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Quatrièmedecouverture:

«Jenecalculepas,jedanseaveclesnombres.»

DanielTammet

Comme le héros du film RainMan,Daniel Tammet est un autiste savant, ungénie des nombres. Son cerveau extraordinaire lui permet de mémoriser les22514premièresdécimalesdunombreπetdeparlerdixlangues.Bienqu’autiste,iln’estpascoupédumonde.Àforcedevolonté,ilaapprisàvivre

presquenormalement.Dansson livre,DanielTammetnous raconteavecunesimplicitébouleversante

son enfance à Londres, dans une famille de neuf enfants. Il décrit ses annéesd’école,ladécouvertedesadifférence,laconquêtedesonautonomieetsarouteverslacélébrité.«Un très beau chemin de vie que celui de cet homme qui parle dix

languesetjongleaveclesnombresavantdes’endormir.»L’EXPRESS«Cejeuneautiste«savant»estlechaînonmanquantentrel’univers

impénétrabledesautistesetlenôtre,carilestcapabledenousdécrirecequisepassedanssatête.»LEPOINT« Dans l’univers des chiffres, cet Anglais de 28 ans a déployé de

prodigieuses facultés mentales. Son récit entrouvre la prison del’autisme.»PARIS-MATCH

Jesuisnéunjourbleu

seprolongesurlesitewwwarenesfr

Titreoriginal:

BornonaBlueDay,InsidetheExtraordinaryMindofanAutisticSavant

ÉditionoriginalepubliéeparHodder&StoughtonenGrande-Bretagne,2006.

©DanielTammet,2006pourl’éditionoriginale.

©ÉditionsdesArènes,2007pourl’éditionfrançaise.

ÉditionsdesArènes

3,rueRollin,75005Paris

Tél.:0142174780-Fax:0143317797

arenes@arenesfr

DANIELTAMMET

JESUISNEUNJOURBLEU

TRADUITDEL’ANGLAIS(GRANDE-BRETAGNE)

PARNILSC.AHL

lesarènes

Àmesparents,

quim’ontaidéàdevenirlapersonnequejesuisaujourd’hui,

etàNeil,

quiesttoujourslàpourmoi

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LES9SONTBLEUS,LESMOTSROUGES

Jesuisnéle31janvier1979.Unmercredi.Jelesaisparcequedansmonesprit,

le 31 janvier 1979 est bleu. Lesmercredis sont toujours bleus, demêmeque lenombre9oulebruitd’unedispute.J’aimeladatedemonanniversaireparcequelorsque je visualise les nombres qui la composent, je vois leurs formes lisses etrondes,commedesgaletssuruneplage.Ils’agitdenombrespremiers,31,19,197,97,79et1979quinesontdivisiblesquepareux-mêmesetpar1.Cetteimpressionimmédiatede«galet»mepermetdereconnaîtrechaquenombrepremier,jusqu’à9973.C’estainsiquemoncerveaufonctionne.Jesuisatteintdecequel’onappellele«syndromesavant»,unsyndromerareet

peu connu avant le film RainMan, récompensé par un Oscar en 1988. CommeRaymondBabbitt, lepersonnage jouéparDustinHoffman, j’aiunbesoinpresqueobsessionneld’ordreetderoutinequipeutvirtuellementaffecterchaqueaspectdema vie. Par exemple, il faut que je mange 45 grammes de porridge au petitdéjeuner, ni plus, ni moins : pour en être sûr, je pèse mon bol au moyen d’unebalance électronique.Demême, je dois compter le nombrede vêtements que jeporteaumomentdequitterlamaison.Sijenepeuxpasboireunetassedethéàcertains moments de la journée, je deviens anxieux. Quand le stress est tropimportantetquej’aidumalàrespirer,jefermelesyeuxetjecompte.Penseràdesnombres m’apaise. Les nombres sont mes amis, ils ne sont jamais loin de moi.Chacun est unique et possède une « personnalité » propre. Le nombre 11 estamical,5estbruyant,4està la fois timideetcalme –c’estmonnombrefavori,sansdouteparcequ’ilmeressemble.Certainssontgrandsetgros:23,667,1179.D’autressontpetits:6,13,581.Certainssontbeaux,comme333.D’autressontlaids,comme289.Pourmoi,chaquenombreestparticulier.Quelsque soient lemomentou l’endroit où jeme trouve, lesnombresne sont

jamais loin de mes pensées. Au cours d’un entretien à New York avec DavidLetterman[1]jeluiaiditqu’ilressemblaitaunombre117–grandetdégingandé.Un peu plus tard ce jour-là, je me trouvais à Times Square, un nommathématiquement tout à fait approprié (en anglais, Times Square pourraitsignifier«lecarrédutemps»ou«letempsaucarré»),etj’ailevélatêteversles

gratte-ciel avec la sensation d’être cerné de 9 – le nombre qui correspond lemieux,pourmoi,ausentimentdel’immensité.Monexpériencevisuelleetémotionnelledesnombrescorrespondàceque les

scientifiques appellent la synesthésie. Il s’agit d’une confusion neurologique dessens,trèsrare,leplussouventlacapacitédevoirleslettreset/oulesnombresencouleur. Ma synesthésie est d’un type inhabituel et complexe, car les nombresm’apparaissent comme autant de formes, de couleurs, de textures et demouvements.Lenombre1,parexemple,estd’unblancbrillantetéclatant,commequelqu’un qui dirige le faisceau d’une lampe torche directement dansmes yeux.Cinqestuncoupdetonnerreoulesondesvaguesquisebrisentsurdesrochers.Trente-septestgrumeleuxcommeduporridge,alorsque89merappellelaneigequitombe.

Lecasprobablement leplusconnude synesthésieaétéétudiépendant trenteansparunpsychologuerusse,A.R.Luria,danslesannées1920.Ils’agissaitd’unjournalistedotéd’uneprodigieusemémoire:Shereshevsky.«S»–ainsiqueLurial’appelledanslesnotesqu’ilprendpoursonlivreUnemémoireprodigieuse–avaitunemémoireessentiellementvisuellequiluipermettaitde«voir»lesmotsetlesnombres comme autant de formes et de couleurs. Après l’avoir étudiée troisminutes,«S»étaitcapabledesesouvenird’unematriceà50chiffresmêmedesannées plus tard. Selon Luria, la prodigieusemémoire de Shereshevsky, à courtcommeàlongterme,s’expliquaitparlasynesthésie.Vivantdepuistoujoursdansununiverssynesthésique,j’aigrandiaveclacapacité

demanieretdecalculerdetêtedegrandsnombres,sansaucuneffortconscient,exactement comme Raymond Babbitt dans Rain Man. En réalité, beaucoup depersonnesatteintesdu syndromesavantpossèdent cette capacité (on lesnommeparfoisdes«calculateursultra-rapides»).DanssonlivreExtraordinaryPeople,leDr Darold Treffert, un médecin du Wisconsin, spécialiste du syndrome savant,rapportenotamment lecasd’unaveugle«dont lescapacitésdecalculrelevaientquasimentdumiracle».Quandonluidemandacombiendegrainsdebléilyavaitdans64boîtes–sil’onpartaitduprincipequ’ilyenavait1danslapremière,2dansladeuxième,4danslatroisième,8danslaquatrièmeetainsi de suite –, il donna instantanément la réponse pour la dix-huitième (8192) et pour la vingt-quatrième(8388608).Ilcalculalaquarante-huitième(140737488355328)ensixsecondes.Etilfitlasommecorrectedes64boîtesenquarante-cinqsecondes:18446744073709551.

~En ce qui me concerne, j’aime tout particulièrement le calcul des puissances,

c’est-à-dire lamultiplicationd’unnombrepar lui-même,uneouplusieurs fois.Lecarré d’un nombre est le résultat de samultiplication simple par lui-même. Parexemple : le carré de 72 est 72 x 72=5 184.Dansmon esprit, les carrés ont

toujoursdesformessymétriques,cequilesrendparticulièrementbeaux.Quantaucubed’unnombre,ilestlerésultatdesadoublemultiplicationparlui-même.Onditaussi«élever»unnombreà lapuissancetrois,ouaucube.Ainsi, lecubede51équivaut à 51 x 51 x 51 = 132 651. Pour moi, chaque résultat d’un calcul depuissancedonnenaissanceàuneformesingulièrequejevisualise.Àmesurequelesopérationsetleursrésultatsaugmentent, jefaisl’expériencedeformesmentales,decouleurs,deplusenpluscomplexes.Ainsi,quandj’élève37àlapuissance5(37x37 x37 x37 x37=69343957), je vois un grand cercle, composé de petitscerclesquitournentdanslesensdesaiguillesd’unemontre,depuissonsommet.Quandjediviseunnombreparunautre,jevoisunespiralequis’élargitversle

basencerclestoujoursplusconcentriquesetdéformés.Chaquedivisionproduitdesspiralesdetaillesetdeformesdifférentes.Grâceàmonimageriementale,jepeuxdiviser 13 par 97 (0,1340206…) et voir peu ou prou jusqu’à une centaine dedécimales.Jen’écrispresquejamaiscequejecalcule.J’aitoujourscalculédetêteetilm’est

beaucoupplus facile de visualiser les réponsespar synesthésie qued’essayerdesuivrelatechniquedu«jeretiensun»qu’onnousenseigneàl’école.Quandjefaisunemultiplication, je visualise les deuxnombres et leurs deux formesdistinctes.Puisl’imagechange.Unetroisièmeformeapparaît:laréponse.Leprocessusprendquelquessecondesets’effectuedelui-même.C’estcommefairedesmathssansypenser.

L’imageci-dessusillustrelafaçondontjemultiplie53par131.Je«vois»chacundesdeuxnombrestelleuneformeuniqueetdistinctequejedisposeàl’opposél’unedel’autre.Del’espaceainsicrééentrelesdeuxformesrésulteunetroisième–quejeperçoiscommeunnouveaunombre:6943,lerésultat.Selonlesopérations,lesformesdiffèrent.Demême,selonlesnombres,j’éprouve

des sensations et des sentiments distincts. Lorsque je multiplie par 11, je voistoujoursdeschiffresquidégringolentdansmatête.Les6,quantàeux,sontlesplusdifficiles àmémoriser de tous, parce que ce sont pourmoi deminuscules pointsnoirssansaucuneformenitexture.Pourlesdécrire,jediraisqu’ilsressemblentàdepetitstrousouàdescreux.J’aidesréponsesvisuelles,etparfoisémotionnelles,pourchaquenombrejusqu’à10000.Jepossèdemonproprevocabulairenumériqueetvisuel,sil’onveut.Delamêmemanièrequ’unpoèteassociecertainsmotsplutôtque d’autres, certaines combinaisons numériques sont pour moi plus belles qued’autres.Ilyadesnombresquisemarientbienavecdesnombresnoirscommeles8 et les 9,maismoins bien avec des 6.Un numéro de téléphone comportant la

séquence189estbienplusbeauqu’unnumérocomportantuneséquence116.Cettedimensionesthétiquedemasynesthésieadebonsetdemauvaiscôtés.Un

nombreparticulièrementbeausuruneplaqueminéralogiqueousuruneenseigneprovoque chez moi un frisson d’excitation et de plaisir. Tout comme voir desnombressousuneformequinecorrespondpasàl’expériencequej’aid’eux–parexempleleprixd’unarticle«99centimes»écritenrougeouenvert(aulieudebleu)–m’irriteetmemetmalàl’aise.Onnesaitpascombiendepersonnesatteintesdusyndromesavantbénéficientde

procédés synesthésiques qui accroissent leurs performances. Et cela parce quebeaucoup d’entre elles souffrent, comme Raymond Babbitt dans Rain Man, dedéficiences mentales ou physiques qui les empêchent d’expliquer aux autrescommentellesfontcequ’ellesfont.Encequimeconcerne,j’ailachancedenepassouffrir de l’un de ces handicaps sévères qui vont souvent de pair avec descapacitéscommelesmiennes.Ainsiquelaplupartdesindividusquisouffrentdusyndromesavant,jerelèvede

ce qu’on appelle le « spectre autistique[2] ». Je suis atteint du syndromed’Asperger, une forme modérée du handicap qui en Grande-Bretagne affecteenvironunautistedehautniveausur troiscents.Selonuneétudede2001de laNationalAutisticSociety,presquelamoitiédessyndromesd’Aspergernesontpasdétectésavant l’âgede16ans.Lemiena finalementétédiagnostiquéà25ans,aprèsdestestsetunentretienauCentrederecherchesurl’autismedeCambridge.L’autisme, y compris le syndrome d’Asperger, se définit par l’altération des

interactions sociales, de la communication et de l’imagination (surtout en ce quiconcernel’abstraction,lasouplesseintellectuelleetl’empathie).Lediagnosticn’estpasfacileetnepeutpassefaireparsimpleprisedesangouscannercérébral:lesmédecins doivent pouvoir observer le comportement d’un individu et étudierl’histoiredesondéveloppementdepuisl’enfance.Lespersonnestouchéesparlesyndromed’Aspergersedistinguentsouventpar

de bonnes aptitudes linguistiques et mènent une vie relativement normale.Beaucoupd’entreellesontunQIlégèrementsupérieuràlamoyenneetexcellentdans des domaines qui impliquent la pensée logique et visuelle. Comme d’autresformes d’autisme, le syndrome d’Asperger affecte bien plus d’hommes que defemmes(environ80%desautisteset90%despersonnesatteintesdusyndromed’Aspergersontdeshommes).L’obstination,unefortetendanceàseconcentrersurl’analyse des détails, ou encore la reconnaissance implicite des règles et desmodèlesquiorganisentlessystèmessontdescaractéristiquesreconnues.Desdonsparticuliersdanslesdomainesdelamémoire,desnombresetdesmathématiquessont courants. Personne ne sait pourquoi certains naissent avec le syndromed’Asperger,etd’autrespas.

~D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu une expérience visuelle et

synesthésiquedesnombres. Ils sontma languematernelle, celledans laquelle jepenseetjeressens.Parexemple,commej’aidumalàcomprendreouàréagiraux

émotionsdesautres,j’aisouventrecoursauxnombrespouryarriver.Siunamimeditqu’il sesent tristeoudéprimé, jem’imagineassisaucreuxde lacaviténoired’un 6, et cela m’aide à faire l’expérience d’un sentiment similaire et à lecomprendre. Quand je lis dans un article qu’une personne a été intimidée parquelque chose ou quelqu’un, je m’imagine debout à côté du nombre 9. Lorsquequelqu’un me décrit un bel endroit qu’il a visité, je me souviens de paysagesnumériques et de la manière dont ils me rendent heureux. C’est ainsi que lesnombresm’aidentàêtreplusprochedesautres.Parfois, lespersonnesque jerencontrepour lapremière foismerappellentun

nombreparticulier,cequimemetàl’aise.Quandellessonttrèsgrandes,ellesmerappellentlenombre9;quandellessontgrassouillettes,lenombre3.Sijemesensmalheureuxouangoisséparunesituationnouvelle(cequidefaitmestresseetmemetmalàl’aise),jecompte.Quandjecompte,lesnombressuscitentdesimagesetdes formessolideset rassurantesdansmonesprit. Jepeuxalorsmedétendreetgérerlasituation,quellequ’ellesoit.J’ai toujoursaimépenseràdescalendriers,àcausedetous lesnombresetde

touteslesformesquis’ytrouvent.Chaquejourdelasemainesuscitedescouleursetdesémotionsdistinctes:lesmardissontdecouleurchaudealorsquelesjeudissontpelucheux.Lecalculcalendaire–lafacultédedireàqueljourdelasemainecorrespond une date – est une capacité commune à beaucoup de personnestouchées par le syndrome savant. Cela est probablement dû au fait que lescalendrierssontconstituésdenombresprévisiblesetd’unagencementdeformesparticulièresselonlesjoursetlesmois.Quelquesoitlemois,letreizièmejouresttoujoursplacé, dans la semaine,deux jours avant lepremier, excepté les annéesbissextiles.Deplus,certainsmoisserépondentl’unl’autre,commefévrieretmars(lepremier jourde févrierest lemêmeque lepremierdemars).Ainsi,quand latexture du premier jour du mois de février d’une année donnée est pelucheuse(jeudi),letreizièmejourdemarsseradecouleurchaude(mardi).Dans son livre L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, l’écrivain et

neurologueOliver Sacks évoque le cas de John etMichael, des jumeaux atteintsd’uneformelourded’autisme.Ilsreprésententl’exempleextrêmedescapacitésdecalcul calendaire des personnes qui souffrent du syndrome savant. Bienqu’incapablesd’êtreautonomes(diversesinstitutionslesontprisenchargedepuisl’âgede7ans),lesjumeauxpeuventcalculerlejourdelasemainecorrespondantàn’importequelledatedesquarantemilledernièresannées.SacksdécritégalementJohnetMichaelplongéspendantdesheuresdansunjeu

quiconsisteàtroquerdesnombrespremiers.Commecesjumeaux,j’aitoujoursétéfasciné par les nombres premiers.Chaquenombrepremier se distinguepar unetexture sans aspérités, distincte des nombres composés (non premiers) qui sontgrumeleux et plus flous. Quand je reconnais un nombre premier, j’éprouve unesensationforteetsoudaine(aucentredufront)quej’aidumalàdécrireavecdesmots.C’estunesensationtrèsparticulière,commesionmepiquaitsoudainavecdesépinglesoudesaiguilles.

Parfois,jefermelesyeuxetj’imaginetrente,cinquanteoucentnombresdisposésdans l’espacedont je fais l’expériencesynesthésique. Jepeuxvoiralors,avec lesyeuxdel’esprit,labeautéremarquabledesnombrespremiers,lafaçonsidistinctedont ils ressortentàcôtédesautresnombres.C’estpourcette raisonque je lescontempleobstinément.Chacund’entreeuxestdifférentdeceluiquileprécèdeetdeceluiquilesuit.Leursolitudeparmilesautresnombresmelesrendsinguliersetstimulants.Lanuit, lorsque je suis sur lepointdem’endormir, il arrivequemonesprit se

remplissesoudaindelumièrebrillanteetquejenevoisplusquedesnombres–descentaines,desmilliers–quipassentrapidementdevantmesyeux.C’estunebelleexpérience qui m’apaise. Certaines nuits, quand j’ai du mal à m’endormir, jem’imagineentraindetraverserdespaysagesnumériques.Jemesensensécurité,content. Je n’ai jamais le sentiment de me perdre : les formes des nombrespremierssontcommedespanneauxdesignalisation.Lesmathématicienspassent,euxaussi,beaucoupdetempsàpenserauxnombres

premiers, notamment parce qu’il n’existe pas deméthode simple et rapide pourtesterunnombreafindesavoirs’ilestpremier.Laméthodelaplusconnueestlecribled’Ératosthène,ainsinomméd’aprèsÉratosthènedeCyrène.Pourpasserlesnombresà tester au cribled’Ératosthène, on commencepar les écrire tous, parexemplede1à100.Puisonpartde2(1n’estnipremiernicomposé)etonrayetouslesnombresdivisiblespar2:4,6,8…jusqu’à100.Onfaitdemêmeavec3:6,9,12…Puisavec4:8,12,16…etainsidesuitejusqu’àcequ’ilneresteplusquequelquesnombres intacts : 2, 3, 5,7, 11, 13, 17, 19, 23, 29, 31… –ce sont lesnombrespremiers,lastructuredebasedemonmondenumérique.

Lasynesthésietoucheégalementmaperceptiondesmotsetdulangage.Lemotladder (échelle),parexemple,estbleuetbrillant, tandisquehoop (cerceau) estblancetdoux.Demêmequandjerencontredesmotsétrangers: lemotfrançaisjardinestd’unjaunebaveux,hnugginn–lechagrin,enislandais–estblancavecdes points bleus. Des chercheurs ont émis l’hypothèse que la couleur des motsdépendaitdesalettreinitiale,cequiengénéralestvrai,encequimeconcerne.Yogurtestjaune(yellowenanglais),videoestviolet(violet)etgâte(porte)estvert(green). Je peux également changer la couleur d’un mot en lui ajoutantmentalementd’autreslettresàl’initiale:at(à,au)estrouge,maissionluiajouteun « h » pour faire hat (chapeau), il devient blanc. Si j’ajoute un m pour faire

«that»(ce),lacouleurvireàl’orange.Touslesmotsnecorrespondentpasàleurlettre initiale : lesmots commençant par la lettre A, par exemple, sont toujoursrouges,etceuxquicommencentparunWsonttoujoursd’unbleuprofond.Certainsmotscorrespondentparfaitementàcequ’ilsdécrivent.Uneframboise–

raspberry–estàlafoisunmotetunfruitrouge(redenanglais).Grass(l’herbe)etglass (le verre – lamatière) sont tous lesdeuxdesmotsvertsdésignantdeschosesvertes(greenenanglais).Lesmotscommençantpar la lettreTsont tousorangecommeune« tulipe» (tulip),un « tigre » (tiger)ou un « arbre » (tree)quandsesfeuillesvirentàl’orange,l’automne.Àl’inverse,pourmoi,d’autresmotsnecorrespondentpasàcequ’ilsdésignent.

Gées (oies, au pluriel) est un mot vert mais désigne des oiseaux blancs (heeseauraitétéunmeilleurchoix).Lemotwhite(blanc)estbleu,alorsqueorangeestclairet lumineux–commelaglace.Four (quatre)estunmotbleumaisaussiunnombrepointu,dumoinsàmesyeux.Lacouleurduvinestmieuxévoquéeparlefrançaisvin,quiestviolet,queparl’anglaiswine(quiestbleu).Percevoir lescouleurset lestexturesdechaquemotpermetàmamémoirede

mieuxretenir les faitset lesnoms. Jemesouviensparexempleque le leaderduTourdeFranceporteunmaillotjaune(pasvertourougeoubleu),parcequepourmoilemotjersey(maillot)estunmotjaune.Delamêmemanière,jemesouviensdelacroixbleuedudrapeaunationalfinlandais(surfondblanc)parcequelemotFinland (Finlande)estunmotbleu(commetouslesmotsquicommencentparun«f»).Quandjerencontrequelqu’unpourlapremièrefois,jemesouvienssouventdesonnomd’aprèssacouleur:lesRichardsontrouges,lesJohnsontjaunesetlesHenrysontblancs.Grâce à cela, je suis également capable d’apprendre des langues étrangères

facilementetrapidement.Aujourd’hui,jemaîtrisedixlangues:l’anglais(malanguematernelle),lefinnois,lefrançais,l’allemand,lelituanien,l’espéranto,l’espagnol,leroumain,l’islandaisetlegallois.Enassociantlesdifférentescouleursetémotionsdechaquemotetdechaquesignification, lesmotsprennentvie.Parexemple, lemotfinnoistuliestorangeetsignifie«feu».Quandjelisouquandjepenseaumot,jevoisimmédiatementsacouleurdansmatête,quiévoquesasignification.Delamêmemanière,lemotgalloisgweilgi(lamer)estlemélanged’unvertetd’unbleusombre.C’estunexcellentmotpourdirelacouleurdelamer.Toutcommelemotislandais rôkkur qui désigne le crépuscule ou la nuit qui tombe. C’est un motpourpredontlavisionm’évoqueuncoucherdesoleilrougesang.

~Jemesouviensqu’enfant,j’allaistrèssouventàlabibliothèquelocale.Jepassais

des heures à regarder les livres les uns après les autres, essayant en vain d’entrouver un avec mon nom écrit dessus. Il y avait tant de livres dans cettebibliothèque,ettantdenomsdifférents,qu’ilétaitimpossiblequ’iln’yenaitpasunavecmonnom. Jen’avaispas compris à l’époquequ’il fallait écrire le livrepouravoirsonnomdessus.Enécrivantcelivre,j’aipuprendreunpeuderecul,contemplertoutlechemin

parcouru,suivrelalignedemonaventurejusqu’àaujourd’hui.Siquelqu’unavaitditàmesparents, ilyadixans,quejevivraisdemanièretoutàfaitautonome,quej’auraisunevieamoureuseetunmétier,jepensequ’ilsnel’auraientpascru.Moinonplus,probablement.Celivrevousdiracommentj’ensuisarrivélà.Onarécemmentdétectéchezmonfrèrecadet,Steven,uneformed’autismede

hautniveau.Commelemien.À19ans,beaucoupdedéfisl’attendent,quiontétéaussi lesmiens, de l’angoisse et de la solitude jusqu’aux incertitudes de l’avenir.Quandj’étaisenfant,lesmédecinsnesavaientriendusyndromed’Asperger(iln’aétéidentifiéqu’en1994)etpendantplusieursannées,j’aigrandisanscomprendrepourquoijemesentaissidifférentdesautres,enmargedumonde.Enécrivantcequiaétémonexpériencedel’autisme,j’espèreaiderd’autresjeunesgens,commemonfrèreSteven,àvivreleurautismedehautniveau,àsesentirmoinsisolésetàavoir confiance, en sachant qu’il est possible d’avoir finalement une vie riche etheureuse.J’ensuislapreuvevivante.

2

PREMIÈRESANNÉESUnmatintrèsfroiddejanvier,dansl’EstdeLondres.Àlaseulevraiefenêtrede

leur appartement, ma mère, Jennifer, enceinte de moi et proche du terme,contemple en silence la petite rue étroite et gelée. Sorti acheter le journal dumatin,monpère,Kevin,unhommematinal, rentreàcemoment-là.Étonnéde lavoir déjà levée, il s’inquiète, s’approched’elle sans faire de bruit et lui prend lamain.Ellea l’airfatiguée,commesouventcesdernièressemaines.Ellenebougepas,absorbéedanssacontemplationsilencieuse.Enfinelletournelatêteverslui,lentement,levisagedéforméparl’émotion.Elleposedoucementsesmainssursonventre et lui dit : « Nous l’aimerons, quoi qu’il arrive. Nous l’aimerons, toutsimplement.»Mamèresemitalorsàpleureretmonpèreapprouvasansunmotenluiserrantlamain,trèsfort.Pendant toute son enfance,mamère a toujours pensé qu’elle n’était pas à sa

place.Dans son souvenir, elle revoit des frères tropgrandspour jouer avec elle(elle est d’ailleurs très jeune lorsqu’ils quittent lamaison) et des parents froids,distants.Nonqu’ellen’aitpasétéaimée,maisonn’apasjugénécessairedeleluimontrer. Trente ans plus tard, elle ne sait toujours pas comment réagir à cessouvenirsd’enfanceambigus.Dèsleurpremièrerencontre,parl’intermédiaired’amiscommuns,monpèreest

tombé en adoration devant ma mère. Après quelque temps d’une étourdissanteromance,ilsontdécidédes’installerensemble.Ilavaitbienpenséqu’iln’avaitpasgrand-choseàluioffrir,maisill’aimaitplusquetout.Enfant,monpèreavaitdûcontribuerà l’éducationdeses frèresetsœursplus

jeunes.Divorcéedemongrand-père, samères’absentaitparfois longtempspourtravailler.Quand ileut10ans, ilsdéménagèrentdansun foyerpoursans-abrietmonpèreveilla sur ses frèreset sœurs. Il n’eutpasvraiment le tempsd’alleràl’école.Onneluilaissapasl’opportunitéd’avoirdesrêvesoudesespoirs,commen’importequelenfant.Ainsiqu’il lediraitplus tard : le jouroù ilarencontrémamèreaétéleplusbeaudesavie.Bienquetrèsdifférents,ilsontsusedirequ’ilstenaient profondément l’un à l’autre. Tous les deux avaient été blessés par desenfancesdifficiles:ilsnevoulaientsurtoutpasdeçapourmoi.

~

Ma mère perdit les eaux quelques jours plus tard. En rentrant, mon père latrouvaeffondréededouleur.Terrifiée,elle l’avaitattendu jusqu’ausoir. Ilappelauneambulanceetseprécipitaàl’hôpital,sansquittersesvêtementstachésd’huileetdegraisse.Presqueinstantanément,jevinsaumonde:àpeinetroiskilos.Onditquel’arrivéed’unenfantchangetoutet,sansaucundoute,manaissance

bouleversa l’existence de mes parents – et pour toujours. J’étais leur premierenfant:ilétaitnaturel,biensûr,qu’ilsplacentautantd’espoirenmoi,avantmêmema naissance. À la recherche de trucs et d’astuces, ma mère avait passé lesderniersmoisàcompulser fébrilement lespagesdesmagazines féminins lespluspopulaires.Ensemble,ilsavaientéconomisé,souaprèssou,pourunberceau.Àl’hôpital,cependant,lespremiersjoursnecorrespondaientenrienàcequema

mèreavaitimaginé.Jepleuraissansdiscontinuer.Ellemeprenaitdanssesbrasetme caressait doucement le visage du bout des doigts, mais rien n’y faisait : jepleuraistoujours.L’appartementdemesparentsétaitpetit.Monberceausetrouvaitdansuncoin

deleurchambreàcoucher.Dèsleurretourdel’hôpital,mesparentsconstatèrentquemalheureusementilétaitimpossibledem’ycoucher.Jenevoulaispasdormir,jepleuraissansarrêt (etd’unetraite).Mamèrem’allaitapendantdix-huitmois,enpartieparcequec’étaitl’unedesseulesmanièresdemecalmer.Il est connuque l’allaitementaideaudéveloppementdes facultéscognitiveset

sensorielles, sans compter qu’il renforce le système immunitaire. De même, onconsidère que l’allaitement profite au développement des émotions chez l’enfantautiste.Ilpermeteneffetdegarderuncontactétroit,émotionneletphysique,aveclamère.Deschercheursontremarquéquelesenfantsautistesnourrisauseinsontplus autonomes, plus adaptés socialement et plus affectueux que lorsqu’on lesnourritaubiberon.Lemouvementétaituneautrefaçond’apaisermespleurs.Monpèremeberçait

régulièrementdanssesbras,parfoispendantplusd’uneheure.Parfoisilmangeaitd’une main pendant que, de l’autre, il continuait à me bercer. De même, il mepromenait longuementdans les rues après son travail, et souvent auxpremièresheuresdujour.Enrevanche,dèsquele landaus’immobilisait, jerecommençaisàhurler.Bientôtiln’yeutplusnidejournidenuitcarlaviedemesparentss’organisaen

fonctiondemespleurs. Je leuraicertainement faitperdreenpartie la raison. Ilarrivaitque,dedésespoir,ilsmeplacentdansunecouverturepourmebalancer,mamère tenant l’unedesextrémités,monpère l’autre. La répétitiondumouvementfinissaittoujoursparm’apaiser.

~Onme baptisa l’été suivant. Bien quemes parents ne soient pas pratiquants,

j’étais leurpremier-néet ilspensaientquec’était lameilleurechoseà faire.Parunebellejournéeclaireetchaude,lesamis,lesfamillesetlesvoisinsserendirentàl’église.Pendantlamesse,jepleuraisansdiscontinuer,couvrantlabénédictiondesanglots–augrandembarrasdemonpèreetdemamère.

Quandmesgrands-parentsmaternelsnousrendirentvisite,ilss’étonnèrentquejesoisunbébésidifficile.Ilssuggérèrentàmamèredeneplusmeprendredanssesbrasaumoindresanglot.«Ilfinirabienparsecalmertoutseul»,disaient-ils.Leseulrésultatdececonseil,quemamères’efforçadesuivre,futlamultiplicationdemespleurspardeux.À plusieurs reprises,mes parents consultèrent leurmédecin. À chaque fois, il

diagnostiquadescoliquesetquecelanepouvaitques’arranger.Lescoliquessonten effet l’une des raisons les plus communément avancées aux « pleursinexplicables ». D’autant que les pleurs persistent et que l’enfant est difficile àconsoler.Unnourrissonsurcinqpleurecommes’ilavaitdescoliques.Depuisdesdécennies, les médecins et les chercheurs tentent de percer le mystère de cespleurs.Lesétudeslesplusrécentespenchentpourdesdouleursneurologiques,enrapport direct avec le développement cérébral. Rien à voir avec les troubles dusystème digestif de l’enfant, comme le croient beaucoup de parents. Cesnourrissonsquipleurentsontaussianormalementsensiblesauxstimulationsettrèsvulnérablesàunsurcroîtd’informationssensorielles.La durée de mes pleurs excessifs – qui perdurèrent après mon premier

anniversaire –était toutà fait inhabituelle,mêmepourdesenfants souffrantdecoliques.Récemment,deschercheurs,étudiantlerapportentredéveloppementdel’enfant et pleurs anormaux, ont considéré qu’ils pouvaient être le signe avant-coureur de futurs problèmes comportementaux. Comparés à ceux qui pleurentnormalement,lesenfantsquipleurenttropprésentent,vers5ans,desretardsdelacoordinationœil/main,ainsique,généralement,del’hyperactivitéetdesproblèmesdediscipline.Pourtant,dansd’autresdomaines,jemedéveloppaidefaçontoutàfaitnormale:

peuaprèsmonpremieranniversaire,jememisàmarcheretjedismespremiersmots. Le syndrome d’Asperger, en effet, n’entraîne pas de retard notable dansl’apprentissage du langage (contrairement à d’autres formes d’autisme, pluslourdes, où le langage peut prendre beaucoup de retard, voire ne jamais sedévelopper).À la même époque, j’ai souffert d’otites chroniques qu’on soigna aux

antibiotiques. À cause de ces douleurs, je fus un enfant geignard, maladif etcapricieux jusqu’àmadeuxièmeannée.Pendant toutcetemps,mesparents,bienqu’épuisés, continuèrent àme bercer tous les jours dansma couverture et dansleursbras.Etpuis,aubeaumilieudecespleursetdecesmaladiesquinecessaientjamais,

mamère découvrit qu’elle était encore enceinte.Mesparents demandèrent à lamunicipalité un logement plus spacieux et nous déménageâmes dans unappartementduvoisinage.MonfrèreLeenaquitundimanchedemai:c’étaitmonexact contraire, il était joyeux, paisible et sage. Ce fut sans aucun doute unimmensesoulagementpourmesparents.Cependant,moncomportementnes’améliorapas.Àl’âgede2ans,j’avaischoisi

uncertainmurdusalonpourm’ycognerlatêtedemanièrerépétitive.Balançant

mon corps d’avant en arrière, je projetais durement ma tête en avant selon untempopréciset régulier.Parfois, jemecognaissi fortque j’enavaisdesbosses.Monpèreaccouraitpourm’éloignerdumur,dèsqu’ilentendaitlesonfamilierdematêtecontrelemur,maisj’yrevenaistoujourspourrecommencerdeplusbelle.Àd’autresmoments, j’entrais dans de violentes colères, je giflaismon visage et jehurlaisàpleinspoumons.Mes parents consultèrent une spécialiste. Elle les rassura en disant que les

enfantssecognentlatêtepourévacuerunstressparticulier.C’estunemanièredese calmer. Elle suggéra que j’étais peut-être frustré et pas assez stimulé. Ellepromitàmesparentsdelesaideràmetrouveruneplaceàlagarderie.J’avaisdeuxans et demi. Quelques semaines plus tard, mes parents ressentirent un grandsoulagement quand le téléphone sonna pour leur apprendre qu’une placem’étaitréservée.Lanaissancedemonfrèreconduisitmesparentsàreconsidérerleuremploidu

temps.Lagarderie tombaitàpic.Leurs journéesnepouvaientplusnedépendrequedemoi.Petitdormeur,jemeréveillaissouventlanuitetmelevaistrèstôtlematin.Àl’heuredupetitdéjeuner,monpèremedonnaitàmanger,melavaitetmenourrissaitpendantquemamèrefaisaitdemêmeavecmonpetitfrère.Letrajetenpoussettejusqu’àlagarderiefaisaitpresquedeuxkilomètres;ilfallaitcontournerle cimetière quaker où l’instigatrice de la réforme des prisons du xixc siècle,ElizabethFry,estenterrée.Dépassantungroupedemaisons,nousempruntionsunviaducpuisunsentierpiétonavantdecontinuerpourquelquescarrefoursencore.Lagarderiefutmapremièreexpériencedumondeextérieuretmessouvenirsde

cetteépoquesonttrèsfortsendépitdeleurpetitnombre–commesidemincesrayonsdelumièretraversaientlebrouillarddutemps.Ilyavaitnotammentunbacàsable,oùjepassaisunegrandepartiedelajournéeàramasserpuiséparpillerlesable car chacun des grainsme fascinait. De làme vintma fascination pour lessabliers(lagarderieenpossédaitplusieurs,detaillesdifférentes)etjemesouviensd’avoir regardé, dansdes sabliers, desgrains de sable tomber les uns après lesautres,pendantqu’autourdemoilesenfantsjouaiententreeux.D’aprèsmes parents, j’étais un solitaire qui ne semêlait pas aux autres. À la

garderie,onleurdisaitquej’étaisunenfantdanssonmonde.Lecontrasteavecmespremièresannéesdevaitêtrefrappant:quelrapportentrelenourrissongeignard,quicognaitsatêtecontrelesmurs,quej’étais,etlepetitgarçonpaisible,«dansson monde » et distant, que je devins ? Avec le recul, mes parents saventaujourd’hui que ce changement n’était pas forcément un signe d’amélioration,comme ils avaient voulu le croire à l’époque. J’étais presque devenu trop gentil,tropcalme,tropconciliant.Àl’époque,l’autisme,entantquetroublecomplexedudéveloppementdel’enfant,

étaitencorepeuconnudugrandpublic–etmoncomportementnecorrespondaitpasàcequebeaucoupdegensconsidéraientcommede l’autisme. Jen’étaispasconstammententraindemebalancer,jeparlaisetmontraisuneaptitude,aumoinsrelative,àcommuniqueravecmonenvironnement.Ilallaitfalloirattendreencore

dix ans avant que l’autisme de haut niveau et le syndrome d’Asperger ne soientreconnusparlacommunautémédicaleetlegrandpublic.Mais il yavaitautrechose.Mesparentsnevoulaientpasque jesoisuncasà

part.Ilsavaientpeurquel’onm’interdisequelquechose.Avanttout,ilssouhaitaientquejesoisheureux,enbonnesantéetcapabledemenerunevienormale.Quandleurs amis, leurs familles et leurs voisins demandaient de mes nouvelles, mesparentsrépondaient invariablementque j’étais très« timide»et«sensible». Jepense qu’ils avaient également peur d’être stigmatisés parce qu’ils avaient unenfantavecdestroublesdudéveloppement.L’undemessouvenirsdemespremiersmoisdegarderieconcernelesdifférentes

texturesdusol:certainespartiesétaienttapissées;surd’autresonavaitposédestatamis.Jemerappellequejemarchaislentement,latêtebaissée,regardantmespiedsmais surtout le sol, concentré sur chaque nouvelle sensation communiquéepar laplantedemespieds.Parceque jegardais la têtebaissée, ilm’arrivaitdeheurter lesautresenfantsouunadulte.Maiscommejemarchaistrès lentement,les collisions étaient toujours insignifiantes. Je m’écartais légèrement avant dereprendremaroute,sansunregard.Quand le temps était chaud et sec, on nous permettait de jouer dans un petit

jardinprèsdelagarderieoùilyavaituntoboggan,desbalançoiresetdesjouetsbrillants cachés dans l’herbe, des balles de couleur vive, des instruments demusique.Destatamisrembourrésetplastifiésétaientplacéssouslesbalançoiresetaubasdu tobogganpouramortir leschutes. J’adoraismarcherpiedsnussur lestatamis. Quand il faisait très chaud, mes pieds étaient en sueur et collaient. Jerelevais et reposais mes pieds, encore et encore, renouvelant sans fin cetteagréablesensationcollante.Cequelesautresenfantspensaientdemoi?Jenesaispas.Jenemesouvienspas

d’eux.Pourmoi,ilsfaisaientpartiedudécordemesnouvellesexpériencestactileset visuelles. Je n’avais absolument aucun goût pour le jeu ou les activitéscollectives. Il semble qu’à la garderie, on avait pris acte demon comportementasocialcaronnem’a jamais forcéà joueravec lesautres.Peut-êtreespérait-onquejem’habitueraisàcesautresenfantsautourdemoietquejefiniraisparjoueraveceux.Maiscelan’arrivapas.Monpèrem’accompagnait à lagarderieetme ramenait à lamaison. Il venait

directement de l’usine, portant souvent encore ses vêtements de travail. C’étaitquelqu’unqueriennesemblaitjamaisembarrasser.Parnécessitéilétaitdevenuunhommeauxmultiplestalents.Àlamaison,ilmechangeaitetmefaisaitmanger.Ilpréparait laplupartdes repas,monaide se limitantàdéballer certaines choses.J’avaisunappétitd’oiseauetlaplupartdutempsjenemangeaisquedescéréales,dupainetdulait.Ilfallaitmefairelaguerrepourquej’avaledeslégumes.L’heureducoucherétaittoujoursunelutte.Leplussouvent,jecouraisdelongen

large,àmoinsque jenesauteàpieds jointssansm’arrêter.Quoiqu’ilensoit, ilfallaitunbonmomentavantquejememetteaulit.Jeréclamaistoujourslemêmejouet–unpetitlapinrouge-pourdormir.Parfois,jenevoulaispasdormirdutout:

jepleuraisjusqu’àcequemesparentscèdentetmelaissentmecoucherdansleurlit avec eux. Quand je m’assoupissais, les cauchemars commençaient. Je m’ensouviensencoreaujourd’hui:jerêvaisd’unénormedragonquisetenaitau-dessusdemoi.Encomparaison,j’étaisvraimentpetit.Lemêmerêverevenaitnuitaprèsnuit.J’étaisterrifiéàl’idéedem’endormiretd’êtredévoréparledragon.Unenuit,pourtant,ildisparutaussisoudainementqu’ilétaitapparu.Jecontinuaisàfairedescauchemars,maisilssefirentmoinsfréquentsetmoinsangoissants.Onpeutdirequej’avaisvainculedragon.Unmatin, sur le cheminde lagarderie,monpèrevoulut faireundétour.À sa

grandesurprise,jememisàhurlerdansmapoussette.Jen’avaispasencore3ans,mais je connaissais déjà chaque détail du trajet. Une vieille dame s’arrêta. Ellenousregardaetditàmonpère:«Ilaunebonnepairedepoumons.»Gêné,ilfitdemi-touretrepritletrajethabituel.Mespleurss’arrêtèrentinstantanément.Unautre souvenir : l’undes assistants de la garderie qui faisait des bulles de

savon. Plusieurs enfants tendaient lesmains pour les attraper au-dessus de leurtête,maispasmoi.Jemecontentaisd’admirerleursformesetleurmouvement,lamanièredontlalumièresereflétaitsurleursurfacemouilléeetbrillante.J’aimaisparticulièrementlemomentoùl’assistantesoufflaitplusfortetoùunesériedepluspetitesbulless’envolaitrapidement,àlaqueueleuleu.Je ne jouais pas beaucoup avec des jouets, que ce soit à la garderie ou à la

maison. Quand j’en prenais un, mon lapin par exemple, je le tenais par lesextrémités en le balançant d’un côté puis de l’autre. Je n’essayais jamais de leserrercontremapoitrine,deletripoteroudele lancer.L’undemesjeuxfavorisétaitdeprendreunepiècedemonnaieetde la faire roulersur la tranche. Je laregardais,encoreetencore,sansm’enlasser.Mesparentsm’ontrappeléquej’aimaiscognerleschaussuresdemamèresurle

sol,sansm’arrêter.Leursonmeplaisait.Dans lachambre, je lesmettaisparfoispour marcher tout doucement en rond. Mes parents les appelaient mes«chaussuresclic-clac».Un jour, mon père me promenait en poussette. Je poussai un cri en passant

devantunevitrine.Surlemoment,ilhésitaàentrerdanslemagasinavecmoi.Laplupart du temps, quand mes parents sortaient, il n’était pas question dem’emmener dans un magasin. Leurs rares tentatives s’étaient en effetimmanquablementsoldéespardespleursetdescolères.Àchaquefois,ilsdevaients’excuser–«Ilesttrèssensible»,expliquaient-ils–etpartirprécipitamment.Maiscette fois, mes cris étaient différents, déterminés. Quand finalement mon pèreentra,ilremarquaunegrandetableavecdeslivresdelacollectionenfantinedesMonsieur Madame. Il y avaitMonsieur Heureux, qui était jaune et brillant, etMonsieurPresséquiressemblaitàuntriangleviolet.Ilenpritunetmeletendit.Commejenevoulaispasleluirendre,ilfinitparmel’acheter.Lejoursuivant,nouspassâmesdevantlamêmeboutiqueetjepoussaiencoreuncri.Monpèreentraetachetaunautre livrede lasériedesMonsieurMadame.Celadevintbientôtunehabitude,jusqu’àcequ’ilm’aitachetétoutelasérie.

Trèsvite,lesMonsieurMadameetmoidevînmesinséparables.Jenepouvaispasquitterlamaisonsansenemporter.Lesoir,jepassaisdesheures,allongésurlesolavecmeslivresàlamain,regardantlescouleursetlaformedesillustrations.Mesparentsétaientravisdecetteobsession.Pourlapremièrefois,jesemblaisheureuxetapaisé.C’étaitaussiunesourcedechantagetrèsefficace:sijepassaistouteunejournée sans faire de colère, ils me promettaient de m’acheter un nouveauMonsieurMadame.

*J’avais4ansquandnousemménageâmesdansnotrepremièremaisonaucoinde

Blithbury Road. C’était une vieille demeure dont l’escalier était accessibleseulement depuis un hall étroit et indépendant, à côté du salon. En bas desescaliers il y avait la salle debain, pas très loin de la porte d’entrée.Quandunmembredelafamilleoudesamisnousrendaientvisite,ilsétaientparfoissurpris,aumomentd’entrer,dedevoirtraverserdesnuagesdevapeurquivenaientdelasalledebain.LessouvenirsdemesparentsàBlithburyRoadnesontpasheureux.Lacuisine

était régulièrement humide, et la maison, toujours froide en hiver.Malgré cela,nous avions de bons voisins, dont un couple de personnes âgées qui s’étaiententichéesdemonfrèreetmoi–etnousgavaientdebonbonsetdelimonadedèsqu’ilsnousvoyaientdanslejardin.Devantlamaison,monpèreoccupaitsesweek-endsàunpotagerquiregorgea

bientôtdepommesdeterre,decarottes,depetitspois,d’oignons,detomates,defraises, de rhubarbe et de chou-rave. Le dimanche après-midi, nous mangionstoujoursdugâteauàlarhubarbe.Jepartageaismachambreavecmonfrère.Commeelleétaitpetite,nousavions

deslitssuperposéspourgagnerunpeud’espace.Bienqu’ilsoitmoncadetdedeuxans,mon frèreeut le litduhaut.Mesparentsavaientpeurque jepuissenepastrouverlesommeiletquejerisquedetomber.Jen’avaispasdesentimentparticulierpourmon frèreetnousvivionsdesvies

parallèles.Souvent,iljouaitdanslejardinpendantquejerestaisdansmachambre.Nousn’avonspresquejamaisjouéensemble.Quandnouslefaisions,ilnes’agissaitpas d’un jeu collectif : je n’ai jamais eu le goût de partagermes jouets oumesexpériences avec lui. Avec le recul, ces sentiments me semblent bien étrangesaujourd’hui. Je comprends l’idée de la collectivité, de partager des expériences.Mêmesij’éprouveparfoisdesdifficultésàm’ouvriretàcommuniquer,lanécessitédelefaireestdéfinitivementancréeenmoi.Celaapeut-êtretoujoursétélà,maisj’aieubesoindetempspourledécouvriretlecomprendre.Bientôt,jedevinsunenfantpluscalmeetpassaileplusclairdemontempsassis

dansmachambre,àunendroitparticulierdusol,plongédanslesilence.Parfois,jepressaismesdoigtssurmesoreilles,pourencoreplusdesilence–unsilencequin’a jamais été statique pour moi mais toujours en mouvement, onctueux et

transpiranttoutautourdematête,commedelacondensation.Aumomentdefermermesyeux,jel’imaginaiaussidouxetcristallinquepossible.

Je n’avais pas besoin de penser, cela venait tout seul. Quand arrivait un bruitsoudain,quandonfrappaitàlaporte,c’étaitdouloureuxcommes’ilsebrisait.Enbasdesescaliers,lesalonétaittoujourspleindelivres.Mesparentsétaient

tousdeuxdegrandslecteursetjemesouviensquejem’asseyaisparterrepourlesregarder déchiffrer leurs journaux, leurs livres et leurs magazines. Parfois, sij’avais été sage, j’avais le droit de m’asseoir sur leurs genoux pendant qu’ilslisaient. J’aimais le son des pages qu’on tourne. Les livres me devinrent trèsprécieux, parce que chaque fois que mes parents lisaient, la pièce devenaitsilencieuse,cequim’apaisaitetmerendaitheureux.Je commençai à prendre les livres demes parents pour les entasser dansma

chambre. Un par un, je les portais dans mes bras, jusqu’en haut. Les escaliersétaientdifficilesetjenégociaislesmarches,uneàune.Silelivreétaitlourdoudegrandetaille,unedouzainedemarchespouvaientmeprendreuneminute.Certainslivresétaientplutôtvieuxetsentaientlemoisi.Dansmachambre,jefaisaisdespilesjusqu’àcequeleslivresmecernentdetous

côtés.Quandmesparentsouvraientlaporte,ilsavaientpeurderenverserunedecespilessurmoi.S’ilsessayaientdereprendreneserait-cequ’unlivre,j’éclataisensanglotsetjepiquaisunecolère.Touteslespagesdeceslivresétaientnumérotéeset jeme sentais heureux, entouré par les nombres, comme enveloppé dans uneagréablecouverturenumérique.Longtempsavantd’êtrecapabledelireunelignedeceslivresjepouvaisencompterlespages.Etquandjelescomptais,monespritvoyaitcesnombrescommeautantdemouvementsoudeformescolorées.Au cours de l’une de mes expéditions dans les escaliers avec un livre

particulièrement lourd, jeglissaiet tombai.C’étaitcommesi lemouvementde lachutem’avait rempli l’espritd’éclairsdecouleursvivesetvagues –commesi lalumière du soleil se décomposait. Je restai assis en bas des escaliers, confus etsonné. Jenepensaipasàappelerà l’aideet j’attendis l’arrivéedemonpèrequivenaitconstaterlaraisondecevacarme.Jeprenaisrarementl’initiativedeparler,detoutefaçon.Àlasuitedecetévénement,mesparentsontcommencéàcacherles livres les plus lourds et les plus grands, paniqués à l’idée que je fasse unenouvellechuteetquejemeblesseplusgravement.

~Prèsdelamaison,ilyavaitunparcoùl’onpouvaitserendreàpied.Presquetous

les week-ends, nous allions nous y promener. Mes parents me déchiraient destranches de pain de mie pour que je les lance aux canards. Nous partions engénéraltôtlematinquandiln’yavaitpresquepersonne.Ilsmesavaientterrifiéparlafouleautourdemoi.Pendantquemonfrèrecourait,jerestaisassisparterre,demoncôté,arrachantlesbrinsd’herbeetlespétalesdesmarguerites.Auparc,monactivitépréférée,c’étaientlesbalançoires.Monpèremesoulevait

danssesbraspourm’asseoirsurlabalançoireetmepoussaitdoucement.Quandilétaitfatiguéetqu’ils’arrêtaitdepousser,jecriais:«Encore…encore»,jusqu’àce

qu’il recommence. Il y avait aussi des chevauxdebois : jem’asseyais au centretandis quemes parents se tenaient de chaque côté et qu’ils faisaient lentementtourner lemanège. Àmesure que les chevaux de bois tournaient, je fermais lesyeuxetcommençaisàsourire.Jemesentaisbien.Auretour, laruequi longeait leparcétaitparfoisbruyante.Quandunevoiture

surgissait en émettant un grand bruit – comme un coup de klaxon – jem’immobilisais,lançaismesmainsetlespressaissurmesoreilles.Souventlebruitétaitplusimpromptuqu’iln’étaitfort.C’étaitsurtoutparcequejenem’yattendaispasqu’ilm’affectait.Pourlamêmeraison,jedétestaislesballonsetjerentraislatête dans les épaules dès que j’en voyais un. J’étais terrifié à l’idée qu’il éclatesoudainviolemment.Après notre déménagement pour Blithbury Road, j’allai jusqu’à mes 5 ans à

l’écolematernelledansunétablissementprochequ’onavaitappeléDorothyBarley – en hommage à une abbesse du XVIe siècle qui avait vécu près d’ici sousHenriVIII.Onnousdonnaitsouventdupapieretdescrayonsdecouleurpournousencourager à dessiner et à colorier. J’ai toujours aimé cela, bien que je trouvedifficiledetenirlecrayonentremesdoigtsplutôtqu’enleserrantavecmapaume.J’aimais tracer des cercles de tailles différentes. Le cercle était la formeque jepréféraisetj’endessinaistoujours.Àlamaternelle,dansuncoindelasalle,ilyavaitunecaisserempliedejouets.

Mespréférésétaient lesperlesdecouleur. Je lesprenaisdansmesmainset lessecouaispourlesvoirvibreràl’intérieurdemespaumes.Quandonnousdonnaitdes tubes en carton (pour faire des jumelles ouune longue-vue), jem’amusais àlaisserrouler lesperlesàtravers letube, fascinéqu’ellesentrentd’uncôtépoursortir de l’autre. Si je trouvais une caisse ou un pot, je jetais les perles dedansavantdelesenfairetomber–etderecommencer.Surl’undesmurs,ilyavaitunebibliothèqueavecunesélectiondelivres.Mon

préféréétaitTheVeryHungryCaterpillar.J’aimaislestrousdanslespagesetlesillustrations arrondies et brillantes. Il y avait un coin-lecture où les enfantspouvaients’installersurungrandtatamiautourd’unadultepourl’écouterlireunlivre.Àl’unedecesoccasions,jem’étaisassisdanslefond,lesjambescroiséesetlatêtedanslesgenoux,absorbédansmonmondeàmoi.Jen’entendaispasunmotde ce qu’on racontait. À la place, sans m’en rendre compte, je commençai àchantonner,bouchefermée.Lorsquejelevailesyeux,l’assistantavaitcessédelireet tout lemondeme regardait. J’arrêtai et jebaissai la têtepourque la lecturereprenne.Jenemesouvienspasdem’êtresentiseulàlamaternelle,probablementparce

quejemeconcentraissurleslivres,lesperlesetlescercles.Doucement,jecroisquelesentimentd’êtredifférentcommençaitàfairesoncheminenmoi.Maispouruneraisonquelconque,celanemegênaitpas.Jeneressentaispasencoreledésird’avoirdesamis.Pourêtreheureuxilmesuffisaitdejouertoutseul.Quand venait le temps des jeux de groupe, comme les chaises musicales, je

refusaisdeparticiper,terrifiéàl’idéequelesautresenfantspuissentmetoucherau

momentdesedisputerleschaises.Aucunetentativedelapartdesadultesn’auraitréussi àme convaincre. Au contraire. Onm’autorisa finalement à rester deboutcontre unmur et à regarder les autres jouer. Aussi longtemps qu’onme laissaittranquille,j’étaisheureux.Quandjerentraisàlamaison,jemontaisdirectementdansmachambre.Quels

que soient ma fatigue ou mon humeur, j’allais ramper jusque sous mon lit etm’allonger dans ses ténèbres. Mes parents apprirent à frapper doucement à laporte avantde rentrerpour voir si j’allaisbien.Mamèreme faisait toujours luiracontermajournéeàlamaternelle.Ellevoulaitainsim’encourageràparler,moiquiétaissisilencieux.Machambreétaitmonsanctuaire,unespaceintimedanslequeljemesentaisà

l’aise et heureux. J’y passais une grande partie de la journée, au point quemesparentsprirentl’habitudedemonterdanslachambre,pourvenirs’asseoirprèsdemoietpasserdutempstousensemble.Jamaisilsnem’ontmontréd’impatience.Aujourd’hui,aumomentmêmed’écriresurmonenfance,jesuisfrappépartout

cequemesparentsontfaitalorsquejeneleurdonnaispasgrand-choseenretour.Lesécoutermeracontermonenfanceaétéuneexpériencemagiquepourmoi,quim’afaitcomprendre,rétrospectivement,l’importancedurôlequ’ilsontjouédanslaconstitutiondelapersonnequejesuisdevenue.Enproieàtouslesproblèmesquejeleurposais,mespleurs,mescolères,ilsm’ontaimésansconditions,sesacrifiantpourm’aider–petitàpetit,jouraprèsjour.Ilssontmeshéros.

3

TERRASSÉPARLAFOUDRE:L’ÉPILEPSIE

J’étais assis par terre dans le salon quand c’est arrivé. J’avais 4 ans et nous

étionsensemble,monfrèreLeeetmoi,pendantquemonpèrepréparait ledînerdanslacuisine.Àcetâge-là,iln’étaitpasdutoutétonnantpourmoideressentirdesmomentsdedéconnexiontotale,despériodesd’absorptionenmoi-même–oùj’étudiais de près les lignes de mes paumes ou regardais les évolutions de monombre quand je me balançais d’avant en arrière avec des mouvements lents etrythmés. Mais ça, c’était quelque chose d’autre, une expérience à nulle autrepareille, comme si la pièce autour demoim’entraînait de tous les côtés, que lalumièresemettaitàsuinteretque letemps lui-mêmecoagulaitets’étiraitenuninstantuniqueentraindedisparaître.Jenelesavaispasetnepouvaispaslesavoiràcetinstant-là,maisjefaisaisunetrèsgrossecrised’épilepsie.L’épilepsieestl’unedesaffectionslespluscourantesducerveau–environ300

000personnesenGrande-Bretagneconnaissentl’épilepsiesousdifférentesformes.Les crises sont le résultat de brèves perturbations électriques dans le cerveau.Aujourd’hui,onconnaîtunpeumieuxledéroulementdecescrises,commentellescommencent et comment elles s’arrêtent. Leur origine reste cependant encoremystérieuse.Maislesmédecinspensentquel’épilepsiepourraitêtreuntroubledesliaisons entre les cellules nerveuses ou une perturbation de l’équilibre chimiquecérébral.Dans les jours qui avaient précédé la crise, mon père avait noté que mes

paupières tressautaient et que mes bras se contractaient quand j’étais dans lacauseuse du salon en train de regarder la télévision. Inquiet, il avait appelé lemédecinpourqu’ilm’examine.Letempsétaitchaud,humide,etlemédecinsuggéraqu’ilnes’agissaitquede«cela».Ilrecommandaàmonpèrederestervigilantetdeluirapportertoutautrephénomènesimilaire.Machancefutquemonfrèreétaitavecmoi,aumomentdelacrise.J’avaiseu

des convulsions et m’étais évanoui. En entendant mon frère pleurer, mon pères’étaitprécipitédans lesalonpourensavoir laraison. Instinctivement, ilmeprit

danssesbrasetcourutjusqu’àlastationdetaxisvoisine.Ilmontadanslepremier,prialechauffeurdel’emmeneràl’hôpitalleplusproche–StGeorge–leplusvitepossible.Pendantqueletaxitraversaitlesruesàtouteallure,iln’yavaitrienquemonpèrepuissefairesinonmeserrercontreluietprier.Trempédesueur,monpèreseruahorsdutaxietfonçadirectementauservice

depédiatrie.Jen’étaispasrevenuàmoietlacrisecontinuait,j’étaisplongédansceque l’on appelle un « état épileptique », potentiellementmortel. À l’accueil, uneinfirmièreappeladesmédecinsquim’injectèrentduValiumpourmestabiliser.Jenerespirais plus et commençais à bleuir. Les médecins pratiquèrent un messagecardiaquepourmerameneràlavie.Environuneheureaprèsledébutdelacrise,j’étais tiréd’affaire.Épuiséet soulagé,monpèreéclataensanglots.Sa réactionrapidem’avaitsauvélavie.Ondiagnostiquauneépilepsiedulobetemporal.Leslobestemporauxsontsituéssurlecôtédelatête,au-dessusdesoreilles.Ils

jouentungrandrôledanslaperception,lamémoire,l’auditionetletraitementdel’informationsensorielle–lescrisesquiaffectentcetterégionducerveaupeuventendommagerlamémoireettroublerlapersonnalité.L’épilepsie est bien plus fréquente dans le spectre autistique que dans la

population normale. En Grande-Bretagne, un tiers environ des enfants autistesdéveloppentuneépilepsiedulobetemporalàl’adolescence.Pourcetteraison,onpense que ces deux affections doivent certainement avoir une source communedanslastructuremêmeducerveauoudanslesgènesquiledéterminent.Pour préciser le diagnostic, on me fit un électro-encéphalogramme (EEG).

Pendantunélectro-encéphalogramme,onplacedesélectrodestoutautourducrânepourmesurerl’activitéélectriqueducerveauettraquertouteanomaliedesesflux.Jemesouviensdutechnicien,au-dessusdemoi,entraindeplacerlesélectrodes,depetitescapsulesdemétalcirculaires,surdifférentespartiesdematête–avecdugelpourlesmaintenirenplace.Jetressaillaisetgrimaçaisàchaquefoisqu’ilm’enappliquaituneparcequejen’aimaispasqu’onmetouchelatête.Onme fit égalementpasserune IRM (imageriepar résonancemagnétique)du

cerveau. L’IRM utilise un grand aimant, des micro-ondes et un ordinateur pourgénérer une image détaillée de l’intérieur du corps. Onm’administra un sédatifavantl’IRM,probablementparcequeletechnicienétait inquietpourmoiàcausedubruitdelamachineetd’unpossiblesentimentdeclaustrophobie.Jemesouviensqu’onm’avaitallongésurunecouchetteblancheetbrillante, lisse,quifutensuitepousséeàl’intérieurd’untunnelétroit.L’examenduraenvirontrenteminutes.Endépitdubruitdel’appareil,jem’étaisbeletbienendormiparcequejemesouviensd’avoirétéréveilléparmonpère,unefoislacouchetteretiréedutunnel.Je restai à l’hôpital plusieurs jours, pour des tests.Mes parents se relayèrent

auprèsdemoi, jouretnuit.Ilscraignaientquejepaniquesi jenevoyaispasunefigurefamilièreàmescôtésaumomentduréveil.Machambreavaitunsolbrillantavecbeaucoupdepetiteséraflures,etlatexturedemesdrapsétaitdifférentedecelledesdrapsdelamaison–moinsdouce,irritante.Mesparentsmedonnaientdu

jus d’orange, des cahiers à colorier et des crayons de couleur, mais je passaisbeaucoupdetempsàdormir.Jemesentaistrèsfatigué.Lesmédecinsannoncèrentàmesparentsquelepronosticétaitbon–environla

moitiédesenfantsavecuneépilepsiedulobetemporalguérissent–,onmedonnadesmédicamentsencasdecrisesetjerentraiàlamaison.Le diagnostic de mon épilepsie affecta mes deux parents très profondément,

surtout mon père. Son père à lui – mon grand-père – avait souffert de crisesd’épilepsie pendant de nombreuses années quand il était adulte, et il étaitmortprématurémentquelquesannéesavantmanaissance.WilliamJohnEdwardétaitnédansl’EstdeLondresaudébutdusiècle.Ilavait

travaillécommecordonnierets’étaitbattupendant laSecondeGuerremondiale,évacuédeDunkirkpuisstationnédansunebasemilitaireduNorddel’Écosseauserviced’unebatterieantiaérienne. Il s’étaitmariéet il avait euquatreenfants,dont mon père, le plus jeune. Les crises avaient commencé après la guerre etavaient été particulièrement violentes – ma grand-mère s’était rapidementhabituéeausondesassiettescasséesetdestassesrenverséessurlesol.Àcetteépoque,ondisposaitdepeudemoyenspouraiderlesépileptiques.Les

médecins suggérèrent que la maladie de mon grand-père avait été causée parl’explosiondesobuspendant laguerre. Ils recommandèrentàmagrand-mèrededivorcerdesonmarietdedéménager.Aprèstout,elleavaitdesenfantsjeunesettoutelaviedevantelle.Celaavaitcertainementétéladécisionlaplusdifficiledesavie,maisellesuivitleconseildumédecinetseremaria.Mongrand-pèrefutinternédansunhospicefermépourex-soldatsatteintsdetroublesmentaux.La rupture de la relation entre mes grands-parents eut des conséquences

désastreuses sur la famille. Le nouveaumari dema grand-mère avait dumal àtrouverdutravailetjouaitlepeuqu’ilgagnait,desorteque,sansrevenusstables,ils se trouvèrent bientôt avec des arriérés de loyer. Un jour, en rentrant à lamaison,ilsvirentquetousleursmeublesavaientétéentasséssurletrottoiretlesportesscellées.Ilsavaientétéexpulsés–ilsétaientsanslogis.Uneamiede la famillesechargeauntempsdesenfants,dontmonpère –qui

joua le rôle du grand frère pour ses demi-frères et sœurs, avant qu’ils nes’installentavecmongrand-pèredansunfoyerpoursans-abri.L’amiedelafamilledonnaàmonpèreuneboîtedeLegocommecadeaudedépart.Lefoyerseréduisaitàdepetitscagibisenguisedechambreavecdestoilettescommunes,unesalledebainetunecuisine.Lescouloirsquireliaientleschambresétaientétroitsetlesolétait couvert de béton rouge.Mon père pouvait entendre le personnelmarcherdanslecouloir.Ilsurnommal’und’eux«Jackboots[3]».Onattribuaàlafamilledeuxpetitespiècessansmeubles.Latélévisionetlaradio

n’étaientpasautorisées.Dansl’unedeschambres–celledesenfants–ilyavaitlaplacepourtroislits.Lachambredemagrand-mèrecomportaitunlit,unetableetunechaise.Leshommesn’étaientpasautorisésàpasser lanuit au foyer, et sonmaridut louerunechambreau-dessusd’uneboutique.Ilsfurentséparéspendanttouteladuréeduséjouraufoyer.

Lavieaufoyerétaitlugubre:pasd’intimité,àl’exceptiondesdeuxchambresquidevaient rester ouvertes à toute heure. Le personnel était strict et dirigeaitl’immeubledemanièremilitaire.Lafamilledétestaceséjourd’unanetdemiquines’éclairaquedel’amitiéquenouamagrand-mèreaveclagérantedufoyer,uneMrsJones.Enfin,lafamilledéménageadansunenouvellemaison.Monpèrerencontrasonpèrepourlapremièrefoisquandilavait11ans.Àcette

époque, les crises de mon grand-père étaient moins fréquentes et il avaitl’autorisation de sortir le jour pour travailler dans sa cordonnerie. Le soir, ilretournaità l’hôpital.Monpèreétait très jeunequand lamaladiedemongrand-pèreavaitcommencé,et iln’avaitpasdesouvenirde lui,nidesonvisage. Ilsserencontrèrentchezcetteamiequi l’avaitrecueilliavecsesdemi-frèresetsœurs.Papasesouvientd’avoirserré lamaind’unhommeauxcheveuxgris,malhabilléqu’onluiprésentacommesonpère.Avecletemps,ilsdevinrentproches.L’âge venant, la santé de mon grand-père périclita rapidement. Mon père lui

rendait visite aussi souvent que possible à l’hôpital. Il avait 21 ans quand mongrand-pèremourut.Lecœuravaitlâchéaprèsuneattaqueetunecrised’épilepsie.Au bout du compte, il avait été un homme bon et bienveillant. J’aurais aimé leconnaître.J’aieulachancemiraculeusedevivreàuneépoquedegrandsprogrèsmédicaux,

desortequemonexpériencede l’épilepsieaété trèsdifférentedecelledemongrand-père.Aprèslescrisesetlediagnostic,mesparentsredoutèrentquejesoisdésormaisincapabledemenerlavie«normale»qu’ilsvoulaientpourmoi.Commepour beaucoup de parents, être « normal », cela voulait dire être heureux etproductif.Les crises disparurent : comme pour 80 % des personnes concernées par

l’épilepsie, mon traitement s’avéra efficace. Je pense que ce fut un facteurdéterminant,quiaidamamèreàgérermamaladie.Elleétaittrèssensibleaufaitque,d’unecertainemanière, j’étaisdifférentdepuistoujours,vulnérable,toujoursenmanquedesoinssupplémentaires,desoutienetd’amour.Parfois,elles’inquiétaità l’idéeque je puisse avoir uneautre crise àn’importequelmoment.Alors, ellepassaitdansuneautrepièceetpleuraitdoucement.Jemesouviensdemonpèrequimedisaitdenepasentrerdanslachambrequandmamèreétaittropémue.Jetrouvaislessentimentsdemamèretrèsdifficilesàsaisir.Celan’aidaitpasque

je reste dans mon monde à moi, absorbé dans la contemplation de chosesminuscules, mais incapable de comprendre les changements émotionnels et lestensionsauseindelafamille.Mesparentssedisputaientparfois,commetouslesparents,ausujetdeleursenfants–delameilleuremarcheàsuivrepoureux.Danscesquerelles,leursvoixdevenaientd’unbleuprofonddansmonesprit,jerampaisparterreetpressaismonfrontcontreletapis,lesmainssurmesoreillesjusqu’àcequelebruitdisparaisse.C’étaitmonpèrequimefaisaitprendremescompriméstousles jours,avecun

verredelaitouunverred’eauaumomentdesrepas.Àcausedecemédicament–lacarbamazépine–jedevaisallertouslesmoisàl’hôpital,aveclui,pouruneprise

desangvérifiantleseffetssecondairesquipouvaientaffectermonfoie.Monpèreétait unpartisan farouchede la ponctualité et nous étions toujours dans la salled’attente de l’hôpital au moins une heure avant le rendez-vous. Il m’achetaittoujoursunverredejusd’orangeetdescookies.Leschaisesétaientenplastique,inconfortables,maisjemesouviensquejenevoulaispasresterdebouttoutseul.Ilmefallaitattendrequemonpèrese lèveavantdeme levermoi-même. Ilyavaitbeaucoupdechaisesetjepassaisletempsenlescomptant.Quandl’infirmièreappelaitmonnom,monpèrem’accompagnaitdansunepetite

zone ferméepardes rideauxoù jem’asseyais.Elle remontaitalors l’unedemesmanchesetmepiquait lebras. J’avaiseudenombreusesprisesdesang,aussi jesavais à quoi m’attendre. L’infirmière recommandait aux patients de regarderailleurs pendant qu’elle introduisait l’aiguille, mais je gardais la tête immobile,fixantletubetransparentquiseremplissaitd’unsangrougesombre.Quandc’étaitterminé, l’infirmière retirait l’aiguille et posait un cotonqu’elle faisait tenir avecunebandeadhésiveornéed’undessindevisagesouriant.L’un des effets secondaires les plus courants de ce traitement était une

hypersensibilité à la lumière du soleil. De sorte que je passais les mois d’été àl’intérieur,pendantquemonfrèrejouaitdanslejardinetauparc.Çam’étaitégal,parcequemêmeaujourd’hui,lalumièredusoleilmepiqueetmemetmalàl’aise.Par beau temps, je m’aventure rarement dehors pour de longues périodes. Peuaprèsmacrise,mesparentsvoulurentmesurveillerencoreplusétroitement,etjepassaisbeaucoupdetempsdanslesalon,oùmamèrepouvaitgarderunœilsurmoipendantquejeregardaislatélévisionetjouaisavecdespiècesdemonnaiequel’onm’avaitdonnéesàcompter.Unautreeffetsecondairedemontraitementcontrel’épilepsieétaitunsentiment

dedésorientation et de somnolence.Chaque fois que je commençais àme sentirconfus, je m’asseyais, croisais mes jambes et attendais que la sensation passe.Parfois,mesparentsétaientgênésquandnousétionsentraindemarcherdanslarue et que je m’arrêtais soudain pour m’asseoir au milieu du trottoir.Heureusement, l’accès de désorientation ne durait que quelques secondes.Maiscettepertedecontrôledemêmequesonimprévisibilitémefaisaientpeuretj’étaissouventauborddeslarmes.Il existe une relation complexe entre le sommeil et l’épilepsie. Beaucoup

d’épileptiquessouffrentdetroublesdusommeil.Lesexpertspensentquecertainstroublesdusommeilcommelesterreursnocturnesouladéambulationnocturne(ousomnambulisme)correspondentàdesmomentsdecrisequevitlecerveaupendantlesommeil.Entre l’âgede6anset ledébutde l’adolescence, j’aieude tempsàautre des déambulations nocturnes – certaines fois souvent, d’autres fois plusponctuellement. La déambulation nocturne intervient dans les trois premièresheuresdesommeilquandlesondesducerveauontaugmentéenamplitudeetquelesommeilestprofond.Engénéral,lesomnambuleneréagitpasquandonluiparleetne se souvient pas de ses déambulations. Dans mon cas, j’escaladais mon lit etfaisaisletourdemachambresuivantunitinéraireparticulier.Parfois,jetapaissurles murs et sur la porte de ma chambre, réveillant mes parents qui me

raccompagnaientgentimentjusqu’àmonlit.Bienqu’ilsoitenvéritésansdangerderéveillerunsomnambule,celapeutêtrepourluidésorientantetstressant.Mes parents prirent une série de précautions pour s’assurer de ma sécurité

pendantlanuit.Touslessoirs,avantd’allersecoucher,ilsdébarrassaientlesoldetous les jouets et laissaient une lumière allumée dans le hall. Ils installèrentégalement une porte en haut de l’escalier car apparemment, une nuit, j’étaisdescendupourmerendreàl’arrièredelamaison,etl’onm’avaitretrouvéaveclamainsurlaportequiconduisaitaujardin.Demanière probablement peu surprenante, je tombais de sommeil pendant la

journée,commesitoutemonénergieavaitétépompée.Ettoutcequejevoulais,c’étaitdormir.Enclasse,ilétaithabituelpourmoideposermatêtesurmonbureauet de m’endormir. Les enseignants, parfaitement informés par mes parents, onttoujoursétésympathiquesettolérants.C’étaitsouventdésorientantdeseréveilleraprèsunepériodededixouvingt,voiretrenteminutes,etdetrouverlaclassevideetlesenfantsentraindejouerdanslacour,maisilyavaittoujoursunprofesseurpourmerassurer.L’impact cumulé des différents effets secondaires de mon traitement sur ma

premièreannéed’écolefutconsidérable.J’avaisdumalàmeconcentrerenclasseetàtravaillerharmonieusement.Jefusledernierenfantdemaclasseàmaîtriserl’ordre alphabétique. Ma maîtresse, Mrs. Lemon, m’encourageait à écrire monalphabetavecmoinsdefautes,àcoupsd’autocollantsdecouleur.Jen’aijamaisétégênéouconcernéparlefaitd’êtreàlatraîne:lesautresenfantsnefaisaienttoutsimplementpaspartiedemonmonde.Deuxfoisparan,j’allaisavecmonpèreàl’hôpitalpourenfantsWestminsterde

Londrespourunscannerdecontrôledemoncerveau.Nousnousyrendionsentaxi,nousarrivionstôtcommed’habitude,etnousattendionsquecefutnotretour.J’aidû passer beaucoup, beaucoup d’heures, assis dans les salles d’attente deshôpitaux.Après trois ans, la décision fut prise de diminuer progressivement mon

traitement. Ma mère paniqua à l’idée que l’épilepsie puisse revenir, bienqu’heureusement jen’aiepas eudenouvelle crise jusqu’à aujourd’hui. Les effetssecondaires des médicaments disparurent et mes performances à l’écoles’améliorèrent.

~Les séquelles de mon épilepsie – s’il y en a eu – sur mon cerveau et son

fonctionnementnesontpasévidentes.Lescrisesdemonenfance trouvaient leurorigine dans le lobe temporal gauche, et certains chercheurs suggèrent que lespersonnes affectées par le syndrome savant possèdent un hémisphère cérébralgauchedéficientquientraîneunecompensationparl’hémisphèredroit.Onjustifiecette théorie en avançant que les dons le plus souvent observés chez les«savants»,ycomprislesnombresetlecalcul,sontassociésàl’hémisphèredroit.Quoiqu’ilensoit,cen’estpasfacilededéterminersil’épilepsieestunecauseou

unsymptômedecettedéficiencedel’hémisphèregauche,etilestpossiblequeles

crisesdemonenfancesoientvenuescommelaconséquenced’unedéficienceplusancienne,probablementdenaissance.Pourcetteraison, lesexpertssesontintéressésàmescapacitésdeperception

pour voir en quoi elles différaient de celles des autres.Une étude futmenée auCentrederecherchesurl’autismedeCambridge,àl’automne2004.LePrSimonBaron-Cohen–spécialistedelapsychopathologiedudéveloppementetlemeilleurchercheurenmatièrede troublesdu spectreautistique – est ledirecteurdececentre. L’étude mit à l’épreuve la théorie de la « faible cohérence centrale »,autrement dit le fait que les autistes s’intéressent aux détails au détriment desinformations globales (le « dessin d’ensemble »), alors que la plupart des genscontextualisent les informations et négligent souvent les plus petits détails. Parexemple,desétudesontmontréquelesenfantsautistessonttrèsperformants–etmeilleursquelessujetsnon-autistes–danslareconnaissancedevisagesfamilierslorsquel’onneleurmontrequ’unepartiedecevisagesurdesphotographies.LatâchedeNavonconsisteàidentifierunecibleparticulièreàunniveaulocalou

global. Dans le cadre demes tests auCentre, les scientifiquesme demandèrentd’appuyersurunboutonavecmamaingauchesijevoyaislalettreAetd’appuyersur un bouton avec ma main droite si je ne la voyais pas. Les images étaientprojetéessurunécrandevantmoietmesréponsesétaientmécaniques.Àplusieursreprises, j’appuyai trop rapidement sur le « non » parce qu’il fallait plusieurssecondes à mon cerveau pour comprendre que la configuration d’ensemble deslettres formait un grand A. Les scientifiques appellent ce phénomène«l’interférence»etilestcommunémentemployépourlesillusionsd’optique.Pourlaplupartdesgens, l’interférenceestcauséepar l’imageglobale –parexemplequandonleurprésenteunelettreHcomposéedepetitsA,laplupartdesgensnevontpasimmédiatementvoirlesAàcausedel’interférenceduH.Dansmoncas,comme la plupart des autistes, l’interférence est inverse et je me bats pourdistinguerlafigured’ensembleparcequemoncerveauseconcentretoutdesuitesurlesdétails.

Dansl’illustrationci-dessus,l’imagedegauchemontreunelettreAcomposédeHpluspetits.L’imagededroitemontrelalettreH,composéedepetitsA.

~EnAustralie,lePrAlianSnyder–directeurduCentreducerveauàl’Université

deSydney–asuscitébeaucoupd’intérêtquandilaprétendupouvoirsimulerlesdons des personnes affectées par le syndrome savant en utilisant une méthode

appeléela«stimulationmagnétiquetranscrânienne»(SMT).LaSMTaétéutiliséecommeoutilmédicaldans la chirurgieducerveau, stimulantouanesthésiantdeszonesparticulièresducerveau,cequipermetauxmédecinsdesurveillerleseffetsdelachirurgieentempsréel.C’estunetechniquenoninvasivequisemblenepasavoird’effetssecondaires.SelonlePrSnyder,lespenséesd’unautistenesontpasdifférentesdecellesd’unindividunormal.Ellessontseulementuneformeextrêmede celles-ci. En inhibant temporairement certaines activités cérébrales – lacapacitédepensercontextuellementouconceptuellement,parexemple–,laSMT,selon le Pr Snyder, peut être utilisée pour stimuler certaines parties du cerveauresponsables de la collecte des informations brutes non filtrées. Ce faisant, ilespèreentraînerlecerveauàpercevoirleschosesautrement.LeprofesseurutiliseunepastillereliéepardesélectrodesàunemachineTMS.

Uneclénoiregéanteestappliquéeauxlobestemporaux,quienvoiedesimpulsionsvariablesd’énergiemagnétique.Certains«cobayes»deSnyderprétendentavoirtemporairementconnudes facilitéspourdessineroupouranalyserun texte.Lesdessinsd’animauxétaientplusvivantsetplusdétaillés,lalectureétaitplusprécise.Laplupartdesgens lisenten isolantdesgroupes familiersdemots.Pourcette

raison, beaucoup ne voient pas les erreurs d’épellation ou les répétitions. Parexemple:

Untiensvautmieuxquedeuxtu

tul’auras[4]

Enlisantrapidementonneremarquepaslesecond«tu»superflu.Unbénéficesecondairedelagestiondel’informationparledétailplutôtqu’englobalitéestquel’onesttrèsscrupuleux:jesuisparexempleuntrèsboncorrecteur.Ledimanchematin,enlisantlespagesdujournalsurlatable,jerelevaispourmesparentslesfautes de grammaire ou d’orthographe. « Pourquoi ne peux-tu pas juste lire lejournalcommen’importequi?»s’exclamaitfinalementmamère,exaspérée,aprèsquej’airelevéunedouzainedefautesdansunarticle.Le Pr Snyder soutient que les capacités exceptionnelles des « savants » sont

certainement en chacun de nous mais que, pour la plupart, nous ne savons pascommentlesactiver.Demême,ilpensequemescrisesd’épilepsieontpujouerunrôle,comme les impulsionsélectromagnétiquesde laTMS,enaffectantcertainesrégions de mon cerveau. La voie aurait été préparée pour mes aptitudesnumériquesetmasynesthésie.Ilyadesexemplesdedonsapparusaprèsunemaladieouuneblessureàlatête.

OrlandoSerrel,pourneciterquelui,reçutuneballedebaseballenpleinetêteàl’âge de 10 ans. Plusieurs mois après, il commença à rassembler de grandesquantitésd’informations –desplaquesminéralogiques,desparolesde chansons,desbulletinsmétéo–qu’ilapprenaitparcœursanseffort.Des transformations similaires ont été rapportées dans le cas de patients

souffrant de démence fronto-temporale (DFT), une maladie dégénérative du

cerveauquilèseleslobestemporauxetfrontal.Àmesurequelamaladieprogresse,lecomportementet lamémoiresontaffectés.LaDFTtouche leplussouventdesadultesàpartirdelaquarantaine.Bruce Miller, un neurologue de l’Université de Californie à San Francisco,

expliquequecertainsdesespatientsatteintsdeDFTdéveloppentspontanémentunintérêt et des dons enmusique et en art. Les études ayant recours à l’imageriecérébrale montrent que, pour ces patients-là, le flux de sang et l’activitémétabolique dans le lobe temporal gauche sont réduits. Pendant ce temps,l’hémisphèredroit du cerveau, siègede laperception visuelle etde l’espace, estbienmieuxpréservé.Ilsemblequelescrisesdemonenfanceontdûjouerunrôledanslaconstruction

de la personne que je suis aujourd’hui. Beaucoup d’autres ont vécu de lamêmemanière leur expérience de l’épilepsie, comme Dostoïevski. Ce célèbre écrivainrusseduxixesiècle,auteurdeCrimeetchâtimentetLesFrèresKaramazov,avaitune formerared’épilepsiedu lobe temporalappelée«épilepsieextatique».LescrisesdeDostoïevskiintervenaientleplussouventlanuitetétaientgénéralisées,affectantlecorpstoutentier.Sonexpériencedelamaladiel’aconduitàcréerdespersonnages atteints d’épilepsie dans quatre de ses romans : Kirilov dans LesPossédés, Smerdiakov dans Les Frères Karamazov, Nellie dans Humiliés etoffensés,etleprinceMychkinedansL’Idiot.Dostoïevskidécritainsisonexpériencedel’épilepsie:Pendantunmoment,jefaisl’expérienced’unejoiequ’onn’éprouvepasdansunétatnormaletquelesautresnepeuventconcevoir.Jeressensuneharmonieparfaiteenmoi-mêmeetdanslemondeentier.Lesentimentestsifortetsidouxquepourcesquelquessecondesdefélicité,ondonneraitdixansdesavie,voiresavieentière.J’ai l’impression que le Paradis est descendu sur la Terre et m’a avalé. Je suis vraiment parvenujusqu’àDieuetjesuisimbudeLui.Vousquiêtesenbonnesanté,vousn’avezpasmêmel’idéedelajoiedontnous,lesépileptiques,nousfaisonsl’expériencependantlasecondequiprécèdelacrise.

Onpenseégalementque l’écrivainetmathématicienLewisCarroll souffraitdecrisesd’épilepsiedulobetemporal,cequi luiaurait inspiré l’écrituredesonplusfameux ouvrage : Alice au pays des Merveilles. Le passage suivant décrit uneexpériencedechuteinvolontairetrèssimilaireàcellequiintervientlorsd’unecrised’épilepsie:Alicen’eutmêmepasletempsdesongeràs’arrêteravantdesesentirtomberdanscequisemblaitêtreunpuitstrèsprofond.[…]«Ehbien!seditAlice,aprèsunepareillechute,jen’auraispluspeurde tomberdans l’escalier !» […]Elle tombait, tombait, tombait.Cettechuteneprendrait-elledonc

jamaisfin?[5]

Certainschercheurspensentmêmequ’ilpourraityavoirunlienentrel’épilepsieet lacréation.L’écrivainEveLaPlante l’évoquedansson livreSeized :TemporalLobe Epilepsy as a Médical, Historical and Artistic Phenomenon. Elle prendl’exemple célèbre de Van Gogh qui souffrait de crises sévères qui le laissaientdéprimé, hagard et agité. Au plus fort de la maladie, Van Gogh produisait descentainesdedessins,detoilesetd’aquarelles.Àenviron8ans,pendantplusieursmois,jemesuismisàécrirecompulsivement,

souventpendantdesheures,surdesrouleauxdepapieràimprimante.Feuilleaprèsfeuille, je notais des mots minuscules et serrés les uns contre les autres. Mesparents devaient se procurer d’immenses rouleaux pour moi, parce que jen’arrêtaispas.Monécrituremanuscriteétaitillisible–uneinstitutriceseplaignitd’avoiràchangerlacorrectiondesesverresdelunettespourmelire–tantj’avaispeurdemanquerdepapierpourécrire.Jeme souviens de peu de chose sinon de descriptions très denses : une page

entièrepouvaitêtreconsacréeauxdifférentsdétailsd’unendroitoud’unobjet,sescouleurs,sesformesetsestextures.Iln’yavaitpasdedialogues,pasd’émotions.Àla place, je décrivais les longs tunnels qui s’aventuraient en zigzag dans desprofondeursténébreuses,souslesocéansscintillants, lescavernesempierréesouencorelestoursquimontaientjusqu’auciel.Jen’avaispasbesoindepenseràmonsujet.Lesmotssemblaientjustesortirdematête.Mêmesansprojetconscient,leshistoires étaient toujours compréhensibles. Je montrai l’une d’elles à moninstitutrice,etelle l’aimaassezpouren liredespassagesàhautevoix,devant laclasse.Monécriture compulsivedisparutaussi soudainementqu’elleétait venue.Néanmoins,ilm’enestrestéunefascinationéternellepourlesmotsetlelangage,cequim’adepuisbeaucoupservi.De plus en plus d’épileptiques vivent sans crise, grâce aux progrès de la

médecineetdestechniques.Lestigmatequ’étaitautrefoisl’épilepsie(etl’autisme)estentraindedisparaître,maislestroublesducerveaunesontpourtantpasmieuxcompris.Àdesparentsd’enfantsépileptiques,jediraisqu’ilsdoivents’informerlepluspossiblesurcettemaladie.Etqueleplusimportantdetout,c’estdedonneràleurs enfants la confiancede s’accrocher à leurs rêves, parce que c’est cela quifaçonnelefuturdechaqueindividu.

4

L’ÉCOLEPourmoi,l’écoleprimaireacommencéenseptembre1984,aumomentoùmon

frèreLeecommençaitàalleràlagarderie.Lematin,monpèrem’accompagnaitenclasse,parfoisavecunecertaineimpatienceparcequejemarchaistrèslentementetquejen’arrêtaispasderamasserdespierrespourlesroulerentremesdoigts.Moninstitutrice,Mrs.Lemon,étaitunegrandedameminceavecdescheveuxnoirset courts. J’aimais son nom parce que, quand je l’entendais, je voyaisimmédiatementlaformeetlacouleurdufruit.Lemon(citron)futl’undespremiersmotsquej’apprisàécrire.Juste à côté des portes de l’école, il y avait un vestiaire pour que les enfants

puissent suspendre leurs manteaux avant d’entrer en classe. Je n’aimais pasbeaucoup aller dans cette pièce parce qu’il n’y avait qu’une seule petite fenêtresituée en hauteur et qu’il y faisait toujours sombre. J’étais si terrifié à l’idée deperdremonmanteauoud’enprendreunautrequiluiressemblaitetdelerapporteràlamaisonquejecomptaislespatèresjusqu’àlamienne.Sijetrouvaismapatèredéjàoccupée, j’enétaistrèsmalheureuxet j’avaispeur.Jemesouviensd’êtreunjourrevenuenclasseavecmonmanteausurlesépaulesparcequemapatèreétaitoccupéeparunautre.Etmême s’il restait d’autrespatèrespour y suspendre lemien,jen’avaispasvoululefaire.La salle de classe était rectangulaire. On y entrait par le côté droit. Dans la

pièce,afinquelesenfantspuissentylaisserleurscrayonsetleurpapier,ilyavaitunemultitudederangéesdetiroirs,chacunornédesnometprénomdel’élève.Onnousdonnaitàchacununechemiseenplastiquequiportaitégalementnotrenomcollésurlecoingauche,enhaut.LachemiseavaitunefermetureÉclairdecouleursurlecôtépourpouvoirl’ouvriretlafermer,etl’onnousdisaitdegardernoslivresdelectureetnosdevoirsàl’intérieur.J’utilisaislamienneavecunsoinméticuleux–mesouvenanttoujoursd’yrangermeslivreslorsquejelesavaisfinis.Monbureauétaitdanslefonddelasalle,prèsdelafenêtrequiétaitpleinede

papiersde couleuretdedessins, et jepouvais regarder lesautresenfantsde laclassesanscroiser le regardd’aucun. Jenemesouviensnidunom,niduvisaged’aucundesenfantsdemespremièresannéesd’école.J’aitoujourseulesentimentqu’ilsétaientquelquechosedont il fallait s’accommoderet secontenter,quelque

chose au large de quoi il fallait naviguer plutôt que des individus à connaître ouaveclesquelsjouer.Jecroisaissouventmesmainssurmapoitrinequandj’étaisdeboutouquandje

traversais laclasse.Parfois, lespoingsserrés, jedépliaisunouplusieursdemesdoigtspour lesdresservers leplafond.Un jour,alorsque je levais lemajeur,ungarçonvintmedirequejejurais:«Commentundoigtpeut-iljurer?»demandai-je.Maisaulieuderépondre,legarçonappelalamaîtressequimegrondaparcequej’étaisgrossier.

J’appréciais beaucoup les rassemblements dumatin[6]. Avant tout parce qu’ilsétaientsanssurpriseettoujoursàlamêmeheure.Lamaîtressenousdemandaitdenouslever,denousmettreenrangparordrealphabétiquedevantlaporte,puisderejoindre lesautresclassessous lepréau. Ilsétaientdéjàtous là,assisen lignesimpeccablesetnouspassionsen silence,pourallernousplacerderrièreeux.Lasensation forte d’ordre et de routineme calmait. Les yeux clos, jemebalançaisdoucement sur le soldupréauenchantantbouche fermée, toutdoucementpourmoi-même–uneattitudequej’adoptaissouventquandj’étaisdétenduetsatisfait.Cequejepréférais,c’étaitquandonchantait«He’sGottheWholeWorldinHis

Hands[7] » et « Oats, Peas, Beans and Barley Grow[8] » qui étaient parmi meschantsfavoris.Jefermaislesyeuxetécoutaisattentivementlesautresenfantsquichantaientensemble,lesnotessemêlantlesunesauxautresdansunfluxrythmé,atone et rassurant. La musique m’apaise toujours et me rend heureux. Lerassemblementdumatinétaitlemeilleurmomentdemajournéed’école.AvecmonpremierNoëlà l’école, je fis l’expériencede la traditionnellecrèche

vivante.Onmedonnalerôledel’undesbergers.J’étaispétrifiéàl’idéedemontersur scène devant toute l’école – les enfants, lesmaîtres et les parents – et jedevins trèsnerveux, refusantde faire lesessayagesducostumeoud’endiscuteraveclamaîtresse.Àlafin,mamèreintervint,mecorrompantàcoupsdesucreriesenéchangedemaparticipation.Jeregardailesolpendanttoutletempsquejefussur scène,mais cela n’empêchapasmesparents demedire après qu’ils étaientfiersdemoi.Lareprésentationfinie,jenevoulaisplusenleverlecostume,etmesparentsdurentpersuaderlamaîtressedeleleurprêterpourlesvacancesdeNoël.Cettenuit-là,ettoutescellesquisuivirentjusqu’auNouvelAn,jedormisavecmoncostumedebergeretmonchapeau.

***Étudier en classe ne fut pas chose facile : j’avais beaucoup de mal à me

concentrer quand les autres enfants parlaient entre eux et quand des genspassaientetrepassaientdans lecouloir. Je trouvaisdurde filtrer touscesbruitsextérieurs et je mettais régulièrement mes mains sur mes oreilles pour meconcentrer.Mon frèreStevena lesmêmesproblèmesetutilisedesboulesQuièsquandilveutlireoupenser.Quandj’écris,jem’absorbedanschaquelettre,chaquemot,chaquephrase.Sije

remarqueunetacheouunefaute, j’effacetoutetjerecommence.Cetteexigencede perfection fait que je travaille parfois à une vitesse d’escargot, finissant uneleçondansunétatprochedel’épuisement,sansquepourtantrienlejustifie.Jeneme suis jamais inquiété que la maîtresse me considère comme paresseux ouincapableetjenemesuisjamaispréoccupédecequelesautresenfantspouvaientpenser. Sans compter que je ne comprenais pas que les erreurs pouvaient êtresourced’apprentissage.L’écritureétaittoujoursfastidieuse.Certaineslettres,legetlekenparticulier,

étaientfatigantesparcequejen’arrivaispasàmerappelercommentilfallaitfaire.Jem’entraînaisàécriredeslignesetdeslignesdegetdek, feuilleaprèsfeuille,mais leur boucle et leur « bras » n’étaient pas naturels pourmoi et ilme fallutbeaucoupdetempsavantd’êtrecapabledelesréaliseravecconfiance.J’étaisàlatraîne,incapabled’écriredesmotsenreliantleslettreslesunesauxautres.Sileslettres étaient déjà difficiles une à une, les combinaisons telles gh et th étaientimpossiblesàexécuterd’uneseuletraite.Mêmeaujourd’hui,j’écrislaplupartdeslettresd’unmotl’uneaprèsl’autre.L’undesexerciceslespluscourantsconsistaitàemporteràlamaisonunevieille

boîte remplie de bouts de papier. Sur chaque papier, unmot sur lequel il fallaits’entraîner.Onnousfaisaitpasserdesteststouteslessemainespourvérifierqueletravail avait été effectué. J’ai toujours très bien réussi ces tests, parce que jevisualisaischaquemotdansmatêteenpartantdelaformedeslettres.Lemotdog(chien) par exemple est fait de trois cercles avec une barre ascendante sur lepremieretuneboucledescendantesurledernier.Lemotressembledefaitassezàun chien si vous imaginez la barre ascendante en lieu et place de l’oreille et laboucledescendantecommeunequeue.Lespalindromes–desmotsqu’onépelledelamêmemanièreàl’endroitqu’àl’envers,commemum(maman)etnoon (midi)–mesemblaientspécialementbeauxetcomptaientparmimespréférés.Depuismonentréeà l’école, j’ai développéungrandamouretune fascination

pour les contes. Les intrigues et les illustrations très détaillées remplissentmonespritd’imagesmentales:villessubmergéesparduporridgeetprincessesdormantsurdeslitshautsd’unecentainedematelas(avecunpetitpoisendessous).L’undemescontespréférésétaitlefameuxRumpelstUtskindesfrèresGrimm.Aumomentd’allerme coucher, j’adorais entendremes parents lire à haute voix les noms àconsonance exotique que la reine devine être ceux du petit hommeétranger quicherche de l’or : Kasper, Melchior, Belshazzar, Sheepshanks, Cruiskhanks,Spindleshamks…Un autre conte quime touchait beaucoup :La Soupe aux cailloux. Un soldat

errantarrivedansunvillageetdemandelegîteetlecouvert.Lesvillageois,avaresetpeureux,neluidonnentnil’un,nil’autre.Lesoldatdéclarequ’ilvadoncfairedelasoupedecaillouxetqu’iln’abesoinderiensinond’unchaudron,d’eauetd’uncaillou.Lesvillageoisserassemblentetlesoldatcommenceàpréparersasoupeensepourléchantlesbabinesàl’avance.«Biensûr,lasoupedecaillouxestmeilleureavecduchou»,feintdesedireàlui-mêmelesoldatàvoixhaute.L’undesvillageoisapprocheetluitendunchou.Alorslesoldatdit:«Unjour,j’aieudelasoupede

caillouxavecduchouetunpeudebœufsalé :un festinderoi !»Convaincu, leboucher du village lui apporte un peu de bœuf salé et, un par un, les autresvillageois lui fournissent des pommes de terre, des oignons, des carottes, deschampignonsjusqu’àcequ’ilfasseunmetsdélicieuxpourtoutlevillage.Àl’époque,je trouvais l’histoireassez intriganteparceque jenecomprenaispaspourquoi lesoldat prétendait faire une soupe avec une pierre dans la seule intention detromper les villageois. Ce n’est que plusieurs années plus tard que je comprisfinalementlesensdel’histoire.Maiscertainesfictionsm’effrayaienttrop.Unefoisparsemaine,onapportaitla

télévision dans la classe et nous regardions un programme éducatif : Look andRead.Ils’agissaitd’uneséried’émissionspourenfantsdelaBBC,trèspopulaire,etl’unedesplusregardées– lesToursobscures(DarkTowers) –mettaitenscèneunejeunefille,aidéedesonchien,quicherchaitletrésorcachéd’unevieillemaisoninquiétantequ’onappelaitLesToursobscures.Dans lepremierépisode, la jeune fille,Tracy,découvre lademeureetapprend

qu’elleesthantée.Àlafindel’épisode,unportraitdefamillecommenceàs’animeretlapiècedevienttrèsfroide.Tracyentendunevoixquiluiditquelamaisonestendangeretqu’elledoitlasauver.Jemesouviensavoirvucetépisode,ensilence,mesjambes se balançant doucement sous la chaise. Je n’ai ressenti aucune émotionjusqu’àlafin,et,d’unseulcoup,cefutcommeunbouleversementàl’intérieurdema tête. Je réalisai soudainque j’étais terrifié.Trèsagité, je sortisde la classe,refusant d’y rentrer tant que la télévision n’en aurait pas été retirée. En yrepensant, jepeuxcomprendrepourquoi lesautresélèvesm’onttaquinéetm’ontappelé«Bébé-qui-pleure».J’avaispresque7ansetaucunautreenfantdelaclassen’avaitétélemoinsdumondegênéoueffrayéparl’épisode.Alors,chaquesemaine,onmeconduisaitdanslebureaududirecteuretj’attendaisletempsquelerestedelaclasseregarde lasérie.Ledirecteurdisposaitd’unepetite télévisiondanssonbureau et jeme souviensd’avoir regardédes courses automobiles : les voiturestournaientenrondsurlecircuit,trèstrèsvite.Ça,aumoins,c’étaitunprogrammequejepouvaisregarder.Je me souviens d’un autre programme de l’émission Look and Read qui m’a

beaucoup perturbé. Il s’agissait d’À travers l’œil du dragon. Trois enfantsentraientàl’intérieurd’unefresquequ’ilsavaientpeintesurlemurd’unterraindejeuxetrejoignaientuneétrangecontréeappeléePelamar.Cemondeétaitentraindemouriret lesenfantsétaientcensésretrouversaforcevitale –unestructurehexagonaleincandescentequiavaitétééparpilléeauloinparuneexplosion–avecl’aided’undragonamicalappeléGorwen.Grâceàlui, lesenfantsparcouraientlepaysàlarecherchedespartiesmanquantes.Jenefispasdecaprice.J’étaisplusvieux,j’avaisdixans,maisleprogrammeen

lui-mêmemefascinait.Visuellement,c’étaittrèsbeau,lesenfantsétaiententourésdepaysagesvariésetdecouleursriches,pendantleurtraverséedupaysmagique.Un certain nombre de personnages de la série – gardiens de la force vitale –étaientpeints,delatêteauxpieds,decouleursvives–,violet,orangeetvert.Ily

avaituneénormesourisquiparlaitetunechenillegéante.Àuncertainmoment,desfloconsdeneigetombaientdanslesmainsdesenfantsetsemétamorphosaientenlettres,quiformaientdesmots(unindicepourretrouverlespartiesmanquantesde la force vitale). Dans une autre scène, les étoiles se transformaient ensignalisation lumineuse pour le dragon Gorwen. Des scènes comme celle-ci mefascinaientparcequel’histoireétaitditeavanttoutparl’image,cequej’assimilaismieux,bienmieuxqu’undialogue.Regarder la télévision à la maison devint une part importante de ma routine

d’après-école.Mamèremerappelleparfoisquej’étaistoujoursassistrèsprèsdel’écranetquejememettaisencolèresielleessayaitdemereculerunpeu,pourme protéger les yeux. Même par temps très chaud, je gardais toujours monmanteauaprèsêtrerentrédel’école:jeleportaispendantquejeregardaismesémissions, parfois plus longtemps encore. Je pense que c’était comme uneprotectionsupplémentairecontre lemondeextérieur, commeunchevalieret sonarmure.

~Pendant ce temps, la famille s’agrandissait.Mes parents n’étaient pas du tout

religieux,ilsadoraienttoutsimplementlesenfantsetavaienttoujoursvoulufonderunegrandefamille.Unesœur,Claire,étaitnéelemoisoùj’avaiscommencél’école,suiviedeuxansplus tardparmonsecond frère,Steven.Peude tempsaprès,mamèredécouvritqu’elleétaitencoreenceinte,desoncinquièmeenfant,monfrèrePaul, et nous dûmes déménager dans une plus grande maison. Tout d’abord, jeréagispeuàl’extensiondecettebandedefrèresetsœur,jecontinuaiàm’amusertoutseul,assisdanslaquiétudedemachambrependantqu’ilscriaient,jouaientetcouraientdansl’escalieretdanslejardin.Maisleurprésence,finalement,eutuneinfluence très positive sur moi : elle me força à développer petit à petit desaptitudessociales.Avoirtoujoursdesgensautourdemoim’aidaàmefaireaubruitetaumouvement.Enregardantsilencieusement,depuislafenêtredemachambre,mesfrères,masœuretleursamisquijouaientensemble,jecommençaiségalementàcomprendrecommententrereninteractionavecd’autresenfants.Nous déménageâmes au milieu de l’année 1987 pour Hedingham Road, au

numéro43.Lestroisadressesdemonenfanceétaientdesnombrespremiers:5,43,181.Mieux,nosvoisinsétaientdesnombrespremierseuxaussi:3(et7),41,179. De telles paires de nombres premiers sont appelées « nombres premiersjumeaux » – des nombres premiers qui ne diffèrent que de 2. Les nombrespremiersjumeauxdeviennentd’autantplusraresquelesnombressontimportants.Par exemple, trouver des voisins dont le numéro de la porte soit premier etcommence par 9, réclame une très longue rue : la première paire est 9 011 et9013.L’annéedenotredéménagement futmarquéeparun tempsexceptionnellement

rigoureux.Lemoisde janvierconnut les températures lesplusbassesduSuddel’Angleterredepuisunsiècle.Ellestombèrentà-13°àcertainsendroits.Lefroidapportad’énormeschutesdeneigeetdesjourssansécole.Dehors,lesenfantsse

lançaientdesboulesdeneigeetfaisaientdelaluge,maisjemecontentaisderesterassisàmafenêtreàregarderlesfloconsquitombaientetvoletaientdepuisleciel.Plustard,quandtoutlemondeétaitrentré,jem’aventuraisdehorstoutseuletjefaisaisdescolonnesdeneiged’unpeuplusd’unmètredehaut,toutesidentiques.Depuismafenêtre,jevoyaisqu’ellesformaientuncercle–mafigurepréférée.Unvoisin,qui vintà lamaison,dit àmesparents : «Votre fils a faitStonehengeenneige[9].»1987futaussil’annéedelagrandetempêted’octobre,laplusgraveduSud-Est

de l’Angleterre depuis 1703. Les vents atteignirent cent cinquante kilomètres àl’heureàcertainsendroits.Dix-huitpersonnesmoururent.Cettenuit-là,jen’arrivaipas à trouver le sommeil.Mesparentsm’avaient récemment achetéunnouveaupyjamaetletissumedémangeait;jen’arrêtaispasdemeretournerdansmonlit.Ayant entendu le bruit de quelque chose qui se cassait, je me levai : les tuilesétaientarrachéesparleventettombaientdanslarue.Jegrimpaisurl’appuidelafenêtreetregardaidehors:toutétaitnoircommepoix.Ilfaisaitchaud,aussi,demanièretoutàfaitinhabituelleàcetteépoquedel’année,mesmainsétaientmoitesetcollaient.J’entendisungrincementprovenantdemachambre.Laportes’ouvritet jevisentrerune lumièreorangeet tremblotanteauboutd’une longuebougieblanche.Jelafixai,puisunevoix,celledemamère,medemandasij’allaisbien.Jenedisrienparcequ’elletenaitlabougiedevantelleetquejemedemandaissielleétaitentraindemel’offrir–commelabougierougeetbrillantedugâteauqu’ellem’avaitfaitpourmondernieranniversaire–maisjen’envoulaispasparcequecen’étaitpasencoremonanniversaire.«Tuveuxunpeudelaitchaud?»J’opinaietjelasuivislentementdansl’escalieretjusquedanslacuisine.Ilfaisait

sombre partout parce que l’électricité avait été coupée et qu’aucune lampe nefonctionnait.Jem’assisàtableavecmamèreetjebuslelaitrecouvertdemoussequ’elleavaitversédansmatassepréférée,décoréedepleindepoisdecouleuretquej’utilisaispourtouteslesboissons.Après,ellemeramenadansmachambre,jegrimpaidansmonlit,mislescouverturessurmatêteetm’endormis.Le matin, je fus réveillé par mon père qui me dit qu’il n’y aurait pas école,

aujourd’hui.Regardantpar la fenêtredemachambre, jevis les tuilesbriséesdutoit,lespoubellesrépanduessurlarueetdepetitsgroupesgensquiparlaientensecouantlatête.La famille s’était massée dans la cuisine et regardait le jardin, derrière la

maison.Legrandarbredufondavaitétédéracinéparlevent.Ilallaitfalloirscieretdéplacersesbranchesetsesracines.Enattendant,jepassaibeaucoupd’heuresde bonheur, tout seul, à escalader le tronc de l’arbre et à me cacher dans sesbranches – rentrant à la maison invariablement crotté, couvert d’insectes etd’éraflures.Lamaison deHedinghamRoad était juste en face demon école : je voyais la

placedeparkingdumaîtredepuis la fenêtredemachambre, celame rassurait.Chaque jour, après l’école, je couraisdansmachambrepour regarderpartir les

voitures. Je les comptais et mémorisais les plaques minéralogiques. Quand ladernièrevoitureétaitenfinpartie,jequittaislafenêtreetdescendaispourledîner.Mon souvenir leplus vivantde cettemaisonest celuides couchesqui sèchent

devant le feu, lesbébésquipleurent sur lesgenouxdemesparentsparcequ’ilsréclamentdulait.Unanaprèsledéménagement,mamèreaccouchaunesixièmefois, de jumelles. Aux yeux de ma mère, Maria et Natasha furent un surcroîtbienvenu dans la famille : elle trouvait que quatre garçons et une seule fille, cen’étaitpasvraimentlaparité.Quandmamèrerevintdel’hôpital,ellemecriadedescendrepourvoirmesnouvellespetitessœurs.C’étaitenjuillet–auplusfortdel’été–etjepeuxdirequ’elleavaitchaud,parcequ’elleavaitdescheveuxcolléssursonfront.Monpèremeditd’allerm’asseoirsurlacauseusedusalonetdemetenirdroit.Puis,lentement,ilpritlesbébésdanssesbrasetlesplaçaavecprécautiondansmesbras.Jelesregardai:ellesavaientdegrossesjouesetdepetitsdoigts,ellesétaienthabilléesdehautsrosesassortis,avecdespetitsboutonsenplastique.L’undesboutonsétaitouvert,jelerefermai.Latailledenotre familleentraînaunesériededéfis.L’heuredubainétaitune

vraiebousculade:ilyavaitfoule.Touslesdimanchessoir,àsixheures,monpèreremontaitsesmanchesetappelait lesgarçons(mesfrèresLee,StevenetPauletmoi) pour nos ablutions hebdomadaires. Je détestais lemoment du bain : devoirpartagerlamêmeeauquemesfrères,l’eauchaudesavonneuseverséed’unejarreau-dessus demes cheveux et demon visage,mes frères qui s’éclaboussaient, lavapeur moite qui remplissait la pièce… Je pleurais souvent, mais mes parentsinsistaientpourque jemebaigneavec lesautres.L’eauchaudeétaitunedenréerare.Comme l’argent. Avec cinq enfants de moins de 4 ans, mes parents devaient

restertouslesdeuxàlamaisonpours’occuperdelafamille.L’absenced’unsalairefixemitbeaucoupdepressionàlafoissurmamèreetsurmonpère.Lesdisputessur la façon, l’endroit et le moment de dépenser l’argent devinrent courantes.Pourtant,mesparentsfirenttoutcequ’ilspurentpourquelesenfantsnemanquentde rien, ni de nourriture, ni de vêtements, de jouets ou de livres. Ma mèremarchandadanslesboutiquesd’occasion,lesventesdecharitéetlesmarchés.Elleen fit un art.Mon père, quant à lui, se révéla très adroit pour tous les travauxdomestiques.C’étaituneéquipeformidable.Autantquepossible, jerestaisà l’écartde lapagaillequotidienne.Lachambre

que je partageais avecmon frèreLee était l’endroit oùma famille savait qu’ellepouvaitmetrouver,quelquesoitlemomentdelajournée.Mêmel’été,quandmesfrèresetsœurscouraientensemblesouslesoleil,jerestaisassisparterre,jambescroisées etmains surmesgenoux. Le tapis était épais, pelucheux et profond. Jefrottaissouventledosdemesmainscontresasurfaceparcequej’aimaissentirsatexturesurmapeau.Pendantlespériodeschaudes,lalumièredusoleilenvahissaitlachambre,brillante,révélantlesnuagesdepoussièreflottantdansl’airautourdemoicommesilalumièreelle-mêmeétaitsolide.Jem’asseyais,calmeetsilencieux,pendantdesheures,jevoyaisbientôtlesdifférentesteintesquisemélangeaient,leflux et le reflux des couleurs sur lesmurs et lesmeubles àmesure que le jour

passait.Jeregardaiscoulerletemps.Connaissantmonobsessiondesnombres,mamèrem’offritunlivredeproblèmes

mathématiques pour les enfants, déniché dans une boutique d’occasions. Je mesouviensquec’étaitaumomentoùjecommençais l’écoleprimaire,parcequeMrThraves –moninstituteur –memenaçadereprésaillessi j’apportais le livreenclasse.Ilestimaitquejepassaistropdetempsàpenserauxnombresetpasassezàparticiperàlaviedelaclasseaveclesautres–etbiensûr,ilavaitraison.L’un des exercices du livre était celui-ci : il y a vingt-sept personnes dans une

pièceetchacuneserrelamainauxautres.Combienya-t-ildepoignéesdemain?Quandjelisaiscetexercice,jefermaislesyeuxetimaginaisdeuxhommesdans

unegrandebulle,puisunemoitiédebullecoincéedansleflancdecettepremièrebulle,avecunetroisièmepersonnededans.Lecoupledelagrandebulleseserraitlamainpuisserraitcelledutroisièmehommedelamoitiédebulle.Celasignifiaittroispoignéesdemainpourtroispersonnes.Puisj’imaginaisunedeuxièmemoitiéde bulle avec une quatrième personne. Les deux personnes de la grande bulledevaient lui serrer lamain, puis la première personne de la premièremoitié debulle.Celafaisaitsixpoignéesdemainpourquatrepersonnes.Jecontinuaisdelamême façon, imaginantdeuxhommes supplémentaires, chacundans samoitié debulle, de façon à faire six personnes et quinze poignées de main. La suite depoignéesdemainressemblaitàcela:1,3,6,10,15…Etjeréalisaisqu’ils’agissaitdenombrestriangulaires.Cesontdesnombresque

l’onpeutarrangerdefaçonàformeruntrianglequandonlesreprésenteselonunesériedepoints.Ainsi:

Lesnombrestriangulairesseformentdelasorte:1+2+3+4+5…sachantque1+2=3,1+2+3=6,1+2+3+4=10,etc.Onremarquequedeuxnombrestriangulairesconsécutifsfontuncarré,ainsi6+10=16(4x4)et10+15=25(5x5).Pour s’en rendrecompte, il suffitde renverser le6,de sortequ’il s’adaptedanslecoindroitau-dessusdu10.

Ayantcomprisquelaréponseauproblèmedespoignéesdemainétaitunnombre

triangulaire, j’endéduisisunmodèlequiallaitm’aiderà trouver la solution.Toutd’abord,jesavaisquelepremiernombretriangulaire–1–commençaitavecdeuxpersonnes, le minimum pour une poignée de main. Si la suite de nombrestriangulaires commençait à deux personnes, alors le vingt-sixième nombre de lasuitedevaitcoïncideraveclenombredepoignéesdemaingénéréespartrente-septpersonnesseserrantlamain.C’estalorsquejevisque10,lequatrièmenombredelasuite,avaitunrapport

avec4:4+1x4/2,etcelavalaitpourtouslesnombresdelasuite.Parexemple15,lecinquièmenombretriangulaire=5+1x5/2.Alorslaréponseauproblèmeéquivalaità26+1x26/2=27x13=351poignéesdemain.J’adorais résoudre ces problèmes. Ils m’emmenaient dans des régions

mathématiquesque l’écolen’abordaitpas. Jepassaisdesheuresà travailleretàréfléchiràlaquestion,enclasse,danslacourderécréationouàlamaison.Dansces pages, je trouvais le sens du plaisir et la paix. Pour un temps, le livre deproblèmesetmoifûmesinséparables.

~L’unedesplusgrandessourcesdefrustrationdemesparentsétaitmonobsession

descollections.Jecollectionnaisdifférenteschoses,commelesmarronsbrillantsetbruns qui à l’automne tombaient en grandequantité des arbres qui bordaient lalonguerouteprèsde lamaison.Duplus loinque jemesouvienne, lesarbresonttoujoursétéobjetsdefascination.J’adoraisfrotterlapaumedemesmainscontreleurécorcegrossièreetridéeetjepassaisleboutdemesdoigtslelongdeleursrainures. Les feuilles tombaient en traçant des spirales dans l’air, comme lesspiralesquejevoyaisdansmatêtequandjefaisaisdesdivisions.Mesparentsn’aimaientpasquejesorteseul.Aussijecollectaislesmarronsavec

monfrèreLee.Jen’avaisriencontre,c’étaitunepairedemainssupplémentaire.Jeprenais chaque marron entre mes doigts et je pressais sa forme lisse et rondecontrelefonddemapaume(unehabitudequej’aigardéeaujourd’hui–letoucheragitcommeuncalmant,mêmesiaujourd’hui j’utiliseplutôtde lamonnaieoudesbilles).Jeremplissaismespochesdemarrons,unparun,jusqu’àcequ’ellessoientpleines et gonflées. C’était comme une compulsion, je devais collecter tous lesmarrons que je pouvais trouver et les rassembler tous ensemble à un mêmeendroit. J’enlevaismeschaussuresetmeschaussetteset les remplissaisaussidemarrons,marchantpiedsnusjusqu’àlamaison,avecmesmains,mesbrasetmespochespleinsjusqu’àdéborder.Une fois à lamaison, je répandais lesmarrons sur le sol dema chambre, les

comptais et les recomptais. Mon père arrivait alors avec un sac-poubelle etm’aidaitàlescompter.Jepassaisdesheurestouslesjoursàramasserlesmarronsetàlesramenerdansmachambre,remplissantrapidementdessacsquejemettaisdans un coin. Il arrivait que mes parents, de peur que le poids des marronscollectés puisse endommager le plafond de la pièce en dessous de la mienne,prennentlessacsetlesentreposentdanslejardin.Ilsétaientindulgentsavecmonobsession,m’autorisantàcontinuerderamasseretdecollectionnerlesmarrons,en

revancheilsm’interdisaientdejoueravecàlamaisoncarilsnevoulaientpasquel’unedemespetitessœursentrouveunparterreets’étouffe.Àmesurequelesmoispassèrent,monobsessiondisparut,lesmarronsmoisirentetmesparentslesfirentporteràladéchargemunicipale.Peu de temps après, je me mis à collectionner des dépliants publicitaires, de

toutestailles.Onlesdéposaitdansnotreboîteauxlettresaveclejournallocaloulequotidien du matin, et j’étais fasciné par leur aspect brillant et leurs formessymétriques (je me moquais de savoir de quoi l’on vantait les mérites, le texten’avait aucun intérêt pourmoi).Mesparents se plaignirent bientôt des piles quis’accumulaient, instables, dans tous les tiroirs et sur toutes les étagères desplacardsde lamaison,et toutspécialementquand ilss’éparpillaientsur lesolenouvrant laported’unplacard.Commeavec lesmarrons,mamaniedesdépliantss’estompaprogressivementavecletemps,augrandsoulagementdemesparents.Quandj’étaissage, j’étaisrécompenséavecdel’argentdepoche.Parexemple,

s’il y avait des dépliants par terre, onme demandait de les ramasser et de lesranger dans un tiroir. En retour, mes parents me donnaient un peu de petitemonnaie, beaucoup de pièces, parce qu’ils savaient combien j’aimais tout ce quiétaitcirculaire.Jepassaisdesheuresàempilerdifficilementlespiècesjusqu’àcequ’ellesressemblentàdestourstremblantesetbrillantesdequelquesdizainesdecentimètresdehaut.Mamèredemandaittoujourspleindepetitemonnaiedanslesmagasinsdesortequejepuissetoujoursenavoirunstockpourmestours.Parfois,jebâtissaisplusieurspilesdehauteurégaleautourdemoi,enformedecercleaucentreduqueljem’asseyais,cernédetoutesparts,apaiséetrassuré.

~LorsquelesJeuxOlympiquesdébutèrentàSéoulenCoréeduSud,enseptembre

1988,cequej’envisetcequej’enentendisàlatélévisionmefascinacommejamaisauparavant.Avec8465participantsvenusde159pays,c’étaient lesplusgrandsJeux Olympiques de l’histoire. Je vis des choses extraordinaires : des nageursrepoussant l’eau écumante et scintillante à chaque brasse, leur tête à lunettess’enfonçant et se relevant en rythme ; des sprinters aux jambes et aux brasmusculeux,hâlés,dontl’imagesebrouillaittantilscouraientvite;desgymnastesbondissantsquisedéformaientenfaisantdessautspérilleux.J’étaiscaptivéparlaretransmission télévisée des Jeux Olympiques et j’en regardais le plus possible,installédanslesalon,quelsquesoientlesportoul’épreuve.L’instituteurdemandaàlaclassedeconstituerundossiersurlesjeuxdeSéoul:

c’étaitmachance.Jepassailessemainessuivantesàdécouperdanslesjournauxetles magazines, puis ensuite à coller, des centaines de photos d’athlètes etd’événements sur des feuilles de carton de couleur,mon pèrem’aidant pour lesciseaux. J’organisais le collage selon une logique exclusivement visuelle : lesathlètesenrougesurunemêmepage,lesathlètesenjaunesuruneautre,ceuxenblancsurunetroisième,etainsidesuite.Surdesfeuillesdepapierquadrillé,pluspetites, je notai de ma plus belle écriture la longue liste des noms des paysparticipants que je trouvai dans les journaux. Je fis aussi la liste de toutes les

différentesépreuves,ycompris le taekwondo – le sportnationalcoréen –et letennisdetablequiétaitpourlapremièrefoisencompétitionofficielleàSéoul.Jedressaiégalementdeslistesdestatistiquesetdescores:pointsgagnés,tempsdecourse, records battus etmédailles remportées. À la fin, il y avait tellement depagesmanuscritesetdecollagesquemonpèredut lesattacheravecuneficelle.Sur la couverture, je dessinai les anneaux olympiques bleu, jaune, noir, vert etrouge.Pourrécompensermeseffortset letempsquej’yavaispassé, l’instituteurmedonnalanotemaximale.Avoirlutantdechosesmepoussaàenapprendreplussurlespaysreprésentés

auxJeuxOlympiques.Jemesouviensd’avoirempruntéàlabibliothèqueunlivresurlesdifférenteslanguesdanslemonde.Àl’intérieurilyavaitunedescriptionetdesexemples de l’ancien alphabet phénicien qui remonte à mille ans avant J.C. Onpense qu’il est à l’origine de plusieurs systèmes alphabétiques modernes, dontl’hébreu, l’arabe, legrecet lecyrillique.Commel’arabeet l’hébreu, lephénicienestunalphabetconsonantique:ilnesymbolisepaslesvoyelles,quisedéduisentducontexte.Fascinéparleslignesetlescourbesdesdifférenteslettres,jecommençaimême à remplir des carnets de longues phrases et d’histoires exclusivement enécriture phénicienne. Utilisant des morceaux de craie de couleur, je recouvrisl’intérieurdesmursdenotreremisedejardindemesmotsfavorisécritsenlettresphéniciennes.Parexemple,ci-dessous,monprénom,Daniel,enphénicien:

L’annéesuivante,quandj’eus10ans,unvieuxvoisinmourutetunejeunefamillevints’installeràsaplace.Un jour,mamèreouvrit laporteàunepetite filleauxcheveuxblondsquiluiditqu’elleavaitvujouer,danslejardin,unepetitefilledelamaison (il s’agissait de ma sœur Claire). Elle demanda si elle pouvait venirs’amuseravecelle.Mamèrenouslaprésenta,àmasœuretàmoi–ellepensaitque ce pouvait être une bonne occasion pour moi de me mêler aux enfants duvoisinage–,etnoussortîmesnousinstallersurleperrondesamaison.Masœuretlapetitefilledevinrentbientôtdebonnesamiesetjouèrentensemblesouventdanssonjardin.SonnométaitHeidietelleavait6ou7ans.Samèreétaitfinlandaise,mais son père étant originaire d’Écosse,Heidi avait été élevée en anglais et nefaisaitquecommenceràapprendresespremiersmotsdefinnois.Heidiavaitplusieurslivrespourenfantsavecdesdessinscolorésetbrillantset

des mots finnois qui correspondaient à l’objet représenté. Sous le dessin d’unepommerougeetbrillante,ilyavaitomena,etsousunechaussure,kenkä.Parfoislesmotsfinnoisquejelisaisouquej’entendaismesemblaientbeaux.PendantquemasœuretHeidijouaientensemble,jem’asseyaisetm’absorbaisdansleslivres,pourenapprendrechaquemot.Bienqu’ilssoientdifférentsdesmotsanglais,j’étaiscapabledelesapprendretrèsrapidementetdelesretenirfacilement.DèsquejequittaislejardindeHeidi,jemeretournaistoujourspourluidireHei,hei!–lemot

finnoispour«aurevoir».Cetété-là,onmepermitpour lapremièrefoisdefaire letrajetde l’écoletout

seul.Delonguesrangéesdehaiesbordaient laroute,etunsoir,enrentrantà lamaison,jeremarquaiunpetitinsecterougecouvertdepointsnoirs,quirampait.Jefusfasciné,et jem’assissurletrottoirpourleregarderdeprèsseglissersuretsous chaque petite feuille et chaque branche, s’arrêtant, repartant et s’arrêtantencoreàdifférentesétapesdesonvoyage.Sonpetitdosétaitrougeetlumineux,etjecomptaisetrecomptaissespoints,encoreetencore.Ilyavaitdespassantsdanslaruequis’arrêtaientautourdemoi,certainsmarmonnaientsouscape.Jedevaisgênerleurpassage,maissurlemoment,jenepensaisqu’àlacoccinelledevantmoi.Avecprécaution,jelafisgrimpersurmesdoigts,puiscourusjusqu’àlamaison.J’avaisdéjàvudescoccinellesenphotodansleslivres,maisjememisàtoutlire

pourtoutsavoirsurelles.Parexemplequ’ellesétaientconsidéréescommeporte-bonheurdansbeaucoupdeculturesparcequ’ellesdévoraientlesinsectesnuisibles(ellespouvaientmangerjusqu’àcinquanteousoixantepuceronsparjour)etqu’ellesaidaientàprotégerlesrécoltes.AuMoyenÂge,lesfermiersconsidéraientleuraidecommeuncadeaudeDieu:c’estpourcetteraisonqu’ilslesnommèrent«bêtesàbonDieu[10] ». Les points noirs sur leur dos absorbent l’énergie solaire et leurcouleureffraieleséventuelsprédateursquiassocient,pourlaplupart,lescouleursvivesaupoison.Lescoccinellesproduisentaussiunesubstancechimiquequiaungoûtetuneodeurhorribles,desortequelesprédateursleslaissenttranquilles.J’étais très excité par ma trouvaille et je voulus collectionner le plus grand

nombrepossibledecoccinelles.Mamèrevitlepetitinsectedansmamainquandjerevinsàlamaison:ellemeditquecespetitesbêtesétaient«collantes»,quejedevaisdire«coccinelle,coccinelle,rentrecheztoi».Maisjemegardaibiendeledireparceque jene voulais pasqu’elle rentre chez elle.Dansmachambre, il yavait une boîte en plastique, dans laquelle je gardaisma collection de pièces demonnaie.Jelavidai,faisantuntasdemespiècessurlesol.Puisjeprislacoccinellepour lamettre à l’intérieur.Ensuite, je retournai dans la rue et passai plusieursheures, jusqu’à ce qu’il fasse nuit, à fouiller les haies à la recherche d’autrescoccinelles.Dèsquej’entrouvaisune,jelaprenaisdoucementduboutdesdoigtsetjelamettaisaveclesautres,danslaboîte.J’avaisluquelescoccinellesaimaientlesfeuillesetlespucerons.Jeleurdonnaisdoncdesfeuillesetquelquesorties,quejetrouvaisprèsdeshaies,avecdespuceronsdessus.Quandjerentraiàlamaison,jemontaidansmachambreetposailaboîtesurma

tabledenuit.J’utilisaiuneaiguillepourfairequelquestrousafinquelescoccinellesaientdel’airetdelalumièredansleurnouvellemaison,etjemisenfinunlivresurlaboîtepourqu’ellesnes’envolentpasdanstoutelamaison.Lasemainesuivante,àlafindelajournée,enrentrantdel’école,jeramassaistoujoursplusdefeuillesetdepuceronspourlescoccinelles.J’humidifiaiscertainesdesfeuillespourquemesprotégéesn’aientpassoif.Enclasse, jeparlaistantdemescoccinellesquemoninstituteur,exaspéré,Mr.

Thraves,medemandedelesapporter.Lejoursuivant,jeprislaboîteavecmoiet

montrai ma collection de coccinelles à l’instituteur et à toute la classe. À cemoment-là,ilyavaitdescentainesdecoccinellesdanslaboîte.Iljetaunregardetmedemandadeposerlaboîtesursonbureau.Ilmedonnaunboutdepapierpliéenquatre et m’envoya dans la classe d’à côté le remettre à l’instituteur. Je restaiabsent quelquesminutes. Àmon retour, la boîte avait disparu.Mr. Thraves, quiredoutaitquelescoccinelless’échappentdanslaclasse,avaitditàl’undesenfantsd’emporterlaboîtedehorsetderelâchertouteslescoccinelles.Quandjemerendiscompte de ce qui était arrivé, je sentis quema tête allait exploser. J’éclatai ensanglots et je m’enfuis de la classe en courant jusqu’à la maison. Tout à faitdésorienté,jen’adressaipluslaparoleàl’instituteurpendantdessemaines,cédantàlapaniquedèsqu’ildisaitmonnom.À d’autres occasions,Mr Thraves pouvait être exceptionnellement gentil avec

moi.Sij’étaisanxieuxoustressé,ilm’emmenaitdanslasalledemusiquedel’écolepourm’aideràmecalmer.Ilétaitmusicienetjouaitsouventdelaguitarepourlesenfantspendantsescours.Lasalledemusiqueétaitremplied’instrumentsutilisésparl’écolepoursesdifférentsspectaclespendantl’année,dontdescymbales,destambours et un piano. Il m’expliqua de quelle manière les touches du pianoproduisentdessonsdifférentsetmemontradesmorceauxsimplesàjouer.J’aimaisallerdanslasalledemusiqueetm’asseoiraupianopouressayerlestouches.J’aitoujoursaimélamusique,parcequ’elleapaisetoutesmesangoissesetmedonneunesensationdecalmeetdepaix.Des sentiments de grande anxiété étaient courants pour moi quand j’étais à

l’école. La simple annonce d’un événement organisé et auquel chacun devaitparticipermerendaitnerveux,demêmequeleschangementsdanslaroutinedelaclasse. La prévisibilité était importante pour moi : c’était une façon d’avoir lecontrôlesurunesituationdonnée,unmoyendetenirenéchecl’anxiété,aumoinstemporairement. Je n’étais jamais à l’aise à l’école et je me sentais rarementheureux, sauf quand onme laissaitm’occuper tout seul. Lesmaux de tête et deventreétaientsouventlesignedemagrandetension.Parfois,c’étaitsifortquejenepouvaismêmepasentrerdanslaclasse,commelorsquej’avaisquelquesminutesde retard et que je réalisais que les élèves étaient déjà sous le préau, pour lerassemblement dumatin. Terrifié à l’idée de traverser le préau tout seul et nevoulantpasattendrelasortiebruyantedesenfantspourretournerenclasseaprès,jerentraistoutdroitàlamaisonetmeréfugiaisdansmachambre.

Le jour du grand tournoi sportif de l’école[11] était la source d’un stressconsidérable. Je n’ai jamais eu envie d’y participer etmon intérêt pour le sportapprochaitdezéro.Cejour-là,ilyavaitunemultitudedespectateursquihurlaientenregardantlesépreuvesdecourseensacoulacoursedel’œufdanslacuillère.Lemélangedelafouleetdubruit(quis’ajoutaitsouventàlachaleurestivale),voilàquiétaittroppourmoi.Mesparentsmepermettaientsouventderesteràlamaisonplutôt que de me voir fondre au soleil. Quand je me sentais dépassé par unesituation, je pouvais devenir très rouge et frapper très fort le côté de ma têtejusqu’àcequecelafassevraimentmal.Jeressentaisunetelletensionàl’intérieurdemoiqu’ilfallaitquejefassequelquechose,n’importequoi,pourl’extérioriser.

C’estcequiarrivaunjour,pendantuneleçondescience.Mr.Thravesavaitaidéunélèveàprépareruneexpérienceavecunebouledepâteàmodelersuspendueauboutd’unfil.Cettevisioninhabituellemefascinaet–ignorantqu’ils’agissaitd’uneexpérienceencours – j’allai toucheretmanipuler lapâteavecmesdoigts.Àcemoment,moninstituteur,ennuyéparmoninterventioninjustifiée(dumoinsest-cecequ’ilpensait),meditdem’enaller.Déstabilisé,nesachantpaspourquoijemefaisaisrabrouer, jem’énervai.Jesortisdelaclasseenclaquantlaportederrièremoiavecunetelleforcequelavitresebrisa.Jemesouviensencoredescrisdesenfants derrière moi alors que je quittais la pièce. À la maison, mes parentsm’expliquèrentquejedevaisvraimentessayerdenepasréagirainsi.Illeurfallaitmaintenantallervoir ledirecteur,écrireune lettred’excusesetpayer lecoûtduremplacementdelavitrebrisée.Pour mieux gérer mes émotions, mes parents eurent l’idée de m’apprendre à

sauterà lacorde.Ilsespéraientquecelapourraitdéveloppermacoordinationetm’encourageràpasserplusdetempsdehors,horsdemachambre.Avecquelquesefforts, je fus bientôt capable de sauter à la corde durant de longues périodes,pendantlesquellesjemesentaisunpeumieuxetunpeupluscalme.Ensautant,jecomptaischaquetourdecordeetvisualisaislaformeetlatexturedesnombresquej’imaginais.Lestravauxd’arithmétiquequel’onnousdonnaitenclassemedésorientaientà

causedesdifférentschiffresqu’onécrivait tousde lamême façon,ennoir. Ilmesemblait que les sujets étaient couverts d’erreurs. Je ne comprenais pas, parexemple,pourquoi8n’étaitpasplusgrandque6,oupourquoi9était impriméenbleuplutôtqu’ennoir. J’endéduisisque l’écoleavait imprimé tropde9dans sesprécédents exercices et qu’ils n’avaient plus l’encre correspondante. Quandj’écrivaismesréponses,moninstituteurseplaignaitquemonécrituresoitconfuseetirrégulière.Ilmeditd’écrirelesnombrestousdelamêmefaçon.Jetrouvaisquec’étaitmal les écrire et je n’aimais pas ça. Aucun autre enfant ne semblait s’enémouvoir.C’estseulementàl’adolescencequejeréalisaiquemonexpériencedesnombresétaittrèsdifférentedecelledesautresenfants.Jefinissaistoujoursmescalculsbienavantlesautresenfantsdelaclasse.Avecle

temps,cetteavancedevintconsidérable : j’avais terminé le livred’exercices.Onmedemandaitpourtantderesterassisàmatable,calme,pournepasdérangerlesautres pendant qu’ils finissaient leur devoir. Alors, je mettais ma tête dansmesmainsetjepensaisauxnombres.Parfois,absorbédansmespensées,jememettaisàchantonnerdoucement,sansréalisercequejefaisais,jusqu’àcequel’instituteurviennemevoirpourquecelacesse.Pour tuer le temps, jecréaismesproprescodes,enremplaçant les lettrespar

desnombres.Parexemple,«241795362»cryptaitlemotDaniel.Danscecasprécisj’avaisréunileslettresdel’alphabetparpaires–(ab),(cd),(ef),(gh),(ij)etc.–etj’avaisdonnéàchaquepaireunnumérode1à13:(ab)=1,(cd)=2,(ef)=3,(gh)=4,(ij)=5,etc.Ilrestaitalorsàétablirunedistinctionentrechaquelettredela paire. Ce que je faisais en adjoignant un nombre au hasard si je voulais lasecondelettredelapaire.Sinon,j’écrivaisjustelenumérodelapaire.Ainsi«24»

signifiait la seconde lettre de la deuxième paire,d, quand « 1 » représentait lapremièrelettredelapremièrepaire,a.Aprèsavoirdemandélapermissionàl’instituteur, jerapportaissouventle livre

d’exercicesàlamaison,aprèsl’école.Jem’allongeaisàplatventresurlesoldemachambreavec le livreouvertdevantmoiet je faisaisdesopérationspendantdesheures.Une fois,mon frèreLeeétaitdans la chambreen traindeme regarder.Sachantquej’aimaismultiplierunnombreparlui-même,ilm’endonnaquelques-unsà faire, vérifiant le résultat à l’aided’une calculette. 23 ? 529, 48 ? 2304, 95 ?9025.Puisilmeproposauneopérationbienpluscompliquée:82x82x82x82?Jeréfléchispendantunedizainedesecondes,mesmainscrispéesl’unesurl’autreetmatêterempliedeformes,decouleursetdetextures.«45212176»,répondis-je.Monfrèreneditrienetjelevailesyeux.Sonvisageétaitdifférent:ilsouriait.Leeetmoin’avions jamaisétéproches jusqu’àcemoment-là.C’était lapremièrefoisquejel’aivumesourire.LedernierétéàDorothyBarley, les instituteursorganisèrentunvoyaged’une

semaine pour certaines classes, dont la mienne, à Trewern, un centred’hébergementenpleinair,danslacampagne,àlafrontièreentrel’AngleterreetlepaysdeGalles.Mesparentspensaientqueceseraitunebonneoccasionpourmoidefairel’expérienced’unenvironnementdifférentpendantquelquesjours.Unlongbusbrillantavecunchauffeurquisentaitletabacvintchercherlesenfantsetlesinstituteurs.Monpèrem’avaitaidéàfaireunevalisedemesvêtementsetdemeslivrespourlevoyageetvintmevoirpartir.Aucentre,lesenfantsfurentrépartisenpetitsgroupesetl’onattribuaàchacun

unpetitchaletpourlasemaine.Chaquechaletavaitjusteassezdeplacepourdeslits superposés, un lavabo, une table et des chaises. Je détestais être loin de lamaison parce que tout était confus et que je trouvais difficile de gérer deschangementstropnombreux.Onvoulaitquenousnouslevionstrèstôt–àenviron5 heures tous lesmatins – pour courir autour du champ enT-shirt et en short.J’avaistoujourstrèsfaimcarlecentrenesemblaitpasavoir lanourriturequejemangeaisàlamaison,commelescéréalesWeetabixoulessandwichesaubeurredecacahuète.J’avaiségalementpeudetempspourmoi,carnousétionssupposésprendrepartàdesactivitéscollectivestouslesjours.La promenade en poney était l’une de ces activités, organisée par les écuries

locales. On nousmontrait commentmonter un poney et nous partions faire unebalade sur les sentiersde la région, accompagnésparunguide. Je trouvais trèsdifficiledegardermonéquilibresurunponeyetjenecessaisdeglisserdemaselle,desortequejem’accrochaisauxrênespournepastomber.L’unedespropriétairesdes écuries me vit et se mit très en colère. Elle me cria dessus. Elle aimaitpassionnément ses poneys, mais je ne comprenais pas, à ce moment-là, ce quej’avais faitdemal. J’étaisbouleversé. Jenesavaispasquetenirmesrênesaussicourtpouvaitblesserlabouchedel’animal.Aprèscela,jebattisdeplusenplusenretraite,passantleplusdetempspossibletoutseuldanslechalet.Il y eut d’autres activités collectives, dont la visite d’une grotte. Il faisait noir

partout,nousdevionsdoncporterdescasquesavecunelampedessus.Lacaverneétaitfroide,humideetlimoneuseetjefuscontentd’ensortirparunpontenrondinsau-dessus d’un ruisseau. Alors que je progressais lentement sur le pont, un desgarçons du groupe courut en sens inverse en riant et me poussa si fort que jetombaidansl’eau.Lechocmerenditsilencieuxpendantunlongmomentetjerestaiassisdansleruisseau,lesvêtementstrempésetcollésàlapeau.Puisjesortisdel’eauetrentraitoutseuldanslechalet,levisagecramoisi,tentantdésespérémentdenepaspleureràcausedecettepertedecontrôle.S’investirétaitunproblèmeparcequej’étaisdifférentetsolitaire.Certainsdesenfantsmehouspillaientoumetaquinaientparcequejen’avaispasd’amis.Heureusement,ilsfinissaienttoujourspars’ennuyeretparpartirparcequejerefusaisdemebattreaveceux.Detellesexpériencesrenforçaientmonimpressiond’êtred’ailleursetdenepasfairepartiedecemonde-là.Un grand événement survint à Trewern. À la fin du séjour, les travailleurs du

centreremettaientdesprixd’excellenceauxdifférentsgroupes.Lemienreçutceluiduchaletlepluspropre.Çaatoujoursétébond’êtreàlamaison.Jem’ysentaisensécuritéetapaisé.Il

n’y avait tout simplement aucun autre endroit qui me faisait éprouver la mêmechose–àpartlabibliothèquelocale.Depuisquej’aiétécapabledelire,j’aiforcémes parents à m’emmener tous les jours à la porte de ce bâtiment aux mursémaillés de graffitis, avec des pièces remplies d’étagères de livres pour enfantsrecouvertsdeplastiqueetclassésselonuncodecouleur–sanscompterleschaisescoloréesdanslescoins.J’allaisàlabibliothèquetouslesjoursaprèslaclasse,etpendant les vacances, peu importait le temps qu’il pouvait faire. J’y restais desheures, souvent jusqu’à la fermeture. La bibliothèque était bien tenue, calme etordonnée, ce qui me procurait toujours un sentiment de satisfaction. Lesencyclopédiesétaientleslivresquejepréférais,bienquelourdesàporter,etbienqu’il faille s’asseoir à une table, en face d’un autre enfant. J’adorais apprendredifférentes choses, comme lesnomsdes capitales dumonde, et faire la liste desnomsetdesdatesdesroisetdesreinesd’Angleterre,oudesprésidentsdesÉtats-Unis–etd’autresfutilitésdumêmegenre.Lesbibliothécairess’habituèrentàmonapparition quotidienne et discutaient avecmes parents pendant que je lisais. Labibliothécaireenchef futsuffisamment impressionnéeparmonassiduitépourmeproposer de participer à un concours de lecture. Ce futmoi le vainqueur :meseffortsetmesexploitsétaientenfinreconnus.Lemairedelavillemeremitleprix–enl’occurrence,untrophée–aucoursd’unecourtecérémonieàl’hôteldeville.Quand je vins cherchermon trophée, lemaire s’inclina pourme demandermonnom, mais je ne l’entendis pas. Je ne dis rien parce que j’étais trop occupé àcompter les maillons de la chaîne qu’il portait en tant que représentant de lamunicipalité–etjenesuispastrèsbonquandils’agitdefaireplusd’unechoseàlafois.

5

BIZARRE,CELUI-LA!Jemesouviens:jesuisdebout,toutseul,àl’ombredesarbresquientourentla

courdel’école,regardantlesautresenfantsquicourent,quicrientetqui jouent.J’ai dix ans et je sais que je suis différent d’eux, d’unemanière que je ne peuxexprimer ni comprendre. Les enfants sont bruyants et bougent rapidement, seheurtentetsepoussent. Jesuisconstammenteffrayéd’être touchépar l’unedesballesquisontfréquemmentlancéesdanslesairs,etc’est l’unedesraisonspourlaquelle je préfère rester debout dans un coin de la cour, assez loin de mescamaradesdeclasse.Jen’ymanquejamais,jelefaisàchaquerécréationaupointquec’estvitedevenuuneplaisanterierécurrenteetqu’ilestdenotoriétépubliquequeDanielparleauxarbresetqu’ilestbizarre.De fait, jen’ai jamaisparléauxarbres.Cen’estpaspertinentdeparleràdes

chosesquinepeuventpasvousrépondre. Jeparleàmeschats,maisc’estparcequ’ilspeuventaumoinsmerépondreavecunmiaulement.J’aimaispasserdutempsavec les arbres de la cour parce que je pouvais marcher, absorbé dans mespensées, sans craindre d’être poussé ou renversé. Ainsi, j’avais le sentiment dedisparaîtredecourtsinstantsderrièrechacundesarbres.Nonqueçafassepasserle temps plus vite. Simplement, c’était comme si je ne pouvais trouvermaplacenullepart,commesij’étaisnédansunautremonde.Lesentimentdenejamaisêtretoutàfaitàl’aiseouensécurité,d’êtretoujoursd’unecertainemanièreàpartouexclu,mepesaitbeaucoup.Progressivement, je devins plus conscient de ma solitude et j’eus très envie

d’avoirunami.Tousmescamaradesdeclasseenavaientaumoinsun–etpourlaplupart,plusieurs.Jepassaisdesheureséveillé,lanuit,àregarderleplafondetàimaginercequeceseraitd’avoirunami. J’étais sûrqued’unemanièreoud’uneautre, cela me rendrait moins différent. Peut-être alors, pensais-je, les autresenfantsnetrouveraientpasquejesuissibizarre.Quemonpetitfrèreetmapetitesœur aient des amis, avec qui ils jouaient après l’école, ne m’aidait pas. Je nepouvaispascomprendrepourquoicesenfantsneparlaientpasentreeuxdechosesvraimentintéressantescommelespiècesdemonnaie,lesmarrons,lesnombresoulescoccinelles.Parfois,d’autresenfantsdelaclassetentaientdemeparler.Jedis«tentaient»

parcequ’ilétaitdifficilepourmoid’interagiraveceux.L’unedesraisons,c’estquejenesavaisniquoifaireniquoidire.Presquetoujours,jeregardaislesolquandjeparlais et non mon interlocuteur. Quand je relevais la tête, je tombais sur unebouchequibougeaitenparlant.Parfois,uninstituteurmedemandaitdeleregarderdanslesyeux.Jerelevaislatête,maiscelamedemandaitbeaucoupdevolontéetjemesentaismalà l’aiseetdifférent.Quand jeparlaisàquelqu’un,c’était souventd’uneseuletraite,sansm’arrêter.L’idéedefaireunepauseoudeparleràtourderôlenemevenaitpas.Jen’étais jamais volontairement impoli. Jene comprenaispasque lebutde la

conversation n’est pas de parler uniquement des choses qui vous intéressent. Jeparlaisavecforcedétailsjusqu’àêtrevidédetoutcequej’avaisàdire.Jesentaisquej’auraispuéclatersiquelqu’unm’avaitinterrompu.Ilnem’apparutjamaisquelesujetdontjeparlaispuissenepasêtreintéressantpourmoninterlocuteur.Jen’aijamaisnonplus remarqués’il commençaità s’impatienterouà jeterdes regardsautourdelui.Jecontinuaisàparlerjusqu’àcequel’onmedisequelquechosedugenre:«Ilfautquej’yaille,maintenant.»Écouter les autres n’est pas facile pour moi. Quand quelqu’un me parle, j’ai

souventlesentimentd’êtreentraindechercherunestationderadio,etunegrandepartiedudiscoursentreetsortdematêtecommedesparasites.Avecletemps,j’aiapprisàensaisirassezpourcomprendredequoionmeparle,maisc’estparfoisproblématiquequandonmeposeunequestionetquejenel’écoutepas.Celuiquilaposepeutparfoiss’ennuyeravecmoi,cequimemetmalàl’aise.Mesconversationsenclasseoudanslacourderécréationétaientsouventvaines

carj’avaisdumalàrester«danslesujet».Monespritvagabondaitsouvent.Enpartieparcequejemesouvenaistellementbiendetoutcequejevoyaisetdetoutcequejelisaisque,s’ilyavaituneoccasiond’enparler,unmotchanceuxpouvaitsuffireàdéclencherunflotd’associationsd’idéesdansmonesprit,commelachutedes dominos. Aujourd’hui, quand j’entends le prénom Ian, l’image mentale dequelqu’unquej’aiconnuportantcenommevientspontanément,sansquej’aiedutout besoin de faire l’effort d’y penser. Puis l’image change et c’est laMini qu’ilconduisait.PuisdesscènesdufilmBraquageàl’italienne.Lasuitedemespenséesn’estpastoujourslogique,maisprocèdesouventd’associationsvisuelles.Àl’école,ces détours et ces associations ont parfois donné l’impression que j’arrêtaisd’écouter,et lesinstituteursm’ontsouventgrondéparcequejen’écoutaispasouquejenemeconcentraispasassez.Parfois, j’étais capable d’entendre chaque mot et de saisir chaque détail, et

pourtant,jenerépondaispasdemanièreappropriée.Quelqu’unpouvaitmedire:«J’étaisentraind’écrireuntextesurmonordinateurquandj’aiaccidentellementappuyésurlemauvaisboutonettouteffacé»,etj’entendaisqu’ilavaitappuyésurunboutonqu’ilnefallaitpas;qu’ilétaitentraind’écrireunerédactionquandc’estarrivé,maisjenemettaispasenrelationlesdeuxchosesetjenesaisissaispaslavued’ensemble–queletexteétaitàrefaire.C’estcommedejoindredespointsdans un cahier de jeux pour enfants, de voir ce que forment tous les pointsseulementquandon lesareliés. Je trouvepresque impossiblede« lireentre les

lignes».Ilm’estaussidifficiledesavoirquandilfautrépondreàdesassertionsquinesont

pas exactement formulées comme des questions. J’ai tendance à n’accepter quel’information pure, ce qui signifie que j’ai dû mal à utiliser le langage dans uncontextesocial,commelaplupartdesgens.Siunepersonnemedit :«C’estunemauvaisejournée»,j’aiapprisquel’interlocuteurattendaitquejeluidisequelquechosecomme«Ah,vraiment?»avantdedemanderpourquoic’estunemauvaisejournée.J’aiainsieudesproblèmesenclassequandunprofesseurpensaitquejenerépondaispas,alorsqu’enfaitjen’avaispascomprisqu’onvoulaitquejedonneuneréponse.Parexemple,ildit:«Septfoisneuf»enmeregardantetbiensûrjesaisquelaréponseestsoixante-trois,maisjenecomprendspasqu’ilfautladonneràhaute voix. C’est seulement quand le professeur repose sa question demanièreexplicite : « Combien font sept fois neuf ? » que je vais répondre. Savoir siquelqu’un attend demoi que je réponde à une assertion n’est pas intuitif, etmacapacitéà fairecertaineschoses,commeparlerde lapluieoudubeautempsnem’estvenuqu’aprèsbeaucoupd’entraînement.M’entraîneràdetelleschosesétaitimportantpourmoi,parcequeplusquetout,

je voulais être normal et avoir des amis, comme tous les enfants. Quand jemaîtrisaisunenouvellecompétence,commeregarderl’autredanslesyeux,jemesentais très optimiste parce que j’avais dû travailler dur et que le sentimentd’accomplissementpersonnelétaitincroyablementbouleversant.J’aidûm’habituerausentimentdesolitudequirôdaitautourdemoidanslacour

derécréation.Àpartmarcherparmilesarbres,jepassaismontempsàcompterlespierreset leschiffresde lamarelle.Souvent, jemedrapaistotalementdansmespensées,occultantcequelesautrespouvaientvoiroupenser.Quandquelquechosemeplaisaiténormémentjejoignaismesmainsencoupedevantmonvisage,toutenpressant mes doigts sur mes lèvres. Parfois mes mains frappaient l’une contrel’autreetclaquaientcommeunapplaudissement.Quandjefaisaiscelaàlamaison,mamère s’énervait etmedisait d’arrêter.Mais cen’était pas volontaire – celaarrivait, c’est tout – et souvent, je nem’en rendais pas compte jusqu’à ce quequelqu’unmelefasseremarquer.Mêmechosequandjeparlaistoutseul.Souvent,jen’avaispasconsciencedece

quej’étaisentraindefaire.Jetrouvaisparfoistrèsdurdepensersansparleràvoixhaute. À chaque fois que je m’absorbe dans mes pensées, c’est extrêmementintenseetcelaaffectetoutmoncorps.Jelesensquisetend.Jusqu’àaujourd’hui,jen’arrive pas à m’empêcher d’agiter mes mains dans tous les sens et de tirerinconsciemmentsurmeslèvresquandjesuisplongédansmespensées.Parlertoutseulm’aideàmecalmerouàmeconcentrersurquelquechose.Certains des enfants de la cour de récréation venaient me trouver pour me

taquinerenimitantmamainquibattaitetensemoquantdemoi.Jen’aimaispasquandilss’approchaienttrèsprèsdemoietquejesentaisleursoufflesurmapeau.Alors, je m’asseyais sur le béton dur et je mettais mes mains sur mes oreilles,attendantqu’ilss’enaillent.Quandjemesentaistrèsstressé,jecomptaislescarrés

de 2 : 2, 4, 8, 16, 32… 1 024, 2 048, 4 096, 8 192… 131 072, 262 144…1048576.Lesnombrescorrespondaientàdesformesquimerassuraient.Depuisquejesavaisquej’étaisvraimentdifférent,lesgarçonsn’étaientplustrèssûrsdelafaçon deme taquiner et se fatiguèrent bientôt devantmon peu de réaction. Cen’étaitpascequ’ilsattendaient:jenepleuraispas,jenem’enfuyaispasencourant.Lesnomsd’oiseauxcontinuèrent,maisj’apprisàlesignorer.Les personnes touchées par le syndrome d’Asperger cherchent à se faire des

amis,maisontbeaucoupdedifficultésàyréussir.Jeressentaistrèsprofondémentcesentimentdouloureuxd’isolementetcelam’étaittrèspénible.Pourcompensercemanque d’amis, je créais lesmiens propres pourm’accompagner durantmespromenadesautourdesarbresdanslacourderécréation.Ilyenaundontjemesouviens trèsdistinctementencoreaujourd’hui.Quand je ferme lesyeux, jepeuxtoujoursvoirsonvisage–ratatinémaisbeau,aumoinspourmoi.C’étaitunetrèsgrandefemme,deplusd’unmètrequatre-vingt,couvertedelatêteauxpiedsd’unmanteaubleu.Sonvisageétaittrèsfinetcreuséderidesparcequ’elleétaittrès,trèsvieille–plusdecentans.Sesyeuxétaientcommed’étroitesfentesmouilléesetsouventfermés,commeabsorbésdansdeprofondespensées.Jeneluidemandaipas d’où elle venait, cela n’avait pas d’importance pourmoi. Elleme dit qu’elles’appelaitAnne.ChaquerécréationsepassaitenlonguesconversationsréfléchiesavecAnne.Sa

voix était douce et toujours gentille, bienveillante et rassurante. Je me sentaiscalmeavecelle.Sonhistoirepersonnelleétaitcomplexe:elleavaitétémariéeàunhomme nommé John qui avait travaillé comme forgeron. Ils avaient été heureuxensemble,maisn’avaientpaseud’enfants.Johnétaitmort,ilyalongtemps,etAnneétaitseulemaistrèsheureusedemacompagnie.Jemesentaistrèsproched’elle,parcequ’iln’yavaitrienquejepuissedireoufairequil’amèneraitàm’aimermalou à s’éloigner. Je pouvaismedécharger de toutesmes pensées qu’elle écoutaitpatiemment,immobile,sansjamaism’interrompreoumedirequej’étaisétrangeoubizarre.Souvent,lesconversationsquenousavionsétaientphilosophiques,nousparlions

delavie,delamort,etdetoutcequ’ilyaentrelesdeux.Nousparlionsdemonamour des coccinelles et de mes tours de pièces de monnaie, nous parlions delivres,denombres,degrandsarbres,degéantsetdeprincessesdecontesdefées.Parfois,jeposaisàAnneunequestionàlaquelleellenerépondaitpas.Unjour,jeluidemandaipourquoij’étaistellementdifférentdesautresenfants,maisellesecoualatêteenmedisantqu’ellenepouvaitpasrépondre.Jepensaisquelaréponsedevaitêtreterribleetqu’elleessayaitdemeprotéger.Desortequejeneluiposaiplusjamaiscettequestion.Enrevanche,ellemeditdenepasm’inquiéterdesautresgarçonsetquetoutsepasseraitbien.Ellemedisaitbeaucoupdechosespourmerassurer et cela marchait toujours. Quand je la quittais, je me sentais toujoursheureuxetapaisé.Un jour,alorsque jemarchaiscommed’habitudeparmi lesarbresen frappant

leur écorce rugueuse avecmes talons, elle apparut. Elle était silencieuse, d’unemanière que je ne lui avais jamais vue. Elle me demanda de la regarder parce

qu’elleavaitquelquechosed’importantàmedire.C’étaitdifficile,maisjelevailatête.Saboucheétaittrèsferméeetsonvisage,plusdouxetplusbrillantquelesautres fois. Elle ne dit rien pendant plusieurs minutes et puis parla très, trèsdoucement, lentement, m’informant qu’il fallait qu’elle s’en aille et qu’elle nereviendraitpas.Jedevinstrèsnerveuxetluidemandaipourquoi.Ellemeréponditqu’elle était en train de mourir et qu’elle était venue me dire adieu. Puis elledisparut une dernière fois. Je pleurai jusqu’à l’épuisement, et mon chagrin duraplusieursjours.Ellem’étaittrèsprocheetjesavaisquejenel’oublieraijamais.Avec le recul, Anne était la personnification demes sentiments de solitude et

d’incertitude.Elle était le produit de cettepart demoiqui voulait affrontermeslimitesetm’enlibérer.Enlalaissantpartir,jeprenaislapénibledécisiond’essayerdetrouvermavoiedanslevastemondeetd’yvivre.

~Alorsqu’aprèsl’écolelesautresenfantsallaientdanslesruesetdanslesparcs

pourjouer,jemecontentaisderesterdansmachambre,àlamaison.Jem’asseyaissurlesoletjem’absorbaisdansmespensées.Parfoisjejouaisàuneformesimplederéussite,oùchaquecarteavaitunevaleurnumérique:l’asvalait1,levalet11,lareine12,leroi13,etlesautrescartesselonlechiffrequ’ellesportaient.Lebutdujeuétaitdesauverleplusdecartespossible.Audébut,ilfallaitbattrelescartesetpuisentirerquatrepourformerunepile.Si,aprèslapremièrecarte,lavaleurtotale des cartes de la pile était, à unmoment quelconque, un nombre premier,alorslescartesétaientperdues.Commedansbeaucoupdeformesderéussite,ilyavaitunélémentdechance.Imaginonsquelesquatrepremièrescartessoient:2,7,roi(13),4.Lapileest

alors sauvée, car 2+ 7= 9, qui n’est pas premier, 9+ 13= 22, qui n’est paspremier,et22+4=26,quin’estpaspremiernonplus.Lejoueurdécidealorss’ilserisqueàtireruneautrecarteous’ilcommenceunenouvellepile.Si le joueurdécidedenepasserisqueràtirerunecarte,alors lapileestsauvéeetmisedecôté.Silejoueurserisqueàuneautrecarteetqueletotalestunnombrepremier,alors toute la pile est perdue et on recommence. Le jeu se termine quand lescinquante-deuxcartesdujeuontététirées,certainesperdues,certainessauvées.Le joueur calcule alors la somme totale des cartes sauvées et obtient son scorefinal.Jetrouvaiscetteréussitedemoninventionfascinante–parcequ’ellemettaiten

jeu et lesmathématiques et lamémoire.Une fois que le joueur avait sa pile dequatrecartesquin’avaitpasformédenombrepremier,ladécisiondetirerounonunenouvelle carte dépendait de deux facteurs : la valeur totale des cartes à cemoment-là et la valeur des cartes qui restaient dans le jeu. Par exemple, si lesquatrepremièrescartessonttoujours:2,7,13(roi)et4=26,alorslejoueurdoitd’abordconsidérercombiendenombrespremierspourraientêtre«atteints».Lespremiersquisuivent26sont29,31et37(parcequelavaleurlaplusélevéeest13,leroi,iln’estpasnécessairedeconsidérerdesvaleurssupérieuresà39pourcetexemple). Ainsi un 3, un 5 ou un valet (11) mettrait la pile en danger, mais

n’importequelleautrelaferaitcroîtresûrement.Sesouvenirdesvaleursencorecontenuesdanslejeupeutaider.Parexemple,si

vousêtessurlepointd’atteindreuntotalde70àpartirde10cartes,sachantqu’iln’enresteque troisdans le jeu, ilest indubitablementavantageuxdesavoir leurvaleur.Mettonsparexempleun3,un6etun9.Dansunetellesituation,lejoueurdevraitgarderles10cartesetcommencerunenouvellepile,parceque73et79sonttouslesdeuxdesnombrespremiers.Jemesouvenaisdesvaleursdetouteslescartesdujeu,àquelquemomentquecesoit.Ilyaquatreexemplairesdechaquetypedecartedansunjeu(quatreas,quatre2,etc.).Jevisualisaischaqueensemblede quatre cartes comme un carré délimité par des points. Les carrés avaientdifférentesvaleursettextures,dépendantdelavaleurdescartes.Parexemple,jevoyais l’ensemble de quatre as comme un carré brillant et lumineux parce quej’avais toujours vu le nombre 1 comme une lumière très brillante. Le nombre 6m’apparaîtcommeunpetitpointnoir,desortequejevoyaisl’ensembledequatre6commeuntrounoirdeformecarrée.Pendantlejeuetquandjeretournelescartes,les différents carrés changent de forme.Quand le premier as apparaît, le carrébrillant sechangeen trianglebrillant.Quand lepremier6est tiré, lecarrénoirdevientuntrianglenoir.Quandledeuxièmeasesttiré,letrianglebrillantdevientunelignebrillante –etaprèsletroisièmeas,unpointbrillant.Quandlesquatrecartes d’un ensemble sont sorties, la formementale de cet ensemble de cartesdisparaît.Les cartes illustrent une qualité particulière des nombres premiers – leur

distributioninégale.Danslejeu,certainesvaleurstotalesd’unepilesontmeilleuresqued’autres.Parexemple,untotalde44estmeilleurqu’untotalde34,parcequede44,lejoueurnepeutatteindrequedeuxnombrespremiers–47et53.De34,enrevanche,ilestpossibled’enatteindrequatre–37,41,43et47–soitdeuxfoisplus.Unevaleurtotalede100estparticulièrementingrateparcequ’ilestpossibledetouchercinqnombrespremiersaveclacartesuivante:101,103,107,109et113(avecunas,un3,un7,un9etunroi,respectivement).Mesparentss’inquiétaienttoujoursquejepassetropdetempstoutseuldansma

chambreetquejenefasseaucuneffortpourêtreaveclesautresenfants.Mamèreentretenaitdesrelationsamicalesavecunefemmequivivaitquelquesmaisonsplusbasetquiavaitunefilledemonâge.Unjour,ellemepritparlamainpourallerluirendre visite et faire la connaissance de sa fille pendant que les deux femmesdiscuteraient en buvant un thé. À chaque fois que je commençais à parler deschoses qui m’intéressaient, la petite fille m’interrompait, ce qui m’énervaitbeaucoup.Jen’arrivaispasàfairesortirlesmotsdel’intérieurdematête.C’étaitcommesionm’empêchaitderespirer.Alorsjecommençaiàdevenirtoutrouge,cequilafitrire.Jerougisd’autantplusetsoudainjefustrèsénervé,jemelevaietlafrappai.Ellesemitàpleurer.Évidemment,jenefuspasréinvité.MamèreencourageaalorsmonfrèreLeeàmelaisser l’accompagnerquand il

jouait avec ses camarades. Sonmeilleur ami était un garçon nommé Eddie, quivivaitàdeuxruesdecheznous.Laplupartdutemps,monfrèreetEddiejouaientdanslejardind’Eddie–ilavaitbeaucoupplusdejouetsquenous–,etilsaimaient

jouerauping-pongouaufootball.Pendantcetemps,jem’asseyaissurlabalançoireetmeberçaisd’avantenarrière.L’été, Lee partit avec la famille d’Eddie pour une semaine de vacances sur la

côte.Mamèresuggéraquej’ailleaveceuxetlamèred’Eddieétaittrèsheureusedem’accueillir. J’hésitaisparceque jen’aimaispas l’idéedepartirde lamaison,mais ma mère insista, espérant que cela me donnerait de l’assurance. Aprèsbeaucoupdepersuasion,doucebienqu’incessante,jedonnaimonaccord.Toutsemblaitdevoirsedéroulerpour lemieuxànotrearrivée.Letempsétait

chaudetclair,lafamilled’Eddieétaittrèsgentilleetattentionnéeavecmoi.Maisaprès seulement une journée loin de la maison, je ressentis un sentiment denostalgie grandissant et je voulus parler à ma mère. Il y avait une cabinetéléphonique tout près et j’utilisai lamonnaie que j’avais dansmes poches pourl’appeler.Elleréponditetm’entenditpleurerdanslecombiné.Ellevoulaitsavoircequin’allaitpasmaisjepusseulementrépondrequejenemesentaispasbienetquejevoulaisrentreràlamaison.Aprèsquelquesminutes,jen’avaispresqueplusdemonnaieet je lui demandaide rappeler. Je raccrochai et attendis. Jen’avaispasréaliséqu’ellenepouvaitpasconnaîtrelenumérodetéléphonepuisquejeneleluiavaispasdonné. J’attendis, encoreetencore, restantprèsdu téléphonependantplusd’uneheureavantdem’éloigner finalement.Lerestedesvacancessepassadans un torrent de larmes. Lamère d’Eddie était frustrée et ennuyéeque je neveuillepasmejoindreàeux,maisjepassaisleplusclairdemontempstoutseul,danslachambreoùlafamilledormait,assisparterre,lesmainssurmesyeux.CefurentmespremièresetdernièresvacancesavecEddieetsafamille.Pendantlaplusgrandepartiedemonenfance,mesfrèresetsœursfurentmes

amis.Mêmes’ilsétaientcapablesde lanceretde rattraperuneballemieuxquemoi,mêmes’ilss’étaientfaitdesamislongtempsavantmoiàl’école,ilsm’aimaientparce que j’étais leur grand frère et que je pouvais leur lire des histoires. Ilsapprirentavecletempsàm’entraîneràfairedeschosesaveceux,deschosesdontils savaient que je les aimerais et auxquelles je pourrais pleinement participer.Aprèsavoirvumamèrefairedurepassage,jesortistousmesvêtementsdestiroirsetlesportaienbasdanslesalon.Mamèreacceptademedonnerleferunefoiséteintetrefroidi,et jem’appliquaiàpasser lefersurmesvêtements,unparun.Mesfrèresetsœursquim’observaientmedemandèrents’ilspouvaientjoueravecmoi.J’avaisvumamèrevaporiserd’eaucertainsvêtementsavantdelesrepasser:jedisàClairedeprendrelepulvérisateurdemamère.ÀLeejedemandaidevenirprèsdemoietdeplierlesvêtements.Steven,quiavait4ans,devait,lui,fairelespiles:unepourlesT-shirts,unepourlespantalons,etc.Quandnousfûmesàcourtdemunitions, jedisàStevendetoutdéplieretdedonner lesvêtementsàClairepourqu’ellevaporisede l’eauànouveau,puis je les repasseraisencoreune fois,Lee les plierait et Steven en ferait des piles, et ainsi de suite… À une certaineépoque,nousjouionspendantdesheuresaujeudurepassage.Unautre jeuavecmesfrèresetsœursconsistaitàmettretousles livresdela

maison–ilyenavaitdescentaines–danslaplusgrandechambre,celledesfilles.Alors je séparais la fiction des essais, puis je faisais des piles selon les sujets :

histoire, romansd’amour, romansd’aventure…Ensuite, je rangeais les livresparordrealphabétique.Jedécoupaisdesfeuillesdepapierenpetitscarréspourécrireles références de chaque livre à la main : titre, nom de l’auteur, année depublicationetcatégorie(essai>histoire>D).Jemettaisleslivresdansdesboîtesque je disposais tout autour de la pièce pour que mes frères et sœurs lesfeuillettent ou les lisent.Quand l’un d’entre eux voulait emprunter un livre et lesortirdelachambre,jeprenaisleticketaveclesréférencesetjelemettaisdansunbocal.Enéchange,jeluidonnaisunautreboutdepapieroùj’avaisécritladateà laquelle il fallait le rendre. Pendant les vacances d’été, mes parents nousautorisèrent à garder les livres dans les boîtes avec leurs tickets. À d’autresmomentsnousavonsdûenlevertouslesticketsàlafindujeuetremettreleslivresenplacesurlesétagèresetlestablesdelamaison.Parfois, quand je jouais avec mes frères et sœurs, j’allais vers eux pour leur

toucher le cou avec mon index parce que j’aimais cette sensation chaude etrassurante.Jenecomprenaispasquecelapuisselesennuyerousemblerhorsdepropos.Cenefutquelorsquemamèremedemandad’arrêterquejecessai,mêmesi,occasionnellement,jetouchaistoujourslecoud’unepersonnequandj’étaistrèsexcité.Car le toucherétaitune façonpourmoidecommuniquercetteexcitationauxautres.Jetrouvaisdifficiledecomprendrecettenotionselonlaquellelesgensavaientunespaceproprequ’ilfallaitrespecterentoutescirconstances.Jen’avaispas l’idée que mon comportement puisse être irritant ou envahissant, et j’étaisblesséqu’undemesfrèresouqu’unedemessœurspuisses’énerversansraison–dumoinspourmoi.Il y avaitbeaucoupde chosesque je trouvaisdifficiles, commemebrosser les

dents. Le son rêche des dents que l’on brosse m’était physiquement pénible etquandjepassaisprèsdelasalledebain,ilfallaitquejemebouchelesoreillesetque j’attende que le bruit s’arrête avant de faire autre chose. Au vu de cettesensibilitéextrême,jemebrossaislesdentstrèsrapidement,etsouventparcequemes parents m’y forçaient. J’ai eu la chance d’avoir rarement mal aux dents,probablementengrandepartieparcequejebuvaisbeaucoupdelaitetquejenemangeaisquepeudechosessucrées.Leproblèmepersistaquelquesannéesetcefut l’occasion de fréquentes disputes avec mes parents. Ils ne pouvaient pascomprendre pourquoi je ne voulais pas me brosser les dents. Il leur fallait mesupplier et aller jusqu’àm’apporterma brosse à dents et le dentifrice dansmachambre.Etnepasmequitteravantquejelesaieutilisés.Cefutaudébutdelapubertéquejecomprisqu’ilfallaitquejetrouveunmoyendemebrosserlesdentsrégulièrement. Mes frères et sœurs, ainsi que les enfants de l’école, avaientremarquéquemesdentsétaient jaunesetmetaquinaientàcesujet.Ducoup, jen’osais plus ouvrir la bouche pour parler à cause desmoqueries. Il arrivait quej’essayedemeboucherlesoreillesavecducotonafindenepasentendrelebruitdelabrossesurlesdents.J’allumaiségalementlapetitetélévisiondemachambreafindedistrairemonesprit,sinonj’avaisdeshaut-le-cœur.Toutcelamisensemble,j’arrivaisànettoyermesdents,jouraprèsjour.Lorsdemapremièrevisitechezledentiste,jemisducotondansmesoreillespourmasquerlesondelafraiseetdes

autresappareils.Aujourd’hui,jepeuxmebrosserlesdentsdeuxfoisparjoursansdifficulté.J’utiliseunebrosseàdentsélectrique,cequineproduitpaslemêmesonrêchequelabrosseàdentsmanuelle.Apprendreà lacermeschaussures fut toutautantunproblème.Aussi intenses

qu’étaient mes tentatives, je ne pouvais simplement pas demander à mes mainsd’accomplirlesmanœuvresquel’onm’avaitmontréesetremontrées.Unjour,mamèrem’acheta des bootsMotherHubbard avec des lacets épais et grossiers –pourquejem’entraîne.Jepassaiplusieursheuresdessus,jusqu’àcequemesmainssoient rougesetmedémangentà forcede tripoter les lacets.Pendantce temps,monpèrecontinuaitàlacermeschaussurestouslesmatinsavantdem’emmeneràl’école.J’avais8ansquandj’apprisfinalementàlefaire.Ilyavaitaussilaquestiondeladroiteetdelagauche(aujourd’huijedoisencore

parfois fourniruneffortdeconcentration).Nonseulementmonpèredevait lacermeschaussuresjusqu’àmes8ans,maisildevaitaussimelesenfiler.Ilm’arrivaitd’êtresifrustréquandj’essayaisdemettremeschaussurestoutseulque,dansunaccèsdecolère, jefinissaispar les jeter.Mesparentseurent l’idéedecollerdesétiquettesmarquées«L»(left,gaucheenanglais)et«R»(right,droiteenanglais)surchaquechaussure.Celamarchaetjefusfinalementcapabled’enfilerseulmeschaussuresetaussidesuivreunitinérairesimpleplusfacilement.Quandjemarchais,ycomprisdanslarue,jegardaistoujourslatêtebaisséeet

regardaisbougermespieds.Souventjeheurtaisquelquechoseetjem’arrêtais.Mamère,quandellem’accompagnait,necessaitd’essayerdemerappelerà l’ordre,maismêmequand je relevais la tête, celle-ci finissait toujours par retomber.Unjour,mamèremedemandadefixerunpoint–uneclôture,unarbreouunemaison – au loin et demarcher sans le quitter des yeux. Cette astuce simplem’aida àgarder la tête haute et dans les mois qui suivirent, ma coordination s’améliorabeaucoup. Je cessai de tout heurter sans cesse et mon assurance devint plusgrande.À l’occasiondes fêtesdeNoëlquiprécédèrentmonneuvièmeanniversaire,on

medonnaunebicyclette,ainsiqu’àmonfrèreLee.Mesparentsfixèrentdepetitesrouessurlesdeuxvélos.Monfrèrefutcapabledes’enpasserrapidementalorsquelesmiennesrestèrentplusieursmois—Leeavaitpourtantdeuxansdemoinsquemoi.Monéquilibreetmacoordinationétaientmédiocresetjetrouvaisdifficiledeconduire et de pédaler en même temps. Je m’entraînais sur une chaise dans lacuisine : je tenaisunegrandecuillèreenboisdevantmoienessayantdebougermespiedsencerclecontrelespiedsdelachaise.Avecbeaucoupd’entraînement,jefusenfincapabledefaireduvéloavecmonfrèredanslesruesprèsdelamaison.Ilfaisaitlacourse,ilallaitbienplusvitequemoi,jepaniquaisetjetombais.Jefinispar m’habituer aux chutes de vélo, ainsi qu’aux éraflures et aux bleus sur mesmainsetsurmesjambes.Mapauvrecoordinationrenditégalementmonapprentissagedelanatationlent

et frustrant. Je fus le dernier enfant de ma classe à savoir nager, ne serait-cequ’unelongueurdebassin.J’étaispaniquéparl’eau,paniquéàl’idéed’êtreenfoncé

souselleetdenepaspouvoirremonteràlasurface.Lesmaîtresnageursétaientsympathiques etmedonnèrent des bouées de bras et des blocs demoussepourm’aideràflotterentoutesécurité.Maismesdifficultésnefirentquerenforcermonsentimentd’êtredifférentdesautresenfants –quinageaientapparemmentsansefforts – et bien des années avant que je parvienne finalement à effectuer mapremière brasse. À l’approche de la puberté, je perdis enfin la peur de l’eau etdécouvrisquejepouvaisflotteretmedéplacerdemoi-même,sanslesbouéesdebras.Monsentimentdejoiefuténormeetjeconsidéraisquec’étaitungrandpasenavant.Moncorpscommençaitàfaireleschosesquejevoulaisqu’ilfasse.Lorsdemadernièreannéed’écoleprimaire,unnouvelélèvearriva,ungarçon

iranien, Babak, dont les parents avaient fui le régime deKhomeyni. Babak étaitintelligent, il parlait anglais couramment et était très bon enmaths. Avec lui jetrouvaifinalementmonpremiervéritableami.Ilfutlapremièrepersonneàtentervraimentderegarderau-delàdecequi faisaitmadifférencepour insistersurcequenousavionsencommun:notreamourdesmotsetdesnombresenparticulier.Safamilleatoujoursététrèsgentilleavecmoi–jemesouviensdesamèrequimeservaitdestassesdethépendantquenousjouionsauScrabbledanslejardin.Babak avait une grande confiance en lui et s’entendait très bien avec tout le

monde. Ce fut sans surprise qu’on le désigna pour jouer le premier rôle del’ambitieuse production de l’école, un Sweeney Todd, une horrible histoire debarbiermeurtrierdont lesvictimesétaient transforméesenboulettesdeviande.Babak participa aux répétitions tous les jours pendant plusieurs semaines etm’invitaàregarder. Jem’asseyaissur lecoffreàcostumesdansuncoin,horsdevue,etjelisaisledialogueenmêmetempsqu’eux.J’allaisàtouteslesrépétitions.Puis, le jourduspectacle,Babaknevintpaspour larépétitiongénérale : ilétaitmalade.Lesinstituteurspaniquèrent:quelqu’unpouvait-illeremplacer?Jeréalisaique, grâce àmon assiduité, je connaissais chaquemot du texte et j’acceptai deprendresaplace, trèsnerveux.Lesoirde lareprésentation, jerécitai toutes lesphrases du personnage dans l’ordre correct, parfois mal placé sur la scène,trouvant difficile d’écouter les autres acteurs. Je n’arrivais pas à distinguer lesrépliquesadresséesaupublicdecellesdédiéesaudialogueentrelesacteurs.Mesparents,quiassistaientàlareprésentation,medirentplustardquejen’avaispasmontré beaucoup d’émotion, que j’avais continuellement regardé par terre,maisquej’avaisaumoinsrécitétoutlerôle.Poureuxcommepourmoi,c’étaitdéjàunsuccès.

6

ADOLESCENCEJe comptai les sept secondes que prit mon père pour vaciller et chuter

lourdementsurlesoldusalon,exactementdanssonombre.Àterre,sarespirationétaitrauqueetmauvaise,etsesyeuxplongésdanslesmiensétaientronds,fixesetinjectésdesang.La maladie de mon père avait commencé après la naissance de mes sœurs

jumelles.Soncomportementavaitchangé.Ilavaitcessédetravaillerdanslejardinetrefusaitdevoirsesvieuxamis.Ilalternaitdelonguespériodesdebavardageetde quasi-mutisme. Physiquement, il semblait avoir vieilli de dix ans en quelquesmois:ilavaitperdubeaucoupdepoids,ilétaitdevenutrèsmince,sedéplaçaitdeplusenpluslentementetdemanièredeplusenplushésitante.Lestraitsetlesplisdesonvisages’étaientmêmecreusés.J’avais10ansquandjefusletémoinaccidenteldelapremièrecrisedemonpère.

Durantlesmoisquiavaientprécédé,mamèreavaittoutfaitpournousprotégerdela vision et des bruits de son déclin. Ce jour-là cependant, j’étais entréinnocemmentdans lesalonet je l’avais trouvéchancelantautourde lapièce, lesyeuxvidesetexorbités,murmurantdesparolesinintelligibles.Jenefisrien,sinonleregarderensilence,incertaindecequejeressentais.Maisjenevouluspaslelaisserseul.Lebruitdelachutefitaccourirmamèrequimemitgentimentdehorsenmedisantdemonterdansmachambre.Ellem’expliquaquemonpèren’allaitpasbienetqu’elleallaitappelerunmédecin.Dixminutesplustard,uneambulancearriva,sanssirène.Depuislehautdesescaliers,jeregardaimonpèreêtreallongésurunbrancard,recouvertd’unecouvertureetemmenéparlesambulanciers.Lejoursuivant, lamaisonétaitpluscalme–etd’unecertainefaçonaussiplus

froide. Jemesouviensd’être restédansmachambre,assis,àessayerdepenseraux sentiments que j’éprouvais pourmonpère parce que je savais que je devaisressentirquelquechose,maisjenesavaispasquoi.Finalement,jeprisconsciencequelamaisonsemblaitincomplètesansluietquejevoulaisqu’ilrevienne.Onnousditquemonpèreavaitbesoindetempspoursereposeretqu’ilavaitété

emmenédansunhôpitalpoursesoigner.Ilfutabsentplusieurssemainespendantlesquelles nous, les enfants, nous ne fûmes pas autorisés à le voir, alors quemamère prenait le bus tous les jours pour lui rendre visite. L’hôpital était uneinstitutionpsychiatriquequiaccueillaitdespatientspourde longsséjours,maisàl’époquenousétionstropjeunespoursavoirdequellemaladiemonpèresouffrait.Mamèrenediscutaitpasdel’étatdemonpèreavecnousetsecontentaitdenous

dire qu’il allait mieux et qu’il rentrerait bientôt. Pendant ce temps, avec septenfants(dontcinqdequatreansoumoins),mamères’enremitàsesparents,auxamisdelafamilleetauxassistantsquelesservicessociauxmirentàsadisposition.Monfrèreetmoinousdevionsaider lepluspossibleenfaisant lavaisselleouenportantlescourses.Onnecélébrapasleretourdemonpèredel’hôpital.Aucontraire,ontentaune

sortederetouràlanormale.Ilessayaitdefairecequ’ilavaittoujoursfaittouslesjoursavantquelamaladienelefrappe:changerlescouchesetpréparerledîner.Mais les choses étaient différentes et je pense qu’il savait lui-même qu’elles neseraientplusjamaiscommeavant.L’hommequim’avaitauparavantprotégéetavaitveillé surmoi était parti et il avait été remplacéparunhommequi avait besoind’êtreprotégéetsoigné.Onluiprescrivituntraitementetonluiconseillad’allerrégulièrementsefaireexaminerparlesmédecinsdel’hôpital.Chaquejour,aprèsledéjeuner, il montait dans sa chambre et dormait plusieurs heures. Ma mèredemandaàmesfrèresetsœursdejouerensilence,aussisilencieusementquemoi,pournepasdérangerlereposdemonpère.Quandl’unoul’autrebébécommençaitàpleurer,mamèreseprécipitaitpourl’emmenerdanslejardin.La relation de mes parents changea aussi. Avant, ma mère s’était beaucoup

reposée sur mon père, émotionnellement comme dans la vie de tous les jours.Maintenant, elle devait reconsidérer leur vie ensemble et « de zéro ». Leursconversationssefirentplusbrèvesetcesdeuxpersonnesquiavaientauparavantparfaitementfonctionnéensemblesemblaientneplussavoircommentfaire.Ilssedisputaientdeplusenplus,leursvoixdevenaientfortesetsombres.Jen’aimaispaslesentendresedisputeretjemebouchaislesoreilles.Souvent,aprèsunedisputeparticulièrement intense, ma mère montait dans ma chambre pour s’asseoir aucalme. Dans ces moments-là, j’aurais voulu l’envelopper dans un doux silencecommedansunecouverture.L’étatdemonpère fluctuaitd’un jourà l’autre,etd’unesemaineà l’autre. Ily

avait de longues périodes pendant lesquelles il pouvait parler et agir commeautrefois,seulementinterrompuespardesoudainsaccèsdebavardageincohérent,répétitif, confus,qui l’isolaientdu restede la famille. Il futhospitaliséuncertainnombre de fois, les années suivantes, pendant plusieurs semaines. Puis, aussisoudainementqu’elleétaitvenue,lamaladiedemonpèredisparut:ilrecommençaà manger et à dormir mieux, retrouva sa force physique et émotionnelle, sonassuranceetsonsensde l’initiative.Larelationdemesparentss’amélioraetunhuitièmeenfant,masœurAnna-Marie,naquitàl’été1990.Dix-septmoisplustardnaissaitledernierenfantdemesparents,Shelley,quatrejoursavantmontreizièmeanniversaire.Cesaméliorations,ainsiquel’agrandissementcontinudelafamilleentraînèrent

unnouveaudéménagement,en1991,dansunemaisondequatrechambres,dansMarston Avenue, située près des boutiques et d’un parc, avec un grand jardinderrière.Comme lesmaisonsprécédentes,ellen’avaitqu’uneseulesalledebainpour onze personnes. Les files d’attente devant la porte étaient fréquentes. Lesalon et la salle àmanger étaient séparés par une double porte, qui demeurait

souvent ouverte et les pièces du rez-de-chaussée n’en étaient plus qu’une seule.Quandj’avaisunepenséeouuneidéesoudaine,jepassaisd’unepièceàl’autre,dusalonàlasalleàmanger,àlacuisine,aucouloir–etretourausalon–dansunmouvementperpétuel,ma tête fixant le sol, lesbras immobiles le longducorps,absorbédansmespenséesettotalementindifférentàquisetrouvaitprèsdemoi.

~Je rentrai au collège en septembre 1990. Cet été-là, mamèrem’emmena en

centre-villepourm’achetermonpremieruniforme,unevestenoireetunpantalon,une chemise blanche et une cravate rayée noir et rouge. Mon père tenta dem’apprendrecommentnouerunecravate,maisaprèsplusieurstentatives, jen’enétais toujourspascapable –et j’enétaismêmetrès loin. Ilsuggéradoncque jeserre et desserre tout simplement le même nœud pendant toute la semaine. Jem’agitaisbeaucoupenessayantmonuniformepourlapremièrefois–lavesteétaitd’une facturegrossièreet lourde –etmesnouvelleschaussuresencuirnoirmeserraientetm’écorchaientlespieds.J’avaisaussiunsacpourlesdifférentslivresdeclasse,ainsiqu’unassortimentdefournituresscolaires:descrayons,desstylos,uncarnet,untaille-crayon,unegomme,uncompas,desrègles,unrapporteuretuncahier.Moncollèges’appelaitBarkingAbbeyetétaitsituéprèsdel’égliseStMargaret

où le capitaineCook s’étaitmarié en1762. Lepremier jour,monpèrem’aida ànouermacravateetàboutonnerlesmanchesdemachemise.Nousallâmesenbusjusqu’auxportesducollègeoù ilm’annonçaque jedevaisêtrecourageux,que lepremierjourdansunenouvelleécoleétaittoujoursundéfi,etquejedevaisessayerde prendre les choses du bon côté. Je le regardai s’éloigner jusqu’à ce qu’ildisparaisse. Puis je suivis en hésitant les autres élèves dans le gymnase, où ledirecteur,Mr.Maxwell, nous accueillit avec un discours. Le gymnase était justeassezgrandpourquenouspuissionstousnousasseoirsurlesol.Lesprofesseursétaientdeboutcontrelemur.Lesoldugymnaseétaitsaleetjem’assisjustedevantledirecteur,quinousdemandalesilenceetcommençaàparler.Jetrouvaisdifficiledemeconcentreretdel’écouter.Jeregardaislesol,passaisleboutdemesdoigtsdanslafinepoussièreetattendaislafindudiscours.Puisonrépartitlesélèveseton nous donna le nom de notre professeur principal. Nous pouvions maintenantnous rendre, calmement, dans notre salle de classe. J’étais très excité endécouvrantquemaclasseétaitlaplusprochedelabibliothèque.Aprèsl’appel,onnous donna notre emploi du temps. Chaque matière était enseignée par unprofesseurdifférentdansunesalledeclassedifférenteàdesendroitsdifférentsducollège. Se déplacer d’une heure à une autre, d’unematière à une autre, d’uneclasseàuneautreetd’unprofesseuràunautreétaitquelquechosededifficilepourmoi,certainement lachoselaplusdifficiledanslepassagedel’écoleprimaireaucollège.IlyavaitdesvisagesfamiliersquivenaientdeDorothyBarley.MaisBabak,mon

seul ami, était dans une autre école, dans un autre quartier. Je me sentaisextrêmement tendu, je ne parlai à personne dans la nouvelle classe et je nemeprésentai même pas. Au contraire, je regardai l’horloge continuellement, en

espérantquelesaiguillesavancentplusrapidementetquelajournéesetermine.Àlasonnerie,stridente,lesélèvesseprécipitèrentdehorspourlapause.Jerestaienarrière,attendantquetoutlemondesoitsorticarcraignantsurtoutd’êtrebousculéourenversé.J’allaiàlabibliothèque,laported’àcôté,prisuneencyclopédiedansles rayonnages et m’assis pour lire, tout seul. Je regardais l’horloge de labibliothèqueparcequejenevoulaispasêtreenretardaucourssuivant.L’idéederentrer seul et de voir les autres élèves déjà assis, qui me regardaient, étaitquelquechosedeterrifiantpourmoi.Quandlaclochedelacantinesonna,jerefislecheminjusqu’àlabibliothèqueetjelus,àlamêmetable.À l’école primaire, je mangeais des paniers-repas préparés par ma mère.

Cependant,venantd’unefamillepauvre,mesparentssouhaitaientquejeprenneàlacantinedesrepaspourlesquelsj’avaisdroitàdestickets-repas.Aprèsunedemi-heurede lecture, j’allai jusqu’au réfectoire.Lesqueuesavaientdisparuet jepusprendreunplateau,alleraucomptoirtoutseuletchoisircequejevoulaismanger.Avecledoigt,jemontrailepoisson,leschipsetlesharicots.J’avaisfaimetjeprisun doughnut pour le dessert. Jemarchai jusqu’à la caisse et tendismon bon deréductionàlacaissièrequiappuyasurquelquesboutons.Ellemeditqueleticket-repasnecomprenaitpasledoughnutetqu’ilmefaudraitpayerunsupplément.Jenem’étaispasattenduàcela,jerougisetdevinstrèsanxieux,sentantquej’étaissur le point d’éclater en sanglots à tout moment. Remarquant mon désarroi, lafemmemeditdenepasm’inquiéter,quec’étaitmonpremierjouretquejepouvaisgarderledoughnut.Jetrouvaiunetablelibreetm’assis.Lasalleàmangerétaitàdemivide,maisjemangeaimonrepasleplusvitepossible,avantquequelqu’unneviennes’asseoiràcôtédemoi.Puisjerepartis.Àlafindelajournée,j’attendisquelegrosdesélèvessesoitdispersédansles

ruesdesalentoursavantderejoindrel’arrêtdebus–quejereconnusparcequec’étaitceluidecematin.J’utilisailestransportspublicstoutseulpourlapremièrefoisetjeneréalisaipasquej’allaisdanslamauvaisedirection.Quandlebusarriva,jemontaietindiquaimadestination,unephrasequej’avaisrépétéeplusieursfoisdansmatête.Lechauffeurditquelquechose,maisjenel’entendispasclairementetjesortismonargentpourleticket.Ilrépéta,maisjenepusmeconcentrersursesmotstant jefaisaisd’effortspournepaspaniqueràl’idéed’êtredansunbustout seul. Je restai là jusqu’à ce que le chauffeur soupire lourdement et prennel’argent.Jecompostailebilletettrouvailesiègelibreleplusproche.Quandlebusdémarra,jem’attendaisàcequ’ilfassedemi-touràunmomentouàunautrepourprendreladirectiondelamaison,maisilcontinua,encoreetencore,toujoursplusloindel’endroitoùjevoulaismerendre.Jedevinsanxieuxetallaijusqu’auxportes,attendant impatiemment que le bus s’arrête et qu’elles s’ouvrent. Réalisantmonerreur, jedescendiset traversai la rue jusqu’àunautrearrêtdebus.Cette fois,quandlebusarrivaetquej’indiquaiauchauffeurlenomdemadestination,ilneditriend’autrequeleprixduticket,quejesavaisdéjà,etjefussoulagéd’avoirtrouvélebonbus–etencoreplussoulagé,vingtminutesplustard,quandjereconnusmarueàtraverslavitreduvéhiculeetquejesusquej’étaisfinalementrentrésainetsaufàlamaison.

Avecletempsetl’expérience,jefuspleinementcapabled’alleretderevenirdel’école, tout seul et en bus. Il n’y avait qu’une petite distance de la maison deMarstonAvenuejusqu’àl’arrêtdebusetjeconnaissaisleshorairesparcœur.Jenefus jamais en retard, sauf quand le bus lui-même était en retard. Chaque jourd’écolecommençaitparunappeletpuislescourss’enchaînaientdansdifférentessallesetdifférentsbâtiments.Malheureusement,parceque jen’avaisaucunsensnatureldel’orientation,jemeperdaistrèsfacilement–ycomprisdansdeslieuxoùj’avais vécu des années et à l’exception des trajets que j’avais spécifiquementmémorisésourépétés.Masolution:suivremescamaradesdeclasse.Les maths étaient naturellement l’une de mes matières favorites. Le premier

jour, les élèves devaient passer un test de mathématiques qui permettait unerépartitionselonleurscapacitésenquatregroupes.J’allaiaveclepremiergroupele meilleur). Dès le début, je remarquai que la progression du cours était plusrapide qu’à l’école primaire. Chaque élève semblait concentré et investi. Onabordaitunegrandesériedesujets.Parmimesdomainesdeprédilection,ilyavaitlessuites–commelasuiteFibonacci(1,1,2,3,5,8,13,21,34,55)oùchaquetermes’obtientparl’additiondesdeuxprécédents–,maisaussil’analyse–dontnotammentlecalculdelamoyenneetdelamédianed’unensembledenombres–etlesprobabilités.Pourbeaucoupdegens,lesprobabilitésnevontpasdanslesensdeleurintuition.

Parexemple, laréponseauproblème:«Unefemmeadeuxenfantsdontl’unestunefille.Quelleestlaprobabilitéquel’autresoitaussiunefille?»n’estpas1sur2,mais1sur3.Parceque,sachantquelafemmeadéjàunefilleetnepeutdoncpasavoirdeuxgarçons,lespossibilitésrestantessont:GF(garçonetfille),FG(filleestgarçon)etFF(filleetfille).

~Le « problème des trois cartes » est un autre exemple de probabilité dont la

réponseestapparemmentparadoxale.«Soittroiscartes:l’uneestrougedesdeuxcôtés, l’autre est blanche des deux côtés et la troisième est rouge d’un côté etblanchedel’autre.Quelqu’unglisselescartesdansunsacetlesmélangeavantdelessortiretdelesétaler.Ilyenaunedecouleurrouge.Quelleestlaprobabilitéqu’en la retournant elle soit également rouge ? » Certaines versions de ceproblème font remarquer qu’il n’y a que deux cartes qui ont une ou deux facesrouges,etquelaprobabilitéestdoncd’unesurdeux,c’est-à-direqu’ilyaautantdechances que l’autre face de la carte soit rouge que blanche. Cependant, laprobabilitéquel’autrefacesoitrougeestdefaitdedeuxsurtrois.Pours’enrendrecompte,ilfautimaginerécrireAsurunefacedelacartequiadeuxfacesrouges,etBsurl’autreface.Surlacarteavecuneseulefacerouge,écrivonsCsurlafacerouge. Maintenant, considérons le cas où la carte tirée a une face rouge. Lapossibilitéd’obtenirA,BouC.SinousavonsunA,l’autrefaceestforcémentunB;si c’est un B, l’autre face est forcément un A et si c’est un C, l’autre face estblanche.C’estpourquoilaréponseauproblèmeest2sur3.L’histoireétaituneautredemesmatièresfavoritesaucollège.Depuistoutpetit,

j’avaistoujoursadorémémoriserdeslistesdedonnéesetmescoursd’histoireenétaient pleins : noms et dates de monarques, de présidents et de Premiersministres.Jepréféraislargementlanon-fictionàlafiction.J’adoraislireetétudierles faits et les figures des événements clés de l’histoire. Je devais aussi fairel’analyse de certains textes et tenter de saisir le rapport entre des idées et dessituations historiques. J’étais captivé par le concept qu’un événement unique,apparemment solitaire, puisse conduire àune séried’autres événements, commedesdominos.Lacomplexitédel’histoiremefascinait.À partir de l’âge de 11 ans, j’ai commencé à inventer mon propre monde de

figures historiques, de présidents et de Premiers ministres. J’imaginais desbiographiescomplètesetdétailléespourchacund’entreeux.Lesnoms,lesdatesetlesévénementsmevenaientsouventcommeça,etjepassaisbeaucoupdetempsàpenseraux faitsetauxstatistiquesdechacun.Certainsétaient influencésparcequejesavaisvéritablementdepersonnageshistoriquesréels,d’autresétaienttrèsdifférents.Aujourd’huijecontinueàenrichirmeschronologieshistoriquesetàleurajouter de nouveaux personnages et de nouveaux événements. Ci-dessous, unexempledel’unedecesfigureshistoriquesimaginaires:

HowardSandum(1888-1967),Trente-deuxièmeprésidentdesÉtats-Unisd’AmériqueSandum était né dans une famille très pauvre du Midwest et avait combattu

pendantlaPremièreGuerremondialeavantd’êtreélureprésentantrépublicainàlaChambreen1921.À36ans,soittroisansplustard,ilétaitsénateur,gouverneuren1930,etenfinprésidentdesÉtats-Unisen1938aprèsavoirbattu lecandidatdémocrate Evan Kramen, âgé de 64 ans. Sandum eut à gouverner pendant unepériode de conflits et déclara la guerre à l’Allemagne nazie et au Japon endécembre1941.Ennovembre1944,il futbattuparledémocrateWilliamGriffin(néen1890),aprèsunmandatdesixans.IlseretiradelaviepolitiqueetécrivitsesMémoires–publiésen1963.Sonseulenfant,Charles(1920-2000),entraluiaussienpolitique,entantquemembreduCongrèsde1966à1986.

~Ilyavaitdesmatièresquejehaïssaisvraiment.Lamenuiserie,parexemple,que

je trouvais ennuyeuse et à laquelle je n’ai jamais vraiment pum’appliquer.Mescamaradesétaientpourtant trèsheureuxdecouperetd’assemblerdesboutsdebois. Je trouvais difficile, moi, de suivre les instructions du professeur et j’étaissouvent à la traîne. Parfois, le professeur s’énervait, venait me voir et faisaitl’exercice à ma place. Il pensait que j’étais paresseux, mais en vérité j’avaisl’impressiond’êtredansunenvironnementdéfinitivementétrangerdans lequel jen’avaisaucuneenviederester.De même avec l’éducation physique. Je prenais beaucoup de plaisir dans les

sportsindividuels–letrampolineetlesautenhauteur,parexemple,quej’aimaisbeaucoup. Malheureusement, la plupart des cours étaient consacrés à des jeuxcollectifscomme lerugbyou le footballqui réclamaientunvrai jeud’équipe. J’aitoujours redouté le moment où les capitaines sont désignés. À tour de rôle, ils

choisissent leurs coéquipiers jusqu’à cequ’il n’en restequ’un :moi, toujours.Cen’étaitpasquejenepuissecourirviteoufrapperdansunballon,maisjen’arrivaispasà interagiravec lesautres joueursde l’équipe.Jenesavaispascommentmeplacer,quandfaireunepasseouquandlaisserleballonàunautrejoueur.Pendantunmatch,ilyavaittellementdebruitautourdemoiquej’étaisailleurssansmêmem’enrendrecompte. Jenesavaispluscequisepassaitautourdemoi jusqu’àcequ’unjoueuroul’entraîneurviennemevoiretmedemandede«faireattention»ou«d’êtreconcerné».Même avec l’âge, je trouvais toujours difficile d’avoir des relations avec mes

camaradesdeclasseetdemefairedesamis.Pendantlespremiersmoisaucollège,j’aieulachancederencontrerRehan,unAnglo-IndiendontlafamilleavaitémigréenGrande-Bretagne,cinquanteansplustôt.Rehanétaitgrandetmaigre,avecdescheveux très épais et très noirs qu’il brossait fréquemment. Il gardait d’ailleurstoujours une brosse à cheveux dans son sac. Les autres élèves de l’école semoquaient de lui à cause de son apparence inhabituelle – il lui manquait deuxincisives et sa lèvre supérieure portait une cicatrice à la suite d’un accidentd’enfance. Peut-être parce qu’il était trop timide et nerveux, et, comme Babak,d’unecertainemanièreunétranger,nousdevînmesamisetpassâmesbeaucoupdetempsensemble.Rehanétaitlapersonneàcôtédelaquellejem’asseyaistoujours,la personne avec laquelle je parlais de choses qui m’intéressaient. Pendant cetemps, les autres enfants jouaient sur le terrain de sport et dans la cour derécréation.ParfoisRehanmerécitaitdelapoésie.Ilenlisaitbeaucoup,enécrivaitlui-même et était très intéressé par tout ce qui était mots et langage. C’étaitquelquechosequenousavionsencommun.RehanadoraitLondresetvisitaitrégulièrement lavilleenutilisant lemétro. Il

allait dans des quartiers historiques où des poètes célèbres avaient vécu et serendait à lamosquéedeWimbledonpour laprièreduvendredi. Il fut surprisdedécouvrir que je ne connaissais presque pas Londres, à part les quelques ruesautourdelamaison,alorsquepourtantj’yavaisvécutoutemavie.Ainsi,leweek-end, Rehan s’arrangeait parfois pour que je l’accompagne dans ses voyages enmétro, pour aller voir laTourdeLondres, par exemple,BigBenouBuckinghamPalace.Ilm’achetaitunticketetdescendaitavecmoisurlequaioùnousattendionsl’arrivéedutrain.C’étaitsombreethumide.Jemesouviensqu’enregardantmespieds,j’avaisremarquéuneallumettebrûléeetunpaquetdecigarettesécraséaveccetteinscription:«Attention:fumernuitgravementàvotresanté».Dans le train,Rehanmemontrait lacartedesdifférentes ligneset stationsde

métro:jaunepourlaCircleLine,bleupourlaVictoriaLine,vertpourlaDistrictLine.Letrainnoussecouaitetfaisaitbeaucoupdebruit.Jen’aimaispaslecentredeLondres.C’étaitpleindegens,desons,d’odeurs,devisions,designes,et ilyavaittropd’informationspourquejepuisselesassimiler:matêtemefaisaitmal.QuandRehanm’emmenaitdansdesendroitscalmes,loindelafouledestouristesetdes visiteurs, comme les musées, les bibliothèques ou les galeries d’art, je mesentaismieux.J’aimaisbeaucoupRehan.Ilm’inspiraittoujourslasécurité.Pendantmes années de collège, Rehan fut souventmalade et de plus en plus

souventabsent.Progressivement, jedusapprendreà fairesans lui,cequin’étaitpas facile. Je devenais vulnérable et mes camarades se moquaient de moi, quin’avaispasd’amisdutout.Quandlabibliothèqueétaitfermée,jepassaisletempsdes récréationsàmarcheren ronddans lescouloirs, tout seul, jusqu’àceque lacloche sonne. Je redoutais les activités de groupe en classe, alors que naguèrej’avais travaillé joyeusement avec Rehan. Au lieu de cela, le professeur devaitsouventdemander:«QuipeutmerendreleservicedefaireéquipeavecDaniel?»Maispersonnenevoulait,etsouvent,jedevaistravaillerseul,cequimeconvenaittoutàfait.

~Monpèrem’apprit à jouer aux échecsquand j’avais treize ans.Un jour, ilme

montral’échiquieretlespiècesdontilseservaitpourjoueravecsesamis,enmedemandantsijevoulaisqu’ilm’apprenne.J’acquiesçai:ilmemontralemouvementdespiècesetquelques règlesélémentaires.Monpèreétaitunautodidacteetnejouait que pour se divertir. Pourtant il fut très surpris quand je gagnai notrepremièrepartie.«Lachancesouritauxdébutants»,dit-ilenremettantlespiècessur leurs positions de départ.Nous jouâmes une deuxième partie, que je gagnaiencore.Àcemoment-là,monpèrepensaquecelavalaitlapeinedem’inscrireauclubd’échecs. Il enconnaissaitun, justeàcôtéde lamaison,etmeditqu’ilm’yemmèneraitlasemainesuivante.Leséchecsimpliquentdenombreuxproblèmesdelogique.Lepluscélèbre,mon

préféré,estconnusouslenomde«tourdecavalier»,unesuitedemouvementsaveclecavalierquidoitparcourirtouteslescasesdel’échiquiersanspasserdeuxfoissurlamêmecase.LecavaliersedéplaceenL,deuxcasesverticalementetunehorizontalement–oul’inverse.Beaucoupdemathématicienscélèbresonttravaillésur ce problème. Une solution simple consiste à utiliser la règle deWarnsdorff,selon laquelle chaque mouvement du cavalier doit se faire vers la case qui luipermettralemoins»demouvementsaucoupsuivant.Ci-dessous,unexempleduproblèmede«tourdecavalier»résolu:

Leclubd’échecsdanslequeljejouaisétaitàvingtminutesdelamaison.J’yallaisàpiedavecmonpèretouteslessemainesetilvenaitmechercherenfindesoirée.Leclubseréunissaitdansunesalleprèsdelabibliothèqueetétaitdirigéparunpetithomme,Brian,quiavaitlevisageridécommeunpruneau.Iln’yavaitquedestables, des chaises et des hommes, vieux pour la plupart, penchés sur deséchiquiers.C’étaittrèscalmequandonjouait,àl’exceptiondubruitdespiècessur

l’échiquier, le tic-tac de l’horloge, des chaussures qui battaient la mesure et dumurmuredesnéons.MonpèremeprésentaàBrianetluiditquej’étaisundébutanttrèstimidemaistrèsdésireuxd’apprendre.Illuiditaussiquejeprenaisbeaucoupde plaisir à jouer. Onme demanda si je savais placer les pièces en position dedépart. J’acquiesçai. Brianme pria alors dem’asseoir à une table libre avec unéchiquier et une boîte de pièces et de les disposer pour commencer la partie.Quandj’eusfini,Brianappelaunhommeâgéavecdegrosseslunettesquis’assitenface de moi pour une partie. Brian et mon père se tenaient debout, un peu enretrait.Ilsmeregardaientdéplacernerveusementmespièces.Celaduraunedemi-heure,jusqu’àcequemonadversairecouchesonroi.Jenesaiscequecelavoulaitdire.Brianvintversmoi:«Bienjoué,tuasgagné!J’adoraisallerauclubunefoisparsemaine.Cen’étaitpasbruyantetjen’avais

pas à parler ni à me soucier des autres joueurs. Quand je ne jouais pas,j’empruntais à la bibliothèque municipale des livres qui traitaient des échecs.Bientôt cela devint mon seul sujet de conversation. Je prétendais même que jevoulaisêtreprofessionnelquandjeseraigrand.JefustrèsheureuxquandBrianmedemandasijevoulaisaffronterd’autresclubsencompétition,carcelavoulaitdirequejejoueraisencoreplus.J’acquiesçaiimmédiatement.Lescompétitionsavaientlieu pendant la semaine,mais on demandait à l’avance à chaque joueur s’il étaitdisponible.Brianproposadevenirmechercherenvoiture,parfoisencompagnied’unautremembrede l’équipe.Les tournois sedéroulaientavecplusde rigueursportivequ’auclub.Chaque joueurdevaitconsignerparécritchaquemouvementsurunefeuilledepapierfournieàl’avance.Jegagnaistrèssouventetjedevinsunmembrerégulierdel’équipe.Aprèschaquetournoi, jeprenaislafeuilledepapieret jerejouaislapartiesur

monéchiquier,àlamaison,assissurlesoldemachambre,analysantlespositionsetessayantd’améliorermonjeu.J’avaisluquec’étaitainsiqu’ilfallaitfaireetcelam’aidait à ne pas répétermes erreurs et àme familiariser avec les différentescombinaisonspossiblesaucoursd’unepartie.Leplusdurpourmoiétaitdemaintenirunniveauélevédeconcentrationquandla

partiedurait,souventdeuxvoiretroisheures.J’essayaisderéfléchirprofondément,en brefs éclats de pensées intenses, suivis par des périodes plus longues oùmaconcentration se relâchait et se faisaitmoins consistante. Je trouvais difficile depasser outre les petites choses autour demoi qui affectaientma concentration :quelqu’un qui soupirait bruyamment, par exemple. C’est ainsi qu’au cours decertainespartiesoùj’avaisl’avantage,jemesuisdéconcentrébrutalement,j’aijouéuncoupplusfaibleouunesériedecoupsplusfaibles,etj’aifiniparperdre–cequim’atoujoursbeaucoupfrustré.Chaquemois, je lisais unmagazine spécialisé à la bibliothèquemunicipale.Un

jour,j’ydécouvrisunepublicitépouruntournoiquiallaitsedéroulerprèsdecheznous.Ilétaitmarqué:«Droitd’entrée:payéd’avance5£off.Lajournée:20£.»J’avaistendanceàlireleschosesdemanièrelittérale.Jen’étaispassûrdusensde«off»,maisjepensaisqueleprixdel’entréeétaitde5£sionpayaitd’avance,quec’étaitcela l’»offre». Jedemandaisàmesparents si jepouvaisparticiperet ils

acceptèrentd’envoyerunmandatpostalde5£pourmoi.Deuxsemainesplustard,j’arrivaissurleslieuxdelacompétitionetdonnaismonnom.L’hommeregardadansses notes puisme dit que j’avais certainement dûmal comprendre parce que jedevaisencore15£(eneffet,commejepayaislejourmême,jedevaispayerpleintarif).Jen’avaispascomprisquel’offreconsistaitenuneréductionde5£si l’onpayaitlatotalitédudroitd’entréed’avance.Heureusement,j’avaisdel’argentsurmoietjepayai,quoiqueprofondémenttroublé.Les tournois étaient chronométrés et je commençai ma première partie en

confianceetenjouantrapidement.Bientôt,j’occupaiunepositiontrèsavantageusesur l’échiquieretbénéficiaid’unavantagedetempstoutaussiconséquent. Jemesentais très bien. Mon adversaire joua son coup, appuya sur le bouton duchronomètreetsoudainseleva.Jeleregardaifairelescentpasenattendantquejejoue. Je ne m’étais pas du tout préparé à ce qu’il fasse cela : je n’étais plusconcentrédutout,seschaussurescouinaientsurlesolduretbrillant.Totalementdistrait, je jouai une série de coups médiocres et perdis la partie. J’étaisterriblementdésappointé,maisaussiincapabledejouermesautrespartiesparceque ma concentration s’était irrémédiablement envolée. Je rentrai à la maison,désormaispersuadéquelestournoisn’étaientpaspourmoi.Néanmoins,jecontinuaiàjouerrégulièrementtoutseul,surmonéchiquier,assis

sur le sol de ma chambre. Ma famille savait qu’il n’était pas question de medérangerquandj’étaisaumilieud’unepartie.Quandjejouaistoutseul,leséchecsétaientfluides,avecleursrèglesétabliesetconsistantes, leursmodèlesrépétitifsdecoupsetdecombinaisons.À16ans,jecréaiunproblèmeendix-huitcoupsquej’envoyai au magazine spécialisé que je lisais avidement à la bibliothèquemunicipale.Àmasurprise,ilfutpubliéquelquesmoisplustard,entêteducourrierdes lecteurs. Mes parents étaient si fiers qu’ils firent encadrer la page etl’accrochèrentsurlemurdemachambre.

Plustôtcetteannée-là,en1992,j’avaisobtenumonbrevet[12]aveclameilleurenote possible (A*) en histoire, des A en langue anglaise et en littérature, enfrançais, en allemand, des B en sciences et unC enmenuiserie. Àmon examenpréliminairedemaths,j’avaiseuA,maisjen’eusqu’unBàl’examenfinalcarj’étaisassezmoyenenalgèbre.Jetrouvaitrèsdésagréabledemanierdeséquationsquisubstituaient aux nombres – auxquels correspondaient pour moi des réponsessynesthésiquesetémotionnelles–desinconnuesalphabétiquesquinem’évoquaientrien.Àcausedecela,jedécidaidenepaspoursuivrelesmathsplusloinetchoisisl’histoire,lefrançaisetl’allemand.L’un de mes professeurs de français, Mrs. Cooper, m’aida à organiser mon

premiervoyageoutre-Manche,àNantes,unevillecôtièresurlesbordsdelaLoire,dans leNord-Ouestde laFrance.J’avais17ans.Monprofesseurconnaissaitunefamillequifutraviedem’accueilliretdefacilitermonséjour.Jen’avaisjamaiseubesoindepasseportauparavantetjedusm’enprocurerenpeudetemps,enpleinété. Jeme souviens demon sentiment de grande anxiété à l’idée de quittermafamille, de prendre un avion, d’aller dans un autre pays.Mais j’étais aussi très

excité d’avoir l’opportunité de travailler mon français, alors je fis la part deschoses.Pendantdixjours,jefustrèsbientraitéparunefamillequisutrespectermon intimité quand il le fallait et m’encourager à utiliser et à pratiquer monfrançais.Chaqueconversationétaitenfrançais–pendantlesmatchsdetennisdetable, les excursions à la plage, les longs dîners paresseux de fruits demer. JeretournaienAngleterre indemne,à l’exceptiondescoupsde soleildontmapeausensibleeutàsouffrir.Lemêmeété, ungarçonallemand, Jens, vint séjournerdansnotre classepour

améliorersonanglais.Commej’étaisleseulàpouvoirparlerallemand,ils’asseyaitprèsdemoipendantlescoursetm’accompagnaitpartout.J’aimaisavoirquelqu’unà qui parler et avec qui passer le temps pendant les pauses. Nous parlions unmélange d’anglais et d’allemand. Jens m’apprit beaucoup de mots modernes enallemandquejen’avaisjamaislusouvus,commeHandypourtéléphoneportable,par exemple, et Glotze pour le meuble de télévision. Après son retour enAllemagne, nous restâmes en contact par e-mail. Il m’écrivait en anglais et jerépondaisenallemand.L’adolescencefutpourmoiunemétamorphose:jegrandisbeaucoupetmavoix

mua.Mesparentsm’apprirentl’usaged’undéodorantetd’unrasoir.Jetrouvaiscedernier difficile àmanier et je laissais souventmonduvet pousser librement. Laruéedeshormonesaffectalafaçondontjevoyaislesgensautourdemoi,dontjeressentaisleurprésence.Jenecomprenaispaslesémotions.C’étaientdeschosesquim’arrivaient,c’esttout,venantdenullepart.Toutcequejesavais,c’estquejevoulais être proche de quelqu’un. Et comme je ne comprenais pas que cetteproximitéétaitavanttoutémotionnelle,j’allaisversunétudiantdanslacouretjemetenaisleplusprèspossibledelui,aupointdesentirlachaleurdesoncorpssurmapeau.Jen’avaistoujourspasl’idéedecequepouvaitêtreunpérimètreintimeetjenesaisissaispaspourquoicelamettaitlesgensmalàl’aise.Dèsl’âgede11ans,jesusquelesgarçonsm’attiraient,bienquecenesoitque

plusieursannéesplustardquejecommençaiàmeconsidérercomme«gay».Lesautres garçons de ma classe étaient intéressés par les filles et en parlaientbeaucoup,cequirenforçaitencoreettoujoursmonsentimentd’étrangeté–j’étaisdéjà plus que conscient que mon monde était différent du leur. Je n’ai jamaisressenti le moindre embarras en ce qui concernemes sentiments parce que cen’était pas un choix. Ils étaient spontanés et aussi réels que les changementsphysiques de la puberté. Toute mon adolescence, j’ai souffert de ne pas avoirconfianceenmoi,àcausedesmoqueriesdontj’étaisl’objet,etdemonincapacitéàparleretàagirnaturellementavecmescamarades–desortequelaséductionnem’apparaissait pas possible. Les cours d’éducation sexuelle ne m’avaient jamaisintéresséetn’abordaientpaslesémotionsquej’éprouvais.J’avais connu mon premier coup de foudre à 16 ans, après être entré en

première. Ma classe était réduite, seulement une douzaine d’étudiants, dont unnouveau,ungarçonquiavaitrécemmentdéménagéetquiavait,commemoi,choisil’option«histoire».Ilétaitgrand,ilavaitdel’assurance,ils’intégraitfacilementendépitdesonarrivéerécenteaulycée,c’étaittoutmoncontraire.Lesimplefaitde

leregardermerendaitbizarre:mabouches’asséchait,monestomacsenouaitetmoncœursemettaitàbattretrèsvite.Sanscompterquelevoirm’empêchaitdeme concentrer sur les cours. Et quand il était en retard, je n’étais pas plusconcentré,jen’attendaisqu’unechose:qu’ilentredanslaclasse.Unjour,jelevisentraindelireàlabibliothèquedulycéeetjem’assisàcôtéde

lui.J’étaistellementnerveuxquej’enoubliaidemeprésenter.Heureusementilmereconnutetcontinuatoutsimplementdelire.Jerestaiassislà,incapabledeparler,pendantunquartd’heure,jusqu’àcequelasonnerieretentisse,qu’ilselèveets’enaille.J’eusplustardl’idéequesijel’aidaisenhistoire,cepourraitêtreunmoyendefairesaconnaissance. J’écrivisdespagesetdespagesdenotessur lescoursdumoisprécédentetjelesluidonnailorsquejelerevisàlabibliothèque.Surpris,ilmedemandapourquoij’avaisfaitcela.Jeluirépondisquejevoulaisl’aiderparcequ’ilétaitnouveau.Ilacceptamesnotesetmeremercia.J’enécrivisd’autres,qu’iln’acceptaqueparcequejeluiaffirmaiquecelanem’avaitpasposédeproblème.Cependant,àaucunmomentilnemeparlaitcommeàunamiounerecherchaitmacompagnie.Bientôt, comme la situationmerendaitnerveux, je luiécrivisunmottrès court pour lui expliquer ce que je ressentais, et je le lui donnai. Je quittaiaussitôt la pièce, incapable de rester pendant qu’il lisait mes pensées les plussecrètes.Plustard,àlafindelajournée,alorsquejemedirigeaisverslesgrillesdulycée,jelevisaumilieudel’allée,attendantetguettantquelqu’un.Trèsmalàl’aise, jevoulus tourner les talonsetcourir,maisc’était troptard : ilm’avaitvu.Nous restâmes debout tous les deux dans l’allée, pendant un bref moment debonheuroùilsemblaitqu’ilétaitentrédansmonmonde.Ilmetenditmonmotetmedit,simplementetgentiment,qu’ilnepouvaitpasêtre lapersonneque jevoulaisqu’il soit. Il n’était pas en colère ou énervé, et ne s’enfuit pas. Il attendaitpatiemment,enmeregardant.Finalement,jebaissailatêteetm’enallai.De retour à la maison, je fis ce que je faisais toujours dans les moments de

tristesseetd’indécision:j’écoutaimamusiquepréférée,cequim’apaisaittoujours.MongroupepréféréétaitlesCarpenters,maisj’écoutaisaussibeaucoupd’autresmusiquescommeAlisonMoyetoulesBeachBoys.Larépétitionnemedérangeaitpas, et parfois je me repassais le mêmemorceau une centaine de fois surmonwalkman,pendantdesheures.Mesdernièresannéesdescolarité furentdifficiles,maispourd’autresraisons.

Le changement dans la manière dont les cours étaient organisés, et dont lesmatières étaient étudiées, fut un choc pour moi. En histoire, les thèmes que jeconnaissaisdepuisdeuxansavaientétéremplacéspard’autres,sansaucunrapportavec lesprécédentsetquinem’intéressaientpasdu tout.Laquantitéde travailécrit exigée augmenta considérablement. J’eus beaucoup de peine à en venir àbout. Pourtant ma relation avec le professeur d’histoire, Mr. Sexton, était trèsbonne, bien meilleure qu’avec mes camarades. Il respectait mon amour de lamatièreetappréciaitnosdiscussionsaprèslaclassesurlessujetsquimeplaisaientle plus. La flexibilité des deux dernières années de lycée me permettait aussid’étudierplusàmafaçon.Lesclassesétaientpluspetitesetplusspécialisées.Àlafin de ces deux ans, pourtant, je me sentais épuisé et malheureux. Malgré ma

réussiteauxexamensfinaux,jeneparvenaispasàrépondreàlaquestionquejemeposaiscontinuellementencetemps-là:Etmaintenant?

7

UNBILLETPOURKAUNASMes parents avaient toujours espéré que j’irais à l’Université. Ils m’avaient

résolumentsoutenupendantmesétudesetétaient fiersdemessuccèsscolaires.Monpèrecommemamèreavaientquittél’écolesansqualification.Personnedansla famille n’avait fait d’études supérieures. Or l’idée d’aller à l’Université memettait mal à l’aise. Bien que j’aie travaillé dur, je me sentais toujours aussiemprunté et gêné en société. J’en avais aussi assez d’une classe et je voulaisquelquechosedeneuf,undéfi.Cependant,commebeaucoupd’adolescentsde18ans,jen’avaispasd’idéeclairedecequecelapouvaitêtre.Quandjedisàmamèreque j’avais décidé de ne pas aller à l’Université, elle me répondit qu’elle étaitdéçue.Àcetteépoque,mesparentsn’étaientpassûrsque jeseraisparfaitementcapable dem’adapter aux exigences dumonde extérieur. Après tout, je trouvaistoujoursquelespluspetiteschoses–commemebrosserlesdentsoumeraser–requéraientbeaucoupdetempsetd’efforts.Chaque jour, je lisais les dernières pages du journal, à la recherche d’offres

d’emploi.Àl’école,j’avaisditauconseillerd’orientationqu’unjourj’aimeraisêtreunesortedefacteuroudebibliothécaire.L’idéedetravaillerdansuncentredetri,de mettre des lettres dans la boîte correspondante, ou dans une bibliothèque,entourédemotsetdenombres,dansdesenvironnementsstructurés, logiquesetcalmes, m’avait toujours semblé la meilleure. Mais les bibliothèques de monquartiernerecrutaientpasoudemandaientdesqualificationsquejen’avaispas.Jevis alors dans le journal une toute petite annonce qui cherchait des personnesintéresséespardu volontariat à l’étranger. J’avais tant lu sur lesdifférentspaysdanslemonde–jeconnaissaistouteslescapitaleseuropéennesparcœur–quel’idéedevivreetdetravaillerdansunautrepaysmeparutuneperspectiveàlafoiseffrayanteettrèsexcitante.C’étaitdéjàungrandpaspourmoidel’envisager,maisjesavaisquejenevoulaispasvivreavecmesparentspourtoujours.J’endiscutai avec la famille. Ils n’étaientpas sûrsque ce soit unebonne idée,

maisonmeditquejepouvaistoujoursappelerlenumérodetéléphoneindiquédansl’annoncepouravoirplusd’informations.Quelquesjoursplustard,desprospectus

furent glissés sous la porte. C’était la branche jeunesse du Service volontaire àl’Étranger[13], organisation caritative internationale, qui avait fait passerl’annonce.Ellerecherchaitplusparticulièrementdesjeunesgensissusdequartiersdéfavorisés à qui elle offrait l’occasion d’aller travailler à l’étranger – ce qu’ilsn’auraientpaspufaire,autrement.LescandidatssélectionnésseraientenvoyésenEuropedel’Est,onleurdonneraituneformationetonlespaieraitpendantletempsde leur mission. J’eus d’autres conversations avec ma famille, je remplis leformulairedecandidatureetattendisuneréponse.Jemesentaistrèsangoisséàl’idéedequittermafamilleetdepartirpourune

nouvellevie,àdesmilliersdekilomètres,dansunautrepays.Maisj’étaisunadulteà présent, et je savais que je devais faire quelque chose si je voulais un jourm’évaderdemachambred’enfantet trouvermavoiedans le vastemonde.Monami allemand, Jens, m’encouragea à voyager comme il l’avait fait en Grande-Bretagne. Il prétendait que cette expérience me donnerait de l’assurance etm’ouvrirait aux autres.De fait, j’espérais vraimentqu’en voyageant à l’étranger,j’enapprendraisplussurmoi,surlegenredepersonnequej’étais.Une lettre arriva, disant que ma candidature avait été présélectionnée. On

m’attendaitpourunentretiendans lecentredeLondres.Ce jour-là,mesparentsmedonnèrentdel’argentpouruntaxi,afinquejenesoispasenretard.Monpèrem’aidaàfairelenœuddemacravateetj’enfilaiunechemiseneuveetunpantalon.J’avaisoubliéd’enleverl’étiquettedemachemise,quiétaitrestéedansmondos,etje me grattai jusqu’à ce que ma peau soit rouge et me fasse mal. Arrivé àl’immeubleduVSO, jepris l’ascenseurenregardant lesnuméross’affichersur lepetitécran,enhaut,puis j’arrivaià la réceptionet jedonnaimonnom.Ladamefeuilletaquelquespages,traçaunbâtonnetavecdel’encrevioletteetmedemandadeprendreunsiège.Jesavaisquecequ’ellevoulaitdireétait«Asseyez-vous»–etpasprendreunsiègeausenspropre,danslasalled’attente.Jepassaidevantsoncomptoir,jem’assisetj’attendis.La salle d’attente était étroite et sombre parce que les fenêtres étaient trop

petitesettropenhauteurpourlaisserpasserunpeud’airouunpeudelumière.Letapisétaitdécoloréetilyavaitdesmiettesjaunesprèsdemachaiseoùquelqu’unavaitmangéuncookieenattendantd’êtreconvoqué.Ilyavaitdesjournauxavecpleindepagescornéesenpilesurunetableaumilieudelapièce,maislasituationneprêtaitpasà la lecture. Jebaissai la têteetcomptai lesmiettes.Soudainuneporte s’ouvrit et l’on appela mon nom. Je me levai et entrai dans le bureau enprenant garde de ne pas heurter la pile de magazines qui se trouvait sur monchemin.Lebureauavaitunegrande fenêtreetétait très lumineux.Derrièresonbureau,unefemmemeserralamainetm’invitaàprendreplace.Elleavaitaussibeaucoupdepapiers.Puisvintlaquestionquej’avaisleplusespérée:«Qu’est-cequivousfaitpenserquevousseriezunbonvolontaire?»Jeregardailesoletprisunegrandeinspirationentâchantdemesouvenirdecequ’avaitditmamèrequantàtouttournerenquelquechosedepositif:«Jepeuxréfléchiravecbeaucoupdeprudencedevantunesituation.Jepeuxcomprendreetrespecterladifférenceetjesuistrèscurieuxd’apprendre.»

D’autres questions suivirent. On me demanda si j’avais une relation avecquelqu’unquimemanqueraitsijepartaisàl’étranger(jen’enavaispas)etsijemeconsidéraiscommeunepersonnetoléranteauxautrespaysetauxautrescultures(jel’étais).Onmedemandaégalementcequejesouhaitaisfairecommetravailentant que volontaire, quel était celui pour lequel je me croyais le meilleur. Jerépondisque j’avaisparfoisaidédesélèvesplus jeunesà travailler leurs languesétrangères et que je serais ravi d’enseigner l’anglais. La femme sourit et écrivitquelquechosedanssesnotes.Puisellemedemandacequejesavaisdel’Europedel’Est. Je dis que j’avais étudié l’histoire de l’Union soviétique à l’école et que jeconnaissais le nom de toutes les capitales des différents pays. Elleme coupa laparolepourmedemandersicelamegêneraitdevivredansunpayspluspauvre.Jerestaisilencieuxquelquesinstantsparcequejen’aimaispasêtreinterrompu.Puisje levai la têteetdisquecelanemegêneraitpas. J’apporterais les chosesdontj’avais vraiment besoin comme des livres, des vêtements et des cassettes demusique.Àlafindel’entretien,lafemmeselevapourmeserrerlamain.Jeseraisbientôt

informédeleurdécision.Deretouràlamaison,mamèremedemandacommentças’était passé. Je ne savais que répondre : je n’en avais aucune idée. Quelquessemainesplus tard, je reçusune lettrequimedisaitque j’avais réussi l’étapedel’entretienetquel’onm’attendaitdansuncentredesMidlandspourunesemainedeformation, lemois suivant. J’étais contentd’avoir réussimais trèsangoisséaussiparcequejen’avaisjamaisvoyagétoutseulentrain.Unitinéraireétaitjointàlalettre, qui expliquait comment se rendre au centre de formation pour ceux quivenaiententrain:jel’apprisparcœur,motàmot,pourmerassurer.Quandvintlematin du départ, mes parents m’aidèrent à finir mes bagages et mon pèrem’accompagnaàlagare.Nousfîmeslaqueuetouslesdeuxpouracheterunbilletet il s’assura que c’était le bon quai avant de me dire au revoir alors quej’embarquais.C’était une chaude journée d’été. Dans le train, l’air était presque absent ou

irrespirable.Jetrouvaiviteuneplaceprèsdelafenêtre,sanspersonneàcôtédemoi.Jeposaimonsacparterreetleserraientremesjambes.Lesiègeétaitmou,quasispongieux,et,quellequesoitlaposition,jen’étaispasassisconfortablement.Je n’aimais pas le train. C’était sale, avec sur le sol des emballages vides desucreries et un journal froissé sur le siège vide en face demoi. Quand le trains’ébranla,ilyeutungrandbruit:j’eusdumalàmeconcentrersurautrechoseetjecomptaislesérafluressurlavitreàcôtédemoi.Petitàpetit,letrainseremplitde voyageurs, gareaprèsgare, et je sentaismonter l’anxiété àmesureque leurnombreaugmentaitautourdemoi.Lacacophoniedesbruits–pagesdemagazine,walkmanstropforts,soupirs,conversationsàvoixhaute,ronflements–memettaitmalàl’aiseetjepressaismesmainssurmesoreillesquandjesentaisquematêteétaitsurlepointd’éclaterenmillemorceaux.Quandletrainatteignitenfinsadestination,cen’étaitpastroptôt.J’enressentis

unsoulagementcertain,maisjem’inquiétaidemonsensmédiocredel’orientation.J’avaispeurdemeperdrefranchement.Parbonheur, jetrouvaiuntaxividedans

lequel je montai et donnai l’adresse au chauffeur. Il me conduisit en quelquesinstants devant un grand immeuble rouge et blanc entouré d’arbres, commeparsemédefenêtres,avecuneplaquequiannonçait:«HarborneHall—Centrede conférences et de formation ». À l’intérieur, onme donna un prospectus quirelataitl’histoiredulieu,unanciencouventduXVIIIesiècle.L’entréeétaitsombre,avecdespiliersdeboisbrun,desfauteuilsdecuirmarronfoncéetunescalieretunerampeenbois,enfacedel’accueil.Onmedonnaunbadgeavecmonnom–quejenedevaispasretirerpendantmonséjouraucentre.C’étaitàlafoisuneclef,lenumérodemachambreetleprogrammedeformationdelasemaine.Àl’étage,machambreétaitlumineuseetfraîche.Ilyavaitunpetitlavabodansle

coindelapièce,maislestoilettesetlesdouchesétaientsituéesdel’autrecôtédubâtiment. La pensée de devoir utiliser des sanitaires communs m’était trèsdéplaisanteetjemelevaitoutelasemainetrèstôtpourêtresûrdepouvoirentreretsortirdelasalledebainavantquequiconquenesoitlevé.Le premier jour, j’appris que l’on m’avait attribué une classe d’anglais en

Lituanie.Jeconnaissaislepaysdenom,commesacapitale:Vilnius.Onmedonnades livres et des brochures pour que je puisse en savoir plus sur le pays et seshabitants. Ensuite, une séance de rencontre était organisée, avec une douzained’autres jeunes gens qui allaient aussi être envoyés dans différents postes enEuropedel’Est.Nousnousassîmesencercle:nousavionschacununeminutepournousprésenter.J’étaistrèsnerveuxetjenepensaisqu’ànepasoublierderegarderlesgensdans lesyeuxendisantmonnomet lepaysoù j’allais.Parmi lesautresvolontaires dont je fis la connaissance, il y avait un Irlandais aux longs cheveuxbouclésquiallaitenRussie.Égalementunejeunefemmequiavaiteuunpostepours’occuperd’enfantsenHongrie.Il y avait de longues périodes creuses où nous n’avions rien à faire. Les

volontairesenprofitaientpoursocialiserdans lasallede jeux,parleret joueraubillard. Je préférais rester dans ma chambre et lire, ou aller dans la salle dedocumentation pleine de livres et de cartes pour étudier en paix. Pendant lespauses-repas,jemeprécipitaispourêtrelepremieràtableetmangerleplusvitepossibleafind’éviterquedesgenss’installentàcôtédemoi.Àlafindechaquejour,jem’asseyaistoutseulsur l’herbedes jardinscloîtrés,à l’extérieurdeHarborneHall, je regardais les arbres qui tenaient bon dans la chaleur, dressés dans lescouleurs évanescentes du ciel du soir. Jem’absorbais dansmes pensées et dansmes sentiments. J’éprouvaisde l’angoisse, bien sûr, à l’idéede ce voyage. Jemedemandais également si j’allais ou non donner satisfaction, à ce poste.Mais il yavaitautrechoseaussi:l’excitationdeprendrefinalementenchargemavieetmondestin.Cettepensée-làmecoupaitlesouffle.

~La formation comportait trois parties dont la première, consacrée au travail

d’équipe, était destinée à susciter coopération et participation. Les volontairesétaientrépartisenpetitsgroupes.Ilsdevaientconcevoirunsystèmepourretirerdes balles en plastique de couleur d’une boîte -chaque équipe avait la sienne –

selondesenchaînementsparticuliers.Quandonmedonnaitdesinstructionssimplesetclaires,jeréussissaisbienetj’étaisplutôtheureuxdefairemapartdetravail.Des exercices commecelui-làpouvaientparfoisdurerquelquesheures et leplusgranddéfipourmoiétaitderesterconcentré.On avait également organisé des groupes de discussion sur les valeurs et les

pratiquesculturellesquiétaientcenséesstimulerledébatentrenous,promouvoirlatoléranceetbattreenbrèchelespréjugés.Aprèsavoirvutousensembleunfilmsurlesdifférentestraditionsalimentairesdanslemonde,l’instructeurdemandaaugroupe son sentiment sur l’habitude qui consiste à noyer ses aliments dans lagraisse animale, de manière systématique. Beaucoup des volontaires firent lagrimace en disant que cela semblait dégoûtant. Réalisant qu’il s’agissaitprobablement debeurre (c’est effectivement à cela quepensait l’instructeur), jerépondisquejen’avaisabsolumentriencontre.Verslafindelasemaine,nousassistâmesàuneconférencesurlespaysd’Europe

del’Est,leurgéographieetleursituationpolitique.Laconférencedurauneheurependantlaquellechacunétaitcenséprendredesnotes.J’écoutais,maisn’écrivaispas.Leconférenciermedemandaàuncertainmomentpourquoijeneprenaispasdenotes.Jerépondisquejepouvaismesouvenirdetoutcequ’ilavaitditetquejeprenaisdesnotesmentales,dansmatête.J’avaistoujoursfaitainsi, j’avaispassémesexamensàl’écoledecettefaçon.Ilmeposaplusieursquestionspourmetesteretilneparvintpasàmeprendreendéfaut.Deretouràlamaisonaprèslaformation,j’attendislaconfirmationdemonposte

enLituanie.Jereçusbientôtunpaquetavecdesnotes,descartes,desnoms,desnuméros de téléphone, une accréditation, le détail de mon poste et mon billetd’avion.Mesparentsétaienttrèsangoisséspourmoietsedemandaientsi j’allaispouvoirréussiràvivreloindelamaison,silongtemps.Maismoi,j’étaisseulementtrèsexcitéàl’idéedefairecequejeconsidéraiscommeungrandpasenavantdansma vie. J’avais du mal à le croire, mais à presque vingt ans, je déménageaifinalementàmilletroiscentskilomètresdechezmoi.

~LarépubliquedeLituanieestl’undestroispaysBaltes,entouréparlaLettonie

au nord, le Belarus au sud-est, la Pologne au sud et l’enclave de Kaliningrad(Russie)ausud-ouest.En1940,pendant laSecondeGuerremondiale, laLituaniefut annexée par l’Union soviétique. Puis les Allemands l’envahirent et l’Unionsoviétiquenelarécupéraqu’en1945.Ledimanche11mars1990,laLituaniefutlapremièrerépubliquesoviétiqueàproclamersonindépendance.L’arméesoviétiquetentad’yrépondre–ilyeutnotammentunincidentdansl’immeubledelatélévisiondeVilnius,quifitplusieursmortsdanslapopulation–envain.En2004,laLituanieestdevenuemembreàpartentièredel’OTANetdel’Unioneuropéenne.Dans le taxi pour l’aéroport, je regardais les voitures qui passaient et je les

comptais.Matêtemefaisaitmaletjemesentaismalade.Jenepouvaispascroirequejeneverraispasmafamillependanttouteuneannée.Avantdepartir,j’avaispromisàmamèrede lui téléphoner toutes les semainesen lui faisant le compte

rendu de mes progrès et de mon alimentation. À l’embarquement, tout étaitétonnammentcalme–nousétionsenoctobreetlesvacancesd’étéétaientloin–etjen’euspasdeproblèmesàfaireenregistrermesbagagesetàpasserlescontrôlesde sécurité. Après une longue attente, que je passai à faire les cent pas et àregarderl’écranquiannonçaitlesdéparts,monvols’inscrivitenfinetjecourusàlaporte d’embarquement pour monter dans l’avion. Il était à moitié vide, et jeressentisungrandsoulagementquandjevisquejen’avaispersonneàcôtédemoi.Jemecalaidansmonsiègeetrelus lesnotesque lecentrede formationm’avaitenvoyées, m’entraînant à voix basse à prononcer le nom des gens et des lieux.Personnenemedérangeapendantlevoletenarrivantjevérifiaiquej’avaisbienmon appareil photo : l’hiver allait venir et j’avais l’intention de beaucoupphotographierlaneige.Àladouane,iln’yavaitpasunelonguefiled’attenteetlespoliciers,habilléstout

en noir, se contentaient d’observer les voyageurs. Mon passeport fut contrôlé,tamponnéen rougedesmots LietuvosRespublika (République de Lituanie) et jepassai.Aprèsavoirrécupérémesbagages, je fusaccueillipar lecoordinateurdel’organisationpourlespaysBaltesquimeconduisitàmonappartement,àKaunas,ladeuxièmevilledeLituanie,aucentredupays.L’immeubleétaitenbétonetenmétal,avecun jardinpotagerqu’entretenaient

seshabitants–tousentre70ou80ans.C’étaitunquartiercalme,loindesgrandesartères et de la circulation. On me présenta au propriétaire, un homme auxcheveux argentés, Jonas, quim’expliqua enmauvais anglais les règles de vie del’immeubleetcommentfairedeschosessimples–monteroubaisserlechauffage,par exemple. Il me laissa son numéro de téléphone en cas d’urgence. Lecoordinateurmeconfirmal’adresseducentreoùj’allaistravailleretmedonnadesinstructions écrites pourm’y rendre en trolleybus. Nous étions vendredi, j’avaistoutleweek-endpourm’installer.Mon appartement était étonnamment spacieux et comportait une cuisine, un

salon,unesalledebainetunechambre.L’intérieurétaitdécorédetissuslourdsetsombres,cequilerendaitsouventsinistre,lesjourssanssoleil.Lacuisineavaitunvieuxfour,desplacardsetunréfrigérateur.Surlesmurs,descarreauxblancs,dontcertainsébréchés.Danslesalon,ilyavaittoutunpanneaudephotosetd’objetsquiappartenaient à la famille de Jonas, ainsi qu’une petite table, un canapé et unetélévision.Danslasalledebain,jetrouvaiunedoucheetunemachineàlaver,unluxeàcetteépoqueenLituanie.Machambreétaitdebonnetaille,avecunegrandearmoire,unetable,unechaise,unlitetuntéléphone.Ceseraitdoncmonrefugepourcesneufprochainsmois.Pendantleweek-end,j’étaistropangoissépourquitterl’appartementetexplorer

lesalentours.Jem’occupaiàdéfairemesbagagesetàm’habituerauxdifférenteschosesdel’appartement.Jeregardaiunpeulatélévisionetjecomprisbientôtquelaplupartdesémissionsétaientaméricaines, seulement sous-titréesen lituanien.Dans lacuisine, Jonasm’avait laissé l’essentiel :du lait,dupain,descéréales. Jen’avaisjamaisdûmefaireàmanger,avant,etjecommençaipardessandwichesetdesbolsdecéréales. Ilme faudraitbientôt toutmoncouragepourmonpremier

voyageencentre-ville.Le lundimatin, jemeréveillai tôt,prisunedoucheetenfilaiunépaismanteau

avecuneécharpe.Il faisaitdéjàtrèsfroid,bienquel’hivernesesoitpasencoreinstallé. Une petite marche m’amena jusqu’à la rue principale du quartier. Lecoordinateurm’avaitditquejepouvaisacheterdesticketsdetrolleybusdansleskiosques à journaux qui émaillaient les trottoirs des grandes villes lituaniennes.Ayantapprisparcœurlecontenudemonmanueldeconversationlituanien–donnéparlecentreavecmonkitdevolontaire–jedemandaivieną,troleibusųbilietą,(unbilletdetrolleybus)et l’onmedonnaunpetit ticketrectangulaireenéchangedequelqueslitas(lamonnaielituanienne).Lebussetraînaitsurtoutelarue,longueetescarpée,s’arrêtantpresqueàchaqueminutepour laissermonterdesvoyageurssupplémentaires.Ilyavaitdeshommesencapeetenlourdsmanteauxdefourrure,des jeunes femmes avec des enfants à chaque bras et de toutes petites vieillesdamesaveclatêtecouverted’unfoulardetd’innombrablessacsplastiquesàleurspieds.Avecsipeudesiègesetsipeud’espacepoursetenirdebout,lebusdevintrapidementirrespirable.Jemesentaismaladeetconfus,cherchantdel’aircommesi jeme noyais dans unemer humaine. À l’arrêt suivant, jeme levai d’un coup,frappantquasimentunhommeprèsdemoi,et jeme frayaiunchemin, la têteenavant, vers l’air pur et libre. Je tremblais, j’étais en sueur et j’eus besoin deplusieursminutespourmecalmer.Jemarchaitoutlerestedutrajet,montantlaSavanoriuProspectas(avenuedes

Volontaires)jusqu’aunuméro1,ungrandimmeubledebétonbrun.Jemontaideuxétages – lesmarches étaient elles aussi en béton – et je sonnai à la porte quis’ouvritsansprévenir.Unepetitefemmetrèsmaquillée,avecbeaucoupdebijoux,m’accueillitenbonanglais:«Bienvenue!VousdevezêtreDaniel?Entrez,jevousenprie.Commenttrouvez-vouslaLituanie?»Jerépondisquejen’enavaispasvugrand-chose.Lafemmeseprésenta:Liuda,ladirectriceetfondatriceducentre.LecentredeLiudas’appelaitleSocialiniuInovacijuFondas(Fondsd’Innovation

sociale), une organisation non gouvernementale pour les femmes sans emploi etsansressources.BeaucoupdeLituaniensavaientperduleuremploiaprèslafindel’Unionsoviétiqueetl’idéeluiétaitvenuedecréeruneorganisationpouraiderlesfemmescommeelledanslenouveausystèmeéconomique.Lesvolontairesfaisaientleplusgrostravailetleurrôleétaitessentielàlasurvie

du centre. Comme moi, certains venaient de l’étranger, proche ou lointain : jepréparais par exemple mes cours d’anglais avec Neil, un volontaire américainseptuagénaire,del’AmericanPeaceCorps.Ilaimaitévoquersessouvenirspendantlespauses-café,meracontantcommentilavaitconstruitsamaisonauxÉtats-Unisetlemobile-homequ’ilavaitachetéavecsafemmepourvisiterlescinquanteÉtatsdel’Unionpendantleurretraite.L’autreprofesseurducentres’appelaitOlga,unefemmerusseavecdescheveux

rouxetbouclés,etdeslunettesteintées.Quandelleparlait,jepouvaisvoirsesdeuxdentsenoràchaquecoindesabouche.Olgacomprenaitmonangoisseàl’idéedevivre dans un environnement complètement différent et m’expliqua qu’il était

normal d’éprouver le mal du pays ou de me sentir nerveux au moment decommencerquelquechosedenouveau.J’appréciaisbeaucoupsesbonnesparoles.Monrôledevolontaireprenaittoutsonsensdans lasalledeclasse.Lecentre

fournissait quelques cahiers et quelques feuilles de papier, mais les autresressourcesétaientréduitesetjepouvaisorganisermoncourscommejel’entendais,ce qui me convenait très bien. Les femmes qui assistaient à mon cours étaientd’âges, d’origines et d’éducations différentes, et jamais plus de douze, ce quisignifiaitquelesétudiantesseconnaissaienttoutestrèsbienetquel’atmosphèreétaittoujoursdétendueetamicale.Audébut,jefustrèsnerveuxàl’idéed’êtrefaceàmesélèvesetdedirigerlaclasse,maistoutlemondefuttrèsgentilettrèspositif.Jedevinsbientôtdeplusenplussûrdemoidansmonnouveaurôle.C’estpendantcescoursquejerencontraiunepersonnequiallaitdevenirl’unede

mesamieslesplusproches,unefemmeentredeuxâges,Birute.Elleavaittravaillécommetraductriceetsonanglaisétaitdéjàbon,maisellemanquaitdeconfianceenelleetavaitchoisicecourspours’entraîner.Aprèslaclasse,ellevenaitmeparleretmedemandercommentjetrouvaislavieenLituanie.Unjour,ellemedemandasije voulais un guide pourme faire visiter les alentours. Jusque-là j’avais été tropangoissé à l’idée de m’aventurer seul dans les rues et j’acceptai avecreconnaissance.NousremontâmeslagranderuepiétonnedeKaunas,LaisvesAleja(avenuedela

Liberté),longuede1621mètres,danslecentre-ville.Àuneextrémitédel’avenue,l’égliseSaint-Michel,uneconstructionsurmontéeparungranddômebleu,avecdescolonnesblanchesquibrillaientetluisaientausoleil.L’égliseavaitétéunegaleried’art pendant la période soviétique et n’avait été rendue aux fidèles qu’àl’indépendancedupays.Àl’autreboutdel’avenue,Birutememontralavieillevillede Kaunas avec ses rues pavées et son château de briques rouges, la premièreforteressedupays,quidataitduXIIIesiècle.Chaquejour,auxenvironsdemidi,aprèslecoursdumatin,Birutem’attendaitet

nousallionsdéjeunerensembledansunecantinelocale.Desrituelscommecelui-cim’aidèrentàmesentirchezmoidansmanouvellevie,endonnantàchaquejournéeuneformesolideetprévisiblequimerendaitheureux.Lacantineétaitensous-sol,maléclairéeetàmoitiéremplie.Lanourritureétaitabondanteetnecoûtaitrien,incluantbeaucoupdeplatstraditionnelslituaniens,commelasoupedebetteraveàla crème avec des petits pâtés à la viande.Mes habitudes alimentaires avaientbeaucoupchangédepuisl’enfanceetdésormaisj’aimaisdeschosestrèsdifférentes.Quandiln’yavaitpasdecoursl’après-midi,nousnousrendionsdansunrestaurantdelaLaisvesAleja.Monplatfavoriétaitleplatnationallituanien,leCepelinaiainsiappeléàcausedesa ressemblanceavecunZeppelin. Il s’agissaitdepommesdeterrerâpéesetdemorceauxdeviandebouillieservisavecdelacrèmecaillée.MonamitiépourBirutes’approfonditavecletemps.Ellemontraittoujoursune

grandepatienceetbeaucoupdecompréhension.Ellem’écoutaitetmedonnaitdesconseils et des encouragements. Je ne sais pas comment j’aurais survécu enLituanie sans elle. Quand quelques femmes du centreme dirent qu’elles avaient

besoin de plus de coursmais qu’elles ne pouvaient pas se les payer, j’eus l’idéed’organiserchezmoiuneséancedeconversationhebdomadairequeBirutem’aidaàorganiser.Lesfemmesapportaientdespetitsgâteauxetnouspréparionslethéetlecafé,puischacuns’asseyaitsurdeschaisesoudanslecanapéetcommençaitàparlerenanglaisdetoutetderien.Unsoir,Birutenousmontradesdiaposdesesvacancesetlegroupediscutadesespropresexpériencesdevoyages.Fréquemment,lesfemmesdemoncoursetducentremedemandaientsij’avais

desamisdemonâge.LadéléguéedeLiuda, Inga,meprésentaà sonneveu,quiavait trois ans de moins que moi, et nous encouragea à nous fréquenter. Peterparlait bien anglais, il était plutôt timide et très poli. Nous allâmes au cinémaensemblevoirdesfilmsaméricains.Quandlesonétaittropfort,jemebouchaislesoreilles,cequ’iln’ajamaissembléremarquer.Ilyavaitd’autresvolontairesanglaisdanslepaysetnousétionsincitésàgarder

contactpouravoirdusoutienencasdebesoin.Unautrevolontaire,Vikram,avaitterminé un diplôme de droit à l’Université avant de se rendre compte qu’il nevoulait pas être avocat. Nous n’avions pas grand-chose en commun – il parlaitbeaucoupdefootballetderock,etd’autresthèmesquinem’intéressaientpas–etnos conversations étaient souvent ponctuées de longues périodes de silence. J’aitoujourstrouvétrèsdifficiledesouteniruneconversationsurunsujetquim’ennuie,commesilesmotsnevoulaientpassortir.Denise, une autre volontaire, était une grande femme mince, galloise, d’une

trentaine d’années, très énergique dans ses actes et ses paroles. Elle habitait àVilnius et invita un jour les volontaires de Kaunas à venir visiter la ville. Nousvoyageâmes en bus – je me mis tout au fond pour ne pas être cerné par lespassagers – jusqu’à la capitale, pendant une heure cahotante. Vilnius était trèsdifférentedeKaunas–lesgensymarchaientplusviteetonyvoyaitbeaucoupdeconstructionsrécentesenmétaletenverrequibrillaient.L’appartementdeDeniseétaitpropreetpeintdecouleursvives,avecduparquet.Leschaisesdelacuisineétaientenboisavecdesdossiersarrondiscommedescollines.J’aimaispassermamaindessus,ilsavaientunetexturelégèrementgrumeleuseettoilée.Nousbûmesduthéetmangeâmesdesgâteaux,enregardantlesphotosqueDeniseavaitprisesjusque-là.J’aimaislamanièrequ’avaientlesautresvolontairesdem’encourageràparticiperàleursconversations,sansjamaismemontrerquej’étaisdifférent.Lesvolontairesavaientchacunleurproprepersonnalitéetétaienttoustrèsouvertsettrèsamicaux.Lavolontaire laplusexpérimentéeétaitunefemmeanglo-indienne,Gurcharan.

Elleavaitdescheveuxépaisetbouclés,etportaitdessarisdecouleurvive.SonappartementétaitprochedumienàKaunasetellevenaitrégulièrementavecdessacs remplis de linge pour utiliser ma machine à laver. En retour, Gurcharanm’invitait à sonappartementaprès lescours,pourmangeretdiscuter.Lesmursdespiècesétaienttousdécorésdephotosd’Indeetlatabledusalonétaitcouvertede bougies et de bâtons d’encens. Gurcharan parlait très vite et parfois je latrouvaisdifficileàsuivre.Elleétaittrèsouverteetmeparlaitbeaucoupdesaviepersonnellepourm’inciteràfairedemême.Jen’avaispasdeviepersonnelleetje

nesavaispasquoidire.Quandellemedemandasi j’avaisunepetiteamie, j’aidûrougir car elle me demanda juste après si j’étais gay. D’une certaine façon, lasuccessionrapidedesquestionsavaitquelquechosed’intrusif,commeleplic-ploccontinudelapluiesurmoncrâne,etilmefallutdutempspourluirépondre.Ellemesouritenretouretmedemandasij’avaisdesamisgays.Jesecouaiencoreunefoislatête.Dans l’unedesbrochuresque le centre avait remises aux volontaires avant le

départ, ilavaitunelistedenumérosutilesquejegardaisprèsdemontéléphone.MaconversationavecGurcharanmepoussaàappelerl’undesnuméros,celuid’uneassociationgayenLituanie,etàprendrerendez-vousavecl’undesesmembres,àl’extérieurdelaville,aprèsmajournéedetravail.J’étaisfatiguédenepassavoirqui j’étais,decesentimentd’êtredéconnectéd’unepartiedemoidont j’avaiseuconsciencetrèstôt.Cecoupdefilfutl’unedesdécisionslesplusimportantesdemavie.Lelendemain,pendantmescours,jesentaismonpoulsquibattaitetjenepusrienavaler.Plustard,marchantdanslarueversl’hôteldeville,jetremblaissansarrêtetj’eustouteslespeinesdumondeànepasfairedemi-tourencourant.Enapprochantdulieuderendez-vous,jevisquelapersonnequejedevaisrencontrerétaitdéjàarrivéeetm’attendaitcalmement.Ilétaitgrandetmince,etportaitunevestenoirequis’accordaitàlacouleurdesescheveux.Vytautas – un nom très répandu en Lituanie – avait mon âge et était très

heureuxderencontrerunBritannique.Sonanglaisétaittrèsbonparcequ’iladoraitregarderdesfilmsetdesémissionsdetélévisionaméricains.Ilm’invitaàluirendrevisite,àluietàsonami,Žygintas,chezeux,leweek-endsuivant.J’acceptai.Commeje n’aimais pas la foule des trolleybus, ils vinrent me chercher en voiture pourtraverserlaville.Dansleurappartement,ilyavaitbeaucoupdechoses–ungrandécrandetélévision,uneplatinelaser–quiétaientrelativementraresenLituanie,àl’époque,ŽygintasadoraitlamusiqueanglaiseetilavaitbeaucoupdeCDqu’ilmitpourmoi. Pendant le repas, nous discutâmes de leur vie respective —Vytautasétait étudiant et Žygintas travaillait dans un cabinet dentaire. Ils s’étaientrencontrés grâce à l’association et sortaient ensemble depuis plusieurs années.Danslessemainesquisuivirent,jeleurrendisvisiterégulièrementpourparlerdel’actualité, manger et écouter de la musique. Il faisait toujours nuit quand jerepartais et, bien que Žygintas soit toujours inquiet pour ma sécurité et offretoujours de me raccompagner, je préférais marcher dans le silence, dans leslonguesruesvideséclairéesparlalune.Gurcharan, très curieuse de cette amitié avec Vytautas et Žygintas voulut les

rencontrer.Elleproposadenouspréparerunrepaschezelleetnousacceptâmesjoyeusement.Quandlesoirarriva–c’étaitl’automne,ilfaisaitfroid–,ilnousfallutplusieurs minutes pour enlever les manteaux, les chapeaux, les écharpes et lesgants.Gurcharanétaitdanslacuisine,occupéeàpréparerplusieursplatsenmêmetemps,l’odeurdesépicesremplissaitlapièceetaiguisaitnotreappétit.Lalumièreattardée du jour s’évanouit rapidement et fut remplacée par la lueur chaude etintermittentedesbougiesdisposéessurlesétagèresetsurlesboîtes.Onremplitles verres de vin et la nourriture fut disposée tout autour de la table dans des

assiettes. Il y avait plusieurs currys de légumes et de viande, avec du riz.Gurcharansemontrabavarde,commetoujours,etposadesquestionsàVytautasetà Žygintas pendant tout le repas. J’essayai du mieux que je pus de suivre laconversationenmangeantladélicieusecuisinedeGurcharan,maislaplusgrandepartiedel’échangenem’intéressaitpas.Aprèsavoirfinidemanger,jeprisunlivresuruneétagèreetcommençaiàlire.JefusgênéquandGurcharans’exclamaquec’étaittrèsimpoli.Jen’avaispascomprisquej’étaisgrossier.Justeàcemoment-là,alors qu’il finissait son assiette, Žygintas s’arrêta d’un coup et cria un mot enlituanien qu’il nous traduisit tout de suite en anglais : «Une souris ! Tu as unesouris ! » Il nousmontra l’endroitde la cuisineoùelle venaitd’apparaîtreetdedisparaître,justedevantlui.Gurcharansouritlégèrementetditseulement:«Oui,jesais.»Ellen’avaitaucunproblèmepourvivreavecunesouris,nousdit-elle,elleavaitdéjàvécuavecunesourisenAngleterre.Tantqu’ellene ladérangeaitpas,ellenevoyaitpasderaisonsdes’eninquiéter.Jen’avaisjamaiseulachancedevoirunesourisdesiprèsetj’étaisdéçudel’avoirratée.Laconversationrepritet,cettefois, personne ne sembla s’offusquer quand je repris ma lecture. À la fin de lasoirée, Gurcharan s’approcha pour nous embrasser. Comme j’hésitais, elle metendit lamain etme la serra fort. Elle savait que j’étais différent et ellemeditqu’elleétaitfièredemoietdesrisquesquejeprenais.

~Environ une semaine plus tard, j’étais dans la cuisine demon appartement en

traindeme fairedes sandwichesquand je remarquaiunpetitmouvement sur lemurcarrelé,devantmoi.Enmerapprochant, jevisquec’étaitun insecteque jen’avaisjamaisvuavant.Lelendemain,aucentre,jedemandaisàBirutecequ’ilenétait. « C’est un tarakonas »,dit-elle en cherchant pendant quelques instants latraductionanglaise:«Uncafard.»Lesinsectes–commejel’apprisbientôt–sontunproblèmerécurrentdansbeaucoupd’immeublesanciensenLituanie.Jonasétaitdésolé et promit de s’en occuper. Cependant, tout l’immeuble était infesté et,comme mes voisins étaient des personnes âgées, cela prendrait du temps. Enattendant,Jonasmedonnaunvaporisateur.Jen’aimaispastroplescafards,mêmesi je les trouvais amusants quand j’en voyais un qui tentait d’écouter uneconversationouderegarder la télévision.Quand j’évoquai leproblèmeavecmesparentsaucoursdel’undemescomptesrendusréguliers,ilsfurentmécontentsetjedus lesrassurerquantà lapropreté irréprochabledemonappartement,àmasantéetà lacéléritéavec laquellemonpropriétaireallait traiter leproblème. IlfallutplusieurssemainesàJonaspourquel’immeublesoitentièrementtraité–etmême après cela, les cafards persistèrent, ponctuellement, réapparaissant detempsentemps.L’hivers’installainexorablementdanslesmoisquisuivirent,avecsesimportantes

chutesdeneigeetunfroidrudedanstoutlepays.Lestempératurestombaientlanuit à -30° à Kaunas. Mon appartement n’étant pas situé dans un immeublemoderne, s’avéra médiocrement isolé et difficile à chauffer. J’empruntai unradiateurà l’undes travailleursvolontairesducentrequi venaitd’enacheterunneuf et qui était content de me le céder. Je l’installais dans le salon quand je

regardaislatélévisionouquejelisais,puis,lesoir,jeledéplaçaisdanslachambrepourdormir.AprèsuneinterventiondeBiruteàquij’avaisexpliquémesproblèmes,Jonascolladesisolantsautourdelaporteetdesfenêtres.Àl’exceptiondecefroidsévère, j’adorais l’hiver : la sensation craquante de s’enfoncer dans plusieurscentimètres de neige fraîche sur le chemin du centre, et cette vision d’un blancbrillant toutautourdemoi.Lanuit, j’enfilaisparfoismonmanteauetmesbottespour aller marcher dans les rues silencieuses pendant que les flocons de neigetourbillonnaientautourdematête.Jem’arrêtaissousunréverbèreallumé,jetaismatêteenarrière,écartaislesbrasetmemettaisàtourner,ettournerencore,surmoi-même.Endécembre,alorsqueNoëlapprochait,lesfemmesducentremedemandèrent

quellesétaientmesintentionspourlesfêtes.JeréalisaiqueceseraitmonpremierNoëlloindemafamilleetqueceseraitunmomentparticulieràpartageraveclesautres.L’unedemescollèguesducentre,Audrone,insistapourquej’aillepasserlesfêtesavecelleetsafamille.EnLituanie,lesoirdeNoëlestplusimportantquelejour de Noël, et sa préparation nécessite des heures de travail. La maison estnettoyée,chacunselaveets’habilledefraisavantlerepasdusoir.Audroneetsonmari vinrent me chercher en voiture. En arrivant, je remarquai que le marid’Audroneétaitexceptionnellementgrand–prèsdedeuxmètres.Ilmerappelaitlechiffre9.Jerencontrailefilsd’Audroneetsamère.Toutlemondemesouriaitetsemblait

content deme rencontrer. Le couloir qui menait au salon était sombre, long etétroit,maisensortantdecetobscurtunnel,jefussoudainassaillipardescouleursetdeslumièresbrillantes.Unegrandetableaucentredelapièceétaitrecouverted’unenappedouceavecdesbrinsdepailleendessous.Onm’expliquaquec’étaitpour nous rappeler que Jésus était né dans une étable et que son berceau étaitgarni de foin. Il y avait douze plats sans viande sur la table (leur nombrecorrespondaitauxdouzeapôtres),dontduharengsalé,dupoisson,unesaladedelégumesd’hiver, despommesde terrebouillies, du chou, dupain, dugâteauauxairellesetdulaitauxgrainesdepavot.Avantlerepas,lemarid’Audronedonnaàchacun,ycomprismoi,unegaufrettedeNoël.IloffritalorssagaufretteàAudronequienpritunmorceauavantdelafairepasseretdedonnerlasienneàsonmari.Nousfîmestousdemêmejusqu’àcequechacunaitunmorceaudelagaufrettedesautres. Il n’y avait pas d’ordre particulier dans la succession des plats,mais onm’expliqua qu’il était d’usage de manger un peu de tout. Chacun symbolisaitquelquechosed’importantpourl’annéeàvenir:lepain,parexemple,représentaitl’abondancepour lesmoisàvenir ; lespommesdeterre, l’humilité.Monpréféréétaitlelaitdepavot–aguonupienasenlituanien–serviavecdespetitsbeignets.Lelaitétaitpréparéavecdesgrainesdepavotébouillantéesqu’onmélangeaitavecdel’eau,dusucreoudumieletdesamandes.Pendantlerepas,Audronem’expliquacertaines croyances lituaniennes à propos de Noël. Par exemple, on croit qu’àminuit, le jour deNoël, l’eau des torrents, des rivières, des lacs et des puits sechange en vin, même si ce n’est que pour un instant. À minuit également, lesanimauxpeuventparler,mêmesilesgensn’ontpaslecouragedefairel’effortde

lesentendre.Lejoursuivant, le25décembre, lafamillem’emmenadansunparcenneigéetnousparlâmesenmarchantsurlesbordsd’ungrandlacgelé.CefutunNoëldontjemesouviendrai.

~L’une des expériences les plus gratifiantes demon séjour en Lituanie futmon

apprentissage de la langue lituanienne. Quand je dis pour la première fois auxfemmes de mon cours que je souhaitais l’apprendre, elles restèrent perplexes :pourquoi voulais-jedoncapprendreune langue sipeu répandueet sidifficile ? IlétaitcertesvraiquebeaucoupdeLituaniensparlaientassezd’anglaispourquejen’aie pas à apprendre le lituanien. De fait, aucun des autres volontairesbritanniquesnepouvaitdireplusdequelquesmots.YcomprisNeil, levolontairedesUSPeaceCorps.C’étaitconsidérécommetrèsbizarrequ’unétrangerévoqueseulement le souhait d’apprendre le lituanien. Néanmoins, c’était la langue quej’entendaistouslesjoursautourdemoietjesavaisquejemesentiraisbienplusàl’aisesijepouvaism’adresseràmesamis,mesétudiantsetmescollèguesducentredansleurlangue.Birute était plus qu’heureuse deme venir en aide. Elle était très fière de sa

langueetadoraitlaparleravecmoi.J’écrivaislesmotssurunpapierpourm’aideràlesvisualiseretjelusdeslivrespourlesenfantsquelesfillesdeBiruteavaientlus quand elles étaient plus jeunes. Birute m’apprit également une comptinepopulairelituanienne:

ManoBataibuvoduVienasdingo,nerandu.AšsuvienubatukuNiekureitinegaliu

Ce qui signifie : « J’ai deux chaussures, j’en ai perdu une. Je ne peux pas latrouver.Avecuneseulepetitechaussure,jenepeuxallernullepart!»Aprèsquelquesjoursd’apprentissage,jefuscapabledeconstruiremespropres

phrases,àlagrandesurprisedeBirute.Etaprèsquelquessemaines,j’étaiscapablede converser facilement.Mes collègues du centre, à qui j’avais demandé demeparler le plus possible en lituanien,m’aidaient beaucoup. Tous les gens à qui jeparlaismecomplimentaientpourmonbonlituanien,ycomprisl’undemesvoisinsâgésqui fut particulièrement étonnéqu’un jeuneAnglais puissediscuter avec luidanssaproprelangue.Cefutégalementungrosavantagelorsquejefusinvitéavecd’autres volontaires pour un repas au restaurant. Le serveur ne comprenait pasl’anglais, au grand désarroi des volontaires, et je traduisis notre commande enlituanien. Cela ne me gênait pas d’être à l’occasion l’interprète des autresvolontairesparcequejetrouvaisl’expériencetrèsintéressanteetquec’étaituneoccasionsupplémentairepourmoidepratiquermestalentslinguistiques.Une fois, je fusmêmepris pour unLituanien.Rentrant un jour du centre à la

maison,unhommequicherchaitsadirectionvintversmoi,insistantmêmequandjeluirépondisenlituanienquejeneconnaissaispasl’endroit.Àuncertainmoment,je

m’arrêtai et lui dis : « Atsiprašau, bet tikrai nežinau. Aš nesu Lietuvis. Esu išAnglijos.»(«Excusez-moi,maisjenesaisvraimentpas.Jenesuispaslituanien.Jeviens d’Angleterre. ») Ses yeux s’ouvrirent grand comme des soucoupes et ils’excusa.

~Auprintemps,j’étaiscomplètementinstallédansmavielituanienne.J’avaispetit

àpetitmisenplaceuneroutinequim’apportaitpaixetsécuritéetquim’aidaitàfairefaceauxchangements.Tôtlematin,justeavantleleverdujour,jemelevaispourenfilerdesvêtementschaudsetmepromenerdans legrandparcpeuplédechênes.Lesarbresétaientgrandscommes’ilsessayaientd’atteindrelecieletmerassuraientàchaquefoisquejefaisaismapromenade,avantmajournéedetravail,selonunitinéraireimmuable.Rentréchezmoi,jeprenaisunedoucheetm’habillaispourallertravailler,jemarchaisdanslalongueruemontantequimenaitaucentreoùjem’asseyaisunpeupourboiremoncafépendantquelesfemmesautourdemoiéchangeaientdesragotsetdeshistoirespersonnellesquinem’intéressaientpas.Neil souffrait depuis Noël d’un fort mal de dos que les nombreux médecinsconsultés n’avaient pas su résoudre. Il rentra finalement auxÉtats-Unis se fairesoigneretpourpalliersonabsence jerécupéraisaclasse.Désormais, jedonnaisdescoursd’anglaismatincommeaprès-midi,presquetouslesjoursdelasemaine.Ilyavaiteud’autreschangementsentre-temps:lemarideBiruteétaittombétrèsmaladeetelleavaitdûarrêterlescourspours’occuperdelui.Lemidi,jerestaissouvent au centre et mangeais des sandwiches que j’avais préparés la veille.Quelquefois, j’allais déjeuner dans un café avec Žygintas, qui travaillait dans lecentre-ville.Aprèsletravail,j’achetaisdesbâtonnetsdepoissonsurgelés,dupain,dufromageetquelquesautresalimentsdebaseavantderentreràlamaisonpourpréparer et manger mon dîner, lire et regarder la télévision avant d’aller mecoucher.Celanemegênaitpasdevivreplussouventtoutseul,mêmesiBirutememanquaitetquej’espéraislarevoirtrèsvite.L’été, letravailaucentreseréduisitcommepeaudechagrinquandmesélèves

partirentavec leurs famillespourde longuesvacances sur lacôte.La familledeŽygintas,commebeaucoupdeLituaniens,avaitunemaisondecampagneetm’invitaàpasserlevoir.Ilmedonnadesinstructionspourprendreunbusquipassaitprèsdechezmoietme fixaunpointderendez-vousoù ilviendraitmechercherpourfaire la dernière partie du trajet. Le bus était vieux et nous secouait beaucoup.Très vite, nous quittâmes la ville et la voie rapide pour nous aventurer sur delongues routesde campagneboueuses, bordéesd’arbres et de champs.Žygintasm’avait indiqué le nom de l’arrêt, mais je ne le voyais nulle part et j’étais tropnerveuxpourdemanderauxautrespassagers.Jerestaiassis,j’attendisetj’espérai.Àunmoment,lebuss’arrêtadansunendroitentourédemaisonsenbois.C’étaitlepremierarrêtdepuisunedemi-heure,etjeréunistoutmoncouragepourmeleveret expliquer en lituanien que j’étais perdu. Les trois autres passagers meregardèrent sans répondre, de sorte que je descendis du bus en comptantintérieurement–parcequejetremblaisetquejenesavaispasquoifaire.Puis,lechauffeurvintmevoiret,sansdireunmot,memontralalistedeshorairesdubus

aveclesarrêts.Lenomquem’avaitdonnéŽygintasn’yfiguraitpas.Jejetaiuncoupd’œilàmamontre:j’avaisuneheurederetard.J’allaijusqu’àlapremièremaisonexpliquerenlituanienlasituationàunefemmequisetenaitderrièreuncomptoir.Ellesecoualatêtesansrépondre.J’essayaiencore,répétantenlituanien,maisellesecouaencoreunefoislatête.Endésespoirdecause,jetentail’anglais:«Doyouhaveatelephone?»demandai-je.Aumot«téléphone»,elleopinasoudainetm’enmontraunnoirdansuncoin.JemeprécipitaipourappelerŽygintas.«Oùes-tu?»medemanda-t-iletjeluidonnailenomquiétaitinscritsurleshoraires.«Commentas-tufaitpourteretrouverlà-bas?»s’exclama-t-ilavantdecontinuer:«Attends-moi, je viens te chercher. » Une demi-heure plus tard, il m’emmena jusqu’à samaison.Surlaroute,Žygintasm’expliquaquej’avaisatterridansunepartiedelacampagne lituanienne exclusivement habitée par des russophones qui necomprenaientpaslelituanien.Leretardabrégeamonséjour,maisjerencontrailafamilledeŽygintasetarrivaijusteàtempspourunbarbecuesuivid’unebaignadedanslarivièrevoisine.Birute,elleaussi,avaitsouhaitéquejevienneluirendrevisitedanslamaisonde

campagnefamiliale.Ellevoulaitquejerencontresasœurquiétaitpoète.Alorsquenousbuvionsnotrecafé,cettedernièrerécitaquelques-unsdesespoèmesetaprèsnousmarchâmessur lesbordsd’un lacà l’eauclaireetbleue. Iln’yavaitaucunnuagedans leciel, lesoleilbrillaitet la lumièresemblaitpétillerà lasurfacedel’eau.Commelajournéeseterminait,Birutemedemandadel’accompagnerpourcontempler le coucher de soleil. C’était notre première rencontre depuis dessemaines,maisaussiladernièrecarmamissiontouchaitàsafinetqu’ilétaittempspourmoiderentreràlamaison.Birutemeditquenotreamitiésignifiaitbeaucouppourelle,enparticulierparcequecesderniersmoisavaientétédifficilespourelle.Elle sentait que j’avais fait de gros progrès. Je le savais et j’avais senti depuisquelquetempsquecen’étaitpasseulementmavieaujourlejourquiavaitchangéavecmonséjourenLituanie.J’avaismoi-mêmechangéet,d’unecertainemanière,jem’étais renouvelé.Nous étions assis tous deux, en silence, regardant le soleild’étéquisecouchait,maisnoscœursn’étaientpaslourdsparcequenoussavionsquesiuneaventureseterminait,uneautreallaitcommencer.

8

AMOUREUXCen’estjamaisfacilededireaurevoir,enparticulieràunpaysquiestdevenule

vôtreloinduvôtre–cequelaLituanieétaitpourmoiaprèsuneannée.C’étaitunechaude journéede juilletet jeremontaipour ladernière fois l’avenuequimenaitjusqu’au centre. Liuda et les autres volontaires s’étaient réunis dans la salle declassepourmesouhaiterbonvoyage.Jeremerciaichacund’entreeux,enlituanien,pour leur aide et leur gentillesse enversmoi. liudam’offrit un journal illustré etrelié de cuir comme cadeau d’au revoir et me dit qu’elle espérait que je lerempliraisdemesnouvellesidéesetdemesaventuresfutures.Unepartiedemoiétaittristedepartir,maisjesavaisquej’avaisaccomplitoutcequejepouvaisfaireici–personnellementcommeprofessionnellement–etqu’ilétaittempsdepartir.Levolderetourn’enfinissaitpas.Jepassaiunepartieduvoyageàlireetàrelire

lalettrequem’avaientenvoyéemesparentsunesemaineplustôt.PeuaprèsmondépartpourlaLituanie,monpèreavaitentenduparlerd’unegrandemaisonqu’onvenaitdeconstruireetquiétaitàlouerdanslequartier.Ils’agissaitenfaitdedeuxmaisonsquiavaientété réunies,avecsixchambresetdeuxsallesdebain.Cettemaison était un cadeau des dieux pourma famille qui déménagea peu de tempsaprès. C’est à cette nouvelle adresse que je devais rentrer, et la lettre étaitaccompagnéed’unephotodelamaisonainsiquedesinstructionspours’yrendre.Une figure familière, celle demon ami Rehan, m’attendait à l’aéroport. Nous

étionsrestésencontactparcartespostalesduranttoutmonséjouroutre-Manche,etmalgré toutc’étaitbonde levoirenpersonneaprès toutce temps.Comme ill’avait fait plusieurs années auparavant, il offrit d’être mon guide à travers lelabyrinthiquemétrolondonien.Unefoisassis,ilm’écoutapatiemmentraconterdesanecdotes concernant mon séjour à Kaunas et demanda à voir les photos desdifférents endroits que j’avais vus et des différentes personnes rencontrées.Quelquetempsaprès,ilselevarapidementetmeditquenousapprochionsdemastation.Ilrestaitjusteassezdetempspourrassemblermessacsetleremercier.Àpeineeus-jeposélepiedsurlequaiqueletrainétaitreparti.Avantmêmequej’aiefinidemeretourner,ildisparaissaitdansl’obscuritéd’untunnelàvenir.

Lesruesétaienttoutàfaitinconnuespourmoi.Jemarchailongtempsavantderéaliserquej’étaisperdu: lenomdelarueàlaquellejeparvinsn’étaitpasceluiindiqué dans la lettre de mes parents. Peut-être avais-je pris un mauvaisembranchement,quelquepart.Nerveusement,jedemandaidel’aideàunpassant.«Continuezàmarcherettournezàdroiteauprochaincarrefour»,dit-il.Quandjevisenfinlenomdelabonnerue,ilmevintsoudainàl’espritqu’ilétaitpourlemoinsétrangededemanderoùsetrouvaitlarueoùhabitaitmaproprefamille.Tous furent ravis deme voir et nous passâmesplusieurs heures de bonheur à

rattraperletempsperdu.Certainsdemesfrèresetsœursprétendirentquej’avaisun petit accent, ce qui n’était probablement pas surprenant après avoir été àl’étrangersi longtempsetparléplus lituanienqu’anglais.Mamèremefit faire letour de lamaison etmemontrama nouvelle chambre, la plus calme de toutes,située à l’arrière du bâtiment, loin de la rue. Elle était petite, surtout aprèsl’appartementquej’avaiseuenLituanie,maisilyavaitassezdeplacepourunlit,unetable,unechaiseetunpostedetélévision.J’aimailanouveautédecettepiècecarellematérialisamonretourenAngleterrecommeuneautreétapedansmavieetnoncommeunretourenarrière.C’étaituntoutnouveaudépart.Il y eut une période d’adaptation. Vivre seulm’avait donné le sentiment d’une

indépendanceetd’uncontrôlesurcequim’entourait,sansavoiràgérerlebruitoule caractère imprévisibles d’autres personnes autour de moi. Au début, ce futdifficiledemeréhabituerauchahutdemesfrèresetsœursquicouraientdanslesescaliers et se disputaient. Ma mère dit à chacun d’essayer de respecter monbesoindecalme,etengénéralilslefirent.Mes expériences à l’étrangerm’avaient sans aucun doute changé.D’une part,

j’avais beaucoup appris sur moi-même. Je pouvais voir, bien plus clairementqu’avant,lamanièredontma«différence»affectaitmaviedetouslesjours–etsurtout mes interactions avec d’autres gens. J’étais également parvenu àcomprendreque l’amitiéestunprocessusdélicatetgraduelquinedoitpasêtreprécipiténianticipé,maisqu’ilfautpermettreetencouragerpourqu’ilprennesoncoursnatureldansletemps.Jemereprésentaisl’amitiécommeunpapillon,àlafoisbeau et fragile, qui s’envolait dans les airs et que toute tentative d’attraperrevenait à détruire. Jeme souvins qu’à l’école, j’étais passé à côté de beaucoupd’amitiés possibles à cause de mon manque de sociabilité naturelle, parce quej’étaistropdirectetquejeproduisaisunemauvaiseimpression.LaLituaniem’avaitégalementpermisdeprendredureculsurmoi-mêmeetde

meréconcilieravecma«différence»endécouvrantqu’ellen’étaitpasforcémentnégative. En tant qu’étranger, j’avais été capable d’enseigner l’anglais à mesétudiantslituaniensetdeleurracontercommentétaitlavieenGrande-Bretagne.Ne pas être comme les autres m’avait donné à Kaunas un avantage ainsi quel’opportunitéd’aiderlesautres.J’avaiségalementdésormaisunebased’expériencestrèsvariéesauxquellesme

référer pour appréhender de futures situations. Celame donna une plus grandeconfiancedansmacapacitéàaffrontertoutcequelavieallaitm’apporter.Lefutur

n’étaitplusquelquechosedont j’avaispeur.Dansmanouvellepetitechambre, jemesentaispluslibrequejamais.Entantquevolontairederetourdemission,jepouvaisprétendreàuneallocation

de fin de service, en échanged’un rapport surma vie enLituanie et sur cequej’avais appris là-bas. En attendant, je fis du soutien scolaire pour les enfants duquartier.Quelquesmoisaprèsmapremièredemande,onm’attribuafinalementuneallocation de 2 000 £. C’était juste assez pour un ordinateur : un rêve qui seréalisaitpourmoietlepremierquemafamilleaitjamaispossédé.Unefoisreçuetdéballé,celamepritunpeudetemps,avecl’aidedemesfrèresetdemonpère,pour l’assembler et le faire fonctionner. Pour la première fois, j’avais accès àInternet,etj’étaisraviduflotd’informationsmaintenantdisponibles,grâceàunclicdesouris:desencyclopédiesenligne,desdictionnaires,deslistesdechosesfutiles,demotsetdenombres,toutétaitlà.Ilyavaitaussilesmessageriesetleschats.C’estquelquechosederassurantpourlesautistesdecommuniqueravecd’autres

personnesparInternet.D’unepart,parlerpare-mailsouparchatnerequiertpasde savoir comment initier une conversation ou à quel moment sourire, ou lesraffinements infinisdu langageducorps,commedansd’autressituations. Iln’yapasdecontactvisueletilestpossibledecomprendretoutcequel’onditparcequetoutestécrit.L’utilisationdes«émoticons»,commeJetL,quandondiscutesurunchat, rendégalement lesémotionsdevotre interlocuteurbeaucoupplus facilesàcomprendre : il vous les dit, tout simplement, et de manière immédiatementexplicite.J’ai rencontrémon compagnon,Neil, grâce à Internet, à l’automne 2000. Son

métierestdeconcevoirdesprogrammesinformatiquesetilutilisequotidiennementl’ordinateur.Commemoi,NeilesttrèstimideetInternetl’aaidéàrencontrerdenouvelles personnes et à se faire des amis. Presque immédiatement, nous avonscommencé à échanger des e-mails tous les jours, écrivant à propos de tout etn’importequoi,depuisletitredenoschansonspréféréesjusqu’ànosespoirsetnosrêvespourl’avenir.Nousavionsbeaucoupdechosesencommunetilnenousfallutpas longtempspouréchangernosphotosetnosnumérosdetéléphone.Neilétaitbeau:grandavecdescheveuxnoirsetépais,desyeuxd’unbleuéclatantetquandje parlai avec lui au téléphone, il s’avéra extrêmement patient, poli et plusqu’heureuxde faire l’essentiel de la conversation.Nousavionspresque lemêmeâge,ilavait24ans,vivaitettravaillaitdansleKent,nonloindechezmoi.Plusj’enapprenais sur lui, plus jeme souviens avoir pensé enmoi-même : j’ai rencontrél’âmesœur.Tomberamoureuxneressembleàrien.Iln’yapasdebonnesoudemauvaises

façons de tomber amoureux de quelqu’un, pas d’équation mathématique pour larelationetl’amourparfaits.Lesémotionsquej’avaiséprouvéespendanttoutescesannéesdepuismoncoupdefoudreadolescent,jelesavaisvécuescommesoudaineset fortes, elles duraient longtemps et persistaient, et si profondément qu’ellesétaientdouloureuses.Jenepouvaispasm’arrêterdepenseràNeil,quoiquejesoisentraindefaireetjetrouvaismêmedifficiledemangeroudedormirnormalement.Néanmoins,quandilmedemanda,dansune-maildudébutdel’année2001,sinous

pouvionsnousrencontrer,j’hésitai.Etsilarencontresepassaitmal?Sijefaisaisousijedisaisquelquechosequ’ilnefallaitpas?Étais-jeseulementquelqu’unqu’onpouvaitaimer?Jen’ensavaisrien.AvantderépondreàNeil, jedécidaid’allerparlerde luiàmesparents,cequi

signifiaitaussileuravouerlavéritésurmoi.Lamaisonétaitcalme,cetaprès-midi-là.Mesfrèresetsœursjouaienttousdehorsoudansleurschambres,pendantquemesparentsétaientdanslesalonentrainderegarderlatélévision.J’avaisrépétécequejevoulaisleurdire,maisenentrantdanslapièce,jeressentispourtantunserrementdecœurparcequejen’avaisaucuneidéedecequeseraitleurréactionet jen’aimepaslessituationsoùtoutpeutarriver.Ellesmerendentnauséeuxetconfus.Commejesouhaitaisavoirtouteleurattention,j’éteignislatélévision.Monpèrecommençaparseplaindre,maismamèrelevasimplementlatêteetattenditquejeparle.Quandj’ouvrislabouche,j’entendismavoix–calmeetbrisée–quileurdisaitquej’étaisgayetquej’avaisrencontréquelqu’unquej’aimaisbeaucoup.Ilyeutunbrefsilencependantlequelilsnedirentrienetsecontentèrentdemeregarder.Puismamèremeditquecen’étaitpasunproblèmeetqu’ellevoulaitqueje sois heureux. La réaction demon père fut également positive : ilme dit qu’ilespéraitquejetrouvequelqu’unquej’aimeetquim’aimeenretour.Je l’espéraisaussi.Lasemainesuivante,j’acceptaiderencontrerNeil.Jel’attendisdevantlamaison

parunematinéefroidedejanvier,enveloppédansunmanteauépaisetportantunchapeauetdesgants.Justeavantdixheures,ilsortitdesavoiture.Enmeserrantlamain,sespremiersmotsfurent:«Taphotoneterendpas justice.»Jesourissanscomprendrecequ’ilvoulaitdire.Neilsuggéraquenousallionschezlui,dansleKent,pourlajournée.Jeprisplacesurlesiègedupassageretnouspartîmes.Cefutuntrajetétrange.Aprèsquelquesminutesdeconversation,ilseplongeadanslesilenceet jenesuscomment reprendre laconversation : je restaiassis, sansunmot. Je me sentais très nerveux et je pensais en moi-même qu’il ne devait pasm’aimer.Nous roulâmes un peu plus d’une heure avant d’atteindre lamaison deNeilàAshford,unevillemarchandeducentreduKent.Àcemoment-là,ilsepenchaderrière son siège et en sortit un beau bouquet de fleurs qu’il m’offrit. Donc ilm’aimaitbien,aprèstout.LamaisondeNeilétaitsituéedansun lotissementmoderne,entouréed’autres

maisonssemblablesprèsd’unpetitparcavecunlac,desbalançoiresetunmanège.Àl’intérieur,ilyavaitdupapierpeintàrayures,untapisrougeetunechattenoiretblanc,Jay.Jem’accroupispourluicaresserlatêteetellesemitàronronner.Neilm’entraînadans le salonetnousnousassîmeschacunàunboutducanapépourparler.Aprèsquelques instants, ilmedemandasi jenevoulaispasécouterde lamusique. Petit à petit, inconsciemment, nous nous rapprochâmes jusqu’à ce queNeilmeprennedanssesbrasetquejeposematêtesursonépauleenfermantlesyeuxpourécouterlamusique.Peuaprèsnousnousembrassâmes.Nousdécidâmeslà,etàcemomentprécis,quenousétionsfaitsl’unpourl’autre.C’étaitledébutdequelquechosed’important.Neil ne trouvait pas difficile dem’accepter comme j’étais. Lui aussi avait été

briméà l’écoleet il savaitcequec’étaitd’êtredifférentdesautres. Ilaimait luiaussi rester à la maison et cela ne le gênait pas que je préfère le calme et lasécurité d’un chez-soi à l’agitation des pubs et des boîtes de nuit. Encore plusimportant,commemoiilétaitàlacroiséedescheminsetn’étaitpassûrdecequ’ilallaitfaire.ParcequenousnousétionsrencontréssurInternet,nousavionsl’unetl’autrepudécouvrir,ànotresurpriseetnotrejoieàtouslesdeux,quecequinousavaitmanquéleplusdansnosviesétaitunamourromantique.Danslessemainesquisuivirent,nousnousenvoyâmesdese-mailstouslesjours

etnousparlâmesrégulièrementautéléphone.Àchaquefoisqu’il lepouvait,Neilprenait sa voiture pour venirme voir. Sixmois après notre première rencontre,aprèsdelonguesdiscussions,jedécidaidedéménagerdansleKentpourêtreavecNeil. Un jour, je rentrai dans la cuisine, et dis à ma mère l’air de rien : « Jedéménage. » Mes parents étaient heureux pour moi mais également inquiets :comment pourrais-je m’adapter à l’imprévisibilité d’une relation, et à toutes lesresponsabilitésquivontavec?Maiscequicomptaitpourmoi,àcemoment-là,étaittout autre. C’était la seule vérité de l’instant : Neil était une personne trèsparticulière pour qui je ressentais des choses que je n’avais ressenties pourpersonne,nousnousaimionsbeaucoupetnousvoulionsêtreensemble.Lespremiersmoisaprèsledéménagementnefurentpastoujoursfaciles.Vivre

avecunseulsalairesignifiaitqu’ilnous fallaitêtre trèsprudentsdans toutesnosdépenses.Deuxansetdemipassèrentavantquenouspuissionspartirensembleenvacances. Pendant la journée, Neil travaillait dans son bureau dans Ramsgate,j’expédiaisletout-venantetlacuisine.J’écrivaisaussiàtouteslesbibliothèquesdela région pour leur demander si elles avaient un poste libre car je voulais par-dessustouttravailleretparticiperauxdépensesdelamaison.Unmatin,jereçusune lettreme disant quema candidature avait été retenue pour un entretien. Ils’agissaitd’organiseretderépartirdenouveauxlivrespourunebibliothèque.Lejourdel’entretien,Neilmeprêtaunecravateetmedonnadesinstructionsécritespourlebusetl’itinéraire.Jemeperdisdanslebâtiment,maisjepusquandmêmepasserl’entretiengrâceàunemployéquimeconduisitjusqu’àlabonneporte.Nous étions trois candidats à l’entretien. Lorsque j’entendis l’un d’entre eux

commenceràparler,jeremarquaiqu’ilavaitunlégeraccentetluidemandaid’oùilvenait.IlétaitoriginairedeFinlande,unpaysausujetduquelj’avaisbeaucoupluàlabibliothèquequandj’étaisenfant.Jecommençaiàracontersansm’arrêtertoutce que je savais sur son pays natal et je parlai même un peu finnois avec lui.L’entretiend’embauchenedurapastrès longtemps(cequejeconsidéraiscommeunbonsigne)etensortantj’étaistrèsexcité.Aprèstout,jem’étaissouvenuqu’ilfallaitregarderlesgensdanslesyeux,jem’étaishabilléélégammentetj’avaisététrèsaimable. Je fuseffondréquandquelques joursplus tard je reçusuncoupdetéléphonequimedisaitquejen’avaispasétéchoisi.Desdouzainesdecandidaturesdétaillées,écritesàlamainpourd’autrespostesdansdesbibliothèques,desécolesetdesfacultésfurenttoutesrejetéesdanslesmoisquisuivirent–quandonpritlapeinedemerépondre.Malheureusement, mon expérience n’est pas exceptionnelle. Les recherches

menéesen2001parlaNationalAutisticSocietymontrentqueseulement12%despersonnes atteintes d’autisme de haut niveau ont un emploi à plein-temps. Acontrario,49%despersonnesatteintesd’autrestroubleset81%desgensquinesont atteints d’aucun trouble sont employés en 2003, selon l’Office national deStatistiquesduRoyaume-Uni.Uncertainnombrederaisonsimportantesexpliquentcette disparité. Les personnes atteintes d’autisme ont souvent des problèmes àcomprendre l’intitulédespostescomme le jargonconfusdesoffresd’emploi.Lesentretiens de présélection requièrent des compétences de communication etd’interaction en société, qui sont justement ceque l’autismealtère. Labrochured’information sur l’emploi de la National Autistic Society suggère de tester lescandidatsàl’essaiplutôtqu’aucoursd’unentretien.Dansuncadreformel,ilpeutleurêtredifficiledesuivrelesquestionsetd’yrépondrecorrectement.Uncertainnombredesquestionsquim’ontétéposéeslorsdel’entretienfaisaientréférenceàdessituationshypothétiquesque je trouvaisdifficilesà imaginer,et jenepouvaisdoncrépondrequelaconiquement.Toutallaitbienmieuxlorsquelesquestionsseconcentraientaucontrairesurlesexpériencespasséesetsurcequejesavaisdéjà.Lesautistespeuventbeaucoupapporteràuneentreprise,ouàuneassociation:

ilssontfiables,honnêtes,trèsprécis,considérablementattentifsauxdétailsetontune bonne connaissance des résultats et des données. Les entreprises quiemploient des personnes atteintes d’autisme et/ou du syndrome d’Aspergercontribuent à la consciencede ladifférenceparmi les employés tandisque leursdirigeants trouvent souvent qu’ils apprennent, à leur contact, à formuler undiscoursplusefficaceauprèsdeleurséquipesengénéral.Le manque d’argent n’était pas un problème insurmontable pour nous. Neil

faisait toujours tous les efforts possibles pourm’encourager et me soutenir, merassurantquandjemesentaisfrustréoutriste,etmepoussantàregarderlefuturd’unœiloptimiste.Àl’occasiondesfêtesdeNoëlen2001,jerencontrailesparentsetlafamillede

Neilpourlapremièrefois.J’étaistrèsnerveux,maisNeilmerépétaquejen’avaisrienàcraindre.Lamaisondesesparentsn’étaitpasloindelanôtreetnousfûmesaccueillisparsamèrequimefitfaireletourdelamaisonetdelafamille:lepèredeNeil,sonfrère,sabelle-sœuretsanièce.Toutlemondesouriaitetjemesentisapaiséetcontent.Onnousservitungrandetsavoureuxrepassuivid’unéchangedecartesdevœuxetdecadeaux.Le lendemain,NeilnousconduisitàLondrespourrendrevisiteàmafamille.Cefutàsontourd’êtreprésentéàmesparents,àmesfrèresetsœurs,toustrèsexcitésàl’idéedelevoir.Lesoutiendenosdeuxfamillessignifiaitbeaucoup,pourNeilcommepourmoi-même.L’été suivant, nous déménageâmes pour une petite ville tranquille sur la côte,

HerneBay,prèsdelacitéhistoriquedeCanterbury.Undéménagementesttoujoursunepériodestressantepourn’importequi –et jen’échappaipasà la règle.Lespremières semaines furent très confuses avec les meubles, la peinture et lescartonsrépandusdanstoutelamaisonettrèspeud’occasionsdes’arrêterunpeuetdesereposerQuandNeilétaitoccupéàbricoler,jepréparaislerepasetlethé,etj’allaischerchertoutcedontilavaitbesoinpouravancer.Celam’aidaitàoublier

monangoisseenm’obligeantàmeconcentrersurdeschosesquejepouvaisfaire,plutôtquedem’inquiéterdecequejenepouvaispasfaire.C’étaitexcitantdevoirunemaisondevenirnotremaison.Jemesentaistrèsheureuxd’avoirunevraiepetitebanded’amis.Grâceauxe-

mails, je pouvais rester en contact, plus ou moins régulièrement, avec ceux quiétaient loin, comme Rehan ou Birute. De plus récentes amitiés m’avaient étéapportéesparlehasard,àlamanièredecadeauxmiraculeux.Parexemple,l’undemesmeilleursamisaujourd’hui,Ian,estunvoisind’enfancedeNeil.Unjour,peudetempsaprèsnotreemménagementàHerneBay,nousreçûmesunecartepostaledeluiquelesparentsdeNeilavaientfaitsuivre.IanetNeilnes’étaientpasvusdepuisquinzeans,maisquandnousl’invitâmesànousrendrevisite,cefutcommes’ilsnes’étaient jamais perdus de vue. Nous apprîmes bientôt que j’avais beaucoup dechosesencommunavecIan,commel’amourdeslivresetdel’histoire.Depuisnoussommesproches.Jedécouvrisavecravissementquejepouvaismettrecertainsdemestalentsau

servicedemesamis.QuandIanépousaunefemmeroumaine,ilyapeudetemps,ilme demanda si je voulais bien l’aider à apprendre la langue maternelle de sanouvelleépouse.Enretour,Ianm’emmènejoueraugolfleweek-end.Jenesuispasuntrèsbonjoueur–quoiquemonputsoitplutôtbon.Parfois,Iansegrattelatêtequand ilmevoitparcourirenmarchearrière le trajet,sur legreen,demaballejusqu’au trou. De cette manière, je sens la pente sous mes pieds et j’ai unemeilleureidéedumouvementquevasuivrelaballeunefoisfrappée.Entoutcasencequimeconcerne,çamarche.Nosamissontaucourantdemonsyndromed’Aspergeretessayentautantque

possible de s’assurer que je suis à l’aise avec eux, quelle que soit la situation.Souventilss’arrangentpourmeproposerdelesaccompagnerdèsqu’ilssaventqu’ils’agitd’unesortiequipourraitmeplaire.Touslesans,Neiletundesesamis,unautreIan,organisentunechasseautrésordansleurclubdepropriétairesdeMini,etilsm’invitentàyparticiper.Ondonneàchaqueéquipeunelisted’indicesetdesquestionsquisontrésoluesenserendantauxdifférentsendroitsmarquéssurunecarte.Parexempleunindicecomme«jeunelogementéquestre»trouvesaréponselorsqu’on passe devant la Colt’s House, une auberge dont le nom signifie la«maisondupoulain[14]»Ianconduit,Neilpiloteetj’aideàtrouverlasolutionauxquestions. Ainsi chacun peut s’amuser pour différentes raisons, et c’est unsentimenttrèsagréable.Quand nous rendons visite à nos amis, nous jouons souvent à un jeu après le

repas,auxcartesouauTrivialPursuit.Neilditqu’ilestpolide laissernoshôtesgagner,maisc’estquelquechosequejenecomprendspas,carlorsqu’onconnaîtlaréponseàunequestion,iln’yadesensquesionladonne.J’adore faire des quiz et regarder des émissions commeQui veut gagner des

millions?Jeconnaislaplupartdutempslesréponses,maisj’aimespointsfaiblescomme la musique pop et la fiction. Mes questions préférées sont celles quirenvoientàdesdates(«EnquelleannéeleChampionnatduMondeSnookers’est-il

dérouléauCrucibleTheater?Réponse:1977»)ouàunechronologie(«Mettezcesquatreévénementshistoriquesdansl’ordre»).

~Peu de temps après notre installation àHerneBay,Neil etmoi décidâmes de

travaillerensemblesurl’idéequej’avaisdecréerunsiteéducatifavecdescoursenlignepour lesétudiants en langues.Neil, avec sonmétier d’informaticien, seraitresponsabledetoutelapartietechnique,etmoij’écriraislecontenudusiteetlescours.Aprèsmûreréflexion,j’appelailesiteOptimnem,enhommageàMnémosyne,la muse qui a inventé les mots et les langues dans la mythologie grecque. Lesétudiants reçoivent par e-mail chaque leçon accompagnée de fichiers audioenregistrés par des gens dont c’est la langue maternelle, beaucoup d’exemplesécritsetdesexercicespouraideràlarévision.Encréantcescours,jefisfructifiermonexpériencedeprofesseurenLituanieetdesannéesdesoutienscolaire.Danslemêmetemps,jemeconcentraissurcequiétaitleplusdifficileàapprendreengénéralpourlesétudiants.Jevoulaisécriredescoursquireflètentmonexpériencepersonnelle d’étudiant autiste. Pour cette raison, chaque cours est divisé entranches les plus digestes possible. Les cours évitent tout jargon comme«nominatif»,«génitif»ou«conjugaisondesverbes»etessayentaucontraired’expliquer en termes clairs et simples comment les mots changent selon, parexemple,leurplacedanslaphrase.Lesnombreuxexemplesécritspermettentauxétudiantsdevoir la langueautravailselonlasituationcarilestplusfaciledesesouvenir d’un vocabulaire nouveau quand il est présenté visuellement et dans lecontexte.Lesite,lancéàl’automne2002,arencontrélesuccèsauprèsdemilliersd’étudiants de tous âges et du monde entier, et des millions de pages ont étécliquées. Optimnem est désormais dans sa quatrième année et sur la liste de laNationalGridforLearningduRoyaume-Uni,leportailgouvernementalquipropose«unesélectiondecontenuséducatifsdequalitésurInternet».Lesuccèsdusitesignifiaitquejetravaillaisetquejegagnaisdel’argent,cedont

j’étaisfieretcequim’enthousiasmait.Ilmepermettaitégalementdetravailleràlamaison,unavantageindéniablepourmoiàcausedel’angoissequejepeuxressentirquandjemetrouvedansunenvironnementquejenepeuxcontrôleretdanslequeljemesensmalàl’aise.Jesuiscontentd’êtremonproprepatron,bienquecenesoit évidemment pas un choix facile et que l’indépendance financière puisses’avérerplusdureàacquérir.Aujourd’hui,Neiltravailleaussiàlamaison.Iln’abesoindepasseràsonbureau

deRamsgate qu’une fois par semaine. Voici comment se déroule une journée detravailordinaire:jem’installeàlatabledelacuisine,àl’arrièredelamaison,enfacedujardin,pendantqueNeiltravailledanslebureau(uneanciennechambre)àl’étage.Sij’aibesoind’unconseiloudequoiquecesoitenrapportaveclesite,jen’ai besoin que de monter l’escalier pour lui demander. Se voir autant est unebonnechosepournous,mêmesicen’estpasforcémentvalablepourtoutlemonde.Àmidi,nousnousasseyonsensemblepourparleretmangerdessandwichesouunesoupe que j’ai préparée. Neil est heureux de partager parfois mes routinesquotidiennes,commelethéàcertainesheures.Aprèsletravail,nouspréparonsle

dînerdanslacuisine,ensemble,cequinousdonneàtousdeuxl’occasiondenousreposeretdepenseràautrechose.

~J’ai toujours aimé les animaux, depuis ma fascination enfantine pour les

coccinellesjusqu’auvisionnageavidededocumentairesanimaliersàlatélévision.Jepensequel’unedesraisonsdecettefascinationestquelesanimauxsontsouventpluspatientsetplustolérantsqueleshumains.AprèsavoiremménagéchezNeil,jepassaibeaucoupdetempsavecsachatte,Jay.Àl’époque,ellen’avaitpastoutàfaitdeux ans et elle était très distante, préférant passer son temps dehors à sepromener dans les jardins du voisinage et à ronchonner quand Neil voulait luidonner une tape sur le dos ou la prendre dans ses bras. En ce temps-là, Neiltravaillait régulièrementàsonbureaudeRamsgate,dixheurespar jourouplus.Avant que j’arrive, Jay avait donc passé sa première année, importante carformatrice, presque toute seule. C’était pour elle une surprise – et un choc –d’avoir désormais de la compagnie toute la journée. Au début, je gardai mesdistances,sachantbienqu’ellen’étaitpashabituéeàmoi.Aucontraire, j’attendisquesacuriositénaturelleprenneledessus.Defait,ellevintbientôtversmoi,danslesalon,reniflermespiedsetmesmains,ets’yfrotterlemuseau.Avecletemps,Jaypassadeplusenplusdetempsàl’intérieur.Àchaquefoisqu’ellevenait,jememettais à genoux, de sorte que mon visage et le sien soient au même niveau.Lentement,jetendaislamainetluicaressaislatêteaussidoucementquejel’avaisvunettoyersafourrureavecsalangue.Ellesemettaitàronronner,àouvriretàfermerlesyeux,commeassoupie,etjesusbientôtquej’avaisgagnésonaffection.Jay était une chatte sensible et intelligente. Parfois, jem’allongeais par terre

pourlalaisservenirsurmapoitrineousurmonventreetfaireunepetitesieste.Justeavantdes’asseoir,ellemepiétinaitgentiment.C’estuncomportement trèscourantchezleschatsetonpensequ’ilmanifesteleursatisfaction.Sesoriginesnesontpasclairesbienque lemouvementsemblerappeler la façondontunchatonutilise sespattespour stimuler lamontéedu lait dans lesmamellesde samère.QuandJayétaitsurmoi,jefermaislesyeuxetralentissaismarespiration,desortequ’ellepensaitque j’étaissur lepointdem’endormir,moiaussi.Àcemoment-là,elleétaitrassuréecarellesavaitquejen’auraispasdemouvementbrusque.Ellesedétendaitetrestaitsurmoi.Souvent,jeportaisl’undemespullsépaisetrêches,mêmepartempschaud,carjesavaisqueJaypréféraitleurtextureàcelledesT-shirtslissesoud’autresvêtements.Malgré toute son affection, à certains moments, Jay était encore distante et

indifférenteànotreégard,etsurtoutàl’égarddeNeil,cequil’énervaitbeaucoup,jelesavais.Jeluisuggéraiunjourqu’elleavaitbesoind’unecompagnie,d’unautrechataveclequelinteragir.J’espéraisqu’elleapprendraitainsiàêtreplussociableetmoinssauvage.Nouslûmeslespetitesannoncesdanslejournallocal.L’unedisaitjustement qu’une chatte venait d’avoir une portée. Nous passâmes un coup detéléphoneetprîmesrendez-vous.Quandnousarrivâmeslelendemain,onnousditqueplusieurschatonsétaientdéjàvendusetqueseulsquelques-unsrestaient. Jemontraidudoigtunepetitechatteminuscule,noireettimide:onmeréponditque

personne n’en voulait parce qu’elle était entièrement noire. Nous l’emmenâmesimmédiatementàlamaisonetl’appelâmesMoomin.Toutd’abord,sanssurprise,Jaynefutpastrèscontentedesanouvellepetitesœur:ellecrachaitetgrognaitdèsqu’ellelavoyait.Avecletemps,pourtant,ellecommençaàtolérersaprésence.Sonchangement de comportement fut graduel mais définitif : elle devint bien plusaffectueuse,réclamantd’êtresoulevéeetportée,elleétaitplussouventheureuse,avecdelonguespériodesbruyantesoùelleronronnaitetdesmomentsdejeuavecMoominetavecnous.Ellefaisaitunmerveilleuxbrrrdèsqu’ellenousvoyaitauqueljerépondaisenm’accroupissantetenfrottantmonvisagecontresafourrure.Àl’été2004nouscélébrâmeslecinquièmeanniversairedeJayenluidonnantde

la nourriture supplémentaire et de nouveaux jouets. Elle semblait avoir moinsd’appétitetmoinsd’énergiequed’habitude,cequi,avons-nouspensé,étaitdûautempstrèschaud.Elles’allongeaitsouventetdormaitàl’abridulit,d’unetableouduporte-serviettesde lasalledebain.Jecomprenaistrèsbiencecomportementcarlorsquej’étaisenfant, jerampaissouventsousmonlitousousunetablepourmesentirplusaucalmeetplusensécurité.MaisJaysemità lefairedeplusenplus, nous évitant dès qu’elle le pouvait. Puis ce fut la maladie. Elle vomissaitbeaucoupmaisseulementdelabile.Audébut,nousneprîmescelaquecommeunenuisance domestique supplémentaire, mais avec le temps nous commençâmes ànousinquiéter.Elleperdaitaussidupoidsetsedéplaçaitdeplusenpluslentementautourdelamaison.Neill’emmenachezlevétérinaire,quilagardaenobservationpourdestests.Ilnousannonçabientôtqu’elleavaituneinfectiondesreins,cequiétaitrarechezunchatsijeune,etqu’elleavaitbesoindeplusieursjoursdesoinsàlaclinique.Noustéléphonionstouslesjourspouravoirdesnouvellesetl’onnousdisaitquesonétatétaitstable.Puis,auboutd’unesemaine,nousreçûmesunappelquinousappritqueJaynerépondaitplusautraitementetqu’ilseraitsouhaitabledevenirlavoir.Noussautâmesdanslavoiture.Àlaréception,unefemmenousaccompagnadans

uncouloirétroitjusqu’àunepiècegriseetcalme,del’autrecôtédubâtiment.Ellenous dit qu’elle nous laissait seuls quelques minutes et disparut. Même à cemoment-là, jen’avaispasconsciencedelagravitédecequim’arrivait.Alorsquenous nous tenions silencieux au milieu de la pièce, je la vis. Jay était étendue,immobile,surunmatelasblanc,entouréedetubesdeplastique,émettantdefaiblesgrognements.Enhésitant,j’allongeailebraspourlacaresser:sonpoilétaitgrasetellen’avaitplusquelapeausurlesos.Soudain,commeunevaguevenuedenullepartquisebrisesurunrocher,jesentisuneémotionàl’intérieurtropfortepourquejelaretienne.Monvisagesemouillaetjesusquejepleurais.Neilmerejoignitetlaregarda.Luiaussi,ilcommençaàpleurerdoucement.Uneinfirmièreentraetnousinformaqu’ilsfaisaienttoutcequ’ilspouvaientmaisquelamaladiedeJayétaitrareettrèssérieuse.Nousrentrâmesàlamaisonetnouspleurâmesencoredanslesbrasl’undel’autre.Lelendemain,Neilreçutuncoupdetéléphonequiluiappritque Jay étaitmorte. Il y eut encore beaucoup de larmes les jours suivants, à lamesureduchocdeperdredemanièresisoudaineetsi inattendueunecompagnequenousaimionsprofondément.Ellefutincinéréeetnousenterrâmessescendres

dans le jardinsousunepierregravéeàsamémoire :« Jay,1999-2004.Toujoursdansnoscœurs».

~Aucunerelationn’estfacile,etmoinsencoresil’unedesdeuxpersonnes,oules

deux, est touchée par une forme d’autisme. Et pourtant, je crois que le plusessentielàlaréussited’unerelation,cen’estpastantlacompatibilitédeshumeursquel’amour.Quandvousaimezquelqu’un,toutestpossible.Àlamaison,ilyadessituationsapparemmentfutiles,commequandjelâcheune

cuillèreenfaisantlavaisselle,quiprovoquentchezmoidescrisesdecolère.Mêmeune toute petite perte de contrôle peut sembler trop importante pour moi, enparticuliersielleaffectel’undemesrituels.Neilaapprisànepasinterveniretàlaisser passer, car en général cela ne dure pas. Sa patience m’aide beaucoup.Grâceàsonsoutienetàsacompréhension,de tellescrisessontdevenuesmoinsfréquentesavecletemps.D’autressituationspeuventgénérerdegrandesangoisses,commequandunami

ouunvoisindécidesoudain,spontanément,devenirnousrendrevisite.Mêmesijesuiscontentdelevoir,jesaisquejesuisentraindemetendreetdemetroubler,parcequecelaveutdirequejedoischangerleprogrammequej’avaisétablipourlajournée.Devoirchangermesplansestunechosetrèsdéstabilisantepourmoi.Unefoisencore,Neilmerassureetm’aideàrestercalme.Lavieensociétépeutêtreungrandproblèmepourmoi.Sinousallonsdînerau

restaurant, jepréfèreune tabledansuncoinoucontreunmur,desorteque lesautres clients ne soient pas tout autour de moi. Au cours d’un dîner dans unrestaurantduquartier,nousétionsen traindeparleretdemanger joyeusementquandj’aisoudainsentil’odeurd’unecigarette.Jenepouvaispasvoirquifumait,jenel’avaispasanticipéetjedevinstrèsnerveux.Neilsaitquandcelam’arriveparcequ’ill’adéjàvudenombreusesfois:jebaisselatête,jeneleregardeplusetjenerépondsplusqueparmonosyllabes. Iln’yarienà fairesinon finir rapidement lerepas et quitter le restaurant. J’ai de la chance que nous aimions tous les deuxresteràlamaisonetquenousn’ayonspasbesoindebeaucoupsortir.Quandnoussortons,c’estgénéralementpouralleraucinémaoudansunrestauranttranquille.LesconversationssontparfoisproblématiquesentreNeiletmoiàcausedemes

difficultésd’écoute.Neilpeutainsimedirequelquechoseàquoij’opineoudisoui,ouOK.Maisplus tard, jem’aperçoisque jen’aipascompriscequ’ilm’avaitdit.Celapeutêtretrèsfrustrantpourluidepasserdutempsàexpliquerouàraconterquelquechoseetdedécouvriraprèscoupquejenel’aipasécouté.Leproblèmeestquejen’aipasconsciencedenepasl’écouter.Trèssouvent,j’entendslesphrasesparfragments;moncerveaulescomplèteetlesremetensemblepourleurdonnerdu sens. Quand je rate lesmots les plus importants, je ne saisis souvent pas lecontenuréeldelaconversation.Opineretrépondrepar«OK»quandquelqu’unmeparle est devenu pour moi, avec le temps, une façon de permettre à uneconversationd’êtrefluide,sansquemoninterlocuteuraitbesoindes’arrêteretderépétercontinuellement.Bienquecettetactiquefonctionnelaplupartdutemps,j’ai

apprisqu’àl’intérieurd’unerelation,cen’étaitpastrèsadapté.Neiletmoi,nousavonsdoncapprislapersévérancequandnousparlonsensemble:jeluidonnemapluscomplèteattentionquandjel’écouteetjeluifaiscomprendrequandilyaunmotouplusieursquiontbesoind’êtrerépétés.Decettefaçon,nouspouvonschacunêtresûrdecomprendrepleinementl’autre.

~Quand j’étais adolescent, je détestais me raser. Les lames glissaient sur mon

visage etme coupaient pendant que j’essayais désespérément de tenir le rasoirfermementetmatêtetranquille. J’avaissouventbesoindeplusd’uneheurepourcette opération, après quoi ma peau me brûlait et me démangeait. C’était sidésagréablequejemerasaislemoinssouventpossible,parfoislaissantpoussermabarbe pendant des mois jusqu’à ce qu’elle m’irrite à un point qui me forcefinalementàlaraser.Àlafindemonadolescence,jemerasaisenvirondeuxfoisparmois, cequi ennuyait souventmes frèreset sœursparceque j’occupais trèslongtemps lasalledebain.Aujourd’huiNeilmerasetoutes lessemainesavecunrasoirélectriquequientretientmabarbedequelquesjours,demanièrerapideetindolore.ÊtrehypersensibleàcertainessensationsphysiquesaffectelesfaçonsdontNeil

et moi nous nous exprimons notre affection et notre intimité. Par exemple, lescaresseslégères–commeundoigtsurmonbras–mesonttrèsdésagréablesetj’aidûexpliquercelaàNeilparcequejemecrispaisquandilvoulaitseulementmemontrerqu’ilm’aimait.Heureusement,cen’estpasunproblèmequ’ilmeprennedanssesbrasouqu’ilmetiennelamain.J’ai beaucoup appris de Neil avec nos années de vie commune et d’amour

partagé.L’amourm’adéfinitivementtransforméenm’ouvrantauxautresetenmefaisant prendre conscience du monde qui m’entoure. Cela m’a également donnéconfiance enmoi, et dansma capacité à grandir et à faire des progrès tous lesjours.Neilfaitpartiedemonmonde,ilestunepartiedecequimefaitmoi,etjenepeuxàaucunmomentm’imaginervivresanslui.

9

LEDONDESLANGUESLeslanguesm’onttoujoursfasciné.Etmaintenantquej’étaisinstallédansnotre

nouvelle maison et que mon site Internet existait, je pouvais vraiment leurconsacrerplusdetemps.Lapremièrelanguequej’aiétudiéeaprèslelituanienfutl’espagnol.Monintérêtpourcettelangueétaitvenud’uneconversationquej’avaiseueaveclamèredeNeil.Ellemeparlaitdesvacancesquesafamilleavaitpasséesdansdiversesrégionsdel’Espagneetmeditqu’elleapprenaitl’espagnoldepuisdenombreusesannées.Jeluidemandais’ilétaitpossibledeluiemprunterunlivreetellemetrouvaunevieilleméthoded’apprentissage,TeachYourselfque j’emportaietquejelus.Lasemainesuivante,nousretournâmeschezlesparentsdeNeiletjerendislelivreàsamère.Quandjememisàluiparlerespagnolavecfluidité,ellen’enrevintpas.J’utilisaiuneméthodesimilairepourétudier leroumainquandmonami Ianme

demanda des conseils pour l’aider à communiquer avec sa nouvelle épouse. JecomplétaimeslecturesparuneéditionenligneetenroumainduclassiquedeSaint-ExupéryMiculPrint(LePetitPrince).Mondernierprojet linguistiqueendate est le gallois, une languebelle et très

particulièrequej’aitoutd’abordentendueet luependantdesvacancesavecNeildans une petite ville des montagnes de Snowdonia, au nord du pays de Galles,Blaenau Ffestiniog. Dans cette région, beaucoup de gens ont pour languematernellelegallois(dansl’ensembledupaysdeGalles,cen’estlecasqued’unepersonne sur cinq) et il arrivait que ce soit la seule languequenous entendionsparlerpendantnosvisites.Parmileslanguesquej’aiétudiées,legalloisestuniqueparuncertainnombrede

spécificités.Lesmotsquicommencentparcertainesconsonneschangentd’initialeselonleurfonctiondanslaphrase.Parexemple,lemotceg(bouche)setransformeendygeg(tabouche),fyngheg(mabouche)eteicheg(saboucheàelle).L’ordredesmotsdanslaphrasegalloiseesttoutaussidéroutantavecleverbeendébutdephrase:AethNeiliAberystwyth(NeilestalléàAberystwyth,littéralement«est

alléNeilàAberystwyth»).Lapartie laplusdifficilede l’apprentissagedugalloisestselonmoi laprononciationdecertainssons,comme llqui revientàmettre lalanguedanslapositiondedirelalettreletàdireenfaitlalettres.LachaîneS4C,latélévisionenlanguegalloise,quejepouvaisregardergrâceà

ma parabole, m’a considérablement aidé dans mon étude du gallois. Lesprogrammesétaientvariésetintéressants,depuislasériePobolyCwm(LesGensdelavallée) jusqu’auNewyddion(lesinformations).Ilsm’ontpermisdevraimentaméliorermescapacitésdecompréhensionetdeprononciationdelalangue.

~Larelationquej’aiavecleslanguesestunerelationesthétique:certainsmotset

certainescombinaisonsdemotsm’apparaissentcommeparticulièrementbeauxetmestimulent.Parfois,jevaislireetrelireunephrasedansunlivreparcequecesmots-làmefontéprouverdesémotionstrèsparticulières.Lessubstantifssontmesmotspréférésparcequ’ilssontlesplusfacilesàvisualiser.Quandj’apprendsunelangue,ilestuncertainnombred’outilsquejeconsidère

commeessentielspourcommencer.Premièrement,undictionnairedebonnetaille.J’ai également besoin d’exemples de textes variés de cette langue, comme deslivres d’enfants, des nouvelles et des articles de journaux parce que je préfèreapprendre les mots à l’intérieur des phrases : cela m’aide à sentir comment lalanguefonctionne.J’aiuneexcellentemémoirevisuelleetquandjelisunmot,dansunephraseouunparagraphe,jefermelesyeux,jelevisualisedansmatêteetjepeuxensuitem’ensouvenirparfaitement.Mamémoireestbienplusmédiocresijene fais qu’entendre lemot et que je ne le vois pas. La conversationme permetd’améliorermonaccent,maprononciationetmacompréhension.Fairedesfautesnemegênepas,maisj’essayetrèsfortdenepaslesrépéterunefoisqu’onmelesafaitremarquer.Chaquelanguepeutêtrelemarchepiedd’uneautre.Plusunepersonneconnaît

delangues,plusellepeutenapprendredenouvellesfacilement.C’estparcequeleslangues sont comme lesgens : elles appartiennent àdes « familles »de languesprochesquipartagentdestraitscommuns.Leslanguesexercentaussiuneinfluenceles unes sur les autres et s’empruntentmutuellement desmots. Avantmême decommenceràétudierleroumain, jepouvaisparfaitementcomprendrelaphrase:Undeesteuncreiongalben?(Oùest-cequ’ilyauncrayonjaune?)àcausedesessimilitudesavec l’espagnol :dóndeestá (oùest-ce ?), le français :uncrayon, etl’allemand:gelb(jaune).Il y a également des relations entre les mots à l’intérieur même de chaque

langue, relations particulières à celle-ci. Par exemple, l’islandais emploie borð(table)etborða(manger);lefrançaisemploiejouretjournal;l’allemandHand(lamain)etHandel(uncommerceouunartisanat).Apprendredesmotscomposésestunesolutionpourenrichirsonvocabulaireet

comprendre la grammaire d’une langue. Par exemple, le mot allemand pour«vocabulaire»—Wortschatz–secomposedeWort(mot)etSchatz(trésor).Enfinlandais,desmotscomposéspeuventcorrespondreàdesphrasesentièresdans

d’autres langues.Par exemple, dans la phrase :Hänoli talossanikin (Il était, luiaussi, dans ma maison), le dernier mot, talossanikin, est composé de quatreparties:talo(maison)+-ssa(dans)+-ni(mon)+-kin(aussi).Pour moi certains aspects linguistiques sont plus difficiles à assimiler que

d’autres.J’aidumalàcomprendrelesmotsabstraits.Pourchacund’entreeux,j’aiuneimagementalequim’aideàlessaisir.Parexemple,lemotcomplexitémefaitpenseràunetresseouàunenatte–descheveuxinnombrabless’organisantenungrand tout complet. Quand je lis ou quand j’entends que quelque chose estcomplexe, j’imaginequecettechosepossèdeunemultitudedepartiesquidoiventêtre rassemblées pour que le tout donne un sens. De même, le mot triomphesuscite l’imaged’ungrandtrophéeenor,commeceuxquel’ongagneà lafindescompétitions sportives. Si j’entends que l’élection d’un hommepolitique a été un« triomphe », je l’imagine soulevant un trophée au-dessus de sa tête, commel’entraîneurquiremportelacouped’Angleterre.Encequiconcernelemotfragile,j’imagineunverre.Jemereprésenteune«paixfragile»commeunecolombedeverre.L’imagem’aideàcomprendrequelapaixpeutêtredétruiteàtoutmoment.Certaines structures de phrases peuvent être particulièrement difficiles à

analyser, comme : « Il n’est pas inexpérimenté dans ces choses », où les deuxnégations(«ne…pas»,«in-»)s’annulent.C’estbeaucoupplusfacilesil’ondit:« Ilade l’expériencedansceschoses.»Unautreexempleconcerne lesphrasesinterro-négatives. « Ne pensez-vous pas que nous devrions partir ? » ou « Nevoudriez-vouspasuneglace?».Danscescas-là,jedevienstrèsconfusetmatêteme faitmal parceque celui qui pose les questionsnedit pas clairement cequ’ilpense,àsavoir:«Voulez-vousuneglace?»ou«Ilestexactquevousnevoulezpasdeglace?»,deuxquestionsauxquellesonpeutrépondreparoui–etjen’aimepasquandlesmêmesmotspeuventrenvoyeràdeuxchosestotalementdifférentes.Enfant, je trouvais les idiomes extrêmement troublants. Décrire quelqu’un

commeundertheweather(«patraque»,maislittéralement:«sousletempsqu’ilfait»)étaittrèsétrangeparcequejemedemandaissiquelqu’unpouvaitéchapperau temps qu’il fait. Une autre expression de mes parents, pour excuser lecomportementmaussadedel’undemesfrères,meplongeaitdanslaconfusion:«Iladûseleverdumauvaispied,cematin.»Jedemandaistoujours:«Pourquoines’est-ilpaslevédubonpied,alors?»

~Ces dernières années, les scientifiques ont de plus en plus étudié le genre

d’expériencessynesthésiquesquiestlemien,dansl’idéed’enmieuxcomprendrelephénomèneetsesorigines.LePrVilayanurRamachandranfaitdesrecherchessurlasynesthésiedepuisplusd’unedécennieauCentredesétudessurlecerveaudeCalifornieàSanDiego.Ilpensequ’ilyaunlienentrelesbasesneurologiquesdelasynesthésieetlacréativitélinguistiquedespoètesetdesécrivains.Àencroireuneétude, ces bases neurologiques sont sept fois plus fréquentes chez les créateursquedanslerestedelapopulation.Le Pr Ramachandran remarque en particulier la facilité qu’ont les écrivains à

penseretàutiliserdesmétaphores.Ilyvoitunlienaveclacomparaisond’entitéssans rapport apparent comme les couleurs et les mots ou les correspondancessynesthésiquesentreformesetnombres.Certains savants pensent que les concepts élaborés (dont les nombres et le

langage) sont ancrés dans certaines régions spécifiques du cerveau et que lasynesthésiepeutprocéderd’unemiseenrelationtropfréquentedecesrégions.Detels«montagescroisés»peuventaboutiràlasynesthésieentantquetendanceàassocierdesidéesapparemmentsansrapport.WilliamShakespeare,parexemple,avaitfréquemmentrecoursauxmétaphores,

dont beaucoup étaient synesthésiques et mettaient en jeu des correspondances.DansHamlet,Shakespearefaitainsidireàl’undesespersonnagesquele«froidest aigre ». Dans une autre pièce, La Tempête, Shakespeare va au-delà desmétaphoresmettantenjeulessensetcréeunlienentreuneexpérienceconcrèteetquelquechosedeplusabstrait.Sonimage:«Samusiqueseglissaitjusqu’àmoipar-dessusleseaux»,metenrelationl’entitéabstraite«musique»avecuneactionvisuelle.Lelecteurpeutainsiimaginerlamusique–dontilestengénéraldifficiled’avoiruneimagementale–commeunanimalenmouvement.Maisiln’yapasquelescréateursquiétablissentcegenredelien.Toutlemonde

le fait,nousutilisonstous lasynesthésieàdesdegrésdivers.Dans leur livreLesMétaphoresdanslaviequotidienne(MetaphorsWeLiveBy),le linguisteGeorgeLakoffetlephilosopheMarkJohnsonsoutiennentquelesmétaphoresnesontpasdesconstructionsarbitrairesmaissuiventdesmodèlesparticuliers–quienretourstructurent la pensée. Ils prennent en exemple certaines expressions, comme«happy»(heureux)=«up»(enhaut)et«sad»(triste)=«down»(enbas).I’mfeelingup,myspiritsrose.I’mfeelingdown,he’sreallylow.Littéralement:«Jemesenshaut,monmorals’élève.Jemesensbas,ilestvraimentparterre[15].»Ou«more»(plus)=«up»(enhaut)et« less»(moins)=«down»(enbas) :Myincome rose last year. Thenumber of errors is very low.Littéralement : «Mesrevenussesontélevés,l’annéedernière.Lenombredeserreursesttrèsbas[16].»Lakoff et Johnson suggèrent que beaucoup de ces modèles viennent de notreexpériencematériellequotidienne.Parexemple,lelienentrecequiest«triste»etcequiest«bas»peutêtremisenrapportavecl’attituded’unepersonnetriste.Delamêmemanière,lelienentrele«plus»etle«haut»vientdufaitqu’ajouterunobjet,ouunesubstance,dansunrécipientousurunepile,élèvesonniveau.D’autreslinguistesontnotéquecertainesdescaractéristiquesstructurellesdes

mots,quinesontassociéesàaucune fonction,commedesgroupesdephonèmes,ont un effet notable sur le lecteur/locuteur. Les initiales comme sl – « slack(indolent), slouch (affalé), sludge (boue), slime (vase), slosh (renverser), sloppy(négligé),slug (faux jeton),slut (salope),slang (argot),sly (sournois),slow (lent),sloth (paresse), sleepy (endormi), slipshod (débraillé), slovenly (débraillé), slum(taudis), slobber (sensiblerie), slur (insulte), slog (grand effort)… » – ont uneconnotationnégativeetcertainssontparticulièrementpéjoratifs.L’idéequecertainssonscorrespondentàcertainesréalitésremonteauxanciens

Grecs.Lesonomatopéesillustrentparfaitementceprincipe:cesontdesmotsquireproduisentlesonqu’ilsdécrivent:fizz,whack,bang[17],etc.Dansunesériedetestsmenésdanslesannées1950,deschercheursinventèrentdesmotsselondesprincipes synesthésiques. Certains étaient censés évoquer des choses agréables,d’autres non. On demanda à des volontaires de leur faire correspondre un motanglais.Letauxdecorrespondancefuttelqu’ilnepouvaitseulementêtreattribuéàlachance.

~Danslesannées1920,uneexpérienceatentéd’établirlelienentredesmodèles

visuelsetlastructurephonétiquedesmots,cequirevientàdémontrerl’existenced’uneformedesynesthésielatentedelalangue,cheztoutlemonde.LechercheurWolfgangKöhler,unpsychologueamericano-allemand,utilisadeuxformesvisuellesarbitraires,l’unerondeetlisseetl’autreanguleuseetaiguë.Pourchacuned’entreelles,ilproposadeuxnoms:taketeetmaluma.Ondemandaàplusieurspersonneslaquelle était takete, laquelle étaitmaluma. La très grande majorité baptisa laforme arrondiemaluma, et l’anguleuse, takete. Plus récemment, l’équipe du PrRamachandranareconduitcetteexpérienceenproposantlesmotsboubaetkiki.95%despersonnesinterrogéesbaptisèrentlaformearrondieboubaetl’anguleusekiki. Ramachandran suggère que les changements brusques de direction visuelledeslignesdukikirappellentetimitentlesinflexionsphonétiquesbrusquesdumot,toutcommel’inflexionbrusquedelalanguesurlepalais.

LePrRamachandranpensequecesconnexions synesthésiquesentre la vueetl’ouïeontétéuneétapeimportantedansl’histoiredelacréationdespremiersmotspar leshommes.D’aprèssa théorie,nosancêtresontdûcommenceràparlerenutilisantdessonsquiévoquaientl’objetqu’ilsvoulaientdécrire.Ilnoteégalementquelesmouvementsdeslèvresetdelalanguepeuventêtresynesthésiquementliésàdesobjetsoudesévénementsauxquelsilsseréfèrent.Parexemple,lesmotsquifontréférenceàquelquechosedepetitimpliquentsouventlaformationd’unsoni,c’est-à-direleresserrementdeslèvresetdel’ensembledel’appareilvocal: little(petit), teeny (minuscule), petite[18]. Tandis que pour les mots qui désignentquelquechosedegrandoud’énorme,c’estexactement lecontraire.Si la théorieestvraie,alorslelangageestnéd’unvasteensembledeconnexionssynesthésiquesdanslecerveauhumain.

***Les chercheurs commencent à se demander si mes compétences linguistiques

particulièress’appliquentàd’autrestypesdelangages,commelalanguedessignes.En 2005, j’ai participé à une expérience conduite par Gary Morgan duDépartementduLangageetdesSciencesdelaCommunicationàlaCityUniversityde Londres. Le Dr Morgan effectue des recherches sur la langue des signesanglaise(BritishSignLanguage–BSL),lalanguedeprédilectionde70000sourdsou mal-entendants en Grande-Bretagne. Plusieurs milliers de personnesentendantesutilisentégalement laBSL, languevisuelleet spatiale,quiutilise lesmains, lecorps, levisageet latêtepourproduiredusens.Letestétaitmenédesortequel’onpuissesavoirs’ilm’étaitpossibled’apprendrelesmotsdelalanguedessignesaussirapidementetaussifacilementqueceuxquel’onécritouquel’ondit.UnlocuteurBSLs’estassisenfacedemoiàunetableetaexécutéunesériedesoixante-huit mots. À chacun d’entre eux, on me montrait quatre propositionsillustrées parmi lesquelles je devais dire laquelle me semblait le mieuxcorrespondreaumotquejevenaisdevoir.LesmotsdelaBSLontdessensvariés,depuisun terme relativement simple comme« chapeau» jusqu’àdes signespluscomplexesouconceptuelscomme«restaurant»ou«agriculture».Jepusidentifiercorrectementdeuxmotssurtrois.Onaconcluquejeprésentaisune«trèsbonneaptitudeauxsignes».Leschercheurss’emploientdésormaisàm’apprendrelaBSLpourcomparermesaptitudesàl’acquisitiondecettelangueparrapportauxautresquejeconnais.L’espérantoestuneautreformedelanguetrèsdifférente.J’ailupourlapremière

foislemotespéranto,ilyaplusieursannéesdecela,dansunlivreempruntéàlabibliothèque,maiscen’estquelorsquej’aipuachetermonpremierordinateurquej’en ai appris plus. Ce qui m’a surtout attiré dans cette langue, c’est que sonvocabulaireestunmélanged’autreslangues,pourlapluparteuropéennes,etquesagrammaireeststableetlogique.Trèsrapidement,jedevinsunespérantiste(unlocuteurdel’espéranto)enlisantdestextessurInternetetenécrivantàd’autreslocuteursd’espérantodeparlemonde.L’espéranto (le mot signifie « celui qui espère ») est la création d’un

ophtalmologue de Bialystok (aujourd’hui en Pologne), le Dr Lejzer LudwikZamenhof.Ilexposalesprincipesdecettelanguepourlapremièrefoisen1887etlepremiercongrèsdeslocuteursd’espérantosetintenFranceen1905.LebutdeZamenhof était de créer une seconde langue universelle pour tous, facile àapprendre,pouraideràlacommunicationinternationale.Aujourd’hui,onestimelenombre de locuteurs d’espéranto entre cent mille et plus d’un million dans lemonde.La grammaire de l’espéranto propose un certain nombre de particularités

remarquables.Lapremièreestquelanaturedechaquemotestdéterminéeparsonsuffixe:lessubstantifssonttousen-0,lesadjectifsen-a,lesadverbesen-eetlesinfinitifsen-t.Parexemple:lemotrapidosignifie«rapidité»,rapida«rapide»,

rapide«rapidement»etrapidi«sehâter».Les verbes ne changent pas selon la personne comme dans la plupart des

langues :miestas (jesuis),viestas (tues), liestas (ilest),sîestas (elleest),niestas(noussommes),iliestas(ilssont).Lepasséseterminetoujoursen– is (miestis=j’étais),lefuturen–os(viestos=tuseras).Beaucoupdemotsenespérantoseformentd’aprèsleurssuffixes.Laterminaison

-ejo signifie par exemple « l’endroit », comme dans les mots lernejo (école),infanejo (garderie)et trinkejo (bar).Unautresuffixecourantest -ilo qui signifie« l’outil ou l’instrument », comme dans hakilo hâche), flugilo (aile) et serĉilo(moteurderecherche).Laplus fameuse illustrationdeceprincipede lagrammairede l’espérantoest

sansdoutel’utilisationdupréfixemal-poursignifierlecontrairedequelquechose.On retrouve cet usage demanière très extensive dans la langue entière : bona(bon/malbona (mal), riĉia (rich/malrica (pauvre), granda (grand) /malgranda(petit),dekstra(droite)/maldekstra(gauche),fermi(fermer)/malferma (ouvrir),amiko(ami)/malmiko(ennemi).La création et l’utilisation d’expressions idiomatiques sont en général

découragées en espéranto quoique certains exemples d’» argot espéranto »existent. Un nouvel apprenant de l’espéranto peut être appelé un freŝbakito]d’après le mot allemand frischgebacken (qui vient d’être cuit), alors quel’espérantostandarddiraitunkomencanto (débutant).Unexempled’euphémismeenespérantopourraitêtrelanecesejo(l’endroitindispensable)quisignifiesalledebain/W.C.

Tony Attwood, un psychologue clinicien auteur du Syndrome d’Asperger[19] anoté que certaines personnes atteintes d’Asperger avaient la capacité d’inventerdes combinaisons linguistiques originales (les néologismes). Il cite le cas d’unepetitefillequidécritsachevillecomme«lepoignetdemonpied»et lesglaçonscomme«lesosdel’eau».LeDrAttwooddécritcetteaptitudecomme«l’undesaspectscréatifstouchantsetvéritables,propresausyndromed’Asperger».Aprèslanaissancedemessœursjumelles,j’avaiscréélemotbipléespourparlerd’elles,partantdufaitqu’unebicycletteadeuxrouesetuntricycletrois,etquel’onditdetrois enfants nés en même temps que ce sont des triplés. Un autre de mesnéologismesd’enfanceestlemotpramblequisignifiepartirpourunelonguebalade(ramble) avec un enfant dans un landeau (pram), ce que mes parents faisaientsouvent.Enfant, j’ai bricolé pendant plusieurs annéesmapropre langue, c’était comme

une façon de remédier à la solitude que je ressentais souvent et de trouver desmotspourexprimermesexpériencesparticulières.Parfois,quandjeressentaisuneémotion particulièrement forte ou que je faisais l’expérience de quelque chosed’extrêmement beau, un nouveaumot se formait spontanément dansmon espritpour l’exprimer, et je ne savais pas d’où il pouvait bien venir. A contrario, j’aisouvent trouvé la langue de mes camarades déroutante et discordante.Régulièrement, on s’estmoqué demoi parce que je parlais par longues phrases

prudentesetexagérément formelles.Quand j’essayaisd’utiliser l’undemesmotsinventésdans la conversation,pourexprimerquelquechoseque je ressentais oudont j’avais l’expérience intime, il était rarement compris. Mes parents medissuadèrentde«parlerdedrôledemanière».J’aicontinuéderêverau jouroù jeparleraisune languebienàmoi,que jene

serais pas raillé ou repris et que cela exprimerait exactement quelque chose demoi-même. Après avoir quitté l’école, j’ai découvert que j’avais le tempsd’approfondirvraimentcerêve.J’aiécritlesmotscommeilsmevenaient,surdesboutsdepapier,etj’aitestédifférentesméthodesdeprononciationetdesyntaxe.J’ai nomméma langue leMänti (prononcer «maenn-ti ») d’après lemot finnoismänty, lepin.Lespinssontcourantsdansl’hémisphèreNordetparticulièrementrépandus dans certaines régions scandinaves et baltiques. Un grand nombre demots que j’utilise enMänti sont d’origine scandinave ou balte. Il y a une autreraison au choix de ce nom : les pins croissent souvent en groupes nombreux etsymbolisentl’amitiéetlacommunauté.LeMänti est un projet encore en développement, avec une grammaire et un

vocabulairedeplusdemillemots.PlusieurslinguistessesontintéressésauMänti,pensantquecelapourraitlesaideràcomprendremontalentpourleslangues.L’unedeschosesquej’aimeleplusquandjejoueaveclelangage,c’estlacréation

denouveauxmotsetdenouvellesidées.J’essayed’inventerenMäntidesmotsquiétablissentd’autresliensentreleschoses:hamma(dent)ethemme(fourmi–uninsectequimord),rât(filélectrique)etrâtio(radio),parexemple.LesmotscomposéssontcourantsenMänti:puhekello(téléphone,littéralement

«parle-sonnerie»),ilmalãv(avion,littéralement«air-vaisseau»),tontöö(musique,littéralement«tonal-art»)etrãtalö(Parlement,littéralement«discussion-lieu»),parexemple.Lesabstractionss’exprimentdemanièrevariéeenMänti.Onpeutcréerunmot

composé qui les décrive : le « retard » ou le « délai » se traduit par kellokült(littéralement«horloge-dette»).Uneautreméthodeconsisteàutiliserdespairesdemotscommedansleslanguesfinno-ougriennestellesquel’estonien.Pourunmotcommediary(produitlaitier),l’équivalentMäntiestpîmatkermat(crèmedelait)etpourfootwear(magasindechaussures),kœtsaapat(chaussuresbottes).BienqueleMäntisoittrèsdifférentdel’anglais,ilyauncertainnombredemots

quelesanglophonespeuventreconnaître:nekka(«neck»,lecou),kuppi(«cup»,latasse),pursi(«wallet»ou«purse»,leportefeuilleouleporte-monnaie),nööt(«night»,lanuit)etpêpi(«baby»,lebébé),parexemple.LeMäntiexistetelleuneexpressiontangibleetcommunicabledemonintimité.

Chaquemot,resplendissantdanssacouleuretsatexture,estpourmoicommeuneœuvred’art.Quand jepenseouque jeparleenMänti, c’est commesi j’étais entraindepeindreavecdesmots.

10

UNETRÈSGROSSEPARTDEPI[20]

J’aiapprisl’existencedunombrepipendantmescoursdemaths,àl’école.Pi–le

rapportconstantdelacirconférenced’uncercleàsondiamètre–estlenombrelepluscélèbredesmathématiques.Sonnomvientdelaseizièmelettredel’alphabetgrec(π),symbolechoisien1737parlemathématicienEuler.Je fus immédiatement fascinéparpiet j’aiétudié leplusgrandnombredeses

décimales, du moins celles que j’ai pu trouver dans les différents livres quej’empruntaisàlabibliothèque,autotalplusieurscentaines.Puis,fin2003,aucoursd’un appel téléphonique, mon père me rappela que cela faisait vingt ans que jen’avaispaseudecrised’épilepsie.Ilmeditquejedevaisêtrefierdesprogrèsquej’avaisfaits.Longtempsaprès,j’airepenséàcequ’ilm’avaitditetj’aidécidéquejevoulais faire quelque chose pour montrer que mon expérience infantile del’épilepsienem’avait pas retardé.Dans la semaine, j’ai contacté ledépartementdes dons de la Société nationale pour l’Épilepsie, la plus grande organisationcaritative du Royaume-Uni en ce qui concerne l’épilepsie. Mon projet étaitd’apprendreautantdedécimalesdepiquepossibleetdelesréciterdansl’ordreetenpublic,troismoisplustard,le14mars,pourlajournéeinternationaledepi(le14 mars s’écrit 3/14 aux États-Unis) qui se trouve également être le jour denaissanced’Einstein.J’espéraisainsisusciterdesdonspourlaNSEL’organisationaccueillitmonidéeavecenthousiasmeetsuggéraquejetentedebattrelerecordeuropéenquiétaitde22500décimales.Pendantque jecommençaisàapprendrelesnombres, le responsabledesdonsde laNSE[21], SimonEkless, organisaunerécitationpubliqueenréservantleAshmoleanBuildingaumuséedel’HistoiredesSciencesd’Oxford–dontlescollectionsrenferment,entreautreschoses,l’undestableauxnoirsd’AlbertEinstein.Pi est un nombre irrationnel, ce qui signifie qu’il ne peut pas s’écrire sous la

formed’unesimple fractiondedeuxnombresentiers. Ilestégalement infini : lesdécimales continuent sans fin, dans unmouvement numériqueperpétuel, de tellesortequemêmesil’onavaitunefeuilledepapierdelatailledel’univers,ilseraitimpossible d’écrire le nombre pi exact. Pour cette raison, les calculs utilisenttoujoursdesapproximationsdepicomme22divisépar7,ou355divisépar113.Lenombre pi apparaît dans toutes sortes de situations inattendues desmathématiques,cachéderrièrelescerclesetlessphères.Parexemple,ilapparaît

quand on calcule la distribution des nombres premiers ou la probabilité qu’uneépingletombeetseplantesurunensemblededroitesparallèlescoupantuneautredroite.Piapparaîtégalementcommelerapportmoyendeladistanceàvold’oiseauetdeladistanceréelleentrelasourceetl’embouchured’unerivièrequiserpente.Lespremièresvaleursdepi furentcertainement trouvéespar lamesure.Pour

preuve,lesanciensÉgyptiensavaientpourvaleurdepi:4(8/9)2=3,16quandlesBabyloniensutilisaientl’approximation:3+1/8=3,125.LemathématiciengrecArchimèdedeSyracusedonnalapremièreméthodedecalculthéoriquedelavaleurdepiauxalentoursde250avantJ.C.Ildéterminaleslimitesdécimaleshautesetbassesdepiencalculantlepérimètred’unpolygoneàl’intérieur(figure1)puisàl’extérieur(figure2)d’uncercle.

En multipliant par deux le nombre de faces d’un hexagone pour arriver à undodécagone, puis des polygones de vingt-quatre, quarante-huit et finalementquatre-vingt-seize faces, il se rapprocha lepluspossiblede lacirconférenced’uncercle, par approximation. Il arriva à la conclusionquepi étaitmoinsgrandque31/7maisplusgrandque310/71.Traduitennotationdécimale,celadonneunpientre3,1408et3,1429(arrondiàquatredécimales),cequiesttrèsprochedelavaleuractuelle:3,1416.LemathématicienallemandLudolphvanCeulenpassaunegrandepartiedeson

existenceàcalculer lavaleurdepi,utilisantprincipalement lesmêmesméthodesqu’Archimèdequelquemillehuitcentsansauparavant.En1596,ildonnaunevaleurdepienvingtdécimalesdanssonlivreVandenCirckel(Surlecercle)puisarrivaplustardàtrente-cinqdécimales.Àsamort,ongravaceschiffressursatombe.Plus tard, d’autres mathématiciens) dont Isaac Newton et James Gregory,

développèrentdenouvelles formulesarithmétiquespouraméliorer lecalculde lavaleurdepi.En1873,l’AnglaisWilliamShankspubliauncalculdeseptcentseptdécimales, fruitdeplusdequinzeansdetravail,àraisond’environunedécimalesupplémentaireparsemaine.Malheureusement,danslesannées1940,envérifiantà l’aide des premières calculatricesmécaniques, on découvrit qu’il avait fait uneerreuràla528edécimaleetquelessuivantesétaientfausses.Grâceauxordinateursmodernes,ildevintpossibledecalculerbeaucoupplusde

décimalesdepi.Lepremiercalculélectroniquedepifutréaliséen1949surENIAC(ElectronicNumericalIntegratorandComputer)–unegrandemachinedetrentetonnes et de la taille d’une petitemaison – qui parvint à deuxmille trente-septdécimalesensoixante-dixheures.Depuis,lesprogrèsinformatiquesontpermisaux

chercheursdedécouvrirtoujoursdenouvellesdécimales.En2002,lechercheureninformatiqueYasumasaKanadaetsescollèguesdel’InformationTechnologyCenterdel’UniversitédeTokyocalculèrentplusd’unmilliondemilliardsdedécimalesdepi.

Depuis longtemps, lespassionnésdepiont tentéd’enmémoriser leplusgrand

nombrededécimales.Laméthodelapluscommuneutilisedesphrasesetparfoisdespoèmesentierscomposésscrupuleusementavecdesmotsbienchoisis,dontlenombre de lettres correspond aux décimales successives de pi. La plus célèbred’entre ces phrases est certainement celle qu’on attribue au mathématicienbritanniqueSirJamesJeans:

How I want a drink, alcoholic of course, after the heavy lectures involving

quantummechanics!Considérantque lemotHow=3 (trois lettres), I=1,etwant=4, laphrase

complète traduite en chiffres donne 3,14159265358979 – c’est-à-dire pi etquatorzedesesdécimales.Unpoème(publiéen1905)donne,poursapart,trentedécimales:

Sir,IsendarhymeexcellingInsaredtruthandrigidspellingNumericalspriteselucidateFormetheIexicon’sdullweightIfNaturegainNotyourcomplain,Tho’DrJohnsonfulminate

Ledéfipourcesauteursestd’arriveràtraduirela32edécimale:0.Unesolutionconsisteàutiliserlaponctuation,unpointparexemple;uneautre,unmotdedixlettres.Certainsont recoursàdesmotsplus longspourdeuxchiffressuccessifs.Parexemple,lemotenonzelettres«calculating»signifie1suivid’unautre1.Quand je regarde une suite de nombres, ma tête se remplit de couleurs, de

formes et de texturesqui s’accordent spontanément entre elles pour formerdespaysages.Ceux-cisonttoujourstrèsbeauxpourmoi.Enfant,jepassaissouventdesheures à explorer les paysages numériques demon esprit. Pourme souvenir detouteslesdécimales,jedevaissimplementdessinerlesformesetlestexturesdansmonespritpourpouvoirleslireparlasuite.Pour de grands nombres comme pi, je divise les décimales en plus petites

sections.Latailledessegmentsvarie,selonladécimale.Parexemple,siunnombrebrillebeaucoupdansmatêteetquelesuivantesttrèssombre,jevaislesvisualiserséparément, alors qu’un nombre lisse suivi par un autre nombre lisse sera encontinuitéaveclui.Àmesurequelasuitedécimalegrandit,monpaysagenumérique

devientpluscomplexeetplusrichejusqu’àceque–commedanslecasdepi–ildevienneunpaysentierdansmonesprit,exclusivementcomposédenombres.C’estainsiqueje«vois»lesvingtpremièresdécimalesdepi:

Lesnombresmontenttoutd’abord,puiss’obscurcissentetdeviennentirréguliersavantdes’incurveretdeserpenterverslebas.Etvoicilescentpremièresdécimalesdepi,tellesquejelesvois:

À la fin de chaque segment de nombres, le paysage change et de nouvellesformes,denouvellescouleursetdenouvellestexturesapparaissent.Ceprocessussepoursuitindéfiniment,aussilongtempsquedurelasuitededécimalesdontjemesouviens.LaplusfameusesuitenumériquedepiestappeléelepointdeFeynman,entreles

762eet767edécimales:…999999…Cettesuiteestainsiappeléed’aprèsRichardFeynman,unphysicien,quiavaitditqu’il aimeraitmémoriser lesdécimalesdepijusqu’àcepoint–desortequ’enlesrécitantilpuissefinirpar:«…9,9,9,9,9,9,9,etcaetera.»LepointdeFeynmanestvisuellementtrèsbeaupourmoi.Jelevoiscommeunebandeépaisseetprofondedelumièrebleusombre.Demême, il y auneautre trèsbelle suitededécimalesentre la19437et la

19453:«…99992128599999399…»aveclarépétitiondes9d’abordquatrefois,puis,peudetemps,aprèscinqfoisetensuitedeuxfoisencore.Autotal,onzefois,enl’espacededix-septdécimales.C’estmasuitepréféréeparmilesplusde22500décimalesdepiquej’aimémorisées.

~J’aicommencéàtravaillerendécembre2003,avectroismoisdevantmoipour

apprendretouteslesdécimalesnécessairespourbattrelerecord(22500etplus).Lapremièredifficultéfutdetrouverautantdedécimalesdepi:laplupartdeslivresn’endonnaientquequelquesdizainesouquelquescentaines.Internetm’apportalaréponse,bienquelaplupartdessitesne listentquemilleouquelquesmilliersdedécimales.Finalement,NeiltrouvaunsuperordinateurdeTokyoquiavaitdanssesfichiersdesmillionsdedécimalesdepi.Ildevintlaréférencedansnotretentativedebattrelerecord.Neil imprimalesnombressurdesfeuillesformatA4,milledécimalesparpage,

pourquecelasoitlepluspratiquepossiblepourmoi.Lesdécimalesfurentensuitecasséesen«phrases»decentchiffreschacune,pourquecesoitpluslisibleetpour

minimiser le risque demal identifier les nombres et d’en apprendre certains demanièreincorrecte.Jenetravaillaispastouslesjours.Parfois,j’étaistropfatiguéettropagitépour

apprendre.D’autres fois, jeme gorgeais de nombres et j’en absorbais plusieurscentainesenuneseulefois.Neilremarquaquelorsquej’étudiaispi,moncorpssetendait et s’agitait – jemebalançais d’avant en arrière surma chaise ou tiraiscontinuellement mes lèvres avec mes doigts. Dans ces moments-là, il étaitpratiquement impossible pour lui de me parler ou d’interagir avec moi, c’étaitcommesij’étaisdansunautremonde.Cespériodesd’étudeétaient souventbrèves (laplupartduraientuneheureou

moins) parce quema concentration fluctuait beaucoup. Je choisissais la pièce laplus calme, à l’arrière de lamaison, pour travailler, comme si le plus petit bruitpouvaitm’interdiretouteconcentration.Parfois,jemebouchaislesoreilles,aucasoù.Pendantque jemémorisais, je tournais souventencercleautourde lapièce,têtebaisséeetlesyeuxàdemiouverts–afindenerienheurter.D’autresfois,jerestais assis sur ma chaise, je fermais les yeux et je visualisais mes paysagesnumériquesetleursnombreusesformes,couleursettextures.Comme la performance publique devait être orale et non pas écrite, il était

important pour moi de répéter devant quelqu’un. Une fois par semaine, Neilcontrôlait : il prenaitune feuille ouplus, couvertesdesnombres,pendantque jerécitais,enfaisantlescentpas,desséquencestoujoursplusgrandesdenombres.Dire lesnombresàhautevoixétaituneexpérienceétrangeetdifficileaudébut,parcequ’ilsétaiententièrementvisuelspourmoi.ÀmapremièrerépétitiondevantNeil, j’hésitai et je fis plusieurs erreurs. Frustré, jem’inquiétai de ne pouvoir yarriverdevantunefoule.Commetoujours,Neilsemontrapatientetrassurant–ilsavait que c’était difficile pourmoi de réciter les nombres à haute voix et ilmerecommandademecalmeretdejusteessayer.Avec l’entraînement, cela devint progressivement plus facile. Mon assurance

grandit à l’approchede la date fatidique.Àmesure que le nombrededécimalesgrandissait, iln’étaitpluspossiblede lesréciterenune foisdevantNeil,etnousdécidâmesquejenem’entraîneraisàénumérerquecertainespartiesdepiaveclui,unefoisparsemaine.Àd’autresmoments, jemeréciteraislesdécimalesàhautevoix,rienquepourmoi,assisoumarchantautourdelamaison, jusqu’àcequeleflotdesnombresselisseets’harmonise.Pouraideràlarécoltedefonds,laNSEcréaunepagespécialesurInternetqui

accueillitdonsetmessagesdesoutiendumondeentier.Undon,parexemple,nousparvint d’une école de Varsovie, en Pologne. La NSE envoya également uncommuniquédepressependantqueNeiletmoifaisionsletourdenosfamillesetdenosamispourcollecterdesfonds.Unvoisinquiavaiteuventdel’événementvintmeparlerdel’épilepsiedesaproprefilleetm’exprimasonadmiration.Recevoirdetels soutiens, des cartes postales, des e-mails de bonne chance, m’inspiraitbeaucoup.Lesamedi13mars,NeilnousconduisitàOxford.Bienquej’aiefinid’apprendre

lesdécimalesdepuisplusieurssemaines,j’étaistoujourstrèsnerveuxàl’idéedelesréciterenpublic.Nouspassâmeslanuitdansunepensiondefamilleprèsdumuséeetjetentaidedormirdumieuxquejepus,cequin’étaitpasévidentparcequejen’arrêtaispasdepenserau lendemain.Finalement jem’endormiset rêvaique jemarchaisdansmespaysagesdedécimales–làaumoins,jemesentaiscalmeetsûrdemoi.Lematinsuivant,nousnouslevâmestouslesdeuxdebonneheure.Jen’étaispas

leseulàm’inquiétercarNeilseplaignaitdecrampesd’estomac,cequiétait–jelesavais–lesignedesanervosité.Nousprîmesnotrepetitdéjeunerensemblepuisnousnous rendîmesaumusée.C’était lapremière foisque jevenaisàOxfordetj’étais excité à l’idée de voir cette ville, fameuse pour son Université (la plusancienne du monde anglophone) et connue comme la « Cité des Toursfantastiques[22]»,enréférenceàl’architecturedel’Université.Nouspassâmesparunesériedelonguesruesétroitesetpavéesavantd’arriveràdestination.Lemuséedel’HistoiredesSciences,situédansBroadStreet,estleplusancien

bâtimentaumondeconstruitpourêtre,dèsledépart,unmusée.Édifiéen1683,cefut le premier musée du monde ouvert au public. Parmi sa collection d’environquinzemilleobjets,depuisl’Antiquitéjusqu’audébutduXXesiècle,ontrouveuneséried’instrumentsmathématiquesanciensutiliséspourlecalcul, l’astronomie, lanavigation,l’observationetledessin.Aprèsnousêtregarés sur leparking,nousvîmesdesmembresde laNSE,du

musée,desjournalistes,destélévisionsquiattendaientdevantlebâtiment.Simon,leresponsabledelacollectedesfonds,vintànotrerencontreetmeserralamainvigoureusementenmedemandantcommentj’allais.Jeluirépondisquej’allaisbien.Je fus présenté aux autres personnes quim’attendaient puis onme demanda deposerpourlesphotographessurlesmarchesdumusée.Jem’assissurunemarche,froideethumide,etjetentaidenepastropm’agiter.À l’intérieur, la salle prévue pour la récitation était longue et poussiéreuse,

rempliededifférentsobjetsplacésdansdesvitrines.Suruncôté,contrelemur,onavaitplacéunetableetunechaisepourmoi.Delà,j’avaisunevueimprenablesurletableaunoird’Einstein,surlemur,enfacedemoi.Unpeuàl’écart,uneautretable, plus longue, avec des nombres écrits sur des feuilles de papier et unchronomètre digital. Assis autour de la table, desmembres du département dessciencesmathématiquesde laOxfordBrookesUniversity voisine s’étaientportésvolontaires pour contrôler l’exactitude de ma récitation. Le chronomètre seraitlancé audébut dema récitation, de sorte que le public qui entrerait puisse voirdepuis combien de temps je parlais. L’événement avait été relayé par la presselocaleetilyavaitdesaffichesdevantlemuséepourinciterlespassantsàentrer.DesmembresdelaNSEsetenaientégalementprêtsàdistribuerdesbrochuresetàrecevoirdesdons.Neilétaittoujourstrèstendu,quasimentmalade,maisilétaitdéterminéàrester

pourmesouteniretsaprésenceétaittoutàfaitrassurante.Aprèsavoirposépourd’autres photos à l’intérieur de la salle, jem’assis devantma table et sortis les

quelquesmunitionsque j’avaisapportées :desbouteillesd’eaupoursoulagermagorge,ainsiqueduchocolatetdesbananespourmedonnerdel’énergiependantlarécitation. Simon réclama le silence. J’étais prêt à commencer et il lança lechronomètreà11heureset5minutes.Et je commençai les premières décimales de pi, désormais très familières, les

paysagesnumériquesgrandissantdansmatêteetchangeantaufuretàmesurequejeparlais. Pendant ce temps, les examinateurs cochaient chaquenombredont jem’étais correctement souvenu. Le silence était presque total dans la salle, àl’exceptiond’unbruitdepas,parfois,oud’unetoux.Maiscelanemedérangeaitpascarpendantquej’énuméraislesdécimales,j’avaislasensationdem’enfoncerdansleflotvisueldescouleursetdesformes,destexturesetdumouvement,commesijepénétraisdansmespaysagesnumériques.Larécitationdevintpresquemélodieuse,comme si chaque respiration contenait un nombre, puis un autre, et encore unautre. Jeréalisaisoudainque j’étais toutà faitcalme,commes’il s’agissaitde lasuitedemonrêvede lanuitprécédente. Jeprisunpeuplusdedixminutespourterminerlesmillepremièresdécimales.J’ouvrisunebouteilled’eauetjebusunpeuavantdecontinuer.Peuàpeu, lasalleseremplitd’unpublicquisetenaitàdistancedemoietme

regardaitensilence.Bienquej’aieétésurtoutangoisséàl’idéederéciterpidevanttantdegens,à la fin, jene les remarquaisquasimentplus, commesi toutesmespenséesétaientabsorbéesdansleflotrythmiqueetcontinudesnombres.Iln’yeutqu’une seule interruption significative dont jeme souvienne, quand un téléphoneportablesemitàsonner.Àcemoment-là,jem’arrêtaideréciteretj’attendisquelebruitcesse.Les règles de l’événement voulaient que je ne parle ni ne communique avec

quiconque pendant la récitation. De petites pauses étaient prévues et permisespendantlesquellesjemangeaisunpeudechocolatoudelabanane.Pourgardermaconcentration pendant les pauses, je marchais d’un bout de la pièce à l’autre,derrièremachaise, têtebaissée, évitant le regarddes spectateurs.Rester assiss’avéraitplusdifficilequeprévu,etj’avaistendanceàm’agiterbeaucoup.Pendantquejecherchaislesdécimales,jeroulaisdelatête,lacouvraisdemesmainsetjemebalançaisdoucementenfermantlesyeux.Àuneheureetquartdel’après-midi,jepassailecapdesdixmilledécimales,aprèsdeuxheuresderécitation.Aveclesheures,jesentaislafatiguequim’envahissaitetjevoyaisdansmatêtelespaysagessebrouillerdeplusenplus.Avantlejourmêmedel’événement,jen’avaisjamaisrécité tous les nombres à la suite et j’espérais désormais que j’aurais assez deforcespourfinir.Il y eut un moment, vers la fin, où je crus que je ne serais pas capable de

terminer.C’étaitau-delàdela16600edécimale.Monespritfutsoudaintoutàfaitvide,pendantquelquesinstants:plusdeformes,plusdecouleurs,plusdetextures,rien.Jen’avaisjamaisvécucelaavant,c’étaitcommesijeregardaisuntrounoir.Jefermailesyeuxfortetjerespiraiprofondément.Puisjeressentisunfourmillementdans ma tête et, surgissant de l’obscurité, les couleurs recommencèrent à

m’envahir.Jecontinuai.Aumilieudel’après-midi,j’arrivaiàlafindemonvoyagenumérique.Aprèscinq

heuresderécitation,jemesentaisépuiséetmeréjouissaisd’envoirlebout.C’étaitcommesi j’avaiscouruunmarathondansma tête.Àquatreheuresetquart,mavoix trembla de soulagement quand je récitai mes dernières décimales :« 67657486953587 » et fis signe que j’avais terminé. J’avais récité 22 514décimalesdepisansfaired’erreur,encinqheuresetneufminutes,nouveaurecordd’Angleterreetd’Europe.Lepublicmefituntonnerred’applaudissementsetSimoncourut vers moi pour me prendre par surprise dans ses bras. Je remerciai lesexaminateursd’avoirsurveillél’épreuve.Onmedemandadevenirdehors,deposerpourdesphotossupplémentairesetl’onm’offritlepremierverredeChampagnedemavie.L’écho médiatique de l’événement fut phénoménal et dépassa toutes les

espérancesdelaNSEet lesmiennes.Danslessemainessuivantes, jedonnaidesinterviewsàplusieursjournauxetradios,dontlaBBCWorldServiceetdesradiosaussilointainesquecellesduCanadaoud’Australie.L’une des questions récurrentes que l’on me posait était celle-ci : Pourquoi

apprendreautantdedécimalesd’unnombrecommepi?Maréponseétait–etestencoreaujourd’hui–quepiestpourmoiquelquechosedetrèsbeauettoutàfaitunique.CommeMonaLisaouune symphoniedeMozart,pi est sapropre raisonpourêtreaimé.

11

ÀLARENCONTREDEKIMPEEKDans l’avalanche d’articles de journaux et d’interviews radio qui suivirent le

succès de ma tentative de record, une grande chaîne de télévision britanniquem’offrit departiciper àundocumentaired’uneheure autourdemonhistoire. Letournage aurait lieu aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Les producteursavaientétéimpressionnésparlesimagesqu’ilsavaientvuesdemoiàOxfordetenparticulier par ma capacité à gérer la présence d’un public et des médias. Ilsprojetaient d’aller aux États-Unis pour filmer Kim Peek, cet homme atteint dusyndromesavantquiainspirélefilmRainMan,etilspensaientquemacapacitéàmettremapropreexpériencedu syndrome savant enperspectivepermettrait audocumentairedetrouverunpointdedépartetderéférence.Nonseulementc’étaitl’occasionpourmoiderencontrerKimPeek,maisencore j’allaispouvoirdiscuteraveclesexpertsetleschercheurslesplusperformantssurlesyndromesavant,auxÉtats-UniscommeenGrande-Bretagne.Celapouvaitêtrelachanced’unevie.Je donnai mon accord malgré ma grande angoisse. Je n’avais pas quitté

l’Angleterredepuiscinqans(pendantcetemps,jenem’étaiseneffetpasvraimentéloignédenotreville)etlaperspectivedepasserplusieurssemainesloindechezmoi, à voyager et à faire un filmm’effrayait. Jem’inquiétais de savoir si j’allaispouvoir gérer les impératifs d’un voyage sans mes petits rituels quotidiens. Jen’avais jamais été aux États-Unis (bien que je puisse réciter la date, le secondprénom et le parti de tous les présidents américains depuis McKinley) et je nesavaispascommentj’allaistrouvercepays.Etsic’étaittropgrand,tropbruyant,troplumineuxpourmoi?Etsijemesentaisenvahietpaniquédanscegrandpaysàunocéandechezmoi?Lapenséed’êtreconstammentsurledépart,jouraprèsjour,d’allerd’unendroit

àunautre,inquiétaitmafamille,Neiletmoi-même.Ilsmepoussaientàpartir,maisils insistaient pour que je parle de tout cela avec la production. Au cours de laconversationquej’eusavecl’équipe,jereçusl’assurancequ’ilsnemelaisseraientpasseuldansunespacepublic (où jepourraismeperdre)etque le tournageneseraitpasintrusifmaisprendraitlesévénementscommeilsviendraient.Le programme de la production était ambitieux : nous devions zigzaguer d’un

boutàl’autredesÉtats-Unispendantdeuxsemaines,avecdesétapesaussivariées

que San Diego en Californie ou Sait Lake City dans l’Utah. La production avaitproposécommetitreprovisoireBrainman[23]–uneréférenceaufilmavecDustinHoffman–quejen’aimaipas,toutd’abord,avantdefinirparm’yfaire.Je rencontrai l’équipe pour la première fois une semaine avant le départ, en

juillet 2004. Ils semontrèrent amicaux et voulaient que jeme sente à l’aise. Lecameraman,Toby,avaitlemêmeâgequemoi.Toutlemondeétaitenthousiaste–pour l’équipe, c’était une émission très atypique et ils ne savaient pas à quois’attendre. J’étais excité aussi, en partie parce que tout lemonde l’était, et quej’éprouvaisbeaucoupd’émotionsenréactionàceuxquim’entouraient.Maisjemesentaiségalementheureux,intérieurement.Unenouvelleaventurecommençait.Je finis de faire mes valises la veille du départ : unmanteau, deux paires de

chaussures, quatre pulls, six pantalons ou shorts, huit T-shirts, onze paires dechaussettesetdesous-vêtements,un tubeneufdedentifrice,unebrosseàdentsélectrique,unecrème,deshuilesessentielles,ungeldoucheetunshampoing.Neilm’avaittrouvéuntéléphoneportableafinquenousrestionsencontact.Sontravaill’empêchaitdem’accompagner.Jegardaisletéléphonedansmapochedroite;monpasseport,monbilletetmonportefeuilledansl’autre.Neilmeconduisitàl’aéroportetmeserradanssesbrasavantquej’entredansle

terminal. C’était la première fois en trois ans et demi que nous étions séparés.Pourtant,jeneréalisaispasquejedevaismontrerdel’émotionetsesembrassadesmefirentsursauter.Dansleterminal,ilyavaitbeaucoupdemondeetbeaucoupdebagages. Tous ces gens bougeaient autour demoi et je commençai àme sentiranxieux.Jememisàcompterlespersonnesdanslesfilesd’attentepourmecalmer.L’équipeétaitdéjàlàetnousallâmesensemblejusqu’àl’embarquement.C’étaitun typique jourd’été,chaudetclair,et jevis,depuismonsiège, leciel

bleudisparaîtresouslesnuages.Lepilotenousannonçaquelevolallaitdureronzeheures jusqu’à l’aéroport international de Los Angeles. Quand onme donne uneestimationdetemps,jelavisualiseenmoiàl’auned’unmorceaudepâtesurunetableque jeconsidèrecommeuneheure.Parexemple, jecomprendscombiendetempsdureunepromenaded’unedemi-heureenimaginantqu’onroulelemorceaudepâtejusqu’àlamoitié.Maisonzeheuresétaitpourmoiunepérioded’unelongueursansprécédentpour

moiet jen’arrivaispasàmelareprésenter.Celamerenditnerveuxet je fermaifort mes paupières puis les rouvris doucement en regardant mes pieds : j’allaismieux.J’aime me préparer mentalement à ce qui va arriver, répéter les différentes

possibilités dans ma tête parce que je me sens mal quand les événementssurviennentdemanière inattendueou imprévisible. Jesavaisqu’àunmoment,unsteward allait approcher pour me demander quelque chose (ce que je voulaismanger,parexemple)et jem’imaginais lestewardquise tenait làetmeparlait.Dansmonesprit,jemevoyaiscalmeetrépondantsansdifficulté.Mesmainsfouillaientconstammentmespoches,cherchantpourlacentièmefois

montéléphone,monpasseport,monportefeuille.Quandj’entendisleroulementdes

chariotsqui s’approchaientdemoi, jedevinsdeplusenplus tenduetvigilant. Jen’aimaispaslessurprises.J’écoutaiattentivementlesconversationsdesstewardsaveclesautrespassagerspoursavoircequelestewardallaitmedire.J’avaisdéjàfaitmonchoixdansmatête:pouletaveccompoteetboulettes.Lechariotvintetrepartitsansencombre.Etj’avaisfaitunbonchoix.J’étaistropanxieuxpourdormirpendantlevol.Àlaplace,jelusdesmagazines

etj’écoutaidelamusiqueaveclesécouteursenplastiquequ’onnousavaitdonnés.Quandnousatterrîmes, jenepusm’empêcherderessentirunsentimentexplicited’achèvement : j’y étaisarrivé.Ma têteme faisaitmal,mes jambesetmesbrasétaientcourbatus,maisj’étaisenAmérique.Dehors,letempsétaitclairetpluschaudqu’àLondres.J’attendispendantquele

réalisateur s’occupait de la location d’un véhicule. L’équipe chargea bientôt àl’arrièredesboîtespleinesd’objectifset toutunéquipementdetournage.C’étaitcommelesregarderjoueràTetrisAprèsplusieurstentatives,ilsréussirentàtoutfaire rentrer. Nous allâmes ensuite à San Diego, dans un hôtel près de la mer.Quoiqueépuisés,onmeditquenousdevionspartirtôtlelendemainmatin.Dansmachambre,jemebrossailesdentsméthodiquement,lavaimonvisagerituellementenm’aspergeant(cinqfois)d’eauau-dessusdulavaboetréglaileréveilà4heures30dumatin.Àpeineallongésurmonlit,jem’endormis.Quandl’alarmeduréveilhurlaàlamort,jebondisetcouvrismesoreillesdemes

mains.Matêtemefaisaitmalet jen’avaispas l’habitudedesréveils. Jetâtonnaid’unemain pour trouver le bon bouton et rendis la pièce au silence. Dehors, ilfaisaittoujoursnoir.Jemelavailesdentspendantexactementdeuxminutesetprisunedouche.Jen’aimaispasquetoutdanslapiècesoitdifférent.Lepommeaudeladouche était plus large, l’eau tombait plus drue sur ma tête et la texture desserviettesétaitétrange.Unefoisséché,j’enfilaimesvêtements:aumoins,eux,ilsétaient comme d’habitude. Considérablement agité, je sortis de ma chambre etdescendisdanslasalleàmanger.J’attendisqueTobyarrive,unefigurefamilière,avantdem’asseoiretdecommenceràmanger. Jeprisunmuffinavecunpeudethé.Quand lesautres furentdescenduseteurent finidemanger,nousmontâmesdans la voiture et longeâmes des rangées de grands immeubles avec des vitresscintillantes.Nousavionsrendez-vousaveclePrRamachandran, letrèsrespecténeurologue,etsonéquipe,auCentred’étudeducerveaudeCalifornie.Lesscientifiquesvinrentnousaccueilliretnousconduisirentdans lebureaudu

professeur,àtraversdescorridorsétincelantdanslalumièredusoleilquiruisselaitdepuis les fenêtres.Nous arrivâmes dans une grande pièce, plus sombre que lecouloir, auxmurs tapissés de rangées de livres serrés les uns contre les autres,avecunelourdetablecouvertedemaquettesenplastiqueducerveauetdefeuillesde papier éparses. On me fit asseoir en face du professeur assisté de l’un desmembresdesonéquipe.Quandilpritlaparole,savoixexplosadanslapièce.Defait,toutsemblaitfort

chezlui:sesgrosyeuxronds,sescheveuxnoirsépaisetbouclés,samoustache.Jemesouviensd’avoirpensécombiensesmainsouvertesmesemblaientgrandes.Son

enthousiasmeétaitévidentetd’unecertainemanière ilmemità l’aise.Bienquenerveux,jeressentaisdesfrissonsd’excitation,moiaussi.On me demanda de faire quelques calculs de tête pendant que l’assistant du

professeurvérifiaitlesréponsesavecunecalculette.Àcausedudécalagehoraire,matêtemefaisaitmal,maisjefusquandmêmecapabled’effectuerlesopérationsdu professeur. Ils me lurent ensuite une suite de nombres en me demandantlesquels étaient premiers. Je fis un sans-faute. J’expliquai la manière dont lesnombresétaientpourmoidescouleurs,desformesetdestextures.Leprofesseurparaissaitàlafoisintriguéetimpressionné.Audéjeuner, l’assistantduprofesseur,Shai,un jeunehommeavecdescheveux

noirsetdesgrandsyeuxrondscommeleprofesseur,m’accompagnaàlacafétériadu campus. Shai était fasciné par mes descriptions des nombres et par lesdifférentscalculsque j’avais faitsde tête.Plus tard,onm’appeladansuneautrepièceoù je rencontraiunautreassistantduprofesseur,Ed,qui voulait en savoirplussurmesexpériencesvisuellesdesnombres.Jepeinaisàtrouverlesmotspourlesdécrire,aussipris-jeunstylopourdessiner les formesdesnombresqu’onmedemandait. Les scientifiques étaient abasourdis. Ils n’avaient pas prévu quemesperceptionsseraientaussicomplexesqu’elles lesemblaientmaintenant,nique jeseraiscapabledelesleurcommuniqueraussiprécisément.La réaction des scientifiques surprit toute l’équipe. Ils demandèrent au

réalisateur s’ils pouvaient avoir plus de temps pour étudier certaines de mesaptitudes spécifiques et mes expériences visuelles des nombres. Le réalisateurpassauncoupdefilauproducteur,àLondres,quidonnasonaccord.Le lendemain, sous l’œil des caméras, on me demanda de revenir sur mes

descriptionsetdessinsdesdifférentsnombres.J’allaiautableauquejecouvrispetità petit de dessins et d’illustrations correspondant à ma vision des différentsnombresetcalculaidetêteenutilisantdesformessynesthésiques.Onmedemandamêmederéalisercertainsnombresenpâteàmodeler.Ensuite,onmepriad’observerl’écrand’unordinateurremplidedécimalesdepi

tandis que mes doigts étaient reliés à des capteurs biométriques[24] Lesscientifiquesavaientsecrètementsubstituédes6àdes9demanièrealéatoirecarils voulaient savoir si ces changements pouvaient semesurer, neurologiquement.Regardant lesnombressur l’écran, jecommençaiàmesentirmalet jegrimaçaibeaucoup parce que je voyais des pans entiers de mes paysages numériquesdévastés, comme vandalisés. Les capteurs enregistrèrent des variationssignificatives, indiquant que j’avais une réponse physiologique à l’altération desnombres.Lesscientifiques,surtoutShai,étaientfascinés.Parfois,onmedemandesicelamegêned’êtreuncobayepourlascience.Jen’ai

aucun problème avec cela parce que je sais que je contribue à une meilleureconnaissanceducerveauhumain,cequiestquelquechosedebénéfiquepourtoutlemonde.C’estaussigratifiantpourmoid’enapprendreplussurmoi-même,etsurlafaçondontmonespritfonctionne.Alorsquelaséanceavecl’équipescientifiquetouchaitàsafin,Shaidemandasije

voulaisqu’ilm’emmène sur les falaises voisinespour voir lameret regarder lesplaneurstournoyerdansleciel.Ilavaitenviedepasserdutempsavecmoi,loindel’équipeetdes caméras.Nousmarchâmes tous lesdeux sur les falaiseset ilmeposa des questions surmes sentiments pour les différents nombres, prenant desnotes à l’aide d’un carnet et d’un crayon qu’il avait spécialement apportés.Mesréponses semblaient le transporterd’enthousiasme,etplusencore.«Savez-vousquevousêtesuncasuniquepourunscientifique?»medit-iltoutdego.Jenesavaiscommentrépondre.J’aimaisbienShaietjepromisderesterencontactaveclui,cequej’aifaitjusqu’àaujourd’hui,pare-mail.Notre étape suivante était Las Vegas, la « cité des rêves » du Nevada, et

l’indiscutableépicentremondialdujeu.Laproductionsouhaitantmontrercertainesdemesaptitudesselonuneapprochetélévisuelle«divertissante»,onavaitdécidédemefairerejouerunescènedeRainman.Messentimentsétaientpartagéspourcetteséquence.Ladernièrechosequeje

voulais, c’était de rendre mes aptitudes triviales et de renforcer le stéréotypeerroné que tous les autistes sont comme le personnage de Rainman. En mêmetemps,jecomprenaisquelefilmavaitbesoindescènesvisuellesetdivertissantesen contrepoint des séquences scientifiques. J’adorais jouer aux cartes avecmesamis et je n’avais jamais mis les pieds dans un casino de ma vie. La curiositél’emporta.Lachaleurde l’airduNevadaétait incroyable, commesiun sèche-cheveuxau

maximumdesapuissancesoufflaitcontinuellementetdirectementsurmoi.Mêmehabillé d’un T-shirt léger de coton et d’un short, mon corps devint rapidementliquidependantquenousattendionslavoituredelocationquidevaitnousconduireànotrenouvelhôtel.Levoyagefutheureusementrapideetnousfûmestousravisde la climatisation dans le hall de l’hôtel. Passer devant les nombreux grandsbâtimentsclinquantsdelavillem’avaitdonnélanausée.Pourtant,cesentimentdesoulagementétaitprématuré.La vision que nous eûmes en arrivant à l’hôtel tempéra en effet tout

l’enthousiasmequenouspouvionscommenceràressentir.Leproducteuravaiteubeaucoupdedifficultésàtrouveruncasinoquiveuillebienaccepteruneéquipedetélévisionentraindetournerundocumentaire.Finalement,ilavaitsélectionnéunétablissementducentre-ville,bienpluspetitquesescousinsplusfameux,quiavaitaccepté avec enthousiasme et même offert de nous loger gratuitement. Notrepremièreimpression,cependant,n’étaitpasbonne.Letapisétaitsaleetilyavaitune odeur viciée et persistante dans le hall. Pour ne rien arranger, nous dûmesattendreuneheurequenoschambressoientprêtes.Pourtant,unefoisfaites,leschambresserévélèrentétonnammentspacieuseset

confortables.Alors que la nuit tombait, onm’emmena en voiturepourme filmerremontantlefameux«strip»deLasVegas,éclairédetouscôtésparleslumièreséblouissantes des casinos. Je serrais mes mains l’une contre l’autre, trèsétroitement, et je sentaismon corpsqui se tendait et se figeait : la tropgrandequantitédestimulimemettaitmalàl’aise.Heureusement,labaladenedurapaset

nousallâmesmanger tousensembledansunrestaurantduquartieravantd’allernouscoucher.Lematinsuivant,l’équipesechargead’isoleretdeprépareruncoincalmeparmi

les tablesdeblack jackavantdevenirmechercher.Ladirectionducasinonousavaitfourniungrandnombredejetonsàutiliserpendantlaséquence.Jerencontrailepropriétaireducasinoetjefusprésentéaucroupierquim’expliquarapidementlesrèglesdujeu.Leblack jack est l’undes jeuxde cartes les plus populaires, également connu

souslenomde«vingt-et-un[25]».Lebutdujeuconsisteàpariersurchaquemainque lescartesdu joueurvontbattrecellesducroupier, sansdépasser21.Unaspeutvaloir1ou11,tandisquetouteslesfigures(valets,dames,rois)valent10.Audébutdechaquemain,aprèslesmisesdedépart, ledonneurdistribuedeux

cartes à chaque joueur, et à lui-même. Mais il laisse l’une des siennes faceretournée.Unefigureplusunasestappeléun«blackjack»:lejoueurgagne.Lecroupieroffreensuiteàchaquejoueurdechoisirentredemanderd’autrescartes(«carte!»)ouresteravecsontotalactuel(«servi»).Siunjoueurdépasse21,ilperd,ou«crève».Suivant lesdécisionsdes joueurs, lecroupierrévèlesacartecachéeetdécideoupasd’entirerd’autres.S’ilamoinsde17,ildoittireruneouplusieurscartespouratteindreaumoins17.Si lecroupier«crève», les joueursl’emportent.Compter lescartes,pratiquebienconnueaublack-jack,consisteà repérer les

suites de cartes pour prendre l’avantage sur le croupier, renchérissant sa misequand le compte est bon (si, par exemple, il reste beaucoup de figures dans lepaquet) et restant prudent quand il est mauvais. Dans sa forme la plus simple,compter lescartes revientàattribuerdesvaleursauxcartes,positivespourdescartesmédiocrescomme2ou3,etnégativespourd’autrescommeles10.Celuiquicompterepère lesvaleursdecequiaétédistribuépourpouvoirestimercequ’ilresteàdistribueretévaluersesrisques.Compterlescartesn’estpasfacileetmêmedesjoueurschevronnésettrèsdoués

negagnentpasplusde1%decequ’ilsmisent.Lescasinos,deplus,bannissentsouventceuxqu’ilssuspectentdecompterlescartes.Notretableutilisaitdetoutefaçonunsabotdehuitjeuxdecartes,c’est-à-direquatrecentseizecartes,defaçonàminimiserlesrisques.Lescasinossontdesenvironnementsbruyantsetdistrayantspourjouer,etmon

principaldéfiétaitd’essayerdemeconcentrer.Lorsquejem’assissurmachaise,en face du croupier, je ne regardai que le sabot, fixant intensément les paquetsprêtsàêtreouverts,battusetempiléspourledébutdujeu.Lescamérasattiraientlescurieuxetbientôtj’eusunevéritablefouleautourdemoi.Ilétaitprévuquejejouependantuntempsdéterminéàl’avance.Lecasinoavait

réservélatable,desortequejesoisseulàjouer.Lecroupiercontremoi.Voulanttoutd’abordsentirlejeu,jecommençaiparprendredesdécisionssimplesfondéessurlesdifférentescartesdistribuées:jedéclaraisêtre«servi»sij’avaisun10etun8et«carte!»sij’avaisun3etun9(saufsilacartedécouverteducroupier

était un 4, un 5 ou un 6), une technique connue sous le nom de « stratégie debase».Mêmequandlejoueursuitlastratégiedebasedemanièreoptimale,lecroupier

a toujours un avantage statistique. Petit à petit, mon tas de jetons diminuasérieusement.En revanche, je sentaismieux le jeu, jeprenaisdesdécisionsplusrapidement et j’étais plus à l’aise. Je décidai alors soudain de jouer à l’instinct,suivant l’expérience visuelle que j’avais des nombres dans ma tête, de leurspaysagesavecleursgouffresetleurspics.Quandlalignedupaysages’élevait, jejouaisdemanièreplusagressive,etviceversa.Unchangementseproduisitalors:jegagnaisplussouventetavecdesmainsplus

surprenantes. Jeme détendais et je commençais à prendre plaisir à jouer. Àuncertainmomentcrucial, lecroupiermedonnaunepairede7tandisqu’iltiraitun10. La stratégie de baseme poussait à annoncer « carte ».Mais j’écoutaimoninstinctetséparaimapaireendoublantmamisededépart.Lecroupiermedonnaun troisième7. Jedemandais si jepouvais séparermapaireencoreune fois.Lecroupiermanifestasasurprise–ilestextrêmementraredejouercontrele10ducroupier. La paire fut séparée : j’avais désormais troismains de 7 sur la table,j’affrontais un 10 et ma mise était triplée. Derrière moi, j’entendis le publicexprimersadésapprobation.Unhommeremarquamêmeàhautevoix:«Qu’est-cequ’ilaàséparerdes7contreun10?»Lecroupierdistribuadescartespourlestroismains-21pourlapremière.Ilcontinua:unautre21.Finalement,ladernièremain :encore21.Trois21desuiteenuneseulemaincontre lecroupier. J’avaiscomblétoutesmespertesetfaitsauterlabanque.CependantjefuscontentdequitterLasVegas.Ilfaisaittropchaud,ilyavaittrop

demondeettropdelumièreséblouissantes.Leseulmomentoùjem’étaissentiàl’aise,c’étaitaveclescartes.Jeressentaisunterriblemaldupayset,deretouràl’hôtel,j’appelaiNeildemachambreetj’éclataiensanglotsenentendantlesondesavoix.Ilmeditquej’agissaiscommeilfallaitetquejedevaiscontinuer.Ilétaitfier demoi. Je ne savais pas encore que lemoment le plus important et le plusparticulierdetoutlevoyageétaitencoreàvenir.Lelendemain,nousnousrendîmesenavionàSaitLakeCity,capitaledel’Utahet

delareligionmormone.Del’hôtelàlabibliothèquepublique,iln’yavaitqu’unpas.Le bâtiment était extraordinaire : six murs arrondis et transparents pour unesurfacedevingt-deuxmillemètrescarrésetplusd’undemi-millionde livres,desmagasinsetdesservicesaurez-de-chaussée,dessallesdelectureau-dessusetunauditoriumdetroiscentsplaces.Étantdonnémonamourpersistantdeslivresetlesouvenir des années passées à lire dans mes petites bibliothèques municipales,j’avaisl’impressiond’êtreauparadis.Lalumièredujourbaignaitcevasteendroitetjeressentislepicotementfamilier

delatranquillitéenmoi.Lesbibliothèquesonttoujourseulepouvoirdem’apaiser.Iln’yavaitpasdefoule,justedepetitspaquetsd’individusentraindelire,d’allerd’une étagère à une autre, d’une table à une autre. Il n’y avait pas de bruitintempestif, seulement celui dugentil feuilletagedes pages oude la discussion à

voix basse entre amis ou collègues. Je n’avais jamais vu ni été dans unebibliothèque comme celle-là auparavant. Il me semblait que c’était le palaisenchantéd’uncontedefées.Au rez-de-chaussée, onme demanda d’attendre sur un banc et je comptai les

rangéesdelivresetlesgensquipassaientensilence.J’auraispuresterassisdesheures. Le réalisateur vint me chercher et nous prîmes l’ascenseur pour ledeuxièmeétage.Là,cen’étaientquerangéesdelivressurrangéesdelivres,aussiloinqueleregardpouvaitporter.Unhommeâgés’approchaetmeserralamain.IlseprésentacommeFranPeek,lepèredeKimetceluiquis’occupaitdesonfilsàplein-temps.Kim Peek est unmiracle. Quand il est né en 1951, lesmédecins dirent à ses

parentsqu’ilnemarcheraitjamais,qu’ilnepourraitpasapprendrequoiquecesoitetqu’ilvalaitmieux leplacerdansune institution.Kimétaitnémacrocéphaleenraison d’une poche d’eau dans le crâne, qui de plus avait endommagé sonhémisphèregauche–impliquédanslaparoleetlelangage.En1988,aucoursd’unscanner, les neurologues découvrirent qu’il ne possédait pas de corps calleux, lamembranequiséparelesdeuxhémisphèresducerveau.Etpourtant,Kimavaitétécapabledeliredès16moisetterminalelycéeà14ans.Kimamémoriséunegrandequantitéd’informationssurplusd’unedouzainede

sujets, depuis l’histoire et la chronologie jusqu’à la littérature, le sport, lagéographie et la musique. Il peut lire deux pages d’un livre simultanément, unepagepourchaqueœil,enretenanttoutoupresqueàlaperfection.Kimaluplusdeneufmillelivresentoutetpeutserappelerleurcontenu.Ilestaussidouépourlecalculcalendaire.En 1984, Kim et son père ont rencontré le producteur Barry Morrow à une

conférenceorganiséeparl’AssociationofRetardedCitizens,àArlington,auTexas.CetterencontredébouchasurlefilmRainman.DustinHoffmanpassaunejournéeavecKimetfutsiimpressionnéparsesdonsqu’ilsuppliaFrandepartagersonfilsaveclemondeentier.Depuiscetteépoque,KimetsonpèreonttraversélesÉtats-Unisentoussensetparléàplusd’unmilliondepersonnes.C’étaitunmomentquej’attendaisdepuislongtemps.C’étaitlapremièrefoisque

je rencontrais et que je parlais avec une autre personne atteinte du syndromesavant.Franavaitexpliquéàsonfilsquij’étaisetpourquoinousétionsvenus.Lechoix de la bibliothèque publique de la ville s’avéra judicieux : pourmoi commepour Kim, les bibliothèques sont des endroits particuliers, pleins de calme, delumière,d’espaceetd’ordre.AprèsavoirrencontréFran,jefusprésentéàKimquisetenaitdeboutprèsde

sonpère.Kimestunhommecorpulentd’âgemoyen,avecunetignassedecheveuxgrisetdesyeuxperçantset inquisiteurs. Il saisit rapidementmesbraset se tinttrès près de moi. « Donnez-lui votre date de naissance », suggéra Fran. « 31janvier1979»,dis-je.«Tuauras65ansundimanche»,annonçaKim.J’opinaietluidemandaisadatedenaissanceàlui:«11novembre1951»,répondit-il.Jefisungrandsourire:«Tuesnéundimanche!»LevisagedeKims’illuminaetjesusque

désormaisnousétionsconnectés.Franavaitapportéunesurprisepourmoi : l’Oscarobtenupar lescénaristedu

filmRainman,BarryMorrow,quecedernieravaitgénéreusementdonnéauxPeek.Je tinsprudemment la statuettedansmesmains.Elleétaitbeaucoupplus lourdequ’elle n’en avait l’air. Franme demanda dem’éloigner avec lui pour parler del’enfancedeKim.NousinstallâmesdansdeconfortablesfauteuilsencuirtandisqueKimlisaitun livre.Franparlaavecpassionde laréactiondesmédecins faceauxproblèmesdesonjeuneenfant:«Onnousaditdelemettredansuneinstitutionetde l’oublier. »Un neurochirurgien offritmême de lobotomiser Kim pour qu’il sefassemieuxàlaviedansuneinstitution.JevoulaisensavoirplussurlaviequotidiennedeKimetjedemandaiàFrande

meraconterunjourcommelesautres:«Kimparleavecsamèreautéléphonetouslesmatinsetilvienticiensuitepourlirependantdesheures.Lesoir,nousallonsrendrevisiteàl’undenosvoisins,quiestvieux,etauquelKimfaitlalecture.»Je lui demandai ce qu’il en était des tournées de conférences deKim. «Nous

voyageons toujours ensemble et nous ne demandons jamais d’argent.Nous nousrendonsdansdesécoles,desfacultésetdeshôpitaux.Kimpeutrépondreàpresquetouteslesquestionsquiluisontposées:dates,noms,statistiques,codespostaux.Iln’yaqu’àdemander.Lepubliclequestionneetilleurlivretoujoursl’information,parfoismême àma grande surprise. Il n’est presque jamais pris en défaut. Sonmessageestcelui-ci:Vousn’avezpasbesoind’êtrehandicapépourêtredifférent,carnoussommestousdifférents.»NousterminâmesnotreentretienetjepusparlerseulàseulavecKimentreles

rangéesdelivresdelabibliothèque.Kimpritmamainalorsquenousmarchions.«Tuaslesyndromesavantcommemoi,Daniel»,dit-ilavecenthousiasmeetilmeserra la main. Déambulant entre les étagères, je remarquai que Kim faisait debrèvespauses,prenaitunlivrepourlefeuilletercommes’illeconnaissaitdéjà,puisleremettaitenplace.Enlisant,ilmurmuraitparfoisunnomoudisaitunedate,àvoixhaute.Iln’yavaitquedesessais,lesromansnesemblaientpasl’intéresser,unpointcommunentrenous.«Qu’est-cequetupréfèresici,Kim?»luidemandai-je.Sansdireunmot,ilme

conduisitàunesectionpleinedelivresépais,reliésdecuirrouge.Ils’agissaitdesannuairesducomtédeSaitLake.Kimenpritunets’assitàunetablevoisine. Ilavaitavecluiuncarnetetunstyloetcopiaquelquesnomsetquelquesnuméros.Jeleregardaietluidemandais’ilaimaitlesnombres,luiaussi.Ilapprouvalentement,plongédanssesnotes.Jem’assisavecKimet jemerappelaiqu’iladoraitqu’onluiposedesquestions

historiques,undesesdomainesdeprédilection.«EnquelleannéeVictoriadevint-ellereined’Angleterre?»Kimmeréponditimmédiatement«1837».«Quelâgeauraitaujourd’huiWinstonChurchill?»«Centtrenteans.»«Etquel jourdelasemaineseraitsonanniversairecetteannée?»«Ceseraitunmardi,ledernierdumoisdenovembre.»Supervisés par Fran et l’équipe de télévision, nous descendîmes au rez-de-

chaussée où Kim m’expliqua, en les montrant du doigt, ce que contenaient lesdifférentesétagèresde livres.Noussortîmesausoleiléclatantde l’après-midietrestâmeslà,debout,Kimprenantencoreunefoismesmainsdanslessiennes.Ilmeregardadanslesyeuxetdit:«Unjourtuserasaussigrandquemoi.»C’étaitleplusbeaucomplimentqu’onm’aitjamaisfait.J’acceptai d’aller dîner avec Fran et Kim dans un restaurant local. Kim me

raconta le souvenir qu’il avait de Dustin Hoffman et comme il avait étéimpressionnépar les talentsdeKimetpar la chaleurde soncaractère.Lepèrecommelefilssoulignèrentl’importancedecontinueràfaireconnaîtrelescapacitésdeKimparcequec’étaitunmessagedetoléranceetderespectàdestinationduplusgrandnombrepossible.NousabandonnâmesFranetKimà regret.Chaquemembrede l’équipeavoua

que la rencontre avec Kim et son père avait été bouleversante. Leur histoired’amourinconditionnel,desacrificeetdepersévérancedansl’adversitéétaittrèsémouvante. Pour moi, c’était tout simplement une expérience inoubliable. Kimm’avaitrappelécombienj’avaisdelachance,endépitdemesdifficultés,devivredans une sorte d’indépendance qui ne lui était pas permise. Cela avait étéégalementunejoiederencontrerquelqu’unquiaimaitautantquemoileslivres,lesfaitsetleschiffres.Enrentrantàlamaison,plusieurspenséesdont jen’arrivaispasàmedépartir

m’envahissaient.Kimetmoiavionsbeaucoupencommun,mais leplus importantavait été ce sentiment de complicité entre nous. Nos vies avaient été trèsdifférentes, par beaucoup d’aspects, pourtant nous étions liés, de manièreparticulièreet rare.Celanousavaitaidésànous rapprocheretence jour,nousnoussouvenonsencoretousdeuxdel’extraordinairevaleurdel’amitié.J’avaisétéémuparl’enthousiasmeaveclequelsonpèreetluim’avaientaccueilli,parlafaçondontilss’étaientouvertsàmoietavaientpartagécandidementleurhistoire.LedonparticulierdeKimnerésidepasquedanssoncerveau,maisaussidanssoncœur,son humanité, sa capacité à toucher la vie des autres d’une manière vraimentunique.RencontrerKimPeekfutl’undesmomentslesplusheureuxdemavie.

12

ÀREYKJAVIK,ÀNEWYORK,ÀLAMAISON

AprèsmonretourenAngleterre,lesproducteursavaientencoreundernierdéfi

pourmoi :apprendreunenouvelle langueenunesemaine,enpartantde rienetdevantlescaméras.Pendantplusieursmois,ilsavaientfaitdesrecherchesetleurchoixs’étaitfinalementportésurl’islandais–unelangueàdéclinaisons,engrandepartiefigéedepuisleXIIIesiècle,comparableauvieilanglaisetparléeaujourd’huipartroiscentmillepersonnesenviron.Ci-dessousunexempleécritpourse faireuneidée:Mörður hér maður er kallaður var gígja. Hann var sonur Sighvats hins rauða. Hann bjó á Velli áRangárvöllum.Hann var ríkur höfðingi ogmálafylgjumaður mikill og svo mikill lögmaður að engirþótttulöglegirdómardæmdirnemahannværivoð.HannáttidóttureinaerUnnurhét.HúnvarvænkonaogkurteisogvelaðsérogþóttisábesturkosturáRangárvöllum.

(Extrait, en islandais, de la Saga de Njall le brûlé, la plus célèbre saga islandaise, datant du XIIIesiècle.)«Ilyavaitunhommequis’appelaitMördr,surnommélaViole;c’étaitlefilsdeSighvatrleRouge;ilhabitait à Völlr dans lesRangárvellir. C’était un puissant chef, grand entrepreneur de procès et siversédanslaconnaissancedesloisqu’iln’yavaitpasdejugementrenduquiparûtlégals’ilnyavaitprispart.Ilavaitunefillequis’appelaitUnnr;c’étaitunebellefemme,courtoiseetaccomplie,eton

latenaitpourlemeilleurpartidesRangárvellir[26]

L’islandais est considéré comme une langue très complexe et très difficile àapprendre. Par exemple, il n’existe pas moins de douze termes différents pourchacundesquatrepremierschiffres(1,2,3,4)selonlecontextedelaphrase.Lessubstantifsislandaissedivisententroisgenres:lemasculin,lefémininetleneutre.Lesadjectifss’accordentengenreaveclessubstantifs:soitGunnar,unhommeetHelga,une femme,alorsGunnarer svangur (Gunnar est affamé)mais Helga ersvöng (Helgaestaffamée).Deplus, l’islandaisn’empruntepasdemotàd’autreslangues,commelefaitl’anglais,maiscréesystématiquementsespropresmotspourlesobjetsmodernes:tölvapour«ordinateur»etsimipour«téléphone»(d’aprèsunvieuxmotislandaisquisignifie«fil»).Aumoisdeseptembre,lechoixdesproducteursmefutcommuniquéparlaposte.

Je reçus un paquet qui contenait un dictionnaire de poche, un album pour lajeunesse,deuxgrammairesetquelquesjournaux.Laproductionavaitdécidé,pourdes raisons de budget, de ne passer que quatre jours en Islande, au lieu de la

semaineinitialementprévue.Pourcetteraison,lematérield’apprentissagem’avaitétéenvoyéquelquesjoursavantledépart.Ilyavaitpourtantunsérieuxproblème:le dictionnaire était très petit, ce qui rendait les textes presque impossibles àdéchiffrer.J’étaiségalementdéçudenepasserquequatrejoursenIslande,sachantque le sommet de ce défi linguistique serait une interview télévisée à Reykjavikentièrementen islandais.Pour le réussir, j’avaisbesoindemeconfronter lepluspossibleàlalangueparlée.Étantdonnélasituation,jefisdumieuxquejepusaveccequej’avais.J’appris

desphrasescourantesetduvocabulaired’aprèslesgrammairesetjem’exerçaiàconstruiremespropresphrasesenm’inspirantdesmodèlesquej’arrivaisàdéduiredes différents textes. L’un des livres était accompagné d’un CD et j’essayai del’écouter pour me faire une idée de l’accent et de la prononciation, mais j’eusbeaucoupdemal àme concentrer à cause de cette tendancedemon cerveau às’allumeretàs’éteindrelorsquejesuisenphased’écoute.Avecuninterlocuteur,jepeuxfaireattention,fournirunefforttoutparticulierpourresterconcentré,maisavecunCD,c’estplusdifficile. Jesupposequec’estparceque jeneressenspasautantlebesoindem’investir.Quandlejourdudépartarriva,toutescesdifficultésm’avaientrendutrèssoucieux.VintlemomentdedireaurevoiràNeil,encoreunefois,bienquecenesoit,à

cette occasion, que pour quelques jours. Je pris un taxi et retrouvai l’équipe detournageàl’aéroport.Heureusement,toutétaitcalmeetiln’yavaitpasbeaucoupdemonde. J’avais emporté les livres dansmesbagages,mais j’espérais avoir unmeilleurmatériel,unefoisenIslande.Levolnefutpaslongetjepassail’essentieldutempsàregarderparlehublotouàliredeslivresislandaispourenfants.L’Islandeestl’undespluspetitspaysdumondeavecunepopulationquidépasseà

peine le quart demillion. Elle est située dans l’AtlantiqueNord, juste au sud ducercle Arctique. Assise sur un point chaud de la faille atlantique, l’île estgéologiquementtrèsactive.Ilyaplusieursvolcansenactivité,desgeysersetlessourcesd’eauchaudechauffentungrandnombredemaisons islandaises.Letauxd’alphabétisationdelapopulationaatteint100%.Lapoésieetlalittératureysontpopulaires.L’Islandedétientlerecordmondialdunombredelivres,demagazinesetdepériodiquespubliésparhabitant.Arrivésàl’aéroportdeKeflavik,unbusnousemmenajusqu’àlaplusgrandeville

d’Islande,sacapitale,Reykjavik(dontlapopulationdecentdixmillehabitantsluiavalu le surnom de Stærsta smáborg i heimi – « la plus grande petite ville dumonde»).Nous étions à la fin de l’été bien que le temps soit calme : l’air était frais et

piquant,maispastropfroid.Lebusavaitdelonguesvitresbrillantesquicouraientsursescôtéset,enregardantdehorspendant le trajet,nousvoyionsde longsetlargesagrégatsnuageuxgrisouargentésdansleciel–quiétaitparailleursd’unbleu dur et métallique. En arrivant à Reykjavik, je vis la lumière du jour quifaiblissait et s’obscurcissait. Je fermai les yeux et comptai pour moi-même enislandais:einn,tveir,þrír,fjórir…

À l’hôtel, je rencontrai ma répétitrice islandaise, Sigriður, qui me proposa del’appeler « Sirry » pour faire plus court. Sirry travaillait avec des étudiantsétrangersà l’Université,maisellen’avait jamaisentenduparlerdequelqu’unquitented’apprendre l’islandaisensipeudetemps.Elledoutaitquecefûtpossible.Dans un sac, Sirry avait apporté un certain nombre de lectures. Dès qu’uneopportunitéseprésentait,nousouvrionsleslivresetjelisaisdespagesàhautevoixpourqu’ellepuissecorrigermaprononciationetm’aideravec lesmotsque jenecomprenaispas.Lagrandequantitédelecturesqu’onm’avaitprocuréesmepermitdedévelopper

un sens intuitif de la grammaire islandaise. L’une des premières choses que jeremarquaiétaitqu’ilsemblaitqu’ungrandnombredemotssoientrallongésselonleur place dans la phrase. Par exemple lemot bok (livre) est souvent plus longquandilestutiliséendébutdephrase:Bókinerskrifuðáíslensku(lelivreestécritenislandais)etencorepluslongs’ilestenfindephrase:Égernýbúinnað lesabókina(jeviensdefinirlelivre).Autreexemple,lemotborð(table),Borðiðerstórtogþungt(latableestgrandeetlourde)etOrðabókinvaráborðinù(ledictionnaireétaitsur la table).Laplacedesmotsdans laphrasem’aidaàdeviner les formesgrammaticalesquechacundevaitprendre.Lemanquedetempsrendaitledéfiparticulièrementdifficile.Unegrandepartie

demonapprentissages’effectuaitdanslavoiture,quandnousallionsd’unendroitdetournageàunautre– lachoses’avérantd’autantplusdifficilequeSirryétaitmaladeenvoiture.Ilyavaitbiensûrunavantageàsepromenerainsicarl’Islandeest visuellement un endroit étonnant. C’était l’occasion pour moi d’en absorberl’atmosphère,cequiauraitétéimpossibledansunesalledeclasseouunechambred’hôtel.Nous passâmes une journée à Gullfoss, « la cascade d’or ». Alimentée par la

rivièreglacialeHvita,l’immensecascadeblanchefaitunechutede32mètresdansunétroitcanyonde70mètresdeprofondeuretde2,5kilomètresdelong.Vuedeprès, la fine bruine tombant continuellement dans l’air gorgé d’humiditéressemblaitpourmoiaunombre89.Unvoyageàlastationthermaledelavalléed’Haukadalurmepermitdevoirles

fameuxgeysersislandais.Lemotgeyservientduverbeislandaisgjosaquisignifie«jaillir».C’estunphénomènerare:iln’enexistequ’environmilledanslemondeentier. Les geysers se forment à partir de l’eau de surface qui ruisselle par lesfissuresets’accumuledansdescavernes.L’eauainsiemprisonnéeestchaufféeparles roches volcaniquesqui l’entourent jusqu’àune températured’environ93°, cequilatransformeenvapeuretlafaitjaillir.Auboutd’unmoment,l’eaurestantserafraîchitetsatempératuretombeendeçàdupointd’ébullition.L’éruptionprendfin.L’eaudesurfaceretourneverssonréservoir,par lesfissures,ettout lecyclerecommence,encoreetencore.Jefusfascinéparlesgeysersenéruption.Audébut, l’eaudecouleurturquoise

commenceàbouillonner,puisdegrandesbullesapparaissentetéclatent,envoyantde l’eau bouillante dans les airs. L’éruption elle-même est soudaine et violente,

produisantunecolonneépaisseetaérienned’eauscintillante,àplusdedixmètresdehauteur.L’airautourdugeyserestsaturéd’uneodeurdesoufre,commecelledesœufspourris,queleventemporte,heureusement.Les longs trajets entre les séances de tournage étaient très fatigants et les

pauses-déjeuner toujours bienvenues. Alors que l’équipe commandait deshamburgers et des frites, je faisais l’expérience de plats islandais traditionnelscomme le kjötsúpa (soupe d’agneau) et plokkfiskur (une sorte de hachis aupoisson).Lepluspossible, jeconversaisentièrementen islandaisavecSirryet jeprenaisdesnotesdansungrandcarnetnoirquej’emportaispartout.Lepointculminantdudéfiétaituneinterviewdansuneémissiond’actualitétrès

populaire,Kastljós(Souslesprojecteurs).J’étaisaussinerveuxqueconfiantavantl’interview,bienquen’ayantaucuneidéedesquestionsàvenir.Pendantpresqueunquart d’heure, je parlai avec les deux présentateurs, uniquement en islandais,devantdescentainesdemilliersdepersonnes.Cefutuneexpérienceétrangequed’êtreassisdevantlescamérasetdediscuterdansunelanguequejeneconnaissaisque depuis une semaine. Le fait d’être parfaitement compris était tout aussiétrange.Pendantlasemaine,j’avaisobservélesIslandaisparlerdansleurlangue.Celaparaissaitsinatureletsifacile.C’étaitcommes’ilsrespiraientenislandais.Encomparaison,mondiscoursétait lentethésitant. J’expliquaiàmes interviewers :«Égermeðislenskuasma»(J’aidel’asthmeislandais).Il y eut d’autres interviews avec les médias locaux de Reykjavik, dont une

apparitiondans l’émissiondumatin laplusregardée.Làencore, l’interviewsefitentièrementenislandais.Sirryyétaitégalementprésenteetonluifitbeaucoupdecompliments pour l’excellent travail qu’elle avait réalisé pendant cette semaine.Dans le cadre du documentaire Sirry donna aussi une interview en anglais. Elledisait notamment qu’elle n’avait jamais euun élève commemoi et que je n’étais«pashumain»!Jeluiétaistrèsreconnaissant–etpasseulementparcequesonaideetsesencouragementsm’avaientétéd’uneaideinestimable.Àlafindutournage,enrentrantdeReykjavik,j’eusl’occasiondeprendreunpeu

dereculetdeconsidérertoutlecheminparcouru.Quelquesannéesplustôt,toutcela aurait paru impossible. Comment aurais-je pu vivre une vie aussiindépendante ?Prendre l’avion, voyagerdansunpaysaussigrandque lesÉtats-Unis,rencontrertantdegensdifférentsetvisitertantd’endroits,etêtreassezsûrdemoipourpartagerceque j’avaisdeplus intimeavec lemondeentier ?Cettevisite en Islande avait été à la fois stupéfiante et émouvante et j’avais ressenticommeunprivilègeque lepeuple islandaism’accueilleavecautantdechaleuretd’enthousiasme.Voilàlachoselaplusétrange:c’étaientlesmêmesaptitudesquim’avaient tenu à l’écart de mes pairs lorsque j’étais enfant et adolescent, quim’avaientisolédurestedumonde,quim’aidaientdésormaisàcommuniqueravecd’autrespersonnes,à l’âgeadulte,etàme fairedenouveauxamis.Cesderniersmoisavaientétéincroyables,etcen’étaitpasfini.

~Unmatindeprintemps,l’annéesuivante,jereçusuncoupdetéléphonedebonne

heurequim’appritquej’étaisinvitéàlaprochaineéditionduLateShowwithDavidLetterman. Discovery Science Channel, qui avait diffusé Brainman pour lapremièrefoisauxÉtats-Unis,quelquessemainesplustôt,avaitsuggérél’idée.Laréaction au film avait été très positive et nous avait même valu une critiquedétaillée dans le New York Times. Bien que je n’aie jamais vu l’émission deLetterman auparavant, je la connaissais de nom, je savais qu’elle existait depuislongtemps et qu’elle était populaire. L’équipe de Discovery Science ChannelproposaitdemepayerlevoyageàNewYork.Onavaitdéjàprévuunprogrammepour moi, mais il fallait que je parte dès cet après-midi pour enregistrer lelendemain.J’avaislachancequeNeiltravailleàlamaisonetqu’ilsoitd’accordpourm’aider

àfairemesbagagesetm’emmeneràl’aéroport.Laréservationavaitétéfaitepourmoi par Internet ; la seule chose qu’onme demandait, c’était d’être prêt et departir.Lasoudainetédecedépart futunebonnechoseparceque jen’euspas letempsdem’angoisser.Aulieudecela,jemeconcentraisurmesrituels:melaver,m’habiller,fairemonsac.Danslavoiture,Neilessayademecalmerenmedisantdeprofiterdecetteexpérienceetd’êtresimplementmoi-même.J’étais bien placé dans l’avion, mon siège était confortable et je pus dormir

pendantpresquetoutletrajet,cequim’aidabeaucoup.ArrivéàJFK,jesuivislesautrespassagersdanslescouloirsetnousarrivâmesauxservicesdel’immigration.Quandcefutmontour,jem’avançaiauguichetettendismonpasseport.Del’autrecôté de la vitre, l’hommeme demanda combien de temps je pensais rester auxÉtats-Unisetjerépondis:«Deuxjours.»Surpris,ilrelevalatête:«Seulementdeuxjours?»etjehochailatête.Ilme considéraunmoment, immobile, puisme renditmonpasseport etme fit

signedepasser.Aprèsavoirrécupérémonsac,jemeretrouvaidansleterminaldel’aéroport. Je vis un homme qui portait une pancarte avecmon nom dessus. Onm’avaitditqu’unchauffeurviendraitmechercheràJFKetj’allaiverslui.Ilpritmonsacetm’accompagnajusqu’àunevoiturelongue,noireetbrillante.IlmedéposaàmonhôtelsurCentralParkSouthetrepartit.Ilyapeudetempsencore,j’auraisététerrifiéàl’idéed’entrerseuldansunhôtel,d’essayerdetrouvermachambredansledédaledescouloirsnumérotés,definalementmeperdreirrémédiablement.Désormais j’étaishabituéauxhôtelsetcelanereprésentaitplusunproblème.Jerécupéraimesclés,montaijusqu’àmachambreetallaimecoucher.Lelendemainmatin,jerencontraiunereprésentantedeScienceChannel,Beth.

Elle devait s’assurer que j’étais habillé convenablement pour l’émission (descouleurs,riendeblancetpasderayures),merassureretmemettreleplusàl’aisepossible. Nous marchâmes ensemble le long d’une série d’interminables ruesaffairéesjusqu’auEdSullivanTheater,unstudiodetélévisionetderadiosituésurBroadway, au 1697, siège du Late Show depuis douze ans. Après avoir reçu unpasse,jefusaccueilliparlaproductionquim’expliqualedéroulementdel’émissiondujour.Iln’yavaitqu’unpetittrajetdepuisleslogesjusqu’auplateauetuneseulemarche avant de serrer la main de David et dem’asseoir. Les fauteuils étaientlarges et doux,mais il faisait très froid dans le studio.Onm’expliqua queDavid

insistaitpourquelatempératuresoitmaintenueà14°.J’espéraissimplementquejenetrembleraispastroppendantl’émission.J’eus le temps de rentrer déjeuner à l’hôtel avant de revenir au studio pour

l’enregistrement à 16 heures 30. On m’introduisit dans une petite pièce où jeregardailedébutdushowsurunécrandetélévisionencastrédanslemur.Puisonm’emmenaaumaquillage.Lespoilsdesbrossesétaientdouxetglissaientsurmapeau.Jemesentisétonnammentdétenduquandonm’accompagnajusqu’auplateauetqu’onmemontraoùjedevaismetenirpendantlapublicité.Puisj’entendisDavidm’annoncer au public et je reçus du responsable de plateau le signal d’avancer.Suivantlesrépétitionsdumatin,jem’avançaienrelevantlatêteetjeserrailamaindeDavidavantdem’asseoir. Jemerappelaisqu’il fallaitque jegardeuncontactoculairependant l’interview.Lepublicétaitsuffisamment loin,cachéderrière leslumières du plateau et je ne pouvais pas le voir. Je ne pouvais que l’entendre.C’étaitmieuxpourmoi,parcequecelamedonnaitl’impressionqueDavidétaitlaseulepersonneàquijeparlais.Ilcommençapardesquestionssérieusessurmonautisme et sur les crises d’épilepsie que j’avais eues enfant. Il me complimentamêmesurmesaptitudessocialesetlepubliccommençaàapplaudir.Àpartirdecemoment-là, je ne fus plus anxieux du tout. Quand je commençai à raconter matentativederecorddedécimalesdunombrepi,Davidm’interrompitetditcombienilaimaitlatarte(pieenanglais)etlepublicsemitàrire.Ilmedemandaqueljourdelasemaineilétaitnéaprèsm’avoirdonnésadatedenaissance,le12avril1947.Jeluidisqu’ilétaitnéunsamedietqu’ilaurait65ansen2012,unjeudi.Lepublicapplauditbruyamment.À la finde l’interview,Davidmeserravigoureusement lamainetàmasortietouteslescoulissesapplaudirent.Bethmecomplimentaetmeditcombienj’étaiscalmeetpleindesang-froidàlatélévision.Cetteexpériencememontrait plus qu’aucune autre que j’étais désormais vraiment capable d’avancerdans lemonde,de faire toutseuldeschosesque laplupartdesgensconsidèrentcommeacquises:voyageràl’improviste,resterseuldansunhôteloumarcherdansunerueaniméesansavoirlesentimentd’êtresubmergéparlesdifférentesvisions,lesbruitsetlesodeurstoutautourdemoi.Jemesentaisivreàlapenséequetousmeseffortsloind’êtrevains,m’avaientemmenéau-delàdemesrêveslesplusfous.

~LefilmdocumentaireBrainmanaétédiffusépourlapremièrefoisenmai2005

enGrande-Bretagneetabattudesrecordsd’audience.Depuis,ilaétémontréouvendudansplusdequarantepaysdanslemonde,depuislaSuissejusqu’enCoréeduSud. Je reçois régulièrement des e-mails et des lettres de gens qui ont vu ledocumentaireetquiontété touchésou inspiréspar lui.C’estexcitantdepenserquemonhistoirepeutserviràautantdegens.Laréactiondemafamilleaudocumentairefutégalementtrèspositive.Monpère

meditqu’ilétaittrèsfierdecequej’avaisétécapabled’accomplir.Depuisqu’unechute récente l’a laissé partiellement handicapé, il doit vivre dans unenvironnement spécialement adapté où il est susceptible de recevoir des soinsmédicauxetdusoutienàtoutmoment,àproximitédelamaisonfamiliale.Neiletmoi,nousallonsrégulièrementàLondrespourluirendrevisite.Envieillissant, la

santémentaledemonpères’eststabiliséeetilmetmêmeàprofitsonexpérienceen contribuant sous forme d’articles au bulletin d’information d’une associationlocale.Jen’aipastoujoursressentiunlienémotionnelfortavecmesparents,mesfrères

oumessœursengrandissantetjen’enaipasressentiunmanqueparticulier:ilsnefaisaient pas partie demonmonde, tout simplement. Les choses sont différentesaujourd’hui:jesuisconscientquemafamillem’aimeetjesaistoutcequ’elleafaitpour moi pendant des années. Avec l’âge, mes relations avec ma familles’améliorent.Jepensequetomberamoureuxm’apermisdemerapprocherdemespropressentiments,passeulementpourNeilmaispourmafamilleetmesamis,etdelesaccepter.J’aidebonnesrelationsavecmamère,nousparlonsrégulièrementautéléphoneetj’aimenosconversations.Ellecontinueàjouerunrôledesoutientrèsimportantdansmavie,enm’encourageantetenmerassurant,ainsiqu’ellel’atoujoursfait.La plupart demes frères et sœurs sontmaintenant de jeunes adultes, comme

moi. Je neme suis pas beaucoupmêlé à eux, quand nous étions enfants,mais àprésent,noussommesbeaucoupplusproches–etj’aibeaucoupapprissurchacund’eux. Mon frère Lee travaille à la supervision des chemins de fer. C’est unpassionnéd’informatiqueetmamèreselamentequ’endehorsdesontravail,ilnefassed’autrequeresterassisdevantunécrand’ordinateur.MasœurClaireestdanssadernièreannéeàl’UniversitédeYorkoùelleétudie

lalittératureanglaiseetlaphilosophie.Commemoi,elles’intéressebeaucoupauxmotsetàlalangueetveutdevenirinstitutrice.L’AspergerdemonfrèreStevenréclametoujoursénormémentd’attentiondela

partdemafamille.Commebeaucoupdeceuxquirelèventduspectreautistique,ilest également soigné pour dépression. Comme moi, il tourne en rond quand ilréfléchit très intensémentàquelquechose.Dans le jardin, ilyamêmeuncerclequ’ilatracéàforcedetournerenrond,encoreetencore.Stevenestunmusicienardent, particulièrementpassionnépar les instruments à cordes. Il a appris toutseul à jouer de la guitare et du bouzouki, une sorte de luth grec. Il possèdeégalementunsavoirencyclopédiquesurtoutcequiconcernesongroupepréféré,les Red Hot Chili Peppers. Parfois, mes parents se plaignent des goûtsvestimentairesdeStevenquiportedescouleurstrèsvives(deschaussuresorangeparexemple)etchangedecoupedecheveuxtouteslessemaines.Jenecroispasqu’ilfailles’inquiéter,ilesttoutsimplementencoreentraindesechercher:iltestedifférentesfaçonsd’êtreplusàl’aiseaveclemondequil’entoure.Jesais,parmapropre expérience, que ce processus peut prendre du temps. Steven fait dubénévolat dans un magasin de charité du quartier et l’objet de son obsessionactuelleconcernelestriops,depetitscrustacésquel’onconsidèrecommelaplusancienneespèceanimale.C’estunepersonnetrèsgentilleettrèsattentionnée,jesuisfierdelui–ettrèsconfiantpoursonavenir.MonfrèrePaul,quiaunandemoinsqueSteven,travaillecommejardinier.Ilsait

toutsur lesplantes:commentlesplanter,oùlesmettredansle jardin,queltype

d’engraisouqueldegréd’ensoleillementellesnécessitent,etc.Àchaque foisquej’aibesoind’unconseilpourmonjardin,jesaisquejepeuxluidemander.Les jumelles ont bien grandi, elles aussi. Maria, l’aînée de dix minutes, a

récemmentpassésonGCSEavecdesAdans toutes lesmatières.CommeClaire,c’estunvrairatdebibliothèqueetellepassebeaucoupdetempsàlire.Natashavientdedonnernaissanceàunfils,Matthew,cequiafaitdemoiunoncle,pourlapremièrefois.J’aiunephotodemonneveusurlebuffetdelacuisine.Quandjelaregarde,celam’aideàmesouvenirdesmiraclesdelavieetdel’amour.Mes deux plus jeunes sœurs, Anna-Marie et Shelley sont maintenant des

adolescentesoccupéesetbruyantes.ShelleypartagemonamourdeslivresetaimetoutparticulièrementceuxdeJaneAustenetdessœursBrontë.Lesvisitesàmafamillesonttoujoursdesmomentsdebonheurpourmoi.Jeme

sensdeplusenplusprochedechacund’entreeux,plusquejenel’étaisauparavant.Aveclerecul,jeleursuisextrêmementreconnaissantpourtoutl’amourqu’ilsm’ontdonné et qu’ils continuent de me donner. Leur soutien a été l’une des raisonsprincipalesdemonsuccèsdanslavie.Àchacunedemesvisites,jesuisimpatientderetrouvernosdiscussionssurleslivresetsurlesmots(etsouvent,inévitablement,surlesRedHotChiliPeppers).Jeveuxlesentendremeraconterleursexpériences,leursprojetset leurs rêvespour le futur. Je ressenscommeunhonneurde fairepartiedeleursvies.

~Jepasselaplupartdemesjournéesàlamaison.C’estlàquejemesensleplus

calme,leplusàl’aiseetleplusensécurité,parcequ’iln’yaqu’ordreetroutinetoutautour de moi. Le matin, je me brosse toujours les dents avant de prendre madouche.Jebrossechaquedentindividuellementetrincemaboucheaprèsavecdel’eau.Quand jeme lave, j’utilisedeshuilesnaturelles –dethéieretde jojoba –pour que ma peau reste douce et propre. Le savon est trop asséchant et medémange.Aupetitdéjeuner,jemangeduporridge.J’aimelatexturedel’avoinesurma langue. Je bois des tasses de thé chaud, ma boisson favorite, avec du laitécrémé,toutaulongdelajournée.Régulièrement, je fais la cuisine parce que c’est une activitémanuelle quime

détend.Unerecetteestcommeuneopérationmathématiqueouuneéquation.Leproduit (un gâteau aussi bien qu’un ragoût) est la somme de ses parties. Lesingrédientsd’unerecetteontdesrelationsentreeux:sivousdivisezpardeuxouque vous multipliez par deux un ingrédient, vous devez le faire pour les autresaussi.Prenonsparexempleunerecettesimpledegâteaupoursixpersonnes:6œufs340gdefarine340gdebeurre340gdesucreblancDefait,onpeutégalementl’écriredecettefaçon:6œufs+340gdefarine+340gdebeurre+340gdesucreblanc=ungâteau

(poursixpersonnes)Pourpréparerlemêmegâteaupourtroispersonnesaulieudesix,jechangele

facteur du gâteau – qui devient 3/6, c’est-à-dire 1/2 – et je divise logiquementchaquequantitépardeux(3œufs,170grammesdefarine,etc.)pourobtenirunenouvelleéquation.Je cuisine une grande partie de ce que nous mangeons à partir de recettes

simplesquejetrouvedansdeslivresouquemedonnentmesamisounosfamilles.Nousfaisonsnotrepainetnotreproprebeurredecacahuètepournossandwichesdemidi.Parfois, jeprépareaussidu laitd’avoineetdesyaourtspour lespetitesfaims,ouunetartetrèssavoureuseettrèslégèreaveclespommesdenotrejardin.Neilfaitmêmeducidrefrais.Ilm’aidesouventàlacuisine.Travaillerensemblesurunerecetteestuneoccasiondem’entraîneràlacoopérationetàlacommunication,commeàl’intérieurd’uneéquipe.Lejardinpossèdeungrandpotageroùnouscultivonsdesoignons,despetitspois,

despommesdeterre,destomates,deschoux,deslaituesetdesherbes–commelamenthe,leromarinetlasauge.Jeprendsbeaucoupdeplaisiràtravaillerdanslejardinparcequ’ilestcalme,qu’ilyadel’airfraisetdusoleil,etparcequej’aimeécouterlesoiseauxquichantentouregarderlesinsectesquirampentprudemmentautourdesarbresetdesplantes.Lejardinagepermetdefairedel’exerciceetdesedétendre. Il réclamede lapatienceetdudévouement,et ilm’aideaussiàmesentirmieuxconnectéaumondequim’entoure.Il y a un fort sentiment de paix et de satisfaction qui vient d’une vie plus en

autarcie.Une soupe de tomates fraîchement cueillies, cultivées par nous, a bienplus de goût que n’importe quelle soupe achetée dans le commerce. Mes amisaimentlescartesd’anniversairepersonnaliséesquejefaispoureuxavecducarton,unstyloetdescrayonsdecouleur.Notrealimentationnenouscoûtepascherparcequejeprévoistouslesrepasdelasemaineàl’avanceetquejefixeunbudgetavantd’aller faire les courses. Environ un tiers de la nourriture cultivée pour laconsommationenGrande-Bretagnefinitàlapoubelle,engrandepartieparcequelesgensachètentplusquecedontilsontbesoin.Untemps,nousallionstouteslessemainesausupermarchéduquartier,commela

plupartdesgens.Cependant,jemefermaisrégulièrement,jedevenaisanxieuxetsauvage à cause de la taille du magasin, du grand nombre de clients et de lamultitudedestimuliautourdemoi.Lessupermarchéssontsouventsurchauffés,cequimeposeunproblèmecarlapeaumedémangeetquejemesensmalàl’aisequandilfaittropchaud.Ilyaaussiceslumièreséblouissantesetfluorescentesquimeblessentlesyeux.Lasolutionfutd’allerfairenoscourseschezlescommerçantsduquartier,cequiestàlafoisplusagréablepourmoi,souventmoinscher,etunemanièredesoutenirlepetitcommercedenotrecommunauté.Quandnousfaisonsdescourses,Neilprendtoujourslevolantcarjenesaispas

conduire.J’aitentédeuxfoislepermis,j’aiprisdenombreusesleçonsetdeuxfoisje l’ai raté. Les autistes ont souvent besoin d’expériences plus longues,d’entraînement et de concentration supplémentaires pour apprendre à conduire.

C’est parce que nos aptitudes spatiales, nécessaires pour conduire, sont souventmédiocres.Uneautredenosdifficultésestd’anticiperlecomportementdesautresconducteurs, qui n’est pas toujours réglementaire – ce qui n’est pascompréhensiblepournous.Heureusement,celanegênepasNeildeconduirepourdeux.J’aiuncertainnombredeprojetspourl’avenir.L’und’entreeuxestdecontinuer

à soutenir des organisations caritatives comme laNational Autistic Society et laNational Society for Epilepsy car c’est important pourmoi. Quand je donne uneconférenceauprofitd’uneorganisationcaritative,devantunpublicnombreux, jem’assiedsou jemetiensdemanièreàvoirNeil,et j’imagineque jeneparlequepourlui–afindenepasêtretropnerveux.J’aiégalement l’intentiondecontinueràtravailleravecdesscientifiquesetdes

chercheurs pour comprendre mieux encore la manière dont fonctionne moncerveau. À la suite de mon record européen de décimales de pi et du filmdocumentaire Brainman, j’ai été inondé de demandes d’études venant dumondeentier.En2004,j’airencontrél’undesspécialisteslesplusreconnusdusyndromesavant,leDrDaroldTreffert,dansleWisconsin.C’estaucoursdecetterencontrequej’aiapprisquejeremplissaistouslescritèresdusyndromesavant.Depuislors,j’aicontribuérégulièrementàdesprojetsderecherche.Envoicideuxexemples:En2004,lePrDanielBor,delaMédicalResearchCouncilCognitionandBrain

SciencesUnitdeCambridge,réalisauneétudesurmacapacitéàtraiterunesuited’informationsnumériquesetàlesrestituerdansunordrecorrect.Àchaqueétapedel’expérience,onm’asseyaitdevantunécrand’ordinateuroùdéfilaientdessuitesdechiffresàraisond’unchiffretouteslesdemi-secondes.Àlafindechaquesuite,onmedemandaitde taper leschiffres sur l’ordinateur.Monrecord futdedouzechiffres,soitdeuxfoislanormale,compriseentresixetsept.Quand,pourévaluerlerôledemasynesthésie,l’ordinateuraffichaitdesnombresaléatoirementcolorés,mesperformancestombaientàdixouonzechiffres.LePrBormeditqu’iln’avaitjamaisvupersonnedépasserneufetquemonscoreétaitextrêmementrare.NeilSmith,professeurdelinguistiqueàl’UniversityCollegedeLondres,conduisit

uneexpérienceàl’été2005surlamanièredontjetraitecertainesconstructionsdephrases. Les phrases en question procédaient toutes de ce que les scientifiquesappellentla«négationméta-linguistique»,c’est-à-direlorsquelanégationn’estpasexprimée par les mots de la phrase mais par la manière de les exprimer. Parexemple,quandonmontreàlaplupartdesgenslaphrase:«Johnn’estpasgrand,c’estungéant»,oncomprend facilementque Johnestd’une telle taillequ’onnepeut pas simplement dire qu’il est grand. Cependant, je ne suis parvenu à cettedistinction que parce qu’on me l’a soigneusement expliquée. L’expérience adémontréquejeconsidèrecegenredephrasescommecontradictoireetdifficileàanalysergrammaticalement.C’estunedifficulté,communeàtouslesautistes,dueàlalittéralitédenotrepenséeetdenosprocessusdecompréhension.J’espère que mes aptitudes pourront aussi aider les gens, à l’avenir, en

encourageant lapromotiond’uneplus largeappréciationdes façonsd’apprendre.

L’apprentissagevisuelpeutprofiteràbeaucoupde«neurotypiques»,commeauxautistes.Parexemple,utiliserdifférentescouleurspourdifférencier lesnoms, lesverbesoulesadjectifspeutpermettreuneintroductionefficaceàlagrammaire.Demanière similaire, dans les cours de langues en ligne que j’écris pour mon siteInternet,levocabulaireestprésentéavecdeslettresdedifférentestailles,afindedonneràchaquemotuneapparenceunique.Deslettresrarescommeq,w,xetzsontimpriméesenpetitscaractères,alorsquedeslettrescourantescommeb,c,f,et h sont en taille standard et que des lettres très fréquentes (les voyelles etcertaines consonnes comme l, r, s et t) sont en gros caractères. Ainsi, le motallemand zerquetschen (écraser) est écrit zerquestchen, le mot français vieux,vieux,etlemotespagnolconozco(jesais),conozco.Toutesmesaspirationspersonnellessontvraimentsimples:continueràfairedes

efforts pour quema relation avecNeil soitmeilleure, pour quemes aptitudes àcommuniquer s’améliorent, pour apprendre de mes erreurs et pour prendre detempsentempsunjourpourmoi.J’espèreégalementdevenirencoreplusprochedemafamilleetdemesamis–grâceàcelivre,ilspourrontmeconnaîtreetmecomprendreunpeumieux.

~Jemesouviensdemanièretoujourstrèsvivantedel’expériencequej’aivécue,

adolescent,allongésurlesoldemachambre,àregarderleplafond.J’essayaisdeme représenter tout l’Univers dans ma chambre, j’essayais d’avoir unecompréhensionconcrètedecequ’étaitle«tout».Dansmonesprit,jefisunvoyagejusqu’auxmarges de l’existence et j’explorai tout cela enme demandant ce quej’allaistrouver.Àcemoment-là,jemesentisvraimentmaletjeperçusmoncœurquibattaitfortdansmapoitrineparceque,pourlapremièrefois, j’avaiscomprisque la pensée et la logique avaient leurs limites et ne pouvaient pas emmenerquelqu’un plus loin. Le fait de m’en rendre compte m’effrayait et il me fallutbeaucoupdetempspourm’yfaire.Beaucoup de gens sont surpris quand je leur dis que je suis chrétien. Ils

imaginentquecroireenDieuouexplorerdescheminsspirituelsestincompatibleoutrèsdifficilementcompatibleaveclefaitd’êtreautiste.IlestabsolumentvraiquemonAspergerrendl’empathieoulapenséeabstraiteplusdifficilespourmoi.Maiscelanem’empêchepasdepenseràdessujetsprofonds,quiconcernentlavieetlamort, l’amouret lesrelations,parexemple.Enfait,beaucoupd’autistestirentderéels bénéfices de leurs croyances religieuses ou de la spiritualité. L’emphasereligieuse du rituel, par exemple, est une aide pour les personnes atteintes detroublesduspectreautistiquecarlastabilitéetlasoliditéqu’elleapporteleursontprécieuses. Dans un chapitre de son autobiographie[27] intitulée Stairway toHeaven : Religion and Belief, Temple Grandin, une femme autiste, écrivain etprofesseur de zoologie, décrit sa vision de Dieu comme une force qui organisel’Univers. Ses convictions religieuses viennent de son expérience lorsqu’elletravaillaitdanslesabattoirsetdesonsentimentqu’ildoityavoirquelquechosedesacrédanslamort.

Commebeaucoupd’autistes,monactivitéreligieuseestavanttoutintellectuelleplutôtquesocialeouémotionnelle.Quandj’étaisaucollège,jen’avaisaucunintérêtpourl’éducationreligieuseetjenecroyaispasquelapossibilitéd’unDieuoud’unereligionpuisseêtred’unquelconquesoutiendanslaviequotidiennedesgens.ParcequeDieun’étaitpasquelquechosequejepouvaisvoir,entendreousentir,etparceque les arguments religieux que je lisais et que j’entendais n’avaient aucun senspourmoi.MonrevirementdatedemadécouvertedesœuvresdeG.K.Chesterton,un journalisteanglaisquiécrivitbeaucoupsursa foichrétienneaudébutduXXesiècle.

~Chestertonétaitunepersonneremarquable.À l’école,sesprofesseursdisaient

deluiquec’étaitun«rêveur»quin’avaitpaspris«lemêmeavionquelesautres».Adolescent, ilavaitfondéunclubdedébatsavecdesamisoùildiscouraitparfoispendantdesheures.AvecsonfrèreCécil,ildébattitunjourpendantdix-huitheuresettrenteminutes.IlpouvaitciterdemémoiredeschapitresentiersdeDickens,etd’autresauteurs,etsesouvenaitdel’intriguededixmilleromanspourlesquelsilavait fait des fiches de lecture dans une maison d’édition. Ses secrétairesrapportentqu’illeurdictaitunessaipendantque,lui,étaitentraind’enécrireunautre surun autre sujet.Oui, il était souvent perdu, tellement absorbédans sespensées qu’il devait parfois téléphoner à sa femme pour se rappeler commentrentrerchez lui. Il avait égalementune fascinationpour leschosesduquotidien,ainsiqu’ill’écritdansunelettreàsafemme:«Jenecroispasqu’ilyaitpersonnequi prenne autant que moi un plaisir sincère aux choses telles qu’elles sont.L’humidité de l’eaum’excite et m’enivre. L’ardeur du feu, l’inflexibilité du fer, lasaleté indicible de la boue. » Il n’est pas impossible queChesterton ait été à lafrontièreduspectreautistique,àlafrontièredesonhautniveau.Entoutcas,jemesuissouventsentiprochedeluienlelisant.Lire Chesterton adolescentm’aida à comprendre intellectuellement Dieu et le

christianisme.Le conceptde laTrinité, d’unDieuqui est une relation vivante etaimante, était quelque chose que je pouvaisme représentermentalement et quisignifiait quelque chose pour moi. J’étais également fasciné par l’idée del’Incarnation, deDieu se révélantLui-mêmedans lemonde, tangible, humain, enJésus-Christ.Pourtantcen’estqu’àvingt-troisansquejedécidaideparticiperàdescoursdecatéchismeà l’église locale.Cescourscollectifshebdomadairesavaientpourbutdetransmettrelesbasesduchristianisme.Jen’étaispasintéresséparlaprièrepourmeguiderdanslavie,niparlesexpériencesdesautres,jevoulaisdesréponses à mes questions. Heureusement, par ses livres, Chesterton répondit àtoutesmesquestions.ÀNoël2002,jedevinschrétien.Mon autisme ne me permet pas toujours de comprendre ce que les autres

pensent ou ce qu’ils sentent dans certaines situations. Pour cette raison, mesvaleursmoralessontplusfondéessurdesidéeslogiques,quifontsenspourmoietauxquellesj’aibeaucoupréfléchi,quesurl’exempledesautres.Jesaisqu’ilmefauttraiterchaquepersonnequejerencontreavecgentillesseetrespectparcequeje

croisquechacunestuniqueetàl’imagedeDieu.Jenemerendspassouventdansleséglisesparcequejesuisrapidementmalà

l’aises’ilyatropdemonde.Pourtant,àl’occasion,lorsquej’ysuisallé,j’aitoujourstrouvé cette expérience intéressante et troublante. L’architecture est souventcomplexe et belle, et j’aime vraiment ce sentiment d’espace au-dessus de moi,quand je lève les yeux au plafond. Enfant, j’adorais écouter les psaumes et leschants. La musique m’aidait de fait à faire l’expérience de sentiments décritsgénéralement comme religieux, telles la transcendance ou l’unité. Mon chantpréféré était l’Ave Maria. Dès que je l’entendais, je me sentais complètementenveloppéparlamusique.Certainesdemeshistoirespréféréesviennentde laBible, comme l’histoirede

David contre Goliath. Beaucoup d’entre elles utilisent un langage imagé etsymboliquequimepermetdevisualiserlesscènes,etcelam’aideàcomprendrelerécit. Il y a beaucoup de très beaux passages dans la Bible, mais j’aimeparticulièrement l’épîtreauxCorinthiens:«Lacharitéest longanime; lacharitéestserviable;ellen’estpasenvieuse; lachariténefanfaronnepas,nesegonflepas;ellenefaitriend’inconvenant,necherchepassonintérêt,nes’irritepas,netientpascomptedumal;elleneseréjouitpasdel’injusticemaisellemetsajoiedans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. […]Maintenantdoncdemeurentfoi,espérance,charité,cestroischoses,maislaplusgranded’entreelles,c’estlacharité[28].»Onditquechacunconnaîtunmomentparfait,detempsentemps,uneexpérience

depaixcomplèteetdelienaveclemonde,commequandonregardelavuedepuisla tourEiffel ou qu’on contemple une étoile en train demourir. Je n’ai pas vécubeaucoupdemomentsdecetordre,maiscommeditNeil,cen’estpasgravecarcequiestrareestencoreplusparticulier.Leplusrécentestsurvenul’étédernieràlamaison–cesmomentssurviennentsouventquandjesuisàlamaison–aprèsunrepasquej’avaisfaitetpartagéavecNeil.Nousétionsassistouslesdeuxdanslesalon,rassasiésetheureux.Soudain,jefisl’expériencedem’oubliermoi-mêmeet,pendantcemomentbrefetbrillant,j’eusl’impressionquetoutemonanxiétéetmonmal-être disparaissaient. Je me tournai vers Neil pour lui demander s’il avaitressentilamêmechose.Celaavaitétélecas.J’imaginecesmomentscommedesfragmentsoudeséclatséparpilléssurunevie

entière. Si quelqu’un pouvait les coller bout à bout, il obtiendrait une heureparfaite,voireunejournéeparfaite.Etjepensequecetteheureoucettejournéelerapprocherait de ce qui fait le mystère d’être un humain. Ce serait comme unaperçuduparadis.

RemerciementsJevoudraisremercier lespersonnessuivantes,sansquicelivren’aurait jamais

vulejour:Mesparents, JenniferetKevin,pour tout leuramour, leurpatience,et toutce

qu’ilsm’ontenseigné.Mes frères Lee, Steven et Paul, et mes sœurs Claire, Maria, Natasha, Anna-

MarieetShelley,pourleuramouretleurcompréhension.RehanQayoom,monmeilleuramid’enfance.ElfriedeCorkhill,moninstitutricepréférée.Ian et Elaine Moore, Ian et Ana Williams, ainsi que Olly et Ash Jeffery, mes

meilleursamis.BiruteZiliene,àquijepensequandjemeremémoremonséjourenLituanie.SigridurKristindottir,marépétitriced’islandais.SuzySeraphine-Kimelet JulienChaumon,pour leuraideencequi concerne le

siteInternetoptimnemcoukMartin,Steve,Toby,DanetNicola,l’équipedudocumentaireBrainman.KarenAmmond,pourm’avoirmontrélapuissancedel’enthousiasme.AndrewLownie,monagentlittéraire.RewenaWebb,HelenCoyle etKerryHood desÉditionsHodder&Stoughton,

pourleuraideetleursconseilsconcernantcelivre.Bruce Nichols et l’équipe des Éditions Free Press, pour leur aide concernant

l’éditionaméricaine.Finalement,Neil,moncompagnon,pourêtrecequ’ilest.

LatraductiondecetouvrageaétérevueparCatherineMeyer.LagrilledemiseenpageaétéconçueparDanielCollet(InFolio).LarelectureaétéassuréeparLilianeCrapanzano.Photographiedecouverture©AnnCutting/Photolibrary.Photographiedel’auteur©DavidLevene,2005.Achevéd’imprimersurRoto-Pageparl’ImprimerieFlochàMayenneenjuillet2007Numérod’impression:68760Dépôtlégal:juillet2007ImpriméenFranceISBN:978-2-35204-028-6

[1] NdT : Animateur de télévision, humoriste et producteur américain, David Letterman est depuis

trenteansl’unedesfiguresdelatélévisionaméricaine.Sonémission,LateShowwithDavidLetterman,surCBS,estl’unedesplusregardées.Touteslesautresnotessontdelamaindutraducteur.[2].Les formes de ce handicap étant extrêmement variées, les spécialistes et lesmalades préfèrent

parler de « spectre autistique » pour désigner l’ensemble de ces manifestations plutôt que d’utiliserl’étiquette«autiste».[3]Jackbootsestunsurnomforméàpartirde«boots»–les«bottes»quel’enfantentenddansle

couloir–et«Jack»quiestàlafoisunprénomcourantet,enargot,le«type».[4]Abirdinthehand/isworthtwointhe/thebush.

[5]TraductionfrançaisedeHenriParisot,ÉditionsFlammarion,Paris,1970.

[6]Traditionanglo-saxonne,aucoursdelaquellelesélèvessontréunisavantoupendantlapremière

heuredeclassepourécouterledirecteur,chanter,etc.[7]L’undespluscélèbresgospels.

[8]Chansonenfantinetraditionnelle.

[9] Stonehenge est un site mégalithique de Grande-Bretagne très célèbre, constitué de grandes

pierresdresséesversleciel.

[10]Enanglais,«coccinelle»sedit«ladybird»,littéralement«oiseaudelaVierge».

[11]Lesécolesbritanniquesorganisentdes schoolsannual sport’sday aucoursdesquels lesélèves

participentàdifférentesépreuves;ilexistedesintra-schoolsport’sdayetdesinterschoolsport’sday.[12]

L’’équivalentanglaisestleGCSE(GeneralCertificateofSecondaryEducation).[13]

Enanglais:VoluntaryServicesOverseas(VSO).[14]

Enanglais,avantd’êtreunpistolet,uncoltestunpoulain.[15].Ajoutdutraducteur.[16].Idem.[17]Enfrançais,nousavonslesmotssuivants:lebip,ledring,lecrac,etc.[18]

.LesAnglaisutilisentlemotfrançais«petite»pourdésignerunefemmepetiteetfine.[19].Asperger’sSyndrome:AGuideforParentsandProfessionnals.

[20]Enanglais, ilyaun jeudemotentre«pi» (lenombre)et«pie»(latarte)quiseprononcenttousdeuxdelamêmefaçon.

[21].AbréviationpourNationalSocietyForEpilepsy.[22].The«cityofdreamingspires».

[23].Ilyaunjeudemot,«Brainman»signifiant«l’homme-cerveau».[24].GalvanicSkinResponseMeter.[25].Enfrançaisdansletexte.

[26].TraductiondeRégisBoyer,LesSagasIslandaises,ÉditionsGallimard,coll.«LaPléiade»,Paris,1987.

[27].Mavied’autiste,OdileJacob,Poche,2001.

[28].Traductionfrançaisesousladirectiondel’ÉcolebibliquedeJérusalem,LaBibledeJérusalem,DescléedeBrouwer,Paris,1975.