains prennent linfluence efficiente des formes du Phdon au srieux, car elle possde une force explicative vidente et, la diffrence de lhypothse de la causalit formelle, nentrane pas les contradictions internes largument en question.

    Pour comprendre ce nouvel angle de la critique par Aristote des formes du Phdon, il ne faut pas oublier quelle prsuppose que lhypothse de Socrate reprsente une continuit avec les proccupations propres la physique de ses prdcesseurs. Ainsi, nous le savons dj, Aristote assume que Socrate doit envisager les formes telles que le beau ou le grand comme les causes productrices. Cest du moins ce qui ressort des textes souvent comments, celui de Mtaphysique A 9, 991b39, et celui du trait De la gnration et de la corruption II, 9, 335b716, 1824. Je commence par le texte de la Mtaphysique

  • ARISTOTE, CRITIQUE DE PLATON SUR LES CAUSES 35

    o Aristote explique que les formes spares du Phdon ne peuvent pas jouer leur rle de causes efficientes pour autant quelles soient incapables de produire les choses qui auparavant nont pas exist :

    Ainsi il est dit dans le Phdon que les formes sont causes de ltre et de la gnration ( ) ; pourtant, malgr lexistence des formes, les choses qui en participent ne viennent pas tre sil nexiste pas ce qui les mettra en mouvement ( ), et il en vient tre beaucoup dautres, comme une maison ou une bague, dont nous affirmons quil nexiste pas de forme ( ). Par consquent, lvidence, il est possible aussi que les autres choses existent et viennent tre du fait de causes telles que celles qui produisent aussi les choses dont on vient de parler.27

    On remarque quAristote offre ici une double critique du Phdon sans pour autant citer la lettre de ce dernier : dabord il critique le rle des formes comme causes de la gnration, ensuite il constate labsence dune cause motrice diffrente des formes qui serait directement responsable de la transmission dune forme une chose. Do une certaine incongruit du passage cit qui, de surcrot, bifurque vers la question des formes des artefacts qui semble fort trangre lhypothse de Socrate. Constatant la nonexistence de ces formes28, Aristote nhsite pourtant pas utiliser la production artisanale afin dtablir un contraste entre cette dernire, qui produit bel et bien un objet, et les formes du Phdon qui ne possdent aucune force motrice semblable un artisan luvre. Lactivit artisanale sert ici de supplment argumentatif qui est cens dvoiler un vide ontologique au cur de lhypothse mme des formes29.

    27. Mtaphysique A 9, 991b39.28. En 991b67, la phrase dont nous affirmons quil nexiste pas de forme (

    ) se signale par une ambigut typique : qui estce qui dit que les formes des artefacts nexistent pas ? En fait, la mme formule mais avec ils disent la place de nous disons revient en XIII, 5, 1080a56. G. Fine, On Ideas. Aristotles Criticism of Platos Theory of Forms (Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 83), suggre que la mention du Phdon pourrait limiter la porte de cette phrase Platon luimme. En mme temps, nous savons que Platon ne dit rien de tel ; en plus, il recourt aux formes de ce type dans plusieurs dialogues.

    29. Pour une autre analyse du passage en question et de ses arguments voir D. Frede, The Doctrine of Forms under Critique Part I (Metaphysics A 9, 990a33991b9), dans Aristotles Metaphysics Alpha, d. C. Steel, op. cit., 2012, p. 292294. Selon D. Frede, le Phdon nindique pas que Platon aurait envisag les formes poses par Socrate comme les causes efficientes. Quant aux formes des artefacts, lauteure suggre quAristote les rejette afin de souligner la ncessit des causes diffrentes des formes platoniciennes. Sur le texte cit et sa division argumentative en deux parties (y compris le recours aux arts) voir aussi M. Peramatzis, Priority in Aristotles Metaphysics, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 7980.

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    Cet usage la fois trs concis et mthodologiquement complexe du schma artisanal nous rappelle un trait frappant de la critique des formes comme causes par Aristote : ce dernier omet de reconnatre non seulement que Platon pose les formes des artefacts (ce qui est indubitablement le cas de Rpublique X et du Cratyle, et aussi du Time au sens o les formes des espces vivantes y sont poses comme objet dune imitation dmiurgique), mais surtout que les objets crs sont alors produits la ressemblance de la forme en question mais sans que cette dernire soit envisage comme une cause efficiente. Autrement dit, en lisant ce que dit Platon sur les formes dun ct et sur la gnration des choses de lautre ct, Aristote diminue systmatiquement le rle et la porte du modle de la constitution artisanale des choses. Or Platon projette ce modle au cur de son explication du procs qui nest alors pas celui de la participation pour ainsi dire automatique aux formes des proprits opposes (aucun objet sensible ne peut pas ne pas avoir, par exemple, une certaine grandeur), mais celui de limitation volontaire et intentionnelle dautres formes. Et ces formes se laissent alors dcrire comme formes gnriques (correspondant aux espces des entits sensibles, que ce soient les lits et les tables de Rpublique X ou les espces vivantes du Time) et ne sont pas prdicables travers les espces les plus diverses comme cest le cas des formes du Phdon.

    Avant de dvelopper cette ligne dinterprtation de la critique aristotlicienne, et den tirer les conclusions densemble, il faut pourtant aborder lautre critique du Phdon, celle du trait De la gnration et de la corruption II, 9. Dans ce chapitre, Aristote continue assumer que lhypothse des formes est cense rendre compte de la gnration et de la corruption, et constate, sans surprise, quelle nest pas la hauteur de la tche. Prenant le Phdon pour un effort inabouti pour trouver la cause efficiente ou une troisime cause qui na jusquici t entrevue que comme en rve, Aristote dit dabord que

    les uns ont pens que la nature des formes tait une cause suffisante pour la gnration, comme le Socrate du Phdon : cest de fait lui qui, aprs avoir rprimand les autres sous prtexte quils ne disaient rien, suppose que parmi les tres, certains sont des formes et les autres des participants aux formes ; que chaque chose est dite dune part tre daprs la forme, dautre part tre engendre selon quelle y prend part et corrompue selon quelle labandonne en sorte que si cela est vrai, il pense que les formes sont ncessairement cause et de gnration et de corruption.30

    Ce quoi il ajoute largument suivant, et cest seulement ici quAristote fait un pas de plus par rapport Mtaphysique A 9 :

    30. De la gnration et de la corruption II, 9, 335b916.

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    Si en effet les formes sont des causes, pour quelle raison nengendrentelles pas ternellement et continment ( ), mais tantt oui et tantt non ( ), alors que tant les formes que les choses susceptibles den participer sont ternelles ? En outre, nous observons () que dans certains cas, la cause est autre : cest ainsi le mdecin qui procure la sant et le savant la science, tout existants que puissent tre la sant en soi, la science en soi et les choses susceptibles den participer ; et il en va de la sorte ds que les choses sont ralises selon une capacit ( ).31

    nouveau, largument dAristote se divise en deux parties. La premire continue confondre la participation avec la gnration, tout en assumant, comme dans Mtaphysique A 9, que les formes du Phdon ne sont quune anticipation de la cause formelle. La deuxime partie, en revanche, consiste dans un nouvel appel la cause qui est diffrente de la forme et dont Aristote nous invite imaginer laction. Car cette cause est prsente comme quelquun dont laction ne procde pas dune ncessit, mais implique une dimension dlibrative. Les exemples dun mdecin et dun savant sont trs parlants et si lvocation dune telle cause nous loigne du Phdon, elle nous ramne, encore une fois, dans la proximit la plus troite du grand modle causal platonicien, celui de lactivit artisanale. Dans cette perspective, on notera aussi que mme lobjection contre lactivit intermittente des formes ne prend pas son appui dans la lettre du Phdon, mais semble dj concevoir, tacitement, les formes comme des causes artisanales. En fait, la logique de cette objection ne prend pas en compte le fait que Phdon nindique jamais que le monde soit cr ; or dans un monde ternel, lobjection tombe car une forme comme celle du grand ou du chaud a toujours ses participants. Cest seulement sur larrireplan du Time, donc du monde cr limage de certaines formes, que lobjection dAristote devient lgitime.

    Cest bien entendu le modle artisanal de lactivit efficiente qui permet Platon luimme dinclure les formes dans un schma plus ample de lexplication causale. Il ne sagit pourtant pas des formes du mme type que dans le Phdon, et mme ces formes ne seront pas dcrites comme les causes directes de la gnration dentits particulires. Dans le cadre de ce schma plus complexe, lagent propre de la gnration est toujours quelquun (que ce soit un dmiurge divin ou un artisan humain) qui produit une entit qui auparavant navait pas exist. Irrductible la causalit matrielle, laction de cette cause est tout aussi diffrente de la causalit formelle selon Aristote ou, du moins, de ces versants de la causalit aristotlicienne o la forme au sens de la quiddit vient aux choses naturellement et en fait demble les tres vivants. Pour Aristote, audel du cadre troit de la critique du Phdon,

    31. Ibidem, 335b1824.

  • KAREL THEIN38

    laction dun artisan ne sert qu illustrer ce processus conu comme naturel ; pour Platon, elle semble constituer le cur dintelligibilit qui manque au processus naturel cause de lopacit invitable de la matire. Il ny a donc pas de nature platonicienne qui assurerait lunion de la cause formelle et de la cause efficiente. Cest seulement Aristote qui concevra une telle nature en y incluant lme, redfinie la fois comme activit formatrice et cause efficiente ncessaire la gnration.

    Dans cette transformation aristotlicienne, les formes du Phdon perdent beaucoup de leur pertinence : poses par Socrate comme un supplment un savoir encore inaccessible sur la cause de la gnration et de la corruption, elles tombent en dehors du nouveau cadre explicatif qui soriente, largement, sur le modle de la gnration dun individu vivant. Or, avant de rsumer la place de la critique des formes comme causes dans ce cadre, et avant de se demander si malgr tout les traces du modle artisanal ne persistent pas dans la dmarche dAristote luimme, il ne faut pas oublier la question de savoir comment rendre aux formes du Phdon leur propre intelligibilit causale.

    5

    Rptonsle une dernire fois : dans le Phdon, lhypothse de Socrate ne porte que sur les formes dont chacune est, chaque occasion et invariablement, cause univoque dune seule proprit, et ceci indpendamment de la nature de la chose qui acquiert cette proprit. Toutes les variations dans le raisonnement de Socrate, entre 99d4 et 107b9, viennent uniquement de la nature diffrente des participants ces formes dont le mode dinfluence ne varie point32. Contrairement ce quassume la majorit des interprtes, la nature de la chose participante est dont indpendante de la somme des participations qui pourtant dterminent la srie des tats de lindividu concern aux moments donns. Cest la nature de la chose qui dtermine si cette dernire peut recevoir la proprit corrlative telle ou telle forme, ou si elle nest pas capable de le faire. Par exemple, Socrate ou Simmias sont (et ne peuvent pas ne pas tre) grands et petits et, sils sont ensemble, leur nombre est pair. En revanche, si lon peut dire que leurs mes prises ensemble sont paires, aucune me ne saurait participer, dans le mme sens que le font Socrate et Simmias, la grandeur qui donne aux choses une dimension mesurable.

    32. Je rappelle que cette partie du dialogue se divise en deux sections qui correspondent la version nave (99d4103c9) et la version raffine (103c10107b9) de lhypothse des formes comme causes. Certains malentendus concernant la relation entre ces deux versions sont clarifis par D. Frede, The Final Proof of the Immortality of the Soul in Platos Phaedo 102a107a, Phronesis, 23, 1978, p. 2741.

  • ARISTOTE, CRITIQUE DE PLATON SUR LES CAUSES 39

    Ainsi, les proprits causes par les formes dterminent les tats des individus, mais ne servent pas dfinir ce quils sont. Pour donner un exemple trs simple, la baleine nest pas une baleine du fait dtre le plus grand animal ; elle est susceptible de devenir le plus grand animal, donc de recevoir le plus haut dgr de la grandeur, du fait dtre une baleine (sinon, nimporte quel animal pourrait devenir plus grand). Pour employer le jargon moderne, Socrate ne dcrit pas les individus sensibles (et encore moins les mes) commefaisceaux de proprits (bundles of properties)33. Il offre en revanche une description de linfluence des formes qui dtermine les proprits de diffrentes choses indivi duelles, rendant ces diffrences pour ainsi dire plus prononces et articules.

    Originairement troite, lhypothse de Socrate lest encore plus dans sa version dite raffine, o les natures des choses (de la neige, puis de lme) commencent jouer le rle essentiel. Ce constat na rien de surprenant ; aprs tout, lhypothse des formes comme causes est forge pour aider dmontrer que lme ne peut pas recevoir une certaine proprit, savoir celle dtre morte. Dans cette situation, il est encore une fois logique que les interprtes (dont le but diverge de la tche de Socrate) placent lhypothse des formes comme causes soit directement dans le contexte de la critique aristotlicienne soit dans le contexte plus large des autres dialogues, jugs alors complmentaires du Phdon.

    Comme Aristote luimme semble assumer la continuit thorique entre ce dialogue et les doctrines platoniciennes au sens large du terme, les deux approches sont pertinentes pour notre sujet principal. La premire structure larticle de Julia Annas qui revisite le traitement, par Aristote, des causes inefficientes34 et qui soppose la tendance de mettre les formes du Phdon au rang des causes formelles (et parfois finales). Annas lit donc la critique aristotlicienne comme assumant que le texte du Phdon engage Platon poser les formes comme distinctes des conditions ncessaires et comme les causes efficientes35, et ceci malgr le rsultat dcevant de cette dmarche. Surce dernier point, elle rejoint Aristote en concluant que Platon na pas suffisamment labor les modalits distinctes de lexplication. Je pense que

    33. Cf. G. Fine, Relational Entities (dans G. Fine, Plato on Knowledge and Forms, op. cit., p. 337) : Plato implies that although Simmias only happens to be tall, he is Simmias by nature (102c), o la phrase Simmias by nature signifie lentit particulire dont lessence est irrductible au rle dun rceptacle des proprits.

    34. J. Annas, Aristotle on Inefficient Causes, Philosophical Quarterly, 32, 1982, p.311326. Notons quAnnas souligne, au sujet du Phdon, que instead of Aristotelian substantial forms we find only qualities that can have opposites (p. 318 n. 18).

    35. La distinction, dans le Phdon, entre la condition ncessaire et la cause est analyse en dtail par S. Kelsey, Causation in the Phaedo, Pacific Philosophical Quarterly, 85, 2004, p. 2143.

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    cette conclusion ne prend pas assez en compte le contexte original de lhypothse en question, mais il est plus important de rappeler quAnnas souligne, elle aussi, que les formes du Phdon, ntant en rien lanalogue des formes substantielles, sont loin des causes formelles ou finales. Ce qui par ailleurs confirme que linfluence de ces formes reste tout fait neutre par rapport la cosmologie au sens envisag par Socrate dans son autobiographie, celle o lexplication causale servirait montrer pourquoi larrangement prsent des choses est le meilleur possible.

    Or lide quAristote luimme pense que Platon aurait voulu concevoir les formes du Phdon comme les causes efficientes sans tre capable de voir clairement la nature de ce type de causalit, ne va pas de soi. Pour autant que GC II, 9, 335b916, enchane sur le constat par Aristote de labsence de la cause efficiente chez tous ses prdcesseurs, qui nen auraient vu quune image onirique, il reste difficile dterminer le degr auquel Platon a presque franchi le pas dcisif. La lettre de ce texte nimplique pas ncessairement que, selon Aristote, Platon ait t contraint denvisager les causes du Phdon comme une anticipation imprcise des causes efficientes36. tant donn labsence de terminologie aristotlicienne, les interprtes sont bien sr autoriss penser que Platon a eu sa propre manire de recourir ce qui correspond aux causes efficientes, mais aussi, dans un registre diffrent, la tlologie. Plutt que dignorer ces facettes de la causalit, Platon en ferait alors la partie dune explication bien plus complexe que les mentions explicites d ne lindiquent. Et cette explication ne se limiterait pas la question aristotlicienne de savoir comment les formes spares pourraient agir sur les choses sensibles37. Do cette autre possibilit interprtative qui consiste dans le recours au contexte plus ample des dialogues.

    Entrer dans les questions impliques par ce contexte nous mnerait trop loin de notre sujet bien quil sagisse de questions tout aussi importantes pour comprendre la transformation quAristote fait subir ce que les dialogues disent et ne disent pas. Rtrcissant sa critique du discours platonicien la prtendue impuissance causale des formes spares, Aristote vite donc de traiter srieusement la cause dmiurgique du Time ou du Philbe, et ainsi justement cet aspect de la causalit qui se trouve soulign par un nombre de

    36. Cf. G. Fine, Forms as Causes : Plato and Aristotle (op. cit., p. 362), qui soutient que neither the GC 2.9 nor the Metaph. A 9 argument suggest [...] that Aristotle believes Plato is, even unintentionally, committed to treating form as Ecauses (sc. les causes efficientes).

    37. Sur cette question voir G. Fine, Forms as Causes : Plato and Aristotle, op. cit., p. 357, 360, 374, 385386, 389390. Pour une autre lecture de la causalit des formes et de la sparation voir F. Fronterotta, La critica aristotelica alla funzione causale delle idee platoniche Metafisica A 9. 991A8B9, dans La scienza e le cause a partire dalla Metafisica di Aristotle, d. F. Fronterotta, op. cit., 2010, p. 93119.

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    lecteurs qui, en mme temps, dfendent la possibilit de la causalit efficiente des formes. Francesco Fronterotta soutient ainsi que la participation du Phdon implique la dimension efficiente par laquelle les formes transmettent effectivement quelque chose qui dtermine une diffrence essentielle dans les choses empiriques et en produit une modification substantielle38. Dvelopper cette position en prenant en compte dautres dialogues exige que lon abandonne le cadre troit de lhypothse de Socrate. Si les rsultats ainsi obtenus sont impressionnants39, il faut toutefois garder lesprit quentre le Time et aussi le Philbe dun ct, et le Phdon de lautre, nous avons affaire deux rcits aitiologiques qui divergent assez fortement. Cest seulement dans le Time et le Philbe quil est vraiment question de la gnration et de la corruption, et aussi de ce qui anticipe sur la causalit formelle et finale. Le Time personnifie la cause productrice sous le nom dartisan ; dans le Philbe, elle reste sur le plan plus abstrait, mais son activit productrice est vidente : voir 26e127c1 o la cause productrice, responsable du mlange de linfini avec la limite, donc de la gnration de tout ce qui nat, joue un rle cosmologique40. La chose importante que ces deux dialogues partagent, cest que la cause productrice, donc efficiente, est non seulement intelligible mais ellemme intelligente (cf. le Philbe, 30c6).

    Jinsiste sur ce trait qui distingue le Time et le Philbe du Phdon non pas pour lancer une interprtation de Platon, mais afin de souligner que cest prcisment ce trait quAristote passe sous silence. Je prends ce silence pour une consquence logique de la relgation du modle artisanal de la production

    38. F. Fronterotta, . La teoria platonica delle idee e la partecipazione delle cose empiriche. Dai dialoghi giovanili al Parmenide, Pisa, Scuola Normale Superiore, 2001, p. 218. Les italiques sont de Fronterotta. Pour quelques rserves lgard de cette formulation accompagnes de remarques supplmentaires voir C. Natali, La forma platonica una causa formale ?, op. cit., p. 172173.

    39. Sans pouvoir les commenter, je cite (dans lordre chronologique) C. Natali, Le cause del Timeo e la teoria delle quattro cause, dans Interpreting the TimaeusCritias. Proceedings of the IV Symposium Platonicum, d. T. Calvo et L. Brisson, Sankt Augustin, Academia, 1997, p. 207213 ; F. Ferrari, Causa paradigmatica e causa efficiente : il ruolo delle idee nel Timeo, op. cit., p. 8396 ; F. Fronterotta, Chiusura causale della fisica e razionalit del tutto : alcune opzioni esegetiche sullefficienza causale delle idee platoniche, Plato. The electronic Journal of the International Plato Society, no. 8, 2008, http ://gramata.univparis1.fr/Plato ; F. Ferrari, Dinamismo causale e separazione asimmetrica in Platone, op. cit., p. 3372.

    40. Il nest pas question dentamer ici une exgse du Philbe. Je me limite signaler lidentification, en 27a13, de ce qui est produit avec ce qui nat : leur diffrence nest que nominale. Rien nest pourtant dit du rle des formes dans la production en question. Lon peut penser la production des vivants qui, euxmmes multiples, correspondent cependant lhomme comme unit ou le buf comme unit, et dont les qualits drivent du beau un et du bien un (15a17), mais Socrate noffre aucun lien entre les deux passages.

  • KAREL THEIN42

    un rle ontologiquement secondaire o il est cens claircir le devenir naturel par les analogies tires des arts. Cette relgation ne signifie donc pas la valorisation des formes du Phdon. Car, si tout porte croire que cest vraiment la causalit efficiente que correspondrait leur influence une fois traduite dans le vocabulaire aristotlicien, ce dernier ne contient aucun cadre conceptuel pour accommoder les universaux un rle autonome : un rle qui ne serait pas demble accord la gnration des substances vivantes, donc la causalit formelle et finale.

    6

    Avant de dvelopper, bien que brivement, la conclusion qui me semble dcouler des remarques prcdentes, jaimerais en offrir, au pralable, le rsum suivant : si le mode dinfluence des formes du Phdon est quivalent la causalit efficiente qui agit directement sur les individus sensibles et dans les mes (malgr labsence dexplication du mode exact de son influence41) et si le dmiurge du Time est une cause la fois efficiente et intelligente des espces dont se compose notre univers, alors la cause efficiente selon Aristote ressemble une sorte de synthse des deux. En mme temps, cette synthse repose sur la transformation majeure qui fait perdre la cause productrice son caractre personnel et la rinscrit dans la nature. Et cest pour que cette transformation soit conceptuellement nette quAristote veut dbarrasser son rsultat de la possibilit mme du rapport constitutif au modle artisanal.

    On voit donc quil est impossible de comprendre la critique adresse par Aristote Platon sans prendre en compte la nouvelle conception aristotlicienne de la cause efficiente, car cest cette conception qui dtermine ce quAristote critique et ce quil passe sous silence. Dans ce contexte, il faut rappeler la suite de largument qui, en GC II, 9, commence par la critique de labsence de la cause efficiente chez les prdcesseurs dAristote. Nous savons dj quaprs la suggestion que linfluence causale des formes du Phdon risque dtre intermittente plutt que continue (335b1820), Aristote luimme ajoute que, parfois, on a affaire une cause trs diffrente des formes : cest du mdecin que provient la sant et du savant la science, indpendamment de la participation aux formes (335b2024). Si ces cas correspondent au modle artisanal, oppos lhypothse du Phdon, cest ainsi quAristote

    41. Cest cette absence qui renforce la tendence rcente de rduire les causes austres du Phdon aux explications. Pour dautres solutions, il faudrait se tourner vers les instruments conceptuels de la mtaphysique moderne.

  • ARISTOTE, CRITIQUE DE PLATON SUR LES CAUSES 43

    enchane sur cette distinction en se tournant nouveau vers les penseurs antrieurs Platon et en les comparant de faon dfavorable ce dernier qui, mme sans avoir proprement parl de la cause efficiente, a su reconnatre le besoin de la cause formelle :

    Or si lon dit que cest la matire qui engendre, en raison de son mouvement ( ), on parlera davantage en physicien que les tenants de telles thories [sc. platoniciennes], puisque ce qui altre et transfigure est davantage cause de gense ( ) et que nous avons lhabitude de direque lagent, dans toutes les choses naturelles et artificielles indiffremment ( ), est ce qui peut tre moteur ( ). Quoi quil en soit, eux non plus nont pas une thorie correcte. Car la matire il appartient dtre affecte et mue, tandis que mouvoir et agir ( ) appartiennent une autre puissance. Or cela est vident, dans le cas des choses engendres par lart et par la nature ( ) : ce nest pas en effet leau en ellemme qui tire un animal hors dellemme, ni le bois un lit, mais lart en sorte queuxnon plus nont pas une thorie correcte, pour cette raison et parce quils dlaissent lautre cause, plus fondamentale () que la leur : ils liminent en effet la quiddit et la figure. En outre, ils attribuent aux corps des puissances gnitrices qui sont par trop celles doutils, du fait quils suppriment la cause relevant de la forme.42

    Contre les anciens mais avec Platon (qui ny a pourtant pas russi), il sagit donc de trouver la cause motrice diffrente de la matire : celle dont laction, bien quintimement lie la forme des substances naturelles, se laisse figurer par la faon dont les artisans arrivent mouvoir et ainsi former la matire. Au moment o il passe lternit du mouvement de la nature dansson ensemble, qui lui permettra dunifier la cause formelle et la cause efficiente (voir GC II, 10, 336b25337a17), Aristote parat abandonner enfincette proximit de la nature et de lart. Or il est amen la retrouver presque partout o il descend de cette continuit qui caractrise le premier m auxengendrements sublunaires qui, tout en formant une chane continue, ne consistent pourtant pas, au niveau des individus, dans une actualit ininterrompue. Cest cette rupture cosmique qui encourage le retour mthodologique au modle artisanal. Dans le domaine o les tres naissent et prissent, la potentialit de les engendrer ou produire devient le trait dterminant, qui fait de la causalit efficiente une force la fois motrice et productrice du nouveau. Ceci est alors vrai autant dans la chane des actuali sations naturelles que dans la rptition des actualisations artisanales. ce sujet, on peut citer le texte loquent de Mtaphysique , 9, 1034a181034b1, qui nous aidera formuler la conclusion de notre enqute :

    42. De la gnration et de la corruption II, 9, 335b24336a3.

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    [...] certaines choses nexisteront pas sans celui qui possde lart tandis que dautres existeront sans lui, car elles seront mues par ces choses qui ne possdent pas lart ( ), mais qui peuvent ellesmmes tres mues du fait de choses autres qui ne possdent pas lart ou du fait dune de leurs parties.Il ressort lvidence de ce quon a dit que, dune certaine manire, tout vient tre partir dun homonyme, comme dans le cas des choses naturelles, ou depuis une partie homonyme, comme la maison vient dune maison, en tant quelle est conue par une intelligence (car lart, cest la forme) ( ), ou depuis une partie ou depuis ce qui possde une partie , moins de venir tre par concidence. En effet, la cause premire et par soi de la production est une partie, car la chaleur qui est dans le mouvement a produit la chaleur qui est dans le corps : cette chaleur est ou la sant ou une partie de la sant, ou bien elle est suivie dune partie de la sant ou de la sant ellemme ; cest pourquoi on dit quelle produit, parce que ce quaccompagne la chaleur ou avec quoi elle concide produit la sant. Par consquent, comme dans les dductions, la substance est principe de tout ( ), car les dductions partent du ce que cest et, dans ce cas, les gnrations le font ( ). Il en va de mme pour les choses constitues par nature ( ), car la semence produit la manire dun art ( ), puisquelle contient la forme en puissance ( ).

    La semence produit () la manire dun art. La semence, contrairement ce quon tend assumer, ne transmet donc pas lactualit dune forme pour ainsi dire toute faite. Elle transmet un mouvement () qui incite le dveloppement des structures organiques en commenant par le cur qui, tel un artisan naturel, reprend son compte ce mouvement qui se poursuit alors jusqu la formation complte dun nouvel individu43. Or plus on met laccent sur la transmission du mouvement, plus la production de la forme reste nigmatique et cest de cette nigme que lanalogie entre la gnration et la construction est symptomatique.

    Approfondir linterprtation de cette analogie nous mnerait, du moins en apparence, audel de la critique des formes platoniciennes comme causes. Or mme en lisant dautres textes pertinents, et surtout le trait De la gnration des animaux, on se rend finalement compte que la double structure de cette critique, celle du rejet simultan de la causalit des formes spares et du fondement artisanal de la structure cosmique, ne montre pas lhritage platonicien comme