Camatte Bordiga Et La Passion Du Communisme 1972

download Camatte Bordiga Et La Passion Du Communisme 1972

If you can't read please download the document

Transcript of Camatte Bordiga Et La Passion Du Communisme 1972

BORDIGA ET LA PASSION DU COMMUNISME

La passion c'est la force essentielle de l'homme qui tend

nergiquement atteindre son objet. K. MARX

Les hommes sont les produits de leur poque ; certains sont aptes la reprsenter parce que leur pense dans son invariance se superpose

l'idologie de la classe dominante u exprime les pousses de la classe domine, d'autres la dominent parce qu'ils sont capables de percevoir les moments de discontinuit partir desquels commencent les nouvelles phases du devenir d'un mode de production donn ( plus forte raison des nouveaux modes de production). Dans le premier cas, on a la pense du continu, dans le second celle du discontinu. Dit autrement : on a la pense traditionnelle (dans le sens non pjoratif) et celle rvolutionnaire. Rares sont les hommes aptes penser selon les deux modalits, car il ne s'agit pas d'une dualit formant juxtaposition spatialise ; elle est contradictoire. Trs souvent, le pass, la tradition psent comme un cauchemar sur les cerveaux des vivants et empchent le surgissement, l'irruption du prsent et du futur - pourtant oprants dans la ralit - dans la pense. Ceci est vrai en priode de calme social comme en priode de secousses rvolutionnaires, la premire favorisant plus l'expression traditionnaliste, l'autre l'expression revolutionnaire.

A. Bordiga exprima de faon parfaite les ides dominantes du mouvement communiste tel qu'il s'est dvelopp aprs la rvolution russe et, en mme temps, il a exprim ce que voila ce mouvement devenu diaphragme idologique : le devenir rel, c'est--dire non interprt par le bolchevisme u le lninisme, de la socit. Mais sa lutte contre les dformations lninistes, trotskystes, stalinistes, inhiba en dfinitive sa recherche. Sa volont de ne point innover, de seulement commenter, de prouver que tout avait dj t explicit, le conduisirent rester en de de ses limites. 1 est des hommes qui font illusion parce qu'ils arrivent se prsenter comme tant plus qu'ils ne sont u parce que les conditions historiques leur ont permis d'aller comme au-del d'eux-mmes en se

remplissant d'une substance qui ne leur tait pas propre. Bordiga fut tout le contraire. Il s'est volontairement limit ; il n'a pas produit ce qui tait potentiellement en lui. C'est pourquoi son oeuvre signalisatrice du futur fut inhibe u masque par une espce d'hermneutique rvolutionnaire. Elle freina constamment sa volont de dfinir la spcificit de l'poque o la domination du capital s'affermissait toujours plus. D'o, considr postriori, le caractre tragique de son existence.

Cette hermneutique ne se proccupe pas tant de mettre en vidence le sens cach de mots, des textes, que de rtablir le lien exact entre proltariat et thorie, vue comme un ensemble de lois rgissant le devenir de l'humanit au communisme et description de celui-ci ; il est ncessaire, pour Bordiga, de balayer les faux-sens accumuls et les contre-sens qui fondent toutes les dviations de la lutte proltarienne. Grce la thorie, la conscience immdiate de la classe peut se prendre en bloc et s'enraciner pour ainsi dire instantanment. Malheureusement, la simple hermneutique ne peut suffire quand il faut affronter la nouveaut. L est le point difficile. Etudier cette dernire peut conduire un enrichissement de la thorie. Or, tant donn que c'est une personne bien dtermine qui en serait, ici, la cause, il y aurait encore possibilit de personnaliser et de donner un nom un complment thorique. Il faut liminer la personne en tant que sujet. Le parti est le seul organe qui doive et soit capable de mener bien la tche de clarification et d'enrichissement - au sens bien dlimit. C'est pourquoi estce seulement au moment o le parti communiste international prenait une certaine importance (bien que toujours fortement minoritaire) que Bordiga sortit quelque peu de son hermneutique.

La meilleure manifestation de celle-ci se trouve peut-tre dans sa thorisation des produits semi-labors :

On aurait donc expos le matriel tel qu'il tait. Ceci est du reste cohrent avec notre ferme affirmation de ne rien avoir de littraire, de scolastique u d'acadmique dans notre faon d'oprer; nous n'avons pas de schmas u de programmes officiels et nous ne produisons pas de textes lgants et achevs, mais nous avanons en luttant parmi les maux et les heurts ; c'est pourquoi avons-nous pu les caractriser comme des produits seulement semi-labors et presque bruts, qui suffiraient aux camarades pour aller de l'avant. Tout ceci est aussi cohrent avec notre doctrine pour qui le temps des dcouvertes et des systmatisations lumineuses est celui des progressions et non celui de la torpeur grise et sinistre ; nous ne prtendons rien dire de nouveau ni d'original, bien plus, nous refusons tout mrite sinon celui d'tre totalement fidle au programme

rvolutionnaire intgral, bien connu et clair pour qui n'a pas t envelopp et troubl par les fumes obcnes de la trahison.

Le critre de notre conception de parti - en priode de domination de la classe ennemie et malheureusement aussi en priode de dfense sans luttes relles de la classe amie - n'aspire pas un ordre de rigueur scientifique froide et professorale, mais s'alimente seulement de conviction obstine et mme sectaire, impermable aux ruffians du camp adverse. Ce critre trouve du reste un appui dans la conclusion de notre recherche qui peut tre caractrise moins comme recherche proprement dite que comme revendication et restauration d'une foi inbranlable qui

fait fi des exactitudes, des documents et des modernisations imbciles dont de tous cts les charlatans nous infestent.

Nous travaillons sur des fragments et nous ne sommes pas en train d'difier une encyclopdie communiste. 1 ne peut en tre autrement tant donn que notre oeuvre est conditionne par l'alignement de la socit ennemie et la dfection dcennale de troupes parmi les forces de notre camp () S'il fut impossible de fixer l'encyclopdie quand on tait trop fort, on ne peut pas prtendre le faire quand on est trop faible ; les tables dans lesquels les textes sont fondus se rduisent des morceaux dont la substance est rigide et puissante, mais les dveloppements sont parfois incomplets et discontinus. La rvolution des gnrations venir soudera ensemble les morceaux que nos efforts limits mais non timors relient la trame du cadre original dj parfait il y a plus d'un sicle, comme nous ne nous lasserons jamais de le rpter. (Compte-rendu de la runion de Florence - mars 1960 : Rvolutions historiques de l'espce qui vit, oeuvre et connait. Premire sance: construction gnrale du rude travail de notre mouvement. il programma comunista. n. 8. 1960.)

Il ne s'agit pas, encore moins aujourd'hui, de faire une encyclopdie mais de comprendre le devenir de la socit actuelle, qui ne peut tre tudi qu'avec la thorie marxiste en tant que trame du cadre original tout en tant mme de saisir les bouleversements oprs depuis 50 ans. Ici la mthode des produits semi-labors risquerait fort de se transformer en un bricolage thorique: - au fur et mesure qu'un vnement se produit - souvent inattendu on rafistole la thorie afin de la

faire cadrer avec la ralit. C'est pourquoi l'hermneutique devait s'avrer insuffisante.

D'autre part, la rvolution a effectu sa rapparition et le moment que nous vivons est discontinu par rapport la phase rvolutionnaire de 1917-23. Le capital est all au-del de ses limites : K. Marx l'avait effectivement escompt, mais non expliqu de faon exhaustive. Il y a autant de fumisteries et d'obscnits thoriques l'heure actuelle qu'il y a dix ans, mais l'exigence d'un travail thorique qui ose affronter le nouveau en tant que tel est plus prgnante qu'alors. Dans tous les cas il n'est pas question de dcouvrir une thorie nouvelle, mais de dvelopper celle surgie en 1848, ce qui n'implique pas pour cela la ncessit d'exhiber un nom quelconque. En dfinitive, sur ce point prcis, ce discours possible en priode de recul est totalement inadquat l'heure actuelle.

L'hermneutique de Bordiga est en quelque sorte le complmentaire de sa vision prophtique (au sens littral).

Nous avons tant de fois cri ces affams de succs politiques palpables mais contingents, que nous sommes rvolutionnaires non parce que nous avons besoin de vivre et de voir la rvolution en contemporains, mais parce que nous la voyons aujourd'hui, pour les divers pays, pour les champs et les aires d'volution sociale dans lesquelles le marxisme classe la terre habite, comme un vnement dj susceptible de vrification scientifique. Les coordonnes sres de la rvolution communiste sont

crites, en tant que solutions des lois dmontres, dans l'espace-temps de l'histoire . (Relativit et dterminisme propos de la mort d'Einstein in il programma comunista n. 9. 1955. Invariance. Srie , n. 8.)

Dfendre la thorie, c'est dfendre l'lment qui comble le hiatus cr par la contre-rvolution, le foss entre la dernire phase

rvolutionnaire et celle venir. C'est pourquoi cette apostrophe fait cho une affirmation de 1960:

Est rvolutionnaire - selon nous - celui pour qui la rvolution est tout aussi certaine qu'un fait dj advenu . (Le texte de Lnine sur l'extrmisme, maladie infantile du communisme ; il programma comunista n. 19 - 1960.)

Et celle de 1952:

En consquence le problme de la praxis du parti n'est pas de savoir le futur, ce qui serait peu, ni de vouloir le futur, ce qui serait trop, mais de conserver la ligne du futur de sa propre classe . (Proprit et capital Prometeo. Srie II page 126.

Par son hermneutique et par son prophtisme, Bordiga affirme donc le haut potentiel rvolutionnaire de la classe au moment de sa dernire grande lutte. Il s'agit de le conserver et, si possible, de

l'accrotre; il faut rappeler la classe sa mission et simultanment la critiquer de faon virulente parce qu'elle a accept la direction de chefs pleutres, veules, tratres et qu'elle se vautre dans le mercantilisme et dans l'immdiatisme de cette sordide civilisation des quiz ; cette classe qui ne ragit plus, comme au sicle dernier, de la moindre indignation rvolutionnaire, qui laisse en quelque sorte assassiner, massacrer, jaunes, noirs, arabes, abrutie qu'elle est par un culte de Mammon intrioris.

On est plus u moins prisonnier de la cause qu'on embrasse. Elle libre et enchane, parfois elle fige et inhibe. Chez Bordiga, la vieille problmatique du parti se plaque sur l'ample vision du parti en tant que classe, sur celle des multitudes humaines entrant en rvolution sans faire appel aucun grand homme, u messie, sans encenser nulle personne. Toute rvrence quelle qu'elle sait, rapproche de la terre, de la tombe; la victoire est impossible sans redressement total. Il y a donc chez Bordiga des irruptions visionnaires du futur, il y a perception de la totalit des hommes, de l'espce, d'o son discours multiforme et torrentiel. D'o aussi son utilisation d'une langue non expurge, non strictement dfinie, ni tatise. 1 emprunte une foule de mots, d'expressions, aux diffrents dialectes italiens afin de rendre plus prgnant son discours de mme qu'il parsme ses crits de locutions trangres qui expriment de faon plus claire ce qu'il veut expliquer et incarnent mieux sa pense qui est celle d'un tre qui chappe encore en partie au despotisme linguistique du capital :

Ils peuvent incliner leurs fronts incapables de rougeur vers la mme bergerie, les faux porte-parole du proltariat moderne qui ont jet

par-dessus bord les vrits qui, chez un Mnzer avaient la puissance de faire entrevoir un K. Marx, un F. Engels, un V. Lnine. Ces vrits de doctrine et de vie, aujourd'hui renies, sont la guerre de classe et l'extermination de l'oppresseur, la dictature du parti des opprims, le cycle magnifique qui a de la foi (tape non inutile il y a deux mille ans) la Raison (tape non inutile il y a deux sicles) la force de classe qui vainc le savoir de la classe des tyrans modernes, les vampires d'aujourd'hui, les bourgeois mercantiles.

Plus que la foi du Moyen-ge et que la raison des rvolutions librales devra vaincre la dictature des ignorants et des misreux qui se leva lumineuse au temps de Lnine lors des conciles de la rvolution communiste.

(...) Nous n'avons pas de prfrence partisane pour le lacisme contre le clricalisme papal. Nous prenons seulement acte du passage historique de la foi la raison. Mais nous souhaitons et prvoyons aussi la droute de la raison scientifique, abjecte simonie de la forme capitaliste, et nous crions au proltariat, dans cette atmosphre sinistre: Ni foi chrtienne, ni science bourgeoise, mais dictature de ta force vierge et brute qui librera un jour l'homme de la dictature de toutes les tnbres!

Aprs sera la lumire. (L'idiote poque frontiste il programma comunista n. 19, 1962).

Les ouvriers vaincront s'ils comprennent que personne ne doit venir. L'attente du Messie et le culte du gnie, concevables pour Pierre et Carlyle, sont seulement, pour un marxiste de 1953, une misrable couverture d'impuissance. La rvolution se relvera terrible, mais anonyme . (Fantmes carlyliens. In Invariance srie . n. 5.)

Bordiga cherche toujours un appui chez K. Marx et veut chaque fois prouver que celui-ci a mieux trait telle question particulire qu'il est en train d'affronter. Il ne consentit apporter que des amliorations : en ce qui concerne les 3 cas du chapitre XVII du livre du Capital, la conclusion de ce premier livre que Bordiga considrait se trouver en fait la !in du chapitre avec la fameuse phrase sur l'expropriation des expropriateurs, la symbolique mathmatique rigoureuse afin de mieux exposer l'oeuvre de K. Marx. 11 lui faut aussi toujours exalter la cohrence de la thorie et mme celle de ce qu'il appelait l'cole marxiste et qu'il vaudrait mieux nommer parti historique.

La volont de cohrence opre parfois comme une inertie. Le discours se clt sur lui-mme afin de rattrapper son point de dpart et y inclure les diffrentes parties de telle sorte qu'elles soient rendues compatibles avec le tout, non contradictoires. Le discours n'est plus ouvert et il y a comme une peur de l'errance. Cependant par cette hermneutique, il y eut possibilit de maintenir le discours thorique.

Le dveloppement imptueux du capital devait obliger Bordiga aller l'encontre de ces positions. A partir de 1957, la suite de la

dcouverte des Grundrisse et des Manuscrits de 1944, surtout des travaux prparatoires, dcouverte faite par l'entremise de R. Dangeville qui, par l, a un trs grand mrite, ainsi que celui d'avoir traduit les Grundrisse en franais, mme si la traduction laisse trop souvent dsirer), se posait la non fermeture du discours de K. Marx. Dans les textes sus-indiqus apparaissent en effet des thmes qui n'avaient pas t traits u tout juste abords dans loeuvre jusqu'alors connue de K. Marx. Le dfi du capital la mme poque, d'autre part, lors du lancement du Spoutnik, sa volont de rsoudre les difficults de son procs de vie dans un indfini ralis en s'chappant de l'attraction terrestre, de la pesanteur humaine qui le limitent, conduisirent Bordiga dpasser son approche quelquefois scientiste et trop rigide des questions.

I1 nous faut donc saisir ce rvolutionnaire, cet homme de parti dans sa liaison avec le futur, car plus que tout autre il vcut de celui-ci et pourtant, simultanmnt, il fut responsable d'une survie d'un pass mystificateur, occulteur de ce futur.

Le marxisme est justement, en substance, une prvision du futur. L'utopisme dans son sens rigoureux n'est pas une prvision du futur mais une proposition en vue de modeler le futur . (Russie et Rvolution dans la thorie marxiste ; in il programma comunista n. 3. 1955.)

C'est

d'ailleurs

dans

ce

dernier

ouvrage

qu'il

donne

une

dmonstration magistrale de son affirmation en ce qui concerne la prvision de la rvolution russe.

Quand la grande rvolution bolchvique vainquit, la plupart des vieux camarades et des nophytes, les premiers perplexes, les seconds enclins l'enthousiasme, n'hsitrent pas dresser des louanges, tout en tant convaincus que les affirmations thoriques du vieux K. Marx et du vieil Engels avaient reu un coup terrible.

Nous sommes, nous qui crivons ici, parmi les rares qui, dans la gloire de lvnement victorieux qui fit trembler dans, ses fondements le monde capitaliste, ne virent que lumineuse confirmation d'une doctrine complte et harmonieuse, la ralisation d'une longue, dure, mais certaine attente.

Aprs plus de trente ans remplis d'vnements difficiles et moins propices l'enthousiasme rvolutionnaire le colosse mondial du capitalisme ayant rsist la secousse du sous-sol et dominant encore aprs la deuxime et la plus bestiale guerre mondiale, en revoyant le cours pre et difficile interprter et en le liant - comme le marxisme revendique savoir le faire (y renoncer revient admettre d'avoir perdu sur toute la ligne) - la chane des constructions de deux sicles u presque, nous nous sentons cent fois plus certains d'une confirmation de fait de la doctrine, plus certains de ne pas avoir mchonn de sots, htifs, prsomptueux et, surtout, lches dmentis cette ligne inflexible qui, une fois trouve et accepte, ne peut tre dforme sans trahir . (ibid. point 47. - fin.)

C'est une longue attente qu'il prvoyait pour la rvolution venir.

En 1957, lors du 40me anniversaire de la Rvolution d'Octobre 7 novembre 1917-57 : Quarante annes d'une organique apprciation des vnements de Russie dans le dramatique dveloppement social et historique international , il pronostiquait une phase rvolutionnaire pour 1975. En 1958, il prcisa:

Il est absolument vident que nous ne sommes pas la veille de la 3me guerre mondiale, ni celle de la grande crise d'entre les deux-guerres qui ne pourra se dvelopper que dans quelques annes, quand le mot d'ordre de l'mulation et de la paix aura dvoil son contenu conomique : march mondial unique. La crise n'pargnera, alors, aucun tat.

Une seule victoire est aujourd'hui concevable pour la classe travailleuse: celle doctrinale de l'conomie marxiste sur l'conomie mercantiliste commune aux Amricains et aux Russes.

Dans une seconde priode, la tche consistera pour le parti marxiste mondial en la victoire d'organisation, en opposition aux schmas dmopopulaires et dmoclassistes.

C'est seulement dans une troisime phase historique (lunit de temps ne pouvant pas tre infrieure un quinquennat) que la question du pouvoir de classe pourra tre remise sur le tapis. Dans ces trois tapes, le thermomtre sera la rupture d'quilibre, d'abord et surtout - que les imbciles veuillent bien nous en excuser - au sein des U.S.A. et non au sein

de lURSS . ( Le cours du capitalisme mondial dans l'exprience historique et dans la doctrine de Marx . fin du point 44. il programma comunista , n 2. 1958.)

Ceci exprime la fois la puissance et, les limites de la pense thorique de Bordiga. Les limites parce que le droulement de la rvolution est encore conu selon la vieille perspective et, d'autre part, la terminologie. se ressent d'une dlimitation non rigoureuse: il n'y a pas d'conomie marxiste (malheureusement, on retrouve cette expression assez souvent chez Bordiga, mme dans des textes de grande valeur tels que Elments d'conomie marxiste) il y a une critique de l'conomie politique, une crtique du capital. La puissance c'est d'avoir individualis les point faibles dterminants du systme capitaliste mondial et d'avoir discern la tendance essentielle du capital: la formation d'un march mondial, bien qu'il taille ajouter, l'heure actuelle, que celui-ci ne se prsente plus sous une forme purement matrielle, mais sous la forme difficilement saisissable du capital fictif qui investit non seulement l'aire occidentale, mais s'accapare de plus en. plus des pays de l'Est et tend englober la Chine.

Nous avons report cette prvision dans notre tract diffus en mai 1968: L'tre humain est la vritable Gemeinwesen de l'homme pour deux raisons: 1 parce que 1968 ouvre bien la nouvelle phase rvolutionnaire, 2 parce que, contradictoirement, Bordiga n'a pas reconnu l'mergence de la rvolution. L'impossibilit o il se trouva de la percevoir dcoule de sa vision mme du droulement de la reprise rvolutionnaire. C'est surtout

le second temps qui ptit le plus de la conception ancienne: il faut une avant-garde mme si on ne lui donne pas ce nom. On perd de vue que le parti c'est la classe qui se conslitue en parti. Les organisations qui se veulent structure d'une conscience, en tre les dpositaires, u bien tre les dfenseurs d'une thorie restaure finissent toujours par tre dpasss et deviennent des obstacles au mouvement rvolutionnaire.

Nous utilismes cette citation afin d'affirmer un lment de continuit dans la discontinuit opre par mai. On avait pu avec Bordiga dlimiter de faon correcte les points fondamentaux de la reprise, envisager le moment de sa manifestation, mais le poids du pass avait empch qu'on pense ce moment de la rvolution dans sa ralit nouvelle. Le mouvement de mai tait ncessaire pour foutre aux orties les vieilleries sur l'organisation et faire rflexion mme au niveau de la rigueur du langage, de l'expression thorique. En mai 1968, ce qui fut essentiel, ce fut l'mergence du communisme, la manifestation anonyme de la rvolution en dpit de toute l'agitation rcupratrice des groupuscules qui se trouvaient en dehors du phnomne, et ce, mme si elle emprunta des discours non adquats ; parce que non expurgs des antiques croyances dmocratiques. L'explosion de mai fut affirmation d'un rejet total de la socit du capital et un appel une affirmation des hommes, un lancement vers une autre communaut. Ainsi beaucoup d'affirmations-revendications de mai 1968 : fin de la politique, destruction de toute sparation, refus du militant-esclave et martyr (nous n'avons aucun mrite disait souvent Bordiga) taient prsentes dans le discours de ce dernier, mais elles taient soustendues par une vision passiste ; le lien entre ces affirmations du futur et la praxis du moment

se faisait au travers d'un schma dpass de la rvolution qui reprenait en les glorifiant de faon acritique toutes les donnes de la rvolution de 1917; d'o leur immersion et leur inefficacit qui permit leur ngation de la part des pigones du parti communiste international.

L'important c'est cette affirmation du futur, cette non-acceptation de la dfaite qui ne peut tre relle que parce que cette dernire a t reconnue en tant que telle. Cette certitude de l'avenir dcoule de la perception du devenir communiste de notre socit. L'acte

rvolutionnaire futur ne fera que permettre un panouissement de ce devenir et lui donnera une effectuation. La plupart des rvolutionnaires ne le sont que par la rvolution elle-mme, ils sont son incarnation immdiate, u bien ils sont personnification d'un discours sur la rvolution. En rgle gnrale, ils pensent le communisme comme quelque chose se situant obligatoirement au-del d'un moment particulier : la rvolution. Ce qui importe alors, c'est cette dernire et non le communisme. Celui-ci permet seulement de porter dtermination la rvolution et viter la confusion avec d'autres.

Pour Bordiga, la rvolution tant le heurt entre deux formes de production : le mode de production capitaliste et le communisme, c'est par rapport la totalit de la nouvelle forme sociale qu'il faut se situer.

11 ne s'agit pas de prsenter la totalit de l'tre humain, homme social s'il en fut, dans les limites o cela tait possible l'poque o il

vcut. tre humain c'est--dire ici homme de parti, d'un parti dont le programme est le communisme. Nous voulons seulement prsenter; affronter la dterminit fondamentale : son rapport au communisme. Bordiga a dit et crit au sujet de K. Marx et de F. Engels que toute leur oeuvre avait t lutte pour et description passionne du communisme. Ceci, contre toutes les affirmations selon lesquelles K. Marx aurait seulement dcrit le capitalisme dans sa phase librale (jargon de ces messieurs!). C'est l'lment fondamental, celui par lequel Bordiga est toujours actuel, contemporain. Ceci n'limine pas les autres aspects passistes et participant de toutes les proccupations errones d'une poque historique dsormais rvolue.

Cependant si cette affirmation est valable pour toute la dure de sa vie, elle n'acquiert toute sa validit qu'assez tard et ceci est li au dveloppement mme du mouvement proltarien. Avant 1914, on ne trouve pas d'analyses remarquables de la part de Bordiga sur le communisme. 11 est accapar par la lutte pour redresser, rgnrer le parti : lutte contre le bloccardisme, l'lectoralisme, etc. Avec la rvolution russe et le surgissement des soviets s'affirme la thse anti-gestionnaire : le socialisme est la destruction des limites de l'entreprise, et son implication immdiate : il ne s'agit pas de crer des conseils de fabrique qui se modlent en quelque sorte sur les formes d'organisation conomique du capital, pour diriger la rvolution ; mais il faut une organisation, qui les nie : le parti politique de classe.

Soutenir comme le font les camarades de lOrdine Nuovo de Turin que les conseils ouvriers, avant mme la chute de la bourgeoisie, sont dj

des organes non seulement de lutte politique mais de l'organisation conomico-technique du systme communiste, est en outre un pur et simple retour au gradualisme socialiste. Qu'il s'appelle rformisme u syndicalisme, il est dfini par l'erreur de croire que le proltariat puisse s'manciper en gagnant du terrain dans les rapports conomiques, tandis que le capitalisme dtient encore avec ltat le pouvoir politique . (Pour la Constitution des Soviets en Italie. In il Soviet n 1. 1920.)

Ici s'affirme un invariant de la pense de Bordga, lantigradualisme : la rvolution se prsente comme une catastrophe pour le mode de production en vigueur. Ceci s'accompagne du rejet de tout concrtisme qui est en fait le pige dans lequel sont pris ceux qui croient pouvoir emprunter des raccourcis historiques et viter la catastrophe.

L'effort prouvant pour demeurer fidle la dialectique marxiste implacable du procs rvolutionnaire a souvent cd aux dviations travers lesquelles l'action des communistes s'est gare et mitte dans de prtendues ralisation concrtes et dans la surestimation d'activits spciales, u d'institutions particulires, qui devaient constituer un pont vers le socialisme et non un saut effrayant dans l'abme de la rvolution, la catastrophe marxiste d'o devait surgir la rnovation de l'humanit.

Le rformisme, le syndicalisme, le cooprativisme n'ont pas d'autres caractres.

Les tendances actuelles selon lesquelles certains maximalistes, devant les difficults de destruction du pouvoir bourgeois, cherchent un terrain de ralisation, de concrtisation, rendre technique leur activit, ainsi que les initiatives qui surestiment la cration anticipe d'organes de l'conomie future tels les comits d'usine, tombent dans les mmes erreurs . ( Les buts des communistes in il Soviet - 1920.)

Durant toute cette priode son activit est oriente vers la formation du parti qui doit intervenir directement dans les luttes en cours soit pour la rvolution en Italie, soit pour le soutien de la rvolution russe. Sur le plan thorique, il y a dfense de cette dernire en mme temps qu'un essai de fonder ce qu'est le mouvement en occident. La question du communisme est aborde de faon indirecte, par exemple lors de la critique d'un livre de Graziadei, dans lOrdine Nuovo de 1924, n 3, 4, 5, et 6: La th ori e de la plu s-val u e de Karl K. Mar x, base vi ve et vi tale du communisme .

u bien en tant que tactique vis--vis du mouvement paysan - la question agraire de 1921 o est envisag le problme de la

transformation socialiste de l'agriculture. On y trouve des considrations fort importantes en la matire, mais il n'y a pas de vritable description de la socit communiste. On en reste aux rapports sociaux gnriques, trs importants, mais on ne voit pas toutes les transformations qui affectent les hommes.

C'est aprs la fin de la 2nde guerre mondiale que Bordiga affronte de

faon plus dtaille la priodisation post-capitaliste et qu'il essaie de dfinir de faon plus incisive ce qu'est le communisme. Faisant un bond par dessus tout le cycle, le communisme est la connaissance d'un plan de vie pour l'espce. C'est--dire pour l'espce humaine. (Proprit et capital. in Prometeo , srie II p. 125)

Bordiga y raffirme une autre constante commune K. Marx et tous ceux qui oprent l'aide de la thorie produite par ce dernier. Notre formule est : abolition du salariat ; nous avons dmontr que celle de : abolition de la proprit prive des moyens de production, en est une simple paraphrase... (Ibid. p. 118.)

Le socialisme est tout dans la ngation de l'entreprise capitaliste, non dans sa conqute de la part du travailleur. (Ibid. Prometeo. 1 srie. p. 533)

Puis de nouveau la polmique au sein du parti communiste internationaliste au sujet de la nature sociale de la Russie, de son devenir, oblige reprendre la succession des stades entre capitalisme et communisme donne par K. Marx dans la critique du programme de Gotha. Cependant, il y a quelque chose de plus ce moment-l : un essai de prendre en considration le dveloppement exceptionnel du capital depuis le dbut du XXme sicle.

a) - dsinvestissement des capitaux, c'est--dire destination d'une partie plus rduite du produit aux biens instrumentaux. b) - lvation des cots de production pour pouvoir donner, jusqu' la disparition du salariat, du march et de monnaie, de plus fortes paies pour un temps de travail infrieur. c) - rigoureuse rduction de la journe de travail, au moins la moiti des heures actuelles, en absorbant le chmage et les activits antisociales. d) - rduction du volume de la production, l'aide d'un plan de sousproduction qui la concentre dans les domaines les plus ncessaires; contrle autoritaire des consommations, en combattant la mode publicitaire pour celles qui sont nuisibles et nfastes ; abolition des activits assurant la propagande d'une psychologie ractionnaire. e) - rupture rapide des limites d'entreprise avec transfert autoritaire non du personnel mais des matires de travail au plan de consommation. f) - abolition rapide des systmes d'assurances du type mercantile, pour leur substituer l'alimentation sociale des non-travailleurs partir d'un niveau minimum. g) - arrt des constructions de maisons et de lieux de travail autour des grandes villes et mme des petites, comme point de dpart vers la distribution uniforme de la population dans les campagnes. Rduction de la vitesse et du volume du trafic en interdisant celui qui est inutile. h) - ferme lutte pour l'abolition des carrires et des titres, contre la spcialisation professionnelle et la division sociale du travail.

i) - premires mesures immdiates pour soumettre au contrle de lEtat communiste l'cole, la presse, tous les moyens de diffusion, d'information et les rseaux de spectacles et de divertissements. (Compterendu de la runion de Forli 28-12-1952 : le programme rvolutionnaire immdiat. Invariance n 3. pp. 80-81.)

La publication du texte de Staline Les problmes conomiques du socialisme en URSS fut de nouveau l'occasion d'une redfinition des diffrents stades. 1 n'y a pas de grandes variations par rapport au compte-rendu de la runion de Naples du ler septembre 1951 (Leons des contre-rvolutions, doubles rvolutions - nature capitaliste rvolutionnaire de l'conomie russe. thse 45).

Nous concluerons l'argumentation conomique par une synthse des stades de la socit future, car c'est une question dans laquelle le document de Staline apporte quelque confusion. France-presse la accus ce sujet d'avoir plagi l'crit de Nicolas Boukharine sur les lois conomiques de la priode de transition. En ralit, Staline cite plusieurs fois cet crit, se prvalant mme d'une critique qu'en fit Lnine. Charg de prparer le programme de l'Internationale communiste, rest par la suite l'tat de projet, Boukharine eut le grand mrite de mettre au tout premier plan le postulat anti-mercantiliste de la rvolution socialiste. Puis, dans l'analyse de la priode de transition en Russie, i1 suivait Lnine, reconnaissant qu'il fallait subir, des formes mercantiles lors de la dictature du proltariat

Tout devient clair si l'on relve que ce stade analys par Lnine et Boukharine prcde les deux stades de la socit communiste dont parle K. Marx et dont Lnine donne une magnifique illustration dans un chapitre de l'Etat et la rvolution .

Le schma suivant pourra rcapituler le difficile sujet du dialogue d'aujourd'hui :

Stade de transition : le proltariat a conquis le pouvoir et doit mettre les classes non proltariennes hors la loi, justement parce qu'il ne peut pas les abolir d'un seul coup. Cela signifie que lEtat proltarien contrle une conomie dont une partie, toujours dcroissante, connat la distribution mercantile et mme des formes de disposition prive du produit et des moyens de production (que ceux-ci soient concentrs u parpills). Economie non encore socialiste, conomie de transition.

Stade infrieur du communisme, u si l'on veut, socialisme. La socit est dj parvenue la disposition des produits en gnral et elle les assigne ses membres au moyen d'un plan de contingentement . L'change et la monnaie ont cess d'assurer cette fonction. On ne peut concder Staline que l'change simple sans monnaie, mais toujours selon la loi de la valeur, puisse tre une perspective d'acheminement au communisme ; cela reprsenterait au contraire une sorte de rechute dans le systme du troc. L'assignation des produits part au contraire du centre et s'effectue sans quivalents en retour. Exemple : lorsqu'une pidmie de malaria clate, on distribue de la quinine gratis dans la zone sinistre ; mais

raison d'un seul tube par habitant.

A ce stade non seulement l'obligation au travail, mais un enregistrement du temps de travail fourni et le certificat attestant cette fourniture, c'est--dire le fameux bon si discut depuis un sicle, sont ncessaires. Le bon possde la caractristique de ne pas pouvoir tre accumul. Toute tentative de le faire entrane la. perte d'une certaine quantit de travail sans quivalent. La loi de la valeur est enterre (Engels : la socit n'attribue plus de valeur aux produits).

Stade du communisme suprieur que l'on peut aussi appeler sans hsitation plein socialisme. La productivit du travail est devenue telle que ni la contrainte, ni le contingentement ne sont plus ncessaires (sauf cas pathologiques) pour viter le gaspillage des produits et de la force humaine. chacun libert de prlvement pour sa consommation.

Exemple : les pharmacies distribuent gratuitement et sans restriction la quinine. Et si quelqu'un en prenait six tubes pour s'empoisonner? 1 serait videmment aussi stupide que ceux qui confondent une infecte socit bourgeoise avec le socialisme.

A quel stade Staline est-il arriv? aucun des trois. 1 n'en est pas au stade de transition du capitalisme au socialisme, mais celui de la transition au capitalisme. Chose presque respectable et qui n'a rien d'un

suicide! (Dialogue avec Staline in Programme communiste n 8. pp. 24-25.)

I1 y a une certaine absurdit polmiquer avec Staline, comme si celui-ci, la suite de la dfaite de la rvolution, n'avait pas acquis le droit de faire ce qu'il voulait de la thorie; seule une lutte victorieuse pouvait la rtablir. Il est vrai que rfuter Staline pouvait tre utile pour raffirmer les donnes fondamentales non falsifies de la thorie. La rfutation de Staline est donc un chapitre de l'hermneutique de Bordig; il fallait d'autre part situer la ncessit de la mystification et sa caractristique. Cependant il ne pouvait pas ne pas poser la question : comment tait-il possible que toute une nation dt se mettre tricher avec la thorie marxiste et, de plus, pour l'Occident, est-ce que ce que K. Marx avait envisag au XIXme pouvait tre encore en tous points valable; la socit n'tait-elle pas plus mre? Ceci ne fut pas effleur.

Ultrieurement Bordiga devait dlaisser cette polmique. 11 y eut alors la volont de se poser comme affirmation positive et reconnaissance du vide, de l'absence de tout mouvement rvolutionnaire en dehors de quelques rares groupes. Cependant vis--vis d'autres courants la polmique avait depuis longtemps cess. Elle se referma ds lors sur elle-mme ; d'o le discours devenu dialogue o l'auteur ne dvoile pas son contradicteur. Pas de personnalisme! Bordiga se disait contre la polmique ; mais pour la dpasser il aurait fallu fonder quelque chose qui soit discontinuit, crer un domaine que l'adversaire puisse difficilement aborder parce que c'est celui investi par le communisme ; ceci fut tent et contribua un certain dpassement de

l'hermneutique.

La polmique intriorise fut souvent justification usage interne. La gauche n'est pas un simple mouvement culturel, un cercle d'tudes, elle ne refuse pas l'action; (cf. position vis--vis des syndicats). Ceci se rapporte fondamentalement O. Damen, de mme que ce qui concerne le congrs de Bologne, le rapport Lnine, la question de la tactique, etc.

Enfin, il y avait la ncessit de se distinguer de la gauche germanohollandaise, du KAPD en particulier. C'est cela qu'on doit des remarques u des prises partie qui sont incomprhensibles pour qui ne connat pas toutes les vicissitudes de la gauche italienne et de Bordiga.

Il est un point cependant o rellement la polmique n'est pas intriorise, o il y a manifestation non entache d'une quelconque justification, c'est lorsquil s'agit du communisme.

Dans le

Dialogue avec les morts l'tude des phases post-

capitalistes n'est pas reprise. Mais c'est partir du moment de la parution de ce texte qu'est mis au premier plan le thorme suivant : on ne construit pas le socialisme. 1 ne s'agit plus ds lors de rfuter Staline u ses successeurs en rpondant ngativement la question : le socialisme existe-t-il en URSS? mais de dtruire la base mme de cette question. Construire le socialisme est une affirmation de pur style utopiste qui voque irrsistiblement les diverses propositions de construire la cit radieuse. Elle imlique un plan prtabli

conu et connu uniquement de quelques chefs, de quelques gnies, etc. En ralit le communisme se dveloppe partir des lments qui existent dj dans le mode de production capitaliste et seule l'activit des proltaires abattant le capitalisme, permettra le devenir du communisme vers sa plnitude. Le parti, pour Bordigu, est dans ce courant une force qui guid; il dirige un procs qu'il n'a pas cr et surtout il s'oppose aux directions qui voudraient faire dvier la gnreuse force du proltariat. C'est a partir de 1957, en particulier lors de la runion de Paris dont le compte-rendu fut publi sous le titre Les fondements du communisme rvolutionnaire dans l'histoire de la lutte proltarienne internationale et lors de l'tude de la polmique russo-yougoslave que ceci sera encore plus clairement nonc. Dans le premier texte sus-nomm, Bordiga reprend en quelque sorte ce qu'il a toujours affirm contre les diverses voies d'accs au communisme ; on y retrouve cho de ses articles de 1920 au sujet des soviets, de ceux rdigs contre la politique de fonder l'activit rvolutionnaire sur la base de l'entreprise (lors de la balchvisation de lI.C.): les organisations conomiques du proltariat esclave sont de ples substituts du parti rvolutionnaire :

La bte, c'est l'entreprise, ce n'est pas le patron qu'elle a sa tte. Comment crire les quations conomiques entre entreprises, surtout quand les grandes toufferont les petites ; comment le faire entre des entreprises dont les unes se sont empares de dispositifs basse productivit et les autres haute productivit, entre celles utilisant des instruments productifs conventionnels et celles utilisant l'nergie nuclaire? Ce systme, rig, comme tous les autres, sur un ftichisme de l'galit et de la justice entre les individus et sur une horreur bouffonne du

privilge, de l'exploitation et de l'oppression, leur serait au contraire un milieu de culture encore plus favorable que la socit civile habituelle. (Invariance. srie . n 3. p. 62).

La dcouverte des Grundrisse et des Manuscrits de 1844 marqua avons-nous dit un moment important dans loeuvre de Bordiga. Cependant 1 encore il ne a pas aller rellement au-del d'une hermneutique. Il rfute ceux qui pensent que le dveloppement de l'automation est une ngation en acte de la thorie de la valeur de a rx. Cependant il ne tire pas toutes des consquences logiques de l'affirmation que le temps de travail vivant tend a toujours plus diminuer dans te mode de production capitaliste, que l'activit de l'ouvrier devient presque superflue. 1 en dduit simplement que doctrinalement la valeur a t dtruite avant qu'elle ne le soit effectivement lors de la lutte arme dans la rvolution de demain. Or, les affirmations de K. Marx qui ont trouv une vrification l'heure actuelle dans les zones capitalistes les plus dveloppes du globe impliquent que du jour au lendemain il est possible de dtruire rellement la valeur. Cela pose aussi la question de la nature du travail productif en socit actuelle, le rle du proltariat dans sa configuration classique, une modification des stades post-capitalistes tels que K. Marx les avait dfinis dans la critique du programme de Gotha pour une poque o le mode de production capitaliste tait loin d'avoir accompli ce qu'il a ralis aujourd'hui. La dmonstration de Bordiga est de faible amplitude en ce sens qu'elle vise montrer que le proltariat n'a aucune raison de rejeter sa thorie, le marxisme, puisqu'elle est absolument vrifie. Il ne se proccupe pas assez du devenir total du capital et du communisme qui lui est li.

Plus en profondeur c'tait le moment de dlimiter le rformisme rvolutionnaire de K. Marx qu'il avait pourtant voqu propos de la loi rglementant la journe de travail au XIXme sicle ; loi rclame par K. Marx et pour laquelle il pensait que le proltariat devait lutter avec acharnement; ce qu'il fit. Dfinir 1 rformisme rvolutionnaire de K. Marx revient poser celui du proltariat. Ce rformisme tait valable tant que le capital n'avait pas parachev sa domination relle. En effet, qu'est-ce que cela veut dire lutter pour la rduction de la journe de travail, considrer que le socialisme c'est la diminution draconienne de la dure de celle-ci lorsque le capital jette les ouvriers sur le pav u qu'il cre des travaux artificiels non crateurs de plus-value et la limite ne la ralisant mme pas; tant seulement ncessaires pour maintenir le travail en tant que coercition. Le capital a dsintgr la journe de la vie de l'homme. il s'agit de la refaire en dehors du capital. De plus cette dtermination de la journe de travail n'existe que parce qu'il faut mesurer l'activit humaine ; de socialisme est desiruction d'une telle mesure, alors que la valeur, le capital ne peuvent exister sans cela. Ceci ne postule en aucune faon qu'il faille invectiver les proltaires qui revendiquent une diminution de la journe de travail u de la vie de travail, ce serait demander que cesse la contradiction du capital : sa tendance ne pas pouvoir se passer des hommes et en mme temps diminuer le temps de travail inclus dans une marchandise-capital. Une telle revendication est toujours une atteinte au capital bien qu'elle puisse tre de plus en plus rsorbe dans le rformisme de celui-ci qui parvient restructurer la semaine de travail et rpartir autrement le travail entre les diffrents composants de la socit. A l'origine, au contraire, une telle revendication aboutissait un renforcement de l'unification de la classe et obligeait. accrotre les forces productives en stimulant le machinisme.

Il apparat dsormais qu'on ne puisse plus considrer le mouvement vers le socialisme partir des stades indiqus par K. Marx. 1 faut individualiser comment le capital a ralis en fait le stade de transition et dans une certaine mesure le socialisme infrieur. Pour effectuer cette tche il faut videmment faire rfrence loeuvre de K. Marx, partir d'elle, en dveloppant l'analyse contenue dans les Grundrisse et dans le Livre III du Capital.

Bordiga put de mme asseoir de faon encore plus solide son antimercantilisme plusieurs fois affirm dans les priodes antrieures, par exemple la runion de Naples de 1952 : Caractres non mercantiles de la socit socialiste o il fit un commentaire, qu'il devait plusieurs fois renouveler, du chapitre sur le caractre ftiche de la marchandise. Cette caractrisation se rpte comme un leit-motiv dans la question agraire, ensemble de fili parus sur ce sujet fin 1953, dbut 1954 il programma comunista . De mme en 1963: Avec la science, la technique et le travail, l'homme exploiterait donc la nature? C'est faux! Le rapport rationnel entre l'homme et la nature natra partir du moment o l'on ne fera plus ces comptes et ces calculs de projets en monnaie, mais en grandeurs physiques et humaines.

On peut parler d'exploitation quand un groupe d'hommes en exploite un autre. Avec les constructions grandioses du monde mercantile, les exploits sont rendus solidaires de l'entreprise exploiteuse. A

Longarone, des masses de gens avaient t employes, et il avait plu des masses d'or. L'ingnieur avait-il rpondre d'avoir fait pleuvoir de l'or? 1 est vrai qu'une partie du personnel s'est mis en grve devant l'vidence du danger d'boulement, mais c'est aussi un enseignement amer que celui de l'ouvrier qui s'est violemment rebell lorsqu'un gomtre a voulu l'loigner, sa claudication l'empchant de s'enfuir en cas de danger. Quand la paye est leve, le risque de mort d'homme est l'air normal que respire la socit de l'argent et du salaire.

Toute la valle a couru le risque et elle est morte... (La lgende du Piave; in Programme communiste . n 26. page 17.)

Ici il faut aussi noter qu'il ne suffit pas de dire que l'homme dominera la nature quand les sinistres forces sociales qui nous mettent en esclavage plus que ne le font les millions de mtres cubes de pierres tombales auront t abattues, mais que lhomme pourra se rconcilier avec la nature comme l'affirmait K. Marx en 1844. La volont de domination, expression mme du despotisme du capital n'a conduit qu' la destruction de la nature et la manipulation de la nature humaine; comme le soutenait justement Adorno.

Tout, l'heure actuelle, est capital et, en consquence, parler de mercantilisme apparat comme une concession au pass. On peut rtorquer que Bordiga le considre en tant que fondement du capital et non de faon autonome. C'est vrai mais dans ce cas cette condamnation souffre d'oprer uniquement dans la ngativit : dfinition du communisme comme socit non mercantile. En revanche, lorsqu'il commente les notes de K.

Marx l'ouvrage de J. Mill, Bordiga dpasse cette ngativit et se hausse c la vision de la totalit. Le communisme ne connat ni change ni don (ajoutons-nous) car celui-ci n'est qu'un change diffr u tout au plus un moment initial de celui-ci.

Bordiga dnonce nouveau la production pour la production, le slogan selon lequel le socialisme se caractrise de faon immdiate par l'accroissement des forces productives ; le mythe de la production, celui de la croissance indfinie du PNB (qui a pour consquence le pire esclavage des hommes); dfinissant en antithse le communisme comme le mode de production dans lequel le but de la socit n'est pas la production mais l'homme . Cela le conduisait invitablement reprendre sa thse que pour consommation devient consommation pour l'homme et que,

corrlativement se fait jour l'urgence de rgnrer l'espce ; de dsintoxiquer les hommes.

La condamnation de la socit du capital rclamait l'tude des modes de production antrieurs; la mise en vidence, la suite de Marx, de leur supriorit sur la ntre, imposait une nouvelle approche du communisme primitif dfini comme communisme naturel en quelque sorte mythe et posie sociale. Avec ces travaux, on abandonnait le cadre troit o l'on s'tait jusqu' alors m la suite d'Engels cause de son ouvrage sur L'origine de la famille, etc. , cadre o les socits africaines ou asiatiques ne pouvaient prendre place qu'aux prix de distorsions hontes de la ralit. La faute ne peut pas tre impute en totalit t Engels qui avait tout de mme prcis dans son livre : Nous renoncerons faute de

place entrer dans le dtail des institutions gentilices qui, de nos jours encore, persistent sous une forme plus u moins pure chez les peuples sauvages et barbares les plus diffrents, u chercher leurs traces dans l'histoire ancienne des peuples civiliss d'Asie . (Ed. Sociales. p. 122.)

Simultanment en situant le dpouillement subi par l'homme au cours du dveloppement des socits de classe, Bordiga lut amen reconsidrer le rapport de la science moderne celle ancienne et aux autres formes de la connaissance humaine, l'art et la religion. L'intrt qu'il portait aux mythes fut encore renforc. Ceux-ci ne furent pas envisags dans une optique rductionnelle d'un matrialisme historique stupide, mais en tant que puissantes expressions des dsirs des hommes de recomposer leur communaut et d'aller au-del des limites que leur imposaient les socits de classe leur surgissement; quant ceux surgis au sein de socits non classistes ils tmoignaient d'une haute conception du rapport de l'homme la nature. On peut prendre comme exemple le mythe de l'immortalit. Avec l'avnement des classes l'homme est rduit un individu, une parcelle isole, et subit en totalit le poids de cet isolement-solitude; la mort apparat comme ralisation parfaite de cette solitude sparation ; il faut la combattre par la certitude d'un au-del o la communaut est recre, mirage qui lui permet de maintenir sa continuit. Pour l'homme de da socit future, l'immortalit n'est plus situe dans un au-del de la mort, mais au sein de la vie de l'espce dont l'individu n'est plus spar puisque l'homme social est en mme temps Gemeinwesen.

L'antidmocratisme se renforce au contact de l'analyse des uvres de jeunesse, mais malheureusement une tude exhaustive du phnomne dmocratique ne fut pas accomplie et, en consquence, le communisme en tant que ngation de la dmocratie fut plutt affirm que dmontr. L'invariance est-elle aussi redfinie comme la permanence de la solution des nigmes opre par K. Marx en 1844 ; et l'affirmation selon laquelle le parti doit tre l'anticipation de la socit future est reprise avec force. Mais ce sur quoi nous voulons insister, c'est sur la question de lantiindividualisme, anti-personnalisme qui prend une proportion immense formant pivot de toute la conception du communisme et support de l'attitude vis--vis des priodes antrieures.

Bordiga dmontre que l'individu personne d'exception n'a aucun pouvoir dterminant. Il faut apprhender l'histoire de l'humanit non comme de produit de loeuvre d'individus gniaux mais comme celle de millions d'hommes ayant opr obscurment durant des millnaires. Seuls, au fond, des tres dous de facults peu communes peuvent reconnatre en eux le devenir immense de ces millions de forces qui se cristallisent en eux un moment donn, et peuvent ainsi se rendre compte du peu qu'ils ajoutent en fait luvre en acte depuis le surgissement de l'espce. Cet anti-individualisme, est affirmation de l'homme espce, d'une espce en devenir non d'une simple somme d'individus mais la syngamon dont il parle dans: Facteurs de race et de nations dans la thorie marxiste 1953. Il est labor partir d'une perception de l'importance dcisive indniable de l'action des masses au cours des rvolutions, de l'immense joule des proltaires. Par lui se raffirmait l'existence de ces millions d'tres qui avaient opr u qui opraient dans

la direction de la rvolution. 1 ne s'enflait pas de leur oeuvre mais tmoignait de la leur, au moment o la contre-rvolution effaait, et tendait le faire pour toujours, tes traces de leurs luttes. En ce sens encore il tait prophte.

Bordiga avait raison, de dnoncer la passivit, la neutralit, des diverses molcules humaines qui dans:

un milieu historique non ionis (...) ne sont pas orientes en deux alignements antagonistes. Dans ces priodes mortes et rpugnantes, la molcule personne peut se disposer dans une orientation quelconque. Le champ historique est nul et tout le monde s'en fiche. C'est dans ces moments que la froide et inerte molcule, non parcourue par un courant imprieux ni fixe un axe indfectible, se recouvre d'une espce de crote qu'on appelle conscience, se met jacasser en affirmant qu'elle ira o elle voudra, quand elle voudra, et lve son incommensurable nullit et stupidit la hauteur de moteur, de sujet causal de l'histoire. Mais qu'il y ait ionisation, alors : L'individu-molcule-homme se retrouve dans son alignement et vole le long de sa ligne de force, en oubliant finalement cette pathologique idiotie que des sicles d'garement ont clbre sous le nom de libe-arbitre! (Struture conomique et sociale de la Russie d'aujourd' hui. Editoriale Contra. t. 1 p. 234-325.)

Ceci est la meilleure preuve que c'est le capital qui rduit les hommes l'tat de molcules, qu'il les rend inexpressifs, sans raction, remplis de sa propre substance. 1 a pris aux hommes leur activit et leur

donne en change salaire et idologie. Plus les hommes sont dpouills plus le capital est fort. D'autre part, celui-ci renie la thorie individualistelibrale et le tort de Bordiga est de, ne pas en tenir compte : le fascisme fut ngation des individus avec exaltation de quelques chefs ncessaires, sorte d'quivalents gnraux spectaculaires pour les hommes esclaves du capital qu'ils doivent diriger. De ce fait il est impossible de simplement thoriser une ngation de l'individu parce qu'elle est un possible de la formation d'une idologie totalitaire servant au maintien du despotisme du capital ; elle sanctifie en quelque sorte la perte d'nergie de tous les individus qui devraient se soulever contre le capital. La rvolution communiste, il est vrai, poussera bout la ngation de l'individu indique plus haut, de la personne comme tant soi-disant dterminante dans les processus historiques, mais ce ne sera pas pour mettre la place l'homme collectif qui existe dj sous forme de l'ouvrier collectif, autre modalit d'existence du capital, tout en tant base pour le communisme. Si on nie les hommes au travers des individus, qui fera la rvolution, puisque mme dans le parti ces hommes-individus demeurent des nullits? l'entit parti oprateur-alchimiste capable de transformer une somme de zros en un architecte de la rvolution!...

Le danger (...) Bordiga c'est qu'il maintient sa thse de la ngation de. l'individu jusque dans le communisme ; en niant finalement l'homme en tant qu'unit le communisme apparat ds lors uniquement comme le triomphe de l'espce.

Dans cette construction grandiose l'individualisme conomique est limin et apparat l'homme social dont les limites sont les mmes que

celles de la socit humaine, mieux de l'espce humaine .

Bordiga interprte donc l'homme social de K. Marx comme tant l'espce. Une preuve supplmentaire de cette identification rside dans le fait que plus loin, pour spcifier qu'il s'occupe maintenant de l'lment unitaire humain, il parle de l'individu social. Ceci appelle deux remarques. L'individualisme est une thorie absolument condamnable et dtruire, mais, on la vu, le capital lui-mme tend le faire. 1 est bien vident qu'il ne peut tre supprim la suite de la disparition de son support normal, l'individu, qu'il soit nullit relle, le proltaire, u qu'il soit nullit enfle par les ncessits du capital, le grand homme actuel qui, aux yeux des adeptes du capital lui-mme, apparat de plus en plus comme un bouffon insignifiant. D'autre part, lanti-individualisme de Bordiga ne s'accompagne pas de l'limination d'expressions comme le gnial Marx, le grand Marx, le grand Lnine, etc. On peut rtorquer que de telles affirmations avaient pour but de faire ressortir qu' l'heure actuelle il ne peut pas y avoir de grands hommes, de grands chefs, etc. Ceci est incontestable. Au dbut des annes 20, Gorter disait avec juste raison que plus la classe est puissante, moins elle a besoin de chefs. Mais ceci n'implique en aucune faon qu'il faille thoriser, et louer presque, l'insignifiance des hommes qui doivent composer le vaste mouvement rvolutionnaire qui abattra le capital. 11 faut tout le contraire, sans s'illusionner, toutefois que seule la rvolution leur donnera effectivement l'nergie ncessaire pour dtruire le monstre capital. Ajoutons que pour K. Marx ; l'homme social, c'est ce que devient l'individu dans la socit future, communiste. Prcisons enfin que parler de socit communiste est une concession la comprhension immdiate ; on aura en fait la Gemeinwesen (communaut) tre humain que l'on peut saisir encore de faon immdiate en

parlant d'espce humaine, bien que ceci soit encore un concept trop zoologique, et l'homme social. Ce dernier n'existera pas en opposition la Gemeinwesen puisqu'il sera en mme temps celle-ci; i1 sera la fois individuel et universel sinon l'on n'aurait encore effectu aucun dpassement, comme cela ressort clairement des notes de K. Marx l'ouvrage de J. Mill:

L'change de l'activit humaine dans la production comme celui des produits humains entre eux est gal l'activit et la jouissance sociales. L'tre humain tant la vritable Gemeinwesen des hommes, ceux-ci crent, produisent par leur activit leur tre, la Gemeinwesen humaine, l'tre social qui n'est pas une puissance abstraitement gnrale vis--vis de l'individu particulier, mais l'tre de chaque individu, sa propre activit, sa propre vie, sa jouissance propre et sa propre richesse. Elle apparat par l'entremise du besoin et de lgosme des individus, c'est--dire qu'elle est directement produite par l'activit de leur existence. 1 ne dpend pas de l'homme que cette Gemeinwesen existe u pas, mais aussi longtemps que l'homme ne se reconnat pas en tant qu'homme et n'aura donc pas organis le monde humainement, cette Gemeinwesen apparatra sous la forme de

lextranisation (Entfremdung).

De mme dans les Manuscrits de 1844:

1 faut surtout viter de fixer nouveau la Socit comme une abstraction en face de l'individu. L'individu est l'tre social. La manifestation de sa vie - mme si elle n'apparat pas sous la forme

immdiate d'une manifestation communautaire de la vie, accomplie avec d'autres et en mme temps qu'eux - est donc une manifestation et une affirmation de la vie sociale. La vie individuelle et la vie de l'espce de l'homme ne sont pas diffrentes, bien que - et ceci ncessairement - le mode d'existence de la vie individuelle soit un mode particulier u plus gnral de la vie de l'espce u que la vie de l'espce soit une vie individuelle plus particulire u plus gnrale.

L'homme, tout individu particulier qu'il soit - sa particularit en fait justement un individu et une Gemeinwesen (communaut) individuelle effective - est donc tout autant la totalit, la totalit idelle, l'existence subjective de la socit pense et ressentie pour soi, qu'une totalit de manifestations humaines de la vie aussi bien dans l'effectivit

(Wirklichkeit) que dans la contemplation et la jouissance effective de l'existence sociale.

Ainsi l'homme social. (Gemeinschaftlicher Mensch) est la fois individu et Gemeinwesen. Si on traduit ce dernier terme par tre social il est facile ensuite de l'identifier homme social et par 1 d'escamoter une des dterminits essentielles : celle individuelle. La position de Bordiga est grosse de rgnration du despotisme de la socit, donc du capital, devenu homme.

Enfin cette thorisation a des consquences immdiates sur la conception du parti puisque celui-ci est anticipation de la socit

communiste. Elle conduit Bordiga attribuer tout au parti, rien ses membres qui, non seulement n'existent que par sa mdiation, mais sont des lments interchangeables sans aucune substance si ce n'est celle que leur alloue le parti, le centre du celui-ci diront plus tard les pigones en reprenant certaines remarques de Bordiga. Cela mne un psittatisme d'autant plus idiot que le nombre de militants-perroquets est plus grand. Telle est videmment la caricature laquelle a abouti invitablement cette conception lorsqu'elle eut la chance de s'incarner.

On ne peut pas lutter contre le capital en se mettant sur son terrain : celui de la destruction des hommes. Le parti ne pouvait donc tre dfini qu'en tant que posant une nouvelle communaut o ses membres ne peuvent pas, cela a de soi, tres des hommes sociaux mais des tres ayant un besoin profond de lutter pour l'appropriation de l'tre humain, ralisable seulement la suite de la rvolution communiste, qui effectue les possibles de notre socit.

Ceci est un exemple de l'insuffisance d'une hermneutique oprant avec la prsupposition que les caractres de la socit communiste bien dtermins et antinomiques ceux du capital sont donns ds le surgissement de la classe ; ce qui est vrai d'un point de vue gnral mais non en ce qui concerne les donnes particulires. Or c'est partir du particulier que se produit le devenir qui apporte variations. Ainsi dans la phase finale du capital, qu'on peut, dans une certaine mesure, appeler dcadente, celui-ci singe la socit venir et ralise les revendications immdiates du proltariat : gnralisation de la condition du proltaire,

socialisation de la production, instauration de plans de production, ngation de lindividu, domination de la nature, etc. 1 y a en quelque sorte, sous forme mystifie, ralisation de la domination du proltariat et de certaines mesures du socialisme infrieur. Affirmer que cette mystification est simultanment destruction des hommes (le capital ne dvelopperait plus que des forces destructrices) n'est pas suffisant puisque ds son origine le capital dtruit les deux sources de la richesse: la nature et l'homme. Il faut situer dans quelle mesure le capital a dpass ses limites en devenant capital fictif et comment cette fictivit retentit sur la classe rvolutionnaire dans son devenir et dans son action, c'est--dire qu'il faut prciser sa nature et redfinir son programme immdiat. Sans parvenir dlimiter cette fictivit. Bordiga aborda tout de mme cette tche ; voil pourquoi son oeuvre est-elle parseme de points de dpart de recherches nouvelles qui ne trouvrent pas de dveloppement parce qu'elles furent inhibes par l'inertie

organisationnelle du parti communiste international, dont l'existence manifestait l'ambigut mme de la position et de loeuvre d Bordiga.

C'est cette tentative qui pour nous est essentielle ainsi que la description de toutes les rvolutions qui secourent l'humanit et prparrent celle qui doit venir au bout de cette longue et douloureuse attente en grande partie vcue.

Certains auront tendance classer l'oeuvre de Bordiga parmi les manifestations du dogmatisme absolu, dans le schmatisme sectaire, penser qu'il niait en dfinitive le devenir, proclamer qu'il avait mconnu la dialectique, etc. parce qu'ils n'ont pas u n'auront pas

compris un point fondamental: s'il y a invariance du marxisme ce n'est pas parce que celui-ci, en tant que thorie du proltariat, en tant que communisme, vrit ne au XIXme sicle serait toujours valable du fait que la socit serait demeure identique elle-mme depuis 1848 (il ne s'agirait plus ds lors pour le faire triompher que d'avoir recours une agitation adquate grce une solide organisation) mais parce qu'il est une anticipation. Le communisme apparat non seulement omme solution de l'antagonisme proltariat-capital existant au XIXme sicle mais aussi pour celui se prsentant, avec des dterminations nouvelles, entre proltariat et capital au XXme sicle, parce que la thorie contient la prvision de tout le cours du dveloppement historique du capital et les modalits selon lequelles la maturation des rapports sociaux devait faciliter le devenir au communisme. K. Marx a exprim la solution gnrique et a expos quelles taient les phases que la socit humaine avait parcourir pour la raliser. Il ne s'agit pas uniquement de loeuvre de K. Marx mais de celle de la classe proltarienne qui par sa lutte, son assaut au ciel, sa rvolution radicale, anticipa en l'extriorisant, la solution.

Pour Bordiga, la rvolution comme l'art est intuition ; elle ne connat donc pas de compromis mais est pousse fulgurante qui doit tout bouleverser pour atteindre son but ; sans elle, pas d'anticipation. Dans les priodes de recul, contrervolutionnaires, la tche est de se maintenir la hauteur de cette anticipation. D'o la proposition rvolutionnaire (parce qu'elle renverse la vieille perspective) le marxisme est une thorie de la contre-rvolution, car il s'agit de maintenir la ligne du futur quand tout le dveloppement social en acte le nie de faon

immdiate. D'autre part, lorsque l'action n'est plus 1, seule une pense rflexive intense peut retrouver ce que l'activit des masses avait su dcouvrir la suite de leur lan gnreux. Corrlativement nat alors la possibilit que des penseurs se prennent, de ce fait, pour les inventeurs, pour les auteurs des dcouvertes arraches par la foule des hommes en lutte contre la classe adverse, l'ordre tabli. Du moment qu'elle dtruit, la classe exploite cre le champ o pourra se manifester la vision nouvelle, la comprhension du nouvel organisme social. L'anticipation implique destruction de tout ce qui inhibe. La thorie permet dans les priodes de raction de maintenir la continuit rvolutionnaire dans la mesure o elle maintient un potentiel ngateur du champ d'inhibition historicosocial.

Voil qui explique l'apparente contradiction du comportement de Bordiga affirmant la primaut de la thorie et exaltant l'activit des hommes incultes, frustres, ignares, les proltaires, les reprsentants de la non-culture, les seuls aptes effectuer la rvolution. I1 n'a pas, malheureusement, tenu assez compte qu'en absence prolonge d'un mouvement rvolutionnaire, la thorie elle-mme pouvait tre nie, directement comme indirectement, par pntration de toutes sortes de concepts qui lui sont trangers, u parce qu'elle est fige, strotype. D'autre part, il faut noter que le communisme - thorie - anticipation, sinon elle peut apparaitre comme une affirmation magique. De plus, au sein de cette anticipation, il y a des moments irrversiblement raliss, caducs. Bordiga en avait dlimit un : l'utilisation de la dmocratie. Maintenant le mouvement rvolutionnaire en acte se meut dans l'anticipation ralise et se ralisant. 1 faut donc faire nouveau oeuvre thorique profonde pour

dlimiter, partir de ce point, le devenir du mouvement rel et anticiper son futur.

La contre-rvolution opre en dtruisant les forces rvolutionnaires reprsentes par des groupements d'hommes, des partis; ensuite elle ralise par le haut, lentement et en les mystifiant, les revendications de ces derniers ; lorsque sa tche est finie, que donc la rvolution invitablement revient, elle ne peut ralentir le processus rvolutionnaire qu'en immergeant les nouveaux rvolutionnaires dans le discours retrouv de l'poque antrieure. Ainsi ceux-ci au lieu de s'attacher comprendre la ralit, croient tre plus rvolutionnaires parce qu'ils ractivent les thmes et les mots d'ordre de leurs anctres di y a 50 a ns ; les rvolutionnaires aux yeux d'antiquaires ne peuvent voir dans le mouvement social actuel que les luttes du pass. C'est te moment du fleurissement des retours divers aux courants varis de la priode du dbut des annes 20, comme on peut le constater l'heure actuelle. Il est indubitable qu'on aura de mme un retour intensif Bordiga cause de sa description du communisme ; mais un simple retour manquerait son but car Bordiga ne peut donner une vision globale, adquate; il a vcu le moment du passage du capital de sa domination formelle celle relle et a connu les mouvements rvolutionnaires qui se sont drouls au cours de cette transformation. Ceci lui fixa des limites : impossibilit de couper irrvocablement avec le pass (la 3 me internationale et ses squelles), incapacit de dlimiter correctement le devenir du nouveau mouvement rvolutionnaire, non reconnaissance des premires manifestations de celui-ci lors des vnements de mai 1968. Ne pas tenir compte de cela serait trahir la

passion de Bordiga et la ntre qui doit obligatoirement atteindre son but: le communisme.

Jacques CAMATTE - Janvier 1972

Avoir affirm que pour Bordiga, en dfinitive, le parti c'est la classe (videmment la classe en tant que sujet) est peut-tre le seul point intressant et important du livre d'A. De Clementi sur Bordiga (Ed. Einaudi. 1971. . 122.)

Cf. Invariance, srie , n 3. 1968.