De La Φρόνησις à La Prudentia

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© koninklijke brill nv, leiden, ��4 | doi �0.��63/�5685�5X- �30�407 mnemosyne 68 (�0 �5) 68-90 brill.com/mnem De la φρόνησις à la prudentia Sophie Aubert-Baillot Université Stendhal-Grenoble 3, ufr llasic, 1180 avenue centrale, 38400 Saint Martin d’Hères, France [email protected] Received: June 2012; accepted: January 2013 Abstract This paper focuses on the equivalence between Greek phronesis, a very hard word to translate, and Latin prudentia. Based on the word phren, phronesis means ‘thought’, ‘intellectual perception’, ‘sense’, ‘prudence’, ‘practical wisdom’, while prudentia is derived from prouidentia, meaning ‘ability to look ahead’, ‘forecast’, ‘foresight’ and also ‘Providence’. Why, although their etymological roots were apparently different, did the Romans choose the word prudentia in order to translate Greek phronesis? And how did such a translation alter the evolution of the philosophical concept of prudence in Latin culture? It seems that Cicero offers a new analysis of prudentia by dividing the term prouidentia, from which it was formed, into two parts. The prefix pro- alludes not only to Aristotelian phronesis (a virtue especially related to the future and most important in political field), but also to Stoic pro-noia (or Pro-vidence) on a cosmological level, while the Latin verb videre (‘to see’) leads Ciceronian prudence, in ethics, towards a theoreti- cal, i.e. contemplative, wisdom (sophia), inspired by Plato. Keywords Greek and Latin philosophy – Cicero – prudentia phronêsis – prudence Le présent article est né d’un questionnement sur l’équivalence posée dans l’Antiquité entre la φρόνησις grecque, terme à peu près intraduisible que l’on rend généralement par ‘prudence’ ou ‘sagesse’, et la prudentia latine. L’étude de leurs racines étymologiques bien distinctes (§1) nous conduira à examiner les origines de la traduction latine de la φρόνησις ainsi que les principales accep- tions du mot prudentia avant que Cicéron ne procède à sa remotivation philo-

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  • koninklijke brill nv, leiden, 4|doi 0.63/56855X-30407

    mnemosyne 68 (05) 68-90

    brill.com/mnem

    De la la prudentiaSophie Aubert-Baillot

    Universit Stendhal-Grenoble 3, ufr llasic,1180 avenue centrale, 38400 Saint Martin dHres, France

    [email protected]

    Received: June 2012; accepted: January 2013

    Abstract

    This paper focuses on the equivalence between Greek phronesis, a very hard word to translate, and Latin prudentia. Based on the word phren, phronesis means thought, intellectual perception, sense, prudence, practical wisdom, while prudentia is derived from prouidentia, meaning ability to look ahead, forecast, foresight and also Providence. Why, although their etymological roots were apparently different, did the Romans choose the word prudentia in order to translate Greek phronesis? And how did such a translation alter the evolution of the philosophical concept of prudence in Latin culture? It seems that Cicero offers a new analysis of prudentia by dividing the term prouidentia, from which it was formed, into two parts. The prefix pro- alludes not only to Aristotelian phronesis (a virtue especially related to the future and most important in political field), but also to Stoic pro-noia (or Pro-vidence) on a cosmological level, while the Latin verb videre (to see) leads Ciceronian prudence, in ethics, towards a theoreti-cal, i.e. contemplative, wisdom (sophia), inspired by Plato.

    Keywords

    Greek and Latin philosophy Cicero prudentia phronsis prudence

    Le prsent article est n dun questionnement sur lquivalence pose dans lAntiquit entre la grecque, terme peu prs intraduisible que lon rend gnralement par prudence ou sagesse, et la prudentia latine. Ltude de leurs racines tymologiques bien distinctes (1) nous conduira examiner les origines de la traduction latine de la ainsi que les principales accep-tions du mot prudentia avant que Cicron ne procde sa remotivation philo-

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    sophique (2), en sappuyant sur la dcomposition des lments du substantif prouidentia qui lui a donn naissance. Si le prfixe pro- permet de convoquer non seulement la aristotlicienne (3)vertu tourne vers le futur et particulirement bien illustre dans le champ politiquemais aussi la - (ou Pro-vidence) stocienne, luvre sur le plan cosmologique (4), la racine de la vision (uidere) fait pencher la prudence cicronienne, dans le domaine thique, vers une sagesse () thortique, autrement dit con-templative, dinspiration platonicienne (5). Enfin, travers une analyse du De Officiis, nous tudierons les liens quentretiennent prudentia et sapientia dans la pense de lArpinate (6).

    1 Des racines tymologiques distinctes

    La constitue lune des quatre vertus fondamentales chez Platon, aux cts de la justice (), du courage () et de la modration ().1 Elle fut ensuite analyse par Aristote, notamment au livre 6 de lthique Nicomaque,2 quoiquen un tout autre sens que ne lavait fait son ma-tre, ainsi que par les penseurs du Portique, qui sur ce point hritrent en partie des analyses menes par le fondateur du Lyce.3 tymologiquement, elle est issue de la racine , qui signifie chez Homre le cur en tant que sige des passions, ou lesprit, sige de la pense.4 Elle dsigne laction de penser, la perception par lintelligence, la raison, le fait dtre sens, la sagesse. La pru-dentia, quant elle, est une drivation savante de la prouidentia ou facult de voir lavance (pro-uidere), pr-vision, pr-voyance et bien sr, Pro-vidence. Cette origine tait tout fait perue par les Latins, ou du moins par Cicron, qui y revient de nombreuses reprises au fil de ses traits.5 Pour autant,

    1 Pl. Phd. 69a-c, R. 433b-c, Lg. 631c-d, 964b, 965c-d. 2 Arist. EN 1140b20-21, 1140b4-6. Sur la question de la prudence chez Aristote, nous renvoyons

    galement Lories 1998.3 Aubenque 20044, 184-185.4 Chantraine 1968, vol. 2, 1227-1228.5 Cic. Rep. 6.1 fr. 1, apud Non. p. 60.2-4 Lindsay: Tu attends donc du dirigeant que nous

    d crivons une perspicacit sans dfaut. Cette qualit tire justement son nom du mot prvoir (Totam igitur expectas prudentiam huius rectoris, quae ipsum nomen hoc nacta est ex proui-dendo, traduction dE. Brguet), Leg. 1.60, Hort. fr. 96 (apud Non. p. 60.29-30 Lindsay), N.D. 2.58 (= SVF 1.172), Diu. 1.111. Sur le rapprochement tacite entre prudentia et prouidentia, voir encore Cic. Inu. 2.160: La prudence consiste dans la science des biens, des maux et de ce qui nest ni lun ni lautre. Elle comprend la mmoire, lintelligence, la prvoyance (Prudentia est

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    soulignent A. Ernout et A. Meillet,6 dans lusage courant la prudentia stait dtache, phontiquement comme smantiquement, de la prouidentia et avait acquis le sens large de savoir efficace, de connaissance pratique, de comptence (cf. iuris prudentia, la connaissance du droit), dexprience, de sagesse concrte,7 de savoir-faire, de sagacit (notamment dans le domaine politique).

    Pourquoi, malgr des racines en apparence diffrentes, les Romains choi-sirent-ils le terme prudentia pour traduire la ? Et quel fut limpact dune telle traduction sur lvolution, dans le monde latin, du concept philo-sophique de prudence? Dans son ouvrage consacr La prudence chez Aristote, P. Aubenque crit au sujet de cette vertu de la dlibration8 nayant de rai-son dtre que dans un monde contingent, quelle est le substitut proprement humain dune Providence dfaillante. Elle est dabord la prvision qui cherche percer un avenir obscur, parce quambigu; elle est aussi la prvoyance qui prserve lindividu des dangers. Mais si elle ntait que cela, elle serait seule-ment habilet: elle est aussi vertu en ce quelle ralise dans le monde sublu naire un peu du Bien que la divinit avait t impuissante y introduire.9 Aussi les Romains ne furent-ils pas mal inspirs, poursuit P. Aubenque, de traduire par prudentia (contraction de prouidentia, rappelons-le) la dAristote et de la tradition populaireautrement dit une vertu intellectuelle immdia-tement oriente vers laction.10

    rerum bonarum et malarum neutrarumque scientia. Partes eius: memoria, intellegentia, prouidentia, traduction de G. Achard), Part. 15. Cest nous qui soulignons.

    6 Ernout et Meillet 19594, 541.7 Sur ce plan, la prudentia connut un sort semblable celui de la sapientia. Ce concept

    subit en effet, au contact de la philosophie grecque, une volution smantique aux iiie et iie sicles avant J.-C. depuis une acception concrte, renvoyant une sagesse pratique, jusqu une acception abstraite, lie une sagesse philosophique (): cf. Garbarino 1965-1966, 253-284. Dans un clbre fragment des Annales (7.211-212 Skutsch, apud Fest. p. 432.27-30 Lindsay), Ennius distingue encore trs nettement les valeurs respectives et complmentaires de sophia et de sapientia: Et personne na vu en rve la philosophie, que nous appelons la sagesse, avant davoir commenc lapprendre (Nec quisquam sophiam, sapientia quae perhibetur, / in somnis uidit prius quam sam discere coepit, traduction dA. Arcellaschi). Par ailleurs, avant de dsigner le sage des penses hellnistiques, le sapiens, comme le prudens, et la manire du grec, tait entre autres lhomme raisonnable, dot de bon sens.

    8 Aubenque 20044, 94.9 Aubenque 20044, 95. 10 Aubenque 20044, 95.

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    2 Origines de la traduction latine de la

    La difficult est que nous ne disposons pas dacte de naissance pour la traduc-tion latineau demeurant bien tablie11de la . Sans doute celle-ci fut-elle prcoce: elle est en tout cas antrieure Cicron, qui en fait tat sans la gloser (de sorte quelle ne devait poser aucune difficult ni constituer une inno-vation personnelle), ds son premier trait, le De Inuentione (rdig vers 84-83), prcd en cela de quelques annes par lAuctor de la Rhtorique Herennius.12 Nous ignorons donc tout du patronage intellectuel sous lequel seffectua la conversion de en prudentia. Sans doute fut-ce la concidence de leurs acceptions traditionnelles qui justifia leur juxtaposition, plutt que linfluence dune cole de pense prcise. Cest ce que semble indiquer un examen des occurrences de prudentia chez Cicron,13 qui ancra dfinitivement ce terme dans la langue philosophique latine: pour autant, lArpinate naurait-il pas lui-mme procd une remotivation de ce mot en sappuyant sur la dcomposi-tion des lments du substantif prouidentia qui lui avait donn naissance? Et cette opration dinspiration cratylique, destine retrouver dans sa propre langue la vrit premire des thories grecques de la , naurait-elle pas abouti reproduire, au fil de ses traits, la polysmie de cette notion ainsi que la multiplicit de ses hritages philosophiques?

    Ds son premier ouvrage, le De Inuentione, rdig alors quil ntait quun puer aut adulescentulus,14 Cicron, en voquant le beau (honestum), autre-ment dit ce que lon recherche, totalement ou en partie, pour ses qualits propres15 (cest--dire la vertu, uirtus), subdivise celui-ci en quatre parties: la

    11 Ce nest pas le cas de la vertu de modration ou , tantt rendue en latin par modestia, tantt par temperantia, tantt par moderatio, tantt par leur combinaison. Sur lemploi de modestia, voir Rhet. Her. 3.3, 3.10, Cic. Inu. 2.159, Hort. fr. 110, Fin. 2.51, 5.36, 5.67, Off. 3.118, 1.142 (o la modestia traduit non la , mais l). Sur le couple temperantia/modestia, auquel se joint parfois la moderatio, voir Cic. Deiot. 26 (o ce couple dfinit la frugalitas), Inu. 2.164, Leg. 1.50, Fin. 2.60 (+ moderatio), 2.73, 4.18-19, Tusc. 3.16 (+ moderatio), 4.36 (o la moderatio, la modestia et la temperantia se rsument dans la vertu de frugalitas), Off. 1.15 (= F 103 Van Straaten = T 56 Alesse), 1.46, 1.93 (= F 107 Van Straaten = T 72 Alesse), 1.121, 3.116 (+ moderatio). Sur le couple moderatio/modestia, voir enfin Cic. Phil. 2.10, Off. 1.159. Nous renvoyons sur cette question Hellegouarch 19722, 259 et 263-265.

    12 Cic. Inu. 2.160, Rhet. Her. 3.3. Dans son dition de la Rhtorique Herennius, Achard (1989, vii) propose de situer la rdaction de louvrage entre la mi-86 et la fin de 83.

    13 Pour un aperu de ces occurrences, voir Ciferri 1993, 209-225. 14 Cic. de Orat. 1.5. 15 Cic. Inu. 2.159: Quod aut totum aut aliqua ex parte propter se petitur...(traduction de

    G. Achard).

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    prudence (prudentia), la justice (iustitia), le courage (fortitudo) et la modra-tion (temperantia).16 Il dfinit ensuite la prudentia comme la science des biens, des maux et de ce qui nest ni lun ni lautre (rerum bonarum et malarum utrarumque scientia),17 reprenant ainsi la lettre lune des deux dfini-tions stociennes canoniques de la prudence, ainsi quen tmoigne la formule .18 Celle-ci stait-elle pour autant impose son poque? Ce nest pas si vident, dans la mesure o peu de temps auparavant, lauteur de la Rhtorique Herennius abordait de son ct la pru-dentia non sans un certain flottement conceptuel, en insistant sur la polysmie de ce terme. Son tmoignage est nanmoins prcieux dans la mesure o il nous livre la premire occurrence du mot prudentia en tant que traduction explicite de la , dans le cadre dune liste des quatre vertus cardinales.

    Prsente, aux cts de la justice (iustitia), du courage (fortitudo) et de la modration (modestia) comme lune des quatre subdivisions de ce qui est droit (rectum)lautre branche du beau (honesta res) tant ce qui est digne dloge (laudabile)la prudentia consiste selon lAuctor dans

    lhabilet (calliditas) distinguer, suite un raisonnement, les biens et les maux (quae ratione quadam potest dilectum habere bonorum et malorum). On nomme galement prudence un savoir-faire (scientia cuiusdam arti-ficii). On appelle aussi prudence une mmoire riche en souvenirs (rerum multarum memoria) ainsi quune exprience acquise dans de multiples activits (usus conplurium negotiorum).19

    Si lon excepte lallusion la distinction entre biens et maux, qui reflte peut-tre la conception stocienne de la voque plus haut, on ne relve aucune influence philosophique notable sur la dfinition foisonnante propo-se par lAuctor. En revanche, la mention de la calliditas, de lartificium ainsi que de lusus souligne la dimension empirique et pratique de la prudentia, une dimension que lon retrouve dans les emplois de ce substantif en contexte poli-tique, o il dsigne une vertu frquemment associe au consilium et signifiant, selon la formule de J. Hellegouarch, lexprience des affaires, par opposition

    16 Cic. Inu. 2.159.17 Cic. Inu. 2.160 (traduction personnelle). Cf. Cic. N.D. 3.38. 18 Stob. 2.7.5b1, p. 59.5-6 W. (= SVF 3.262 = LS 61H).19 Rhet. Her. 3.3: Prudentia est calliditas, quae ratione quadam potest dilectum habere

    bonorum et malorum. Dicitur item prudentia scientia cuiusdam artificii et appellatur prudentia rerum multarum memoria et usus conplurium negotiorum (traduction de G. Achard, modifie).

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    aux connaissances purement thoriques.20 En dehors du domaine politique, elle recouvrait la capacit, rsultat de ltude et de lexprience, exercer une profession ou un art: aussi le terme sappliquait-il particulirement aux vieil-lards, dont lexprience tait forcment plus grande.21 On ne stonnera donc pas que la composante principale de la prudentia soit la mmoire, seul point commun explicite entre les dfinitions que livrent de cette vertu la Rhtorique Herennius et le De Inuentione.22

    Cicron ne sen tient toutefois pas l et adjoint la memoria, dans sa description des composantes de la prudence, lintellegentia et la prouidentia, non sans jouer discrtement sur la proximit tymologique des substantifs prouidentia et prudentia.23 Ce faisant, il insiste sur la dimension intellectuelle, thortique, et non pratique, concrte, de la prudence, quil conoit comme une vertu permettant lesprit (animus) de se rappeler ce qui est pass par le biais de la mmoire, de saisir clairement ce qui est par lintelligence, et enfin, grce la prvoyance, de voir quune chose va avoir lieu avant quelle se soit produite.24 Malgr son apparente banalit, la triade memoria/intellegentia/prouidentia quil nonce savre singulire. Non seulement le rapprochement de ces trois qualits constitue un hapax dans tout le corpus latin,25 mais le lien apparat tnu entre ce groupe et la dfinition philosophique, de teneur thique, le prcdant immdiatement et selon laquelle la prudence dsigne la science des biens, des maux et de ce qui nest ni lun ni lautre. Une consultation

    20 Hellegouarch 19722, 257. 21 Hellegouarch 19722, 257.22 Rhet. Her. 3.3: On appelle aussi prudence une mmoire riche en souvenirs (et appellatur

    prudentia rerum multarum memoria, traduction de G. Achard, retouche), Cic. Inu. 2.160. 23 Cic. Inu. 2.160. Cette proximit est telle que Cicron entend parfois la prudentia comme

    un synonyme de la prouidentia, lui accordant alors le sens de prmditation ou de prvision. Cic. Inu. 1.41, Sen. 78.

    24 Cic. Inu. 2.160: Memoria est, per quam animus repetit illa, quae fuerunt; intellegentia, per quam ea perspicit, quae sunt; prouidentia, per quam futurum aliquid uidetur ante quam factum est (traduction de G. Achard, modifie).

    25 On en trouve trace en revanche dans Gorgias Hel. 11. Si la correspondance terme terme entre memoria et , intellegentia et , prouidentia et semble concluante, dautant que Cicron tablit lui-mme une quivalence entre les deux derniers termes en N.D. 2.58 (= SVF 1.172), les contextes des deux passages sont fort diffrents. La matrise des trois qualits numres par le rhteur grecregroupes plus tard par Cicron sous le terme prudentiapermet de ne pas se laisser guider par le jugement () qui, chancelant et inconstant, prcipite ceux qui en usent dans des bonheurs chancelants et inconstants (traduction de M.-P. Nol): voil qui voque une sorte de vertu dialectique, garante de la stabilit de lme. Le De Inuentione en revanche ne permet nullement une lecture gnosologique aussi prcise.

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    attentive des SVF rvle en outre la prdilection des Stociens pour une concep-tion de la non comme science des biens, des maux et de ce qui nest ni lun ni lautre ( ),26 mais comme science de ce qui devrait et ne devrait pas tre fait et des actions neutres ( )27une dfinition que Cicron ne mentionne jamais dans ses uvres. Si la vertu est indissolublement thorique et pratique aux yeux des membres du Portique,28 lArpinate sem-ble ignorer le second pan de leur doctrine, privilgiant le versant intellectuel, gnosologique, de la prudence stocienne, au dtriment de sa dimension con-crte, comme pour marquer demble ses distances lgard des philosophes du Portique dont il lui arrive par ailleurs de sinspirer. Ce faisant, il affirme son originalit tous gards. Ainsi, en subdivisant la prudence en trois com-posantes dans le De Inuentione, il dplace le centre de gravit quavait assign cette vertu la tradition romaine. Si lon observe en effet les occurrences du substantif prudentia ou de ladjectif prudens antrieures Cicron, qui sont rares malgr lanciennet de ces mots, on peut en classer les acceptions en trois grandes catgories, fort voisines au demeurant:

    1. Prudens au sens de conscient, en vertu de son emploi lexicalis dans lexpression latine archaque sciens prudens (en parfaite connaissance de cause), laquelle Ennius glissait peut-tre une allusion au livre 6 des Annales,29 linstar de Plaute dans les Captifs.30 Nous en trouvons par ailleurs une mention explicite tant chez Trence que chez un tragdien

    26 Stob. 2.7.5b1, p. 59.5-6 W. (= SVF 3.262 = LS 61H, traduction LS). Cf. SVF 1.374, 1.375, 2.1005, 3.256, 3.263, 3.268, 3.280 (= LS 61D), 3.283, 3.295, 3.302.

    27 Stob. 2.7.5b1, p. 59.4-5 W. (= SVF 3.262 = LS 61H, traduction LS).28 Stob. 2.7.5b5, p. 63.11-13 W. (= SVF 3.280 = LS 61D). Cf. D.L. 7.126 (= SVF 3.295).29 Ennius Ann. 6.191-194 Skutsch, apud Non. p. 218.5-10 Lindsay: ... dieux, coutez

    cette parole un instant: De mme que pour le peuple romain, en toute conscience (prognariter), combattant en armes, jexpulse dlibrment (prudens) mon me de mon corps, ... (traduction personnelle). Selon Skutsch (1985, 355-356), ladverbe prognariter (with foreknowledge, avec une connaissance pralable) forme un couple avec le participe prudens, et constitue une variation sur la formule sciens prudens, sans doute prsente dans lancienne formule de deuotio. Quant au remplacement de sciens par prognariter, en plus dtre suggr par lallitration avec prudens, il sexplique sans doute par la connaissance quavait Ennius de la filiation entre prouidens et ladjectif prudens, qui pouvait tre entendu comme son synonyme.

    30 Sur un jeu probable autour de lexpression prudens sciens, o ladjectif fait figure de synonyme du participe prsent, voir Pl. Capt. 42-45.

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    inconnu (Accius?), puis chez Cicron, et enfin chez lun de ses correspon-dants, M.Caelius Rufus.31

    2. Prudentia au sens de clairvoyance ou perspicientia, mot bti sur la racine de specio et qui voque comme la prouidentia lide de vision. Elle dsigne la vue claire, la perspicacit, la parfaite connaissance. Ainsi Palamde, selon des vers tragiques conservs dans le De Officiis et sans doute com-poss par Accius, se voit-il dotdune sagesse pntrante (perspicax pru-dentia) pour avoir peru lastucieuse impudence dUlysse qui feignait la folie afin dviter de combattre contre les Troyens.32

    3. Prudentia au sens de discernement. Ainsi Ennius dpeint-il Geminus Servilius comme un homme habile discerner ce quil pouvait dire ou taire (prudentem qui dicta loquiue tacereue posset), tandis que le jeune Papirius Praetextatus fut, selon Aulu-Gelle, rcompens pourson habi-let saisir quand se taire et parler (ob tacendi loquendique... prudentiam).33

    Conscience, clairvoyance, discernement: telles sont donc les acceptions tra-ditionnelles de la prudentia que refltent les textes antrieurs Cicron. Le champ smantique de la prudence latine, rattach au prsent ou, la rigueur, au pass dans la mesure o les trois qualits nonces dcoulent le plus souvent dun savoir pralable et dune exprience, ne permet pas dinfrer les liens privilgis qutablira lArpinate entre le mot prudentiaune fois

    31 Anon. Com. Trag. Trag. 145-146, apud Cic. Fam. 6.6.6: Aussi, cdant mes devoirs ou lopinion des bien-pensants ou mes scrupules de conscience, je fis comme Amphiaras au thtre et je partis ...prvoyant et conscient (prudens et sciens) / au devant du dsastre mes yeux tal. Dans cette guerre, aucun revers ne survint, que je ne leusse prdit (non praedicente me) (traduction de J. Beaujeu). Il sagit de vers peut-tre tirs de lriphyle dAccius, o le devin Amphiaras, trahi par sa femme, avait t entran dans lexpdition des Sept contre Thbes, dont il connaissait lissue fatale. Pour dautres occurrences de lexpression prudens sciens, voir encore M. Caelius Rufus apud Cic. Fam. 7.16.5, Cic. Marc. 14, Ter. Eu. 70-73 (ici, 72).

    32 Anon. Com. Trag. Trag. 55-60, apud Cic. Off. 3.98 (Ajax propos dUlysse): Lui qui fut lorigine de ce serment / que tous vous savez, seul il en trompa la foi. / Il feignit dtre fou, ne pas rallier sappliqua. / Et si la sagesse pntrante (perspicax prudentia) que possde Palamde / navait peru de cet homme lastucieuse impudence, / il manquerait toujours la loi dune foi sacre (traduction de M. Testard). Xnophon, pour dsigner la sagacit de Palamde, avait quant lui employ par deux fois le mot : cf. X. Mem. 4.2.33, Cyn. 1.11.

    33 Ennius Ann. 8.285 Skutsch, apud Gell. 12.4.4 (traduction de R. Marache, retouche); Gell. 1.23.13 (traduction personnelle).

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    resmantis grce son rapprochement avec la pro-uidentia, la facult de voir lavanceet la dimension temporelle du futur. Il est vrai quaucun des textes pr-cicroniens invoqus, quils fussent composs par Plaute, Ennius, Trence ou Accius, nest de nature philosophique ni mme technique. Aussi nous gar-derons-nous de tirer des conclusions trop tranches de lexamen de tels pas-sages. La Rhtorique Herennius en revanche, qui vise isoler la prudentia sous la forme dun concept afin den laborer une dfinition, ft-elle ttonnante, constitue un talon probant pour valuer loriginalit de lapport cicronien la notion de prudence. Or lAuctor met en relief la dimension du pass dans son approche de cette vertu quil dfinit comme une habilet (calliditas), fruit dun entranement, comme un savoir-faire (scientia cuiusdam artificii), rsul-tat dun apprentissage, comme une mmoire riche en souvenirs (rerum mul-tarum memoria), ou encore comme une exprience acquise dans de multiples activits (usus conplurium negotiorum).34

    Cicron, quant lui, semble procder une resmantisation du terme pru-dentia en sappuyant sur la dcomposition des lments du substantif proui-dentia qui lui a donn naissance. Si le prfixe pro- renvoie la fois la aristotlicienne, dans le champ politique, et la - (ou Pro-vidence) stocienne sur le plan cosmologique, la racine de la vision (uidere) oriente la prudence cicronienne, dans le domaine thique, vers une sagesse contempla-tive dinspiration platonicienne.

    3 Prudentia et politique sous lgide dAristote

    Commenons par le domaine politique. Dans le De Republica, o Cicron mentionne pour la premire fois, par la bouche de Scipion, ltymologie du mot prudentia < prouidentia au moment dattribuer cette qualit au diri geant (rector) idal,35 figure une distinction entre le sapiens, qui a pour tche de connatre (cognosse) les cycles de transformations et dalternances dans les systmes politiques (autrement dit le philosophe qui possde la connaissance thorique de ces mutations), et un citoyen vraiment grand et presque divinle prudenscapable de les prvoir (prospicere) quand [il]s se prparent, si lon veut, dans le gouvernement de ltat, de rgler le cours des vnements

    34 Rhet. Her. 3.3 (traduction de G. Achard, modifie).35 Cic. Rep. 6.1 fr. 1, apud Non. p. 60.2-4 Lindsay (o ltymologie est avance par Scipion): Tu

    attends donc du dirigeant que nous dcrivons une perspicacit sans dfaut. Cette qualit tire justement son nom du mot prvoir (Totam igitur expectas prudentiam huius rectoris, quae ipsum nomen hoc nacta est ex prouidendo, traduction dE. Brguet).

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    et [de] le garder sous son contrle.36 Tel est, poursuit Scipion, lessentiel de lintelligence politique (caput ciuilis prudentiae).37 Lopposition entre sapien-tia et prudentiaune opposition qui se dcline selon dautres modalits dans diffrents textes cicroniens et disparat mme parfois, comme nous le con-stateronsindique que le modle de la vue (uidere) inhrent la prudentia/prouidentia nincite nullement lArpinate concevoir la prudence, en con-texte politique, comme une vision de type contemplatif. Il sagit certes dune vertu intellectuelle, mais ancre dans le rel, en quilibre entre la science et la familiarit avec les affaires grce la mdiation de lexprience, ainsi que lcrivait Aristote.38

    Cette inflexion pripatticienne de la prudentia cicronienne39 se remarque galement dans le De Diuinatione, o la capacit du prudens/prouidens prvoir (prospicere) les vnements politiques est nouveau voque, cette fois par Quintus, dfenseur du point de vue stocien sur la divination naturelle:

    36 Cic. Rep. 1.45 (Scipion parle): Il se produit ainsi, dans les systmes politiques, dextraordinaires volutions et, pour ainsi dire, des cycles de transformations et dalternances. Les connatre, cest laffaire du sage; mais les prvoir, quand elles se prparent, si lon veut, dans le gouvernement de ltat, rgler le cours des vnements et le garder sous son contrle, cest le fait dun citoyen vraiment grand et dun homme presque divin (...mirique sunt orbes et quasi circumitus in rebus publicis commutationum et uicissitudinum; quos cum cognosse sapientis est, tum uero prospicere inpendentis in gubernanda re publica moderantem cursum atque in sua potestate retinentem magni cuiusdam ciuis et diuini paene est uiri, traduction dE. Brguet). La diffrence entre le prudens et le sapiens expose ici dans un cadre thorique ferme ne dtient pas toutefois de valeur absolue. Cicron lui-mme employait frquemment prudentia et sapientia comme des synonymes, comme en tmoigne un extrait de lHortensius (fr. 96, apud Non. p. 60.29-30 Lindsay): Cest en effet le propre du sage que de prvoir; cest de l que la sagesse a pris le nom de prudence (Id enim est sapientis, prouidere; ex quo sapientia est appellata prudentia, traduction personnelle). Sur la confusion entre prudentia et sapientia, voir encore Cic. Rep. 5.10 fr. 1, apud Mar.Vict. in RhLM p. 156.4 Halm.

    37 Cic. Rep. 2.45. 38 Arist. EN 1181a10-12. Cf. Aubenque 20044, 58.39 cette inflexion pripatticienne, il faut nanmoins apporter une nuance. Dans le

    De Republica se ctoient en effet une conception de la prudentia comme prouidentia ou capacit dchiffrer lavenir, conception dinspiration aristotlicienne, et une comparaison aux rsonances nettement platoniciennes, avance par Scipion, entre le uir prudens, assimil un cornac matrisant et guidant un lphant rtif, et la mens (= ) en lutte contre la partie draisonnable et dsirante de lme (Cic. Rep. 2.67). Le uir prudens domine donc les passions en lui et dans la cit au contraire du tyran qui se livre elles tout entier, provoquant sa propre ruine ainsi que celle de ltat.

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    Dautres [mortels], exercs la politique, comme la tradition le dit de lAthnien Solon, voient longtemps lavance (prospiciunt) la naissance dune tyrannie. Nous pouvons les appeler prudents (prudentes), cest--dire prvoyants (prouidentes), mais en aucune faon devins (diuinos), pas plus que nous ne pouvons le faire pour Thals de Milet...40

    Lenjeu de ce passage est de souligner que lexpriencecomposante essen-tielle de la prudence telle quelle est traditionnellement conueet plus particulirement ici lexprience politique, ne saurait se confondre avec la div-ination naturelle. Celle-ci est certes aborde dans ce contexte en des termes stociens, de sorte quelle ne serait pratique que lorsque lme est libre et dgage au point de navoir plus de lien avec le corps, ce qui ne saurait tre le cas que des devins et des dormeurs, non des dirigeants politiques.41 Pourtant, cest dans sa confrontation avec le Mnon de Platon, plus quavec la doctrine du Portique, que le texte cicronien prend tout son sens. Dans ce trait, Socrate affirme que les hommes dtat, comme les prophtes ou les devins, disent sou-vent la vrit sans rien savoir de ce dont ils parlent:42 linverse, selon Quintus, cest prcisment la raison humaine (rati[o] human[a]), non une inspiration divine (diuin[us] impetus), qui confre aux gouvernants qualifis de prudents, tels que Solon, leur aptitude dchiffrer lavenir, ce qui interdit de les qualifier de devins.43 De mme, Aristote, dans lthique Nicomaque, nrige Pricls en modle du prudent () que dans la mesure o celui-ci possde un

    40 Cic. Diu. 1.111: alii autem in re publica exercitati, ut de Atheniensi Solone accepimus, orientem tyrannidem multo ante prospiciunt; quos prudentes possumus dicere, id est prouidentes, diuinos nullo modo possumus, non plus quam Milesium Thalem...(traduction de G. Freyburger et J. Scheid). Sur la prudence de Solon, qui avait prvu la tyrannie de Pisistrate, voir D.L. 1.49, Ar. Ath. 14.2, Plu. Sol. 30.4, V. Max. 5.3.ext.3. Prendre lhomme politique (et non le philosophe) comme modle du prudent reflte par ailleurs une influence aristotlicienne, si lon en juge par EN 1140b10-11, o lillustration la plus typique de la est offerte par le personnage de Pricls et par les gens de son espce, cest--dire les administrateurs de maisons et de cits ( ). Quant lexemple de Thals, cit juste ensuite par Quintus (Cic. Diu. 1.111), selon lequel le philosophe de Milet, voulant montrer ses compatriotes de quoi la philosophie tait capable, fit fortune en faisant servir son savoir mtorologique une spculation sur les olives, il figure dj chez Aristote (Pol. 1259a6-20). Voil qui tend renforcer lhypothse dune influence aristotlicienne sur le raisonnement de Quintus.

    41 Cic. Diu. 1.113: Nec uero umquam animus hominis naturaliter diuinat, nisi cum ita solutus est et uacuus, ut ei plane nihil sit cum corpore; quod aut uatibus contingit aut dormientibus (traduction de G. Freyburger et J. Scheid).

    42 Pl. Men. 99c-d.43 Cic. Diu. 1.111.

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    certain savoir:44 la vertu du politique est donc intellectuelle, contrairement ce que soutenait Platon. Sur ce point, comme sur le refus dapparenter la prudence la divination, le Cicron du De Diuinatione rejoint la pense du Stagirite.

    4 Prudentia et cosmologie: linfluence stocienne

    Glissons du domaine de la politique celui de la physique et de la cosmologie, o le substantif prouidentia revt cette fois le sens fort de providence (, en grec),45 et non plus seulement de prvision. Lquivalence entre pruden-tia et prouidentia est pose dans un passage du De Natura Deorum o Balbus dveloppe la doctrine stocienne de la Providence.46 Or il semble que Cicron ait appuy le jeu tymologique permis par la langue latine entre prudentia et pro-uidentia sur le rapprochement queffectuaient les Stociens entre les sub-stantifs grecs et -. Selon eux en effet, le monde est gouvern dune manire intelligente et providentielle ( ),47 et Balbus naffirme pas autre chose:

    Telle est donc lintelligence du monde (mens mundi), que pour cette raison on peut lgitimement appeler sagesse (uel prudentia) ou provi-dence (uel prouidentia)en grec : ce quoi elle pourvoit de pr-frence, ce qui loccupe avant tout, cest que le monde, en premier lieu,

    44 Aubenque 20044, 56. Cf. Arist. EN 1140b8-10: Nous pensons que Pricls et les hommes de ce genre sont prudents en ce quils sont capables de considrer () ce qui est bon pour eux-mmes et pour les hommes ( , , traduction de P. Aubenque, retouche).

    45 Cf. Cic. N.D. 1.18 (Velleius lpicurien parle): coutez, dit-il: ce ne sont pas des opinions inconsistantes et imaginaires, il ne sagit pas du dieu ouvrier et architecte du monde, comme celui de Platon dans le Time, ni de la vieille prophtesse des Stociens, cette Pronoia quon peut appeler en latin Prouidentia... (Audite inquit non futtilis commenticiasque sententias, non opificem aedificatoremque mundi Platonis de Timaeo deum, nec anum fatidicam Stoicorum Pronoeam, quam Latine licet Prouidentiam dicere..., traduction de C. Auvray-Assayas).

    46 Cic. N.D. 2.79-80 (= SVF 2.1127). Notons lcho entre le couple de substantifs consilium/prudentia et le groupe consilio/prouidentia, qui suggre lidentification de la prudentia la prouidentia et souligne le parallle entre la sagesse des hommes et celle des dieux.

    47 D.L. 7.138 (= SVF 2.634 = LS 47O): (traduction de R. Goulet).

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    soit le mieux possible adapt sa conservation, puis quil ne manque de rien et surtout quil y ait en lui une beaut minente avec tous ses ornements.48

    Polysmique, la prudentia cicronienne recouvre donc la fois la grecque, mais aussi le (lintelligence) et la (la providence). Ces trois acceptions ne sont pas pour autant dnues de points communs. Il existe dune part au sein du Portique une proximit entre et que nous relevons toutefois uniquement, de faon fort rvlatrice, chez Annaeus Cornutus, auteur dun trait sur la thologie grecque rdig en grec, mais au demeurant Stocien romain, matre de Perse ainsi que de Lucain.49 Sans doute a-t-il procd une rtroprojection du latin sur le grec: il aurait ainsi trans-pos le rapprochement tymologique latin entre prouidentia et prudentia dans la langue hellne sous la forme du couple /, certes conforme la doctrine stocienne dans la mesure o la Providence apparat comme lexpression de la prudence divine, mais peut-tre absent des textes grecs mmes du Portique.50 Dautre part, les philosophes stociens avaient repris

    48 Cic. N.D. 2.58 (= SVF 1.172): Talis igitur mens mundi cum sit ob eamque causam uel prudentia uel prouidentia appellari recte possit (Graece enim dicitur), haec potissimum prouidet et in is maxime est occupata, primum ut mundus quam aptissimus sit ad permanendum, deinde ut nulla re egeat, maxume autem ut in eo eximia pulchritudo sit atque omnis ornatus. Le lien tymologique unissant prudentia et prouidentia est renforc par la mention du verbe prouidet ainsi que de ladjectif prouida, au dbut de 2.58: la nature du monde...veille et pourvoit tous les besoins et toutes les commodits (mundi...natura...consultrix et prouida utilitatum oportunitatumque omnium, traductions de C. Auvray-Assayas).

    49 Corn. ND p. 33.10-11 Lang: Athna semble incarner la prudence () et la vivacit desprit ( , ..., traduction personnelle), Corn. ND p. 35.6-9 Lang. Notons quAthna Providence tait le surnom de la desse Delphes. Sur Athna symbole de lintellect, voir les rfrences cites par Ramelli (2003, 359-360, n. 151).

    50 Cette hypothse nous semble dautant plus probable qu propos de lexplication allgorique du nom dAtlas, nous constatons une volution entre Clanthe (qui nanalysait lpiclse d du Titanlitt. redoutable, terriblequen fonction du verbe -, en la glosant par lexpression qui pense la totalit des choses ( , Schol. ad Od. 1.52 = SVF 1.549) et Cornutus, qui tablit quant lui un lien explicite, lors de lexgse de la mme pithte, entre les verbes (driv tymologiquement de ) et (ND p. 48.15-17 Lang = SVF 1.549). Ce glissement avait certes dj t amorc par certains Stociens ( ) dont Eustathe ne prcise malheureusement pas le nom (ad Od. vol. 1, p. 17.24-27 Stallbaum = SVF 1.549), et qui constituent en quelque sorte le chanon manquant entre Clanthe et Cornutus,

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    leur compte lhypothse dun lien entre et (conception, intel-ligence) que Platon avait avance, par la voix de Socrate, dans le Cratyle, fai-sant de la premire lintellection du mouvement et de lcoulement (... ).51

    5 Une prudentia intellectualiste dascendance platonicienne

    Quoique fantaisiste, ce dernier rapprochement reflte la reprsentation intel-lectualiste de la prudence chre Platon, dont nous relevons plusieurs traces dans les traits cicroniens en contexte thique. Ainsi, au terme dun vibrant loge de la philosophie et de la sagesse (sapientia) au livre 1 du De Legibus, figure un texte imprgn de stocisme, comme lattestent les allusions au dis-cernement ncessaire dans le choix des biens et le rejet de leurs contraires (ad bona seligenda et reicienda contraria) mais aussi la dfinition de la prudence comme science des biens et des maux:

    ...quand elle [i.e. lme] aura rendu plus perant, comme on rend plus perant le regard de ses yeux, la pointe effile de son esprit dans le choix des biens et le rejet de leurs contrairesvertu qui de lacte de prvoir (ex prouidendo) sest appele prudence (prudentia)peut-on exprimer ou penser un tat plus heureux?52

    puisqu la glose de ladjectif par lexpression qui pense la totalit des choses ( ) ils donnaient pour synonyme la formule qui se soucie de la totalit des choses ([] ).

    51 Pl. Cra. 411d (Socrate parle): La pense (). Cest en effet lintellection du mouvement et de lcoulement (... ). On pourrait aussi lentendre comme lauxiliaire du mouvement (...). En tout cas, cest au mouvement quelle se rapporte (traduction de L. Mridier, retouche). Cf. [Gal.] Phil. Hist. 24 (le texte est toutefois absent des SVF et des FDS, malgr le parallle avec D.L. 7.157 = SVF 2.828). Les Stociens auraient-ils peru, la suite dun rapprochement tymologique fantaisiste inspir du Cratyle, la comme la rsultante dune combinatoire entre le prfixe - et le substantif , ce qui favoriserait la superposition de cette vertu et de la , forme selon un processus morphologique analogue?

    52 Cic. Leg. 1.60 (cest Cicron qui parle): Nam quom animus...exacuerit illam, ut oculorum, sic ingenii aciem ad bona seligenda et reicienda contraria (quae uirtus ex prouidendo est appellata prudentia), quid eo dici aut cogitari poterit beatius? (traduction de G. de Plinval, retouche). De mme, Cicron adopte pour dfinition privilgie de la prudence la formule dilectus bonorum et malorum (distinction des biens et des maux, Off. 3.71, Fin. 5.67, N.D. 3.38).

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    Or ce discernement qui dfinit la prudentiavertu dont Cicron rappelle la drivation partir du verbe prouidereest prsent grce une image emprunte au fondateur de lAcadmie: celle du regard de lme.53 LArpinate rapproche en effet la pointe effile de lesprit (ingenii aciem) de celle des yeux (oculorum), conformment au champ lexical de la vue qui avait prsid llaboration du mot prudentia. Notons au passage que le discernement voqu devrait sappliquer au sens strict non aux biens et aux maux, comme semble le suggrer lextrait du De Legibus, mais aux seuls indiffrents, auxquels sont normalement rservs les verbes ici employs, seligere (choisir) et reicere (rejeter), selon la terminologie du Portique telle quelle nous est par exemple rapporte au livre 3 du De Finibus.54 La raison nintervient donc nullement dans la distinction des biens et des maux, face auxquels limpulsion () est mue delle-mme.55 Voil qui souligne peut-tre la volont de lAcadmicien Cicron de confrer un tour plus intellectuel au processus de slection entre biens, maux et indiffrents qui fondait l stocienne.

    La pense platonicienne affleure galement dans un texte relatif la pru-dence extrait des Partitions Oratoires, trait rhtorique tout droit sorti de lAcadmie.56 Dans la mesure o, selon Cicron, la vertu, dans son essence, est double, la prudentia se voit entirement cantonne au domaine spculatif (scientia), tandis que la temperantia, garante de la matrise des passions, relve

    53 Cf. Pl. R. 519b ( propos de la vision de lme, ), 533d (sur lil de lme, , que la mthode dialectique tire peu peu de son bourbier), Smp. 219a. Notons que la mtaphore cicronienne de lacuit desprit (acies ingenii) correspond en grec la formule ou , qui dsigne la vivacit desprit (). Cf. [Pl.] Def. 412e, Pl. Chrm. 160a. Or l, qui constitue lune des six vertus dpendantes de la stocienne et consiste dans la science permettant de trouver sur-le-champ ce quil convient de faire ([] [] , Stob. 2.7.5b2, p. 61.2-4 W. = SVF 3.264, traduction personnelle), est parfois dfinie de la mme faon que la prudence (Stob. 2.7.5b3, p. 62.10-11 W. = SVF 3.264, o la dsigne la dcouverte de ce quil convient de faire ( ), selon une formule dinspiration vraisemblablement pantienne). Pour autant, lon ne saurait dceler dinfluence stocienne sur le texte du De Legibus, o figure une prudentia dordre essentiellement thortique, tandis que l du Portique est nettement oriente vers laction.

    54 Cic. Fin. 3.12 (= absent des SVF), 3.20 (= SVF 3.143 = SVF 3.188), 3.22 (= SVF 3.18 = LS 64F), 3.31 (= SVF 3.190), o Caton explique que la suppression de toute slection entre les indiffrents au nom de leur conformit (ou de leur absence de conformit) la nature aboutirait la disparition de cette vertu prcieuse quest la prudentia.

    55 Stob. 2.7.50, p. 75.1-3 W. (= SVF 3.131).56 Cic. Part. 139.

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    de par son rle du domaine pratique (actio).57 Signe de lintellectualisation croissante de la prudence, sa confusion avec la sagesse (sapientia) trahit lascendance platonicienne de lanalyse effectue par lArpinate.

    6 Prudentia et sagesse: le cas du De Officiis

    Ultime trait cicronien, le De Officiis offre la gamme de significations la plus riche et la plus tendue au sujet de la prudentia. dfaut dexaminer ici toutes les occurrences de ce mot, nous nous concentrerons sur les relations contrastes quentretient cette vertu avec la sapientia, dont elle fait figure tan-tt de synonyme, tantt de repoussoir. Dans un premier temps, son assimila-tion la sagesse, analogue la confusion qui rgne chez Platon entre et , fait encourir la prudence le risque de devenir une vertu exclu-sivement intellectuelle et non plus pratique. La premire des subdivisions de la beaut morale (honestum), dcrite sous le nom de sagesse et prudence (sapienti[a] et prudenti[a]), est ainsi prsente comme le discernement ing-nieux du vrai (perspicientia ueri sollertiaque), ou comme la recherche et la dcouverte du vrai (indagatio atque inuentio ueri).58 Si la tradition smantique du terme prudentia le rattache effectivement la clairvoyance (perspicientia), ainsi que nous lavons vu,59 et si en contexte rhtorique ce substantif dsigne bel et bien la qualit ncessaire la dcouverte des arguments (ou inuentio),60 les dfinitions livres ici de la prudence ne portent nullement le sceau de la pense stocienne mais semblent bien plutt imprgnes de platonisme, alors mme que Cicron est suppos, en ce dbut de livre 1, sinspirer du trait du Stocien Pantius de Rhodes.61

    57 Cic. Part. 76. 58 Cic. Off. 1.15 (= F 103 Van Straaten = T 56 Alesse, traduction de M. Testard). Sur la

    prsentation singulire de la premire des quatre vertus, voir Dyck 1996, 102-104. 59 Cf. Cic. Off. 3.98. Voir encore la dfinition cicronienne de lintelligence (intellegentia),

    lune des trois sous-parties de la prudentia, comme ce qui permet lesprit de saisir clairement (perspicit) ce qui est (Cic. Inu. 2.160: intellegentia, per quam ea perspicit, quae sunt, traduction de G. Achard, modifie).

    60 Cic. Orat. 44; cf. de Orat. 1.64, o ladverbe prudenter correspond la premire des cinq tches de lorateur, autrement dit linuentio.

    61 Cic. Off. 3.7 (= F 35 Van Straaten = T 94 Alesse). Un aperu de lamplitude de la vertu de prudence telle que la concevait sans doute Pantius, dans sa dimension thorique et pratique, nous est incidemment offert en Off. 1.94 (= F 107 Van Straaten = T 72 Alesse): Aussi nest-ce pas seulement dans cette division de la beaut morale (i.e. la temprance)..., mais encore dans les trois prcdentes quapparat ce qui est convenable. Car se servir

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    De lthique, selon la doctrine du Portique, le domaine dapplication de la prudence semble stre dplac vers la logique, et plus prcisment vers la dialectique.62 Or il faut ici rappeler que le fondateur de lAcadmie avait rper-tori et dfini ses quatre vertus fondamentales en sappuyant sur une division pralable des parties de lmedsirante (), agressive (), rationnelle ().63 La (ou ) tait donc la vertu correspon-dant la partie rationnelle () de lme, de sorte quelle dsignait chez ce philosophe la connaissance du vrai et de lintelligible,64 ce qui a pu entraner un glissement des attributions stociennes de la prudence selon une pente pla-tonicienne, depuis la connaissance des biens et des maux vers la connaissance du vrai, puis la connaissance tout court et la science (cogniti[o] et scienti[a]).65 Une fois effectue cette distorsion smantique, Cicron affirme la supriorit de lengagement (civique, politique, militaire...) sur ltude, en concluant sur une sententia bien frappe qui frappe la prudence dun relatif discrdit: Toute la qualit en effet de la vertu rside dans laction (Virtutis enim laus omnis in actione consistit).66 Toutefois, Pantius naurait sans doute jamais pris son compte une telle maxime, si lon en juge par le tmoignage de Diogne Larce, selon qui le Rhodien reconnaissait lexistence de deux vertus, lune thortique ( [i.e. ]), lautre, pratique (),67 conformment la doc-trine stocienne prcdemment voque selon laquelle toute vertu se compose indissolublement de thorie et de pratique.68 La similitude dinspiration entre

    de la raison et du langage avec prudence (prudenter), faire ce que lon fait avec rflexion, en toute chose voir ce quil y a de vrai et le dfendre, cest le convenable... (Itaque non solum in hac parte honestatis..., sed etiam in tribus superioribus quid deceat apparet. Nam et ratione uti atque oratione prudenter et agere quod agas considerate omnique in re quid sit ueri uidere et tueri decet..., traduction de M. Testard).

    62 Sur la dimension dialectique de la prudence cicronienne dans le De Officiis, voir encore 1.16 (= F 103 Van Straaten = T 56 Alesse), 1.18 (= F 104 Van Straaten = T 68 Alesse).

    63 Notons que les Stociens, en revanche, fondaient la distinction entre ces quatre vertus sur une division de leurs objets, si bien que la prudence portait sur les choses accomplir, la modration sur les choses choisir, la justice sur les choses distribuer, le courage sur les choses supporter.

    64 Pl. Phlb. 59d, Ti. 29a. 65 Cic. Off. 1.18 (= F 104 Van Straaten = T 68 Alesse). Sur lassimilation de la premire des

    subdivisions de lhonestum la connaissance (cognitio) et la science (scientia), voir Off. 1.152, 1.153, 1.155, 1.158.

    66 Cic. Off. 1.19 (le texte est absent des recueils de M. Van Straaten et F. Alesse, traduction de M. Testard).

    67 D.L. 7.92 (= F 108 Van Straaten = T 67 Alesse). 68 Nous souscrivons ici lanalyse propose par Alesse (1994, 50-54). Une autre interprtation

    (cf. Alesse 1994, 51, n. 62), moins convaincante selon nous, mettrait au compte de la

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    le passage des Partitions Oratoires cit plus haut et lextrait du De Officiiso la rflexion de lesprit (mentis agitatio), synonyme de prudentia, est oppose laction (actio), laquelle est expressment rattache la seule vertu de tempe-rantia, dsigne sous les noms dordre (ordo), de constance (constantia) et de mesure (moderatio)69invite dcidment percevoir la griffe de lAcadmie sur lexpos consacr la prudence au seuil du De Officiis.

    Aprs avoir t assimile la sagesse et disqualifie de ce fait pour son trop grand degr dabstraction, la prudence se voit nettement spare delle au nom dune distinction nonce dans une terminologie stocienne. Dfinie comme la science des choses divines et humaines70 (rerum...diuinarum et humana-rum scientia), la sapientia laquelle Cicron donne galement son nom grec, , ce qui laisse entendre quil suit ici fidlement Pantiusne se confond plus avec la prudentia (appele , prcise lauteur), dcrite comme la science des choses rechercher et des choses viter (rerum expetendarum fugiendarumque scientia), selon une formule applique en ralit au sein du Portique la modration (temperantia).71 Lirruption de lorthodoxie sto cienne dans lexpos cicronien est nanmoins trs circonscrite puisquaussitt aprs, la prudence est nouveau ravale au rang de connaissance et contempla-tion de la nature (cognitio contemplatioque naturae),72 une activit par trop thorique dont les virtualits individualistes sont dnonces et opposes lentretien du lien social ainsi qu la sauvegarde des intrts des hommes, le

    singularit doctrinale de Pantius (par ailleurs grand admirateur de Platon) lopposition, expose par Cicron, de la prudencequi correspondrait la vertu thortiqueet des trois autres vertus fondamentales, justice, courage et modration, intimement lies pour leur part la vie active (actio uitae) ainsi qu la vertu pratique: voir sur ce dernier point Cic. Off. 1.15-17 (= F 103 Van Straaten = T 56 Alesse), 1.153.

    69 Cic. Off. 1.17 (= F 103 Van Straaten = T 56 Alesse, traduction de M. Testard).70 Cic. Off. 1.153. Cf. Aet. Plac. 1 pr. 2 (= SVF 2.35 = LS 26A):

    (traduction LS), S.E. M. 9.13 (= SVF 2.36), 9.125 (= SVF 2.1017).

    71 Cic. Off. 1.153. La modration tait dfinie dans le stocisme comme la science de ce qui doit tre choisi, vit et de ce qui nest ni lun ni lautre ( , Stob. 2.7.5b1, p. 59.8-9 W. = SVF 3.262 = LS 61H, traduction LS). Peut-tre la confusion de cette vertu avec la prudence tait-elle favorise, dans le contexte dun trait dont les deux premiers livres furent influencs par Pantius, par la doctrine stocienne de lindissociabilit des vertus (), ainsi que par la communaut tymologique des substantifs grecs et , tous deux issus du mot , ainsi quen avaient conscience les philosophes du Portique (S.E. M. 9.174 = SVF 3.274, Clem. Al. Strom. 2.18.79.5 = SVF 3.275).

    72 Cic. Off. 1.153 (traduction de M. Testard): la terminologie nous semble ici platonicienne.

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    plus important des devoirs, que favorise la vertu de la justice.73 Si la sagesse est elle aussi synonyme de communaut, puisque de par sa dfinition elle dsigne la socit des dieux et des hommes entre eux (deorum et hominum...societas inter ipsos),74 la prudence linverse invite au repli sur soi, au souci de lintrt particulier au dtriment du soin lgard de la socit du genre humain.75

    Par ailleurs, la prudentia dcrite dans le De Officiis ptit dune deuxime tare, en raison de ses affinits avec lhabilet et la tromperie que Cicron infre probablement de la prsentation pantienne de la . Dj analyse par Platon dans lHippias Mineur,76 puis par Aristote qui diffrenciait soi-gneusement la de la au livre 6 de lthique Nicomaque dans la mesure o si lhabilet en tant que telle est indiffrente la qualit de la fin,...la prudence est...lhabilet du vertueux,77 la relation qui unit la ruse la prudence illustre lambigut de cette dernire. Son ancrage dans la pratique, son rapport lusage favorisent dventuelles drives, ainsi quen tmoigne sa description sous les noms de sollertia (adresse, ingniosit, savoir-faire)78 ou de calliditas, terme auquel elle est par ailleurs frquemment associe79 et qui traduit au sens propre lexpertise, lexprience, lingniosit inhrentes la pru-dentia, tout en voquant la subtilit, lastuce et la rouerie.

    De cette ambivalence de la prudence, Cicron semble avoir t particulire-ment conscient dans le De Officiis. Ainsi estime-t-il, au livre 2, que la qualit la plus susceptible dinspirer confiance est la justice (iustitia), devant une pru-dence (prudentia) conue de faon plus pragmatique, il est vrai, quau livre 1 et

    73 Cic. Off. 1.155.74 Cic. Off. 1.153 (traduction de M. Testard).75 Ce point est renforc par Cicron, en Off. 1.156, au moyen dun double parallle implicite

    entre prudence, pense et pntration intellectuelle dun ct, lien social et loquence de lautre. Il sagit l dun avertissement en filigrane adress par Cicron aux membres du Portique: une finesse desprit excessive spare du talent oratoire semble aller lencontre de l, en isolant lindividu de la communaut humaine. Cf. Cic. Off. 1.160.

    76 Pl. Hp.Mi. 365e (sur le lien unissant la la ruse, ). 77 Arist. EN 1144b1-3. Cf. Aubenque 20044, 61, 62-63.78 Cic. Off. 1.15 (= F 103 Van Straaten = T 56 Alesse): la prudence consiste dans le discernement

    ingnieux du vrai (perspicientia ueri sollertiaque), Off. 1.157: elle est dfinie comme lingniosit de laction et de la pense (agendi cogitandique sollertiam, traductions de M. Testard), ce qui souligne que cette vertu, vraisemblablement selon Pantius, se com-posait tant de thorie que de pratique. Sur le lien smantique unissant la prudence lhabilet, voir encore Fest. p. 384.35-36 Lindsay.

    79 Rhet. Her. 3.3: La prudence (prudentia) est lhabilet (calliditas) distinguer, suite un raisonnement, les biens et les maux (Prudentia est calliditas, quae ratione quadam potest dilectum habere bonorum et malorum, traduction de G. Achard, retouche), Cic. Part. 76. Cf. Cic. S.Rosc. 61, Off. 3.113.

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    associe tant lintelligence ou la prvision de lavenir (composantes de cette vertu nonces ds le De Inuentione) qu la capacit, devant lvnement et linstant critique, de rsoudre le cas et de prendre une dcision en fonction du moment.80 La ractivit, laptitude trancher, la prise en compte du sont autant de qualits identifies par les Stociens, titre de subdivisions de la , sous les noms d (la vivacit desprit, science permettant de trouver sur-le-champ ce quil convient de faire) ou d (linventivit, science permettant de trouver une issue dans les affaires).81 Or cette sensi-bilit aux circonstances, qui devrait faire tout le prix dune prudence jusquici rduite, sous linfluence probable de Platon, la contemplation et ltude, lui fait encourir en ralit le reproche de malhonntet, si lon en juge par les dclarations de Cicron:

    plus en effet quelquun est astucieux et habile (uersutior et callidior), plus il est dtest et suspect, sil na pas une rputation dhonntet.82

    Souponne de fourberie, ncessitant le garde-fou dune justice garante, quant elle, de probit, la prudence pourrait de surcrot exposer la sagesse, laquelle elle est intimement lie, des attaques jadis prvenues par Platon83 puis par les Stociens, la suite des critiques de lAcadmicien Carnade. Tel est en effet larrire-plan philosophique sur lequel se dcoupent les frquentes mises en garde de Cicron contre la confusion entre prudentia ou sapientia et malitia

    80 Cic. Off. 2.33 (texte absent du recueil de Van Straaten = T 106 Alesse):...cum res agatur in discrimenque uentum sit, expedire rem et consilium ex tempore capere posse. Telle est en effet aux yeux des hommes, ajoute Cicron, la prudence utile et vritable (Off. 2.33: hanc enim utilem homines existimant ueramque prudentiam, traductions de M. Testard).

    81 Stob. 2.7.5b2, p. 61.2-4 et 6-7 W. (= SVF 3.264): ... (traduction personnelle). Sur le lien de la prudence au , voir encore Cic. Off. 1.142-143: le moment opportun de laction sappelle en grec , en latin occasio, occasion. Il en rsulte que la modestia que nous entendons dans le second sens que jai dit, le tact, est la science de lopportunit des moments convenables pour laction (scientia sit opportunitatis idoneorum ad agendum temporum). On peut du reste donner la mme dfinition de la prudence (prudentiae) dont nous avons parl en commenant... (traduction de M. Testard).

    82 Cic. Off. 2.34 (texte absent du recueil de Van Straaten = T 107 Alesse): Quo enim quis uersutior et callidior, hoc inuisior et suspectior detracta opinione probitatis (traduction de M. Testard).

    83 Cic. Off. 1.63 (texte absent du recueil de Van Straaten = T 111 Alesse). Cf. Pl. Mx. 246e-247a.

  • 88 AUBERT-BAILLOT

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    (malignit, finesse).84 Carnade, en soutenant la thse de lincompatibilit entre la justice et la sagesse, avait accul ses adversaires du Portique lalternative suivante: il convient ou bien dtre honnte (bonus) et sot (stultus), ou bien avis (sapiens) et malhonnte (malus)85alternative que rcusaient tant Cicron lui-mme que les Stociens. Ces derniers avaient toutefois adopt des stratgies diffrentes pour rsoudre lopposition mise en vidence par le scolarque de lAcadmie. Ainsi Diogne de Babylonie sefforait-il, linverse de son successeur la tte du Portique, Antipater de Tarse, de concilier la tendance naturelle lgosme et la primaut absolue de la beaut morale de telle faon quil anticipait, pour ainsi dire, la rponse dun autre de ses dis-ciples, Pantius.86 Sans doute est-ce son talent pour la casuistique qui valut Diogne, de la part de Cicron au livre 3 du De Officiis, un portrait-charge87 sous les traits dun homme non pas droit, franc, noble, juste, mais plutt retors (uersuti), tnbreux, rus, trompeur, fourbe, rou (callidi), madr, subtil.88

    84 Cic. Off. 2.71, 3.96, 2.10, Part. 81. 85 Carnade avait en effet polmiqu durement contre le Portique en avanant que du

    point de vue de lintrt, seule pouvait compter lapparence de justice, mais quil ny avait aucune raison de pratiquer cette vertu toujours et partout. Cette thse tait illustre par des situations banales o il tait possible de commettre des injustices sans risquer le moindre chtiment, sans mme violer ouvertement la loi. Un homme pouvait voler impunment, en vendant une maison ou un esclave atteints de quelque vice connu de lui seul et quil sabstenait de rvler lacheteur; cf. Cic. Rep. 3.25. Ce passage ainsi que lensemble du discours de Philus ont t analyss par Ferrary (1977, 147-148).

    86 Celui-ci, daprs le tmoignage cicronien, tourna en effet avec subtilit les difficults mises en vidence par Carnade: si lattachement aux biens individuels drivait de la raison et non dun instinct goste commun lhomme et lanimal, il nincarnait plus une menace permanente de violence, mais constituait le ciment de la socit (Cic. Off. 2.73). Toutefois, alors que Pantius se refusa plus tard entrer dans la problmatique du conflit entre lhonnte (honestum) et lutile (utilitas), ainsi que lindique linachvement de son trait (Off. 3.7-10 = F 35 Van Straaten = T 94 Alesse), Diogne laborda de front.

    87 Prcisons toutefois que lanalyse cicronienne du conflit entre Diogne et Antipater tait dtermine, ainsi que le souligne C. Lvy, par le mos maiorum, dans la mesure o les argumentations du Babylonien avaient pour inconvnient de ne pouvoir ses yeux rendre compte de dvouements qui faisaient la grandeur de lhomme en gnral et de la tradition romaine en particulier. Pour lui, le plus fort argument que lon pouvait avancer contre Diogne, ctait lexemple de Regulus, et linverse, le principal mrite dAntipater est de pouvoir donner une expression philosophique un tel sacrifice (Lvy 1992, 532, n. 136). Ce fut dailleurs linterprtation de la morale stocienne par Antipater qui prvalut historiquement au sein de lcole.

    88 Cic. Off. 3.57: Certe non aperti, non simplicis, non ingenui, non iusti, non uiri boni, uersuti potius obscuri, astuti, fallacis, malitiosi, callidi, ueteratoris, uafri (traduction de M. Testard).

  • 89De La La Prudentia

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    La conjonction des adjectifs uersutus et callidus voque la description du prudens esquisse plus haut89 et souligne la dfaillance de la prudence, qualit moralement instable la diffrence de la sagesse, trop fragile pour pouvoir se dispenser du concours de la justice, toujours susceptible de verser du ct de la malhonntet en raison de ses affinits avec lingniosit et la ruse.

    Toutefois, derrire laccablant constat dress par Cicron, se dessine en filigrane une lecture positive de la prudentia, reflet dune sagesse stocienne attentive aux circonstances, encline la casuistique, proche en un mot de cette forme dintelligence ancre dans la pratique que constituait en Grce la (celle-ci tant troitement lie la ), une dont les membres du Portique, et notamment Chrysippe puis Diogne de Babylonie, purent sinspirer travers leurs lectures des potes piques, tragiques, ainsi que dEmpdocle ou dOrphe.90 Si le personnage dUlysse, parangon ds lIliade de la et hros aux mille tours (), servit de paradigme Socrate lui-mme,91 il incarna aux yeux des Stociens un modle de sage, un sage non pas roide ni empes, mais souple, rus, avis et prudent, au sens le plus noble du terme.

    Pour conclure, mme si Cicron nest pas linventeur de la traduction latine de la sous le nom de prudentia, il nous semble certain quil a procd une resmantisation de ce terme au point de lancrer dfinitivement dans la langue philosophique latine et, au-del, de lguer un concept fondamen-tal la pense de la Renaissance, de lpoque moderne et de la priode con-temporaine. Afin de rendre justice la polysmie de cette notion ainsi qu la

    89 Cic. Off. 2.34 (texte absent du recueil de Van Straaten = T 107 Alesse): plus en effet quelquun est astucieux et habile (uersutior et callidior), plus il est dtest et suspect, sil na pas une rputation dhonntet (traduction de M. Testard), Off. 2.10.

    90 Galien (Plac. Hipp. Plat. 3.3.25, p. 190.22-27 De Lacy = SVF 2.9064, id. 3.4.15, p. 194.31-34 De Lacy = SVF 2.907) indique que Chrysippe, dans son trait sur lhgmonique, citait de nombreuses reprises ces potes qui tous, lexception des lyriques Tyrte et Stsichore, avaient abord la question de la Homre travers le portrait dUlysse (Il. 1.311, 1.440, 3.200, 3.216, 3.268, Od. 2.173, 4.763, 5.214, 7.207, 7.240, 7.302...), Hsiode par le biais du mythe de la naissance dAthna (Th. 886-900), Empdocle dans des phrases reprises par Aristote (de An. 427a, Metaph. 1009b18-22) o est illustre lidentification entre et (Emp. fr. 106.6, fr. 108.9-10 D.-K.). Les Tragiques, quant eux, tantt interprtent lintelligence ruse au sens noble de dessein, de prudence (A. Supp. 700, 971, S. Ant. 158), tantt lassimilent la ruse, la fourberie et au crime (A. Supp. 750, 1036, Pers. 107, Ch. 626, E. Or. 1403). Enfin, sur la mtis orphique, nous renvoyons au livre de Detienne et Vernant (1974, 129-166).

    91 Dans un article trs convaincant, Lvystone (2005) a mis en valeur la polytropie de Socrate, philosophe dont on connat linfluence dterminante sur les penseurs du Portique.

  • 90 AUBERT-BAILLOT

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    multiplicit de ses hritages philosophiques, il a emprunt Aristote, dans le domaine politique, sa conception dune vertu intellectuelle mais ancre dans le rel, capable de prvoir les vnements, en quilibre entre la science et la familiarit avec les affaires grce la mdiation de lexprience. Des Stociens, il a retenu lide dune Providence qui serait lexpression dune prudence divine; de Platon, il a retir une vision intellectualiste de la prudence. Nanmoins, cest surtout la lecture de lultime trait philosophique de Cicron, le De Officiis, que se rvlent les multiples facettes de la prudentia, oscillant entre ruse et sagesse, malignit (au double sens de mal et de malice) et vertu.

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